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Fantastique/Merveilleux
Anthyme : Mourir un peu
 Publié le 27/02/18  -  6 commentaires  -  99941 caractères  -  171 lectures    Autres textes du même auteur

L’irruption de l’étrange ne laisse pas indemne, encore moins blessé.
Ainsi, le chat de Schrödinger survivant toujours ; pourquoi le plaindre ?


Mourir un peu


Les articulations du poing gauche commencent à devenir douloureuses, de serrer la grosse clef de contact.

Liée au poignet par la boucle d’un lacet de coton de dix centimètres, elle pendulait jusqu’à peu au rythme mesuré d’une marche sereine cependant, depuis que celle-ci avait pris une allure « commando », Pierre avait été agacé de voir sa nervosité trahie par les contretemps de son balancement. Attrapée au vol, ses doigts en avaient fait la victime expiatoire de sa contrariété : « Me paumer dans une forêt de cent cinquante hectares, quel ridicule ! »


Assurément sa condition présente n’a rien de comparable avec ce qu’il avait vécu dans la neige l’hiver dernier, à errer pendant une éternité au cœur du gris d’un épais brouillard givrant, croisant plusieurs fois ses traces, totalement désorienté et perdu dans la forêt de Haguenau qui inexorablement sombrait dans une glaciale nuit sans Lune.

Il ne cessait alors de trébucher contre des souches cachées par la neige, oreilles et narines congelées, tempes battantes d’un cœur lentement gagné par la panique, pour finalement douloureusement chuter dans le creux d’un talus où malgré le froid il s’était recroquevillé une bonne minute pour récupérer du choc et de l’épuisement. Il n’avait alors dû son salut qu’à la bonne fortune qui avait fait de ce talus celui de la route départementale salvatrice.


Aujourd’hui, à environ quinze heures d’un agréable après-midi ensoleillé de début septembre, au moins ne risque-t-il pas sa vie. Comme l’autre fois, bien sûr ni lampe torche ni boussole ni même de montre ; mais quelle importance lorsqu’on a encore au moins cinq heures de bonne lumière pour trouver un oppidum celte au beau milieu d’un losange de deux kilomètres sur un et demi, de surcroît traversé dans son grand axe par un chemin de Grande Randonnée. Une fois sur ce GR, il sera au pire à vingt minutes de l’oppidum, or de l’oppidum à la voiture il n’y a que dix minutes de petite descente.


Mettant sur le compte de ses rêveries la perte de ses repères, il avait certes tourné un peu en rond tout à l’heure en voulant retrouver le GR un quart d’heure après l’avoir quitté ; mais refusant d’errer plus longtemps encore dans cette forêt familière qu’il ne reconnaissait pourtant plus, il avait vite décidé d’appliquer ce qu’il avait appris à l’armée.

Pierre est certain de la reconstitution mentale d’une carte qui place sa position initiale à un peu plus de cinq cents mètres du GR ; carte mentale que sa perplexité actuelle ne cesse cependant de lui faire retracer :

Le GR est approximativement orienté est-nord-est, or il l’avait traversé en marchant plein ouest, puis avait tenté de revenir plein est avant de marcher au nord quelques minutes pour éviter un sous-bois dense qu’il n’avait pas remarqué à l’aller et qui bloquait également le sud, avant de repartir de nouveau plein est à la recherche d’un sentier vers le sud ; pour finalement se soumettre à la nécessaire initiative du broussard perdu :

« Il doit être quinze heures, le Soleil est là, ce qui me donne un cent cinquante dans cette direction ; alors droit devant au cent cinquante pour couper le GR au plus court ! »

Depuis, sans se laisser intimider par taillis, ronces ou broussailles, il avait tenu son cap dans une allure certes encore « promenade », mais sans plus cette fois dévier ; persuadé de trouver le GR au pire dans les sept cents mètres à venir.


De sa mésaventure de l’hiver dernier où l’écoulement des minutes avait servi de sablier à l’effondrement de la clarté, Pierre avait retenu à quel point la perception du temps est subjective ; aussi avait-il décidé de s’en tenir au comptage des pas : deux cents pour cent mètres, moins de mille quatre cents pour rejoindre le GR.

C’est seulement au seuil des dix comptages de deux cents que l’angoisse toujours vivante de l’errance de l’hiver dernier s’était invitée en son tréfonds pour lui inspirer le désir d’en finir au plus vite. Sans même s’arrêter, d’un furtif regard vers les éclairs du Soleil perçant le feuillage lors de sa progression, Pierre avait fait un ultime point de ce fameux cent cinquante avant de pousser le « chadburn » en position « marche commando ».


De la respiration jusqu’au mouvement des membres tout se subordonne maintenant à la stabilisation du centre de gravité, surtout en forêt où il faut lever les genoux pour ne pas trébucher. Outre la clef capturée dès les premiers pas, il mesure à quel point sa tenue est inadaptée : tee-shirt trop ample qui s’offre aux ronces, short trop court pour lui protéger les cuisses, chaussettes heureusement montantes mais hélas dans un coton qui s’agrippe à tout, et surtout de simples baskets aux pieds.

Cette démarche si particulière le ramène douloureusement dans un des exercices patrouille/embuscade de son passé militaire. Certes, il y avait les onze kilos réglementaires du sac, les quatre kilos et quelques du FAMAS tenu à bout de bras, le casque, gilet et grenades ; mais il bénéficiait également alors du treillis qui le protégeait des fins branchages qui aujourd’hui lui griffent jambes, cuisses ainsi que les avant-bras qu’il dresse parfois, coudes joints, en étrave verticale devant son visage.

Le pire c’est sa cheville droite salement cassée il y a deux ans, ce qui lui avait valu une interdiction de saut et offert un prétexte de rupture d’engagement. Le souvenir de l’hiver passé où il portait au moins ses Rangers le contrarie d’avoir entrepris cette marche forestière baskets aux pieds. Malgré les signaux douloureux qu’elle lui envoie, il refuse de ralentir l’allure tant sa situation présente est invraisemblable : depuis au moins cinq minutes il avait certes cessé de compter, mais la brûlure de ses poumons atteste qu’il a déjà parcouru un bon demi-kilomètre depuis son changement de cadence ; or toujours pas de GR en vue.

Il est parfaitement invraisemblable qu’à son insu il ait pu le traverser ; et même dans ce cas, il devrait actuellement atteindre l’orée sud de la forêt.


Le tumulte émotionnel qui l’habite est en passe de faire chavirer sa rationalité lorsqu’un craquement de bois l’immobilise, pétrifiant sur place sa foulée. Dans un exercice de patrouille, la section se serait dispersée à couvert dans un plongeon réflexe, et sûr qu’un nerveux fermant la marche aurait pris l’initiative de balancer une grenade à plâtre en arrière de colonne. Curieuse rémanence qui aujourd’hui a figé Pierre dans une position saugrenue, les pieds posés à plat, bien alignés dans l’axe de marche, dos voûté portant un buste vrillé sur sa gauche, tête tournée d’un quart de tour supplémentaire et fixant les broussailles qu’il vient de traverser.

Aussi invraisemblable que cela paraisse, ça vient bien de là !

Son expérience militaire sous adrénaline lui atteste qu’une branche vient d’y craquer, et pas une petite, et aucun doute quant à la direction. Sa mémoire lui évoque un rameau déjà conséquent, bois sec encore fibreux, environ trois centimètres de diamètre pouvant porter un enfant, un adulte délicat peut-être, mais pas une charge de son poids.

Parfaitement statufié et contrôlant sa respiration qu’il rationne, Pierre tente de calmer ce cœur qui lui tape dans les oreilles : écouter et voir sans plus bouger, voilà sa nouvelle priorité.

Les traces de son passage son bien nettes dans les fougères qui doucement se repositionnent. Il n’y a pas de vent et ce sont les seuls mouvements discernables. Un coucou et un pivert au loin, des piafs dans les branches, des butineuses dans les rares fleurs. Autant dire « immobilité et silence » et pourtant…

… et pourtant Pierre sait que tapie dans les broussailles à quinze ou vingt mètres derrière lui se cache une bestiole d’une masse respectable.

Il ne peut s’agir d’un sanglier, gros pépère qui ne s’encombre pas de discrétion et qu’il entendrait encore agiter le fourré. Étrange la vitesse avec laquelle la frousse alimente les associations d’idées, comme ce vieux souvenir, lorsqu’il s’était penché pour cueillir un cèpe pratiquement devant le museau d’une biche couchée au sol et qui s’était levée d’un bond pour fuir, le renversant presque de stupeur.

« Lorsqu’elle se laisse surprendre à ruminer, une biche se plaque au sol jusqu’à être sûre d’avoir été repérée ; c’est alors seulement qu’elle se lève pour fuir », lui avait expliqué un chasseur.

La chasse… La guerre… Il doit s’agir de la même intuition qui lui murmure que l’animal en question ne respecte pas cette ligne comportementale. Il l’avait certainement frôlé mais une fois dépassé, l’autre n’avait plus aucune raison de bouger, or pour casser une branche il faut se mouvoir, et se sachant alors repéré l’animal aurait dû détaler au galop. Et puis surtout, il sait qu’au bruit de la fracture il ne pourrait s’agir d’une biche, trop légère, mais d’un mâle bien plus grand qu’il aurait difficilement pu manquer en passant.

Visage toujours pointé vers l’arrière à l’affût du moindre mouvement et le corps toujours vrillé, Pierre dirige très lentement sa main droite en direction de la gauche pour entre pouce et index doucement y saisir la clef qu’il relâche délicatement lorsqu’elle pend à nouveau au bout des dix centimètres de son lacet. Puis, encore plus posément, prend une ample inspiration silencieuse tout en tendant bras et mains à l’horizontale, paumes en vis-à-vis à trente centimètres de distance.

Associé au cri, le claquement des mains ressemble à une détonation.

Dans l’instant la forêt se tait à la mesure de la vigilance de Pierre que pas même l’envol bruyant d’un gros rapace sur sa gauche ne détourne de la zone qu’il surveille.

Les secondes sont longues lorsqu’elles ont pour témoins des poils qui se hérissent, du bas du dos vers les épaules et des épaules aux avant-bras ; poils qui se font chantres d’une certitude que la forêt ne fait que conforter en retrouvant les ramages de sa normalité : ce qui le suit n’est pas gibier mais prédateur.

Le passage en revue est vite fait : loup, il n’y en a pas, lynx oui, mais fuient l’homme qu’ils redoutent par-dessus tout, les blaireaux dorment, pareil pour les renards de toute façon tous trop légers, quoi d’autre ?… Rien !

C’est alors que la petite frousse initiale se mue lentement boule à l’estomac : ce qui se trouve là, à quinze vingt mètres, n’est pas quelque chose mais quelqu’un !


Rivka est viscéralement antimilitariste, et en l’épousant Pierre avait renoncé à une part de lui qu’il ne regrette plus. Sa mémoire se teinte même de honte pour bien des choses qui hier le flattaient, comme la nuit où fier de l’insigne de sa nouvelle unité, quatre jeunes arabes l’avaient entouré sous le lampadaire alors qu’il attendait Samuel au sortir de la gare de Saverne déserte, permissionnaire en tenue satin de parade avec barrette de sous-lieutenant, foulard vert et béret amarante à hongroise. Les quolibets l’avaient laissé silencieux et stoïque jusqu’à ce que l’une des racailles lui touche son insigne d’épaule du bout des doigts. Deux impacts presque instantanés et le gars s’était retrouvé assis par terre, lèvre et sourcil ouverts devant les trois autres indécis.

« J’rigole ! » avait-il dans l’instant crachouillé de rouge, une main au sol dans son dos et l’autre sur le visage. Brusque volte-face dans un grand bond latéral de dégagement et d’un hurlement d’abruti : « Moi aussi ! J’peux rire avec un autre ? », Pierre les avait toisés d’une posture de combat qui les avait fait reculer.

Aujourd’hui, ce n’est pas la peur qui le tenaille, mais la perspective de devoir renouer avec cette part de lui qu’il a récusée.

« N’oubliez pas : une sentinelle se cravate toujours par derrière », avait dit l’instructeur, gestes à l’appui.

Pierre n’a toujours pas bougé de sa posture, pieds au cent cinquante, tête à l’opposé et mains jointes tendues à la perpendiculaire, comme un plongeur bancal. Sa ligne de conduite est arrêtée : il n’ira pas au contact du type mais lui laissera l’initiative en poursuivant son cap d’une marche lente, c'est-à-dire en lui tournant le dos. Sans quitter les fourrés des yeux, Pierre attrape dans la main droite la clef qui pendouille et la libère de son poignet gauche, s’offrant ainsi un leurre décisif à projeter de bas en haut vers le visage de son agresseur lorsqu’il bondira ; le réflexe d’esquive lui offrira alors le centième de seconde qui fera la différence.

Tant pis pour lui : si le type décide d’attaquer, il fera connaissance avec un lieutenant de réserve.


Avec une ultime œillade soupçonneuse vers ses arrières, Pierre se redresse et fait son premier pas dans sa direction initiale. Le coup d’œil suivant manque de lui faire pousser un atavique cri féminin en les découvrant sur sa route à même pas trois mètres ; ils sont deux !

C’est leur passivité plus que le ridicule de leur accoutrement qui neutralise tout réflexe de fuite : grotesques et saugrenus comme auraient pu l’être Laurel et Hardy dans une section de combat. Le grand maigre en courte tunique et javelot et surtout le petit, avec sa peau de mouton entrouverte brune de crasse et son slip-pagne gris tout droit sorti des sept samouraïs de Kurosawa, suggéreraient des bobos-nouillâgeux se jouant leurs vacances façon retour-à-la-nature version barbare ; mais un malaise indiscernable lui interdit de valider ce risible a priori.

Le grand de gauche ne l’est que relativement à son compère qu’il domine de vingt bons centimètres mais sans atteindre le mètre quatre-vingt-trois de Pierre. Osseux aux cheveux et barbe noirs courts et curieusement frisottants, c’est un type presque famélique qui malgré son javelot n’impressionnerait pas Pierre sans son nez de sioux émergeant de joues creuses aux tatouages grossiers semblant fuir sa barbe. En fait, son visage, ses bras, ses jambes et ce que l’on voit de la partie inférieure de ses cuisses et ce qui émerge du cou laissent penser que son corps entier est tatoué de gris : ce gars irradie la centrale pénitentiaire plutôt que le salon bourgeois.

Le petit de droite ne doit qu’à peine dépasser le mètre cinquante mais n’a rien du gras Hardy, au contraire. Contrairement aux gens affligés de nanisme dont certains rapports dimensionnels ne sont pas respectés, ce gars est certes très petit mais convenablement proportionné, semblant toutefois avoir gagné en épaisseur ce qu’il lui manque en hauteur. Une toison outrancièrement rousse explosant de l’entrebâillement de sa peau de mouton et surlignant d’inquiétants yeux verts, longue tignasse rousse maintenue en arrière, barbe rase frisottante comme l’autre mais d’une pilosité corporelle si dense que son corps en est teinté de rouge ; le gars ressemble à une parodie d’homme des bois. À peine moins large que haut, avec des bras comme Pierre a les cuisses et des cuisses aux muscles saillants d’haltérophile dopé, sans négliger des paluches aux doigts velus proportionnées à tout ça ; l’homme n’a rien d’un nabot mais tout du colosse de foire.


L’instinct de survie commande une fuite immédiate vers la droite, côté Hardy forcément plus lent et qui gênerait Laurel dont le javelot serait de surcroît rapidement inopérant avec cette densité d’arbres ; mais les deux zigomars ont leurs regards rivés sur le dessin du tee-shirt, presque bouche bée devant la frimousse taquine d’un Droopy à la tignasse rousse brandissant une pancarte marron « Do you know what ? », représentation que soulignent les grandes capitales pourpres « I’M HAPPY ! ».

Ils ont l’air aussi subjugués que deux touristes chinois plantés devant la Joconde, attitude suffisamment déconcertante pour désamorcer la combativité de Pierre et le priver d’initiative, au point d’en laisser malgré lui les secondes s’égrainer.


Pierre s’en mordrait presque les lèvres, comme chaque fois qu’il se découvre à ce point femelle, une fraction de seconde avant de leur servir un « excusez-moi messieurs… »

Samuel, son frère de sang depuis la sixième puis complice d’internat jusqu’au bac le lui avait dit à dix-huit ans, lorsque Pierre avait opposé prépa pour Saint-Cyr à celle pour « dentaire » où Samuel voulait l’entraîner : « Pas la vocation ? Des clous ! Officier dans les paras tu crois que c’est la tienne ? Mais bon sang ouvre les yeux : tu ne veux que te libérer de ta mère en te conformant à la virilité du père idéal que tu t’es toujours fantasmé ! »

Pierre était déjà conscient à l’époque que sans la rencontre au collège de la mâle solitude de Samuel que les gosses du patelin voisin rejetaient parce que juif, il se serait certainement perdu dans les chochotteries d’une adolescence aux couleurs pastel. Comme toujours, Pierre avait serré les dents devant la brutale franchise de Samuel, car que répondre ? Élever un enfant naturel dans un petit village d’Alsace au protestantisme ultra puritain, ce n’est pas une sinécure pour une mère aussi aimante que secrète voulant pallier à la vulnérabilité solitaire de son fils. Pour pertinente qu’elle soit, la remarque avait blessé Pierre qui pourtant luttait constamment contre les réminiscences de cette éducation de femme résolument seule.

Au placard, les excuses ! Et puisque les deux gars semblent apprécier les peanuts, Pierre allait les aborder par l’humour.


Des pouces et index il tend les bords inférieurs de son tee-shirt pour mieux aplanir l’image et sur un ton badin commente :

« Bonjour messieurs. Heureux que vous appréciiez l’exorcisme que ma tendre épouse oppose à mes réveils. Il paraît en effet … »

À peine les premiers mots, les deux avaient levé des yeux révélant une expression qui fit décliner le ton folâtre de Pierre vers celui d’une récitation douteuse qu’il termine presque en murmurant :

« … que je grognonne. »


Son instinct primaire lui hurle à nouveau de foutre le camp sur sa droite mais sa raison lui susurre que ce serait la première fois de sa vie qu’il décamperait devant une menace certes potentielle mais passive.

Pierre ressent avec amertume le constat d’échec d’un officier au feu : s’être planté dans l’appréciation de la gravité d’une situation. En relâchant son tee-shirt, il ravale à temps un nouveau médiocre « excusez-moi » et décide de jouer cette fois la carte d’une relation rationnellement objective.

« Je me suis paumé et je cherche à rejoindre le chemin de Grande Randonnée qui devrait en principe ne pas se trouver très loin. »

La boule de muscle reste impassible, le tatoué montre cependant un imperceptible mouvement des lèvres ; et à bien y regarder, ses iris marron ont quitté les yeux de Pierre pour se fixer sur ses lèvres, comme l’aurait fait un sourd qui les lirait. C’est à son attention que Pierre poursuit : « Je vous serais infiniment reconnaissant de m’aider. »

C’est bien ça, l’escogriffe semble lire. « S’il vous plaît », se sent obligé d’ajouter Pierre en articulant lentement, bien en face.


Peut-être sourd, mais pas muet : sans quitter Pierre des yeux, il tourne légèrement la tête pour mieux l’incliner vers son comparse, lui murmure quelques mots à peine audibles puis se redresse en arborant un regard vaguement interrogateur qui incite Pierre à poursuivre.

« Pour être tout à fait précis, je souhaite me rendre à l’oppidum. »

Cette fois le tatoué ne prononce qu’un mot, suffisamment fort pour que Pierre comprenne : « romane », mais prononcé avec des accents toniques bizarres, comme avec un « o » ratatiné entre deux consonnes outrancièrement marquées et un « e » se perdant au bout d’une ribambelle de « n » battant l’air comme un fouet.

Quelque chose qui pourrait se transcrire « R’oMannnn ».


Il serait impropre de parler de douleur car pour souffrir il faut en avoir le temps : c’est comme si une dynamique interne à son crâne décidait brutalement d’extruder son cerveau par les narines.


___ oooOOooo ___


« Si vous trouvez une bague, vous me la donnerez ? »

À l’époque Samuel appelait sa sœur « Laglue », et c’est vrai que les douze ans de Rivka pesaient sur les bientôt seize de leurs activités, surtout depuis le cadeau du brevet. En effet, épaté par la mention de son fils, le père Katz n’avait pas lésiné sur la qualité d’un détecteur de métal haut de gamme.


Excepté le jour de l’éclipse mais sans autres considérations, le rituel de l’été quatre-vingt-dix-neuf n’avait pas changé de toutes les vacances. Sitôt l’après-midi, Pierre enfourchait sa vieille bécane pour les deux kilomètres vers Gerstügen où habitait Samuel, puis en route pour les cinq qui les séparaient de la forêt de Swensheim, et enfin un petit bout de GR jusqu’à leur terrain de chasse : l’oppidum celte.

Il était rare de pouvoir éviter le « j’peux v’nir avec ? » de Rivka souvent sur son vélo avant même son frère. Non que la petite crevette fût particulièrement enquiquinante mais il fallait la pousser pour avancer un peu, or comme ils se relayaient déjà avec le détecteur...

Hormis un carreau d’arbalète de chasse du seizième siècle et une pièce de cinq francs Hercule argent de la Deuxième République, les heures à ratisser l’endroit ne rapportèrent rien de notable ; quant à la bague, Rivka finira par l’obtenir de Pierre neuf ans plus tard.


Deux mille deux avait été une année de séparation.

Pierre partait pour Maths Sup à Paris, Samuel et Rivka ensemble pour les semaines dans un logement à Strasbourg, l’un pour son PACES et l’autre en seconde. Séparation mais non rupture, du moins entre les garçons qui assez souvent se retrouvaient avec le même bonheur.

Deux mille quatre une année importante pour Pierre qui entrait à Saint-Cyr, mais aussi sa découverte de la grâce des seize ans de Rivka.

« Je commence à avoir peur de la regarder, tant je rêve avec elle », avait-il confié à Samuel amusé.

« Je vois que tu ne la connais pas ! En bonne fille Cohen, Rivka n’épousera qu’un Cohen et crois-moi elle sera vierge à son mariage. Pour tes rêves ça te regarde, mais pour la vie désolé pour toi, c’est foutu d’avance », avait commenté Samuel un brin ironique en lui expliquant la signification de cette charge, tout en précisant que comme la plupart des Cahen, Kaplan, Kuhn, Kahn, les Katz, c’est-à-dire Rivka et lui étaient des Cohanim.


— Alors toi aussi tu épouseras une Cohen ?

— J’en ai rien à tartiner de ces conneries.


En guise d’argument, Samuel sortit une photo de son portefeuille et poursuivit :

« Ultrasecret ! Elle s’appelle Catherine, dix-neuf ans, des parents archicathoréacs et paraît-il antisémites à la jeter s’ils apprennent pour nous, on s’aime comme je ne croyais pas possible, fin juillet on part un mois en Angleterre et je l’espère une vie ensemble. »

Des quatre années qui suivirent, Pierre ne revit plus Rivka, engloutie dans ses études à Strasbourg, comme perdue dans un ailleurs qui de toute façon lui était interdit et qu’il se devait d’oublier, et très peu Samuel qui y vivait également sa vie d’étudiant avec Cathy, mais sans pour autant négliger leur fraternelle amitié qu’entretenaient de furtives rencontres lorsque Pierre s’en retournait chez sa mère.

Et puis il y eut le largage sur Ger-Bois d’Azet. Le principal en torche, le ventral qui ne s’ouvre qu’à l’ultime seconde avec à la clef un mois à se faire charcuter et brocher et à nouveau charcuter à l’hôpital militaire pour enfin être recueilli un soir en béquilles à l’aéroport d’Entzheim par Catherine et Samuel.

Une demi-heure de route prolongée d’un long moment à bavarder de la fragilité des choses devant une bière ; il s’était couché à deux heures du matin. La nuit fut courte car il faisait à peine jour que Pierre fut réveillé par des éclats de voix féminines, et semble-t-il juste devant la porte de sa chambre.

« Qu’est-ce qui se passe ? » cria-t-il.

Un entrebâillement se fit devant les lèvres de sa mère.

« C’est la sœur de Sami. Elle insiste pour… »

La porte s’ouvrit en grand devant Rivka qui avec une lenteur décidée força le passage. Un regard entre les deux femmes, mais le silence disait que la partie était déjà jouée ; Rivka referma doucement mais fermement la porte sur la mère en robe de chambre.


Pierre n’eut pas le temps de la surprise que Rivka le couvrait de petits baisers : « Marie-moi-marie-moi-marie-moi-marie-moi ».

Un instant déconcerté Pierre murmura finalement un maladroit : « Mais je suis trop égoïste pour aimer une femme » qu’au mépris de son plâtre Rivka déjà nue se glissait sur lui dans son étroit châlit de célibataire, et sans cesser ses tendresses : « M’en fiche je t’aime pour nous deux, marie-moi-marie-moi-marie-moi ».

Ultime sursaut de Pierre qui ne pouvait déjà plus repousser la tendre invasion : « Je ne veux pas gâcher ta vie » que Rivka s’arrimait dans un définitif : « J’suis assez grande pour gâcher ma vie toute seule, marie-moi-marie-moi ».

Ils restèrent ainsi la matinée, la journée, les journées suivantes à regagner les années de confidences perdues.


Pierre était ému par la loyauté de Samuel qui n’avait rien trahi auprès de sa sœur de leurs secrets de garçons, pas même les plus anodins, comme celui qui concernait ses rêves.


— Alors c’est toi qui décides de ce que tu rêves ? C’est comme un fantasme. Tu rêves de moi ?

— Je ne décide pas de mes rêves, mais lorsque je rêve, je sais que je rêve. Lorsque j’étais petit, je ne savais pas faire autre chose que de décider de me réveiller lorsque le rêve tournait au cauchemar, mais plus tard j’ai appris à me suggérer une porte dans un arbre avant de m’endormir.

— Une porte dans un arbre, comme c’est poétique.

— Non, pas poétique, technique ; c’est comme la porte que tu vois dans un album de Tintin, sauf que lorsque Tintin ouvre l’arbre il y a un escalier dans le tronc creux, tandis que chez moi, ouvrir l’arbre me donne accès à un autre rêve que je peux, lui, totalement diriger à ma guise.

— Et pour retourner dans le premier rêve ?

— J’ai souvent essayé mais le retour vers le rêve naturel est impossible, même si je décide de rêver m’endormir.

— Tu rêves de moi ?

— Ce que je préfère, c’est voler au-dessus des montagnes ou des précipices et sans avoir besoin de parachute pour me poser. Toutes les actions ou évolutions sont contrôlées, par contre, il est impossible de surpasser mes facultés intellectuelles et voir ou entendre des choses que j’ignore ou qui n’existent pas, comme un Vermeer inconnu, ou la dixième symphonie de Beethoven. Pour ça, il faut rêver m’endormir pour pouvoir les rêver.

— Un rêve dans un rêve dans un rêve, et dedans tu dépasses tes facultés intellectuelles ?

— Non, j’ai omis de dire le mot « conscientes » : dans les rêves contrôlés il m’est impossible de surpasser mes facultés intellectuelles « conscientes ». Je ne suis sûr de rien, mais je pense que lorsque je décide de rêver que je m’endors, c’est que j’attends quelque chose de ce faux rêve, et c’est alors mon inconscient qui me le donne. Ça pourrait se dire « un rêve construit par l’inconscient après suggestion consciente dans un rêve contrôlé tiré d’un rêve naturel ». Tu n’imagines pas les problèmes de maths ou de physique que j’ai résolus ainsi.

— Mais tu ne confonds jamais le réel et le rêve ?

— Absolument impossible puisque lorsque je rêve, je le sais. Cependant, lorsque j’ordonne de me réveiller d’un faux rêve il y a un instant de battement où je crois être réveillé, mais très vite je réalise que je ne suis que retourné dans le rêve contrôlé, et alors je peux rêver d’autre chose, ou me réveiller pour de bon, ou décider de rêver m’endormir pour un autre faux rêve sur un autre sujet inconnu.

— Et si dans ce rêve inconscient tu rêves t’endormir pour un deuxième rêve inconscient, tu te réveilles où et comment ?

— Je l’ignore car malgré toutes mes tentatives je n’ai jamais réussi à suggérer à mon inconscient de rêver un endormissement. N’oublie pas que sauf pour décider un réveil, les rêves inconscients sont totalement incontrôlables.

— Et moi, tu me rêves en faux ou en vrai ?

— D’abord, je ne rêve pas de toi, mais avec toi : je te laisse imaginer à quel point c’est classifié secret X. Impossible de t’en causer.


___ oooOOooo ___


Les impressions se précisent à la façon d’un paysage qui lentement émerge d’un brouillard qui se dissipe : d’abord les silhouettes, puis les contours, enfin les détails.

C’est comme une grande roue, mais Pierre sait que ça n’a rien à voir.

C’est comme une roue qui tournerait à l’horizontale, vite et à donner une abominable nausée.

C’est comme si Pierre était à l’extérieur d’une roue horizontale dont la structure est constituée d’un grillage où les pieds et les mains se seraient coincés.

Oui, c’est ça…

La force centrifuge lui tire douloureusement la tête en arrière ; en fait tout est douleur, mais c’est comme une douleur extérieure. Pierre aimerait s’éloigner pour se regarder souffrir, et surtout voir comment ses pieds et ses mains se sont coincés dans le grillage. Pour les pieds c’est possible, à cause des talons ; mais les mains ?

Pourquoi ne parviennent-elles pas à se libérer des trous du grillage ; il a bien fallu qu’elles y entrent ? Impossible d’ouvrir les paupières. Ça non plus ce n’est pas logique : la force centrifuge qui rejette sa tête vers l’extérieur devrait au contraire tirer les paupières vers le haut. Sentiment confus d’étouffer, de se noyer. Mal de tête et nausées.

Il y a pourtant une chose dont Pierre est sûr : il ne rêve pas.

Maintenant, les sensations changent un peu. Son estomac lui dit que ça tourne toujours autant, mais il ressent également être secoué d’une façon familière. Pierre sait. Il n’arrive pas à mettre un nom sur ce qu’il vit, mais il est absolument certain de savoir qu’il sait. La preuve : le souvenir qui porte cette connaissance s’impose à lui, plus fort que la nausée.


Place Gutenberg à Strasbourg, devenue pour une journée un grand bric-à-brac où Rivka avait voulu chiner. Gravures, photos et surtout vieilles revues : des Ici Paris, des Jour de France et autres vieux Paris Match du temps où Mitterrand proclamait « l’Algérie c’est la France ». Pierre redoutait la sempiternelle question « tu y serais allé ? » qui à chaque fois les piquait au cœur, surtout son aimée auprès de laquelle il avait renoncé à plaider le progrès de l’esprit humain qui lentement évolue de ce qu’il retient des désastres, des manquements et des crimes.

Pour Rivka, il n’y a pas d’évolution morale : que l’on parle de péché contre l’Esprit ou de crime contre l’Humanité c’est pareil, car chez elle ça se dit « crime contre l’Innocence » ; avec la majuscule d’une dimension totale, universelle et surtout intemporelle. De ce fait, il ne peut y avoir pour elle de progrès, mais un état : on voit ou on ne voit pas, on sait ou on ignore.

Confronté à cette intraitable ambivalence devant laquelle on n’argumente pas, Pierre attendait avec discrétion à son côté en tentant de se concentrer sur de vieux Superboys empreints de maccarthysme. Du bout des doigts Rivka lui avait doucement caressé le dessus de sa paume pour le rappeler à elle, puis de l’auriculaire avait désigné un dessin parmi d’autres qui remplissaient une page d’un magazine.

C’était un dessin typique de la presse colonialiste de cette époque avec pour légende « Regarde qui j’amène à dîner ! » : des nègres en pagne de papous et os dans le nez. Un gros qui marchait à la rencontre de sa femme pudiquement représentée de dos devant une gigantesque marmite à pieds de baignoire léchée par un feu de bois. Le gros était suivi par deux minces portant un Père blanc attaché des pieds et des mains sur un rondin que les deux portaient à l’épaule.


L’irruption de sa conscience est si brutale que Pierre en écarquille les yeux sur la paire de mocassins indiens dépassant d’un pantalon de golf qui alternativement couchent l’herbe d’une prairie. Une petite seconde d’incertitude où il lui semble regarder quelqu’un qui marcherait au plafond ; mais non, c’est bien lui qui est à l’envers, comme le Père blanc.

Toutes les sensations le submergent alors à l’instar d’une grosse vague, douleurs, goûts, sons, jusqu’à celles de sa peau qui n’est pas seulement meurtrie de toutes sortes d’écorchures mais également butinée par des insectes qui lui révèlent sa nudité sous le soleil.

Pierre relève la tête vers ses mains nouées comme le sont ses pieds, avec poignets et chevilles garrottés par des liens grossiers qui les maintiennent à ce qui semble être une branche élaguée de sept ou huit centimètres de diamètre que l’on a passée dans la boucle de ses membres. Étrange ces liens tachés de sang qui tailladent des chairs dont on ne souffre pas comme on devrait.

« Le bon côté d’un garrot c’est d’anesthésier », se dit Pierre.


Cette nouvelle orientation de la tête fait couler un gros caillot de sang dans sa gorge. Pierre essaie de l’expulser par un toussotement mais ça lui est impossible ; dans un vertige, la tête retombe comme l’indésirable qui retourne dans les fosses nasales. Priorité première : ne plus s’évanouir. Deuxième priorité : analyser froidement la situation.

Un type devant, forcément un autre derrière qu’il ne voit pas.

À gauche dans le sens de marche une prairie ensoleillée et déserte qui à cinquante mètres butte contre l’orée de la forêt.

À droite même décor excepté le tatoué distant de trois mètres qui marche d’un air pensif, comme intrigué par le tee-shirt, les baskets et particulièrement les chaussettes de coton qu’il serre et tâte des mains tout en tenant de l’index l’extrémité de son javelot qui pose en oblique au creux de son cou et sur la pointe duquel pendouille le slip bleu mêlé au short blanc, tous deux maculés d’excréments.

La boule de muscles le suit de quelques pas avec une posture bizarre du bras droit, immobile et presque à l’horizontale. Entre pouce et index, il pince avec délicatesse le lacet de la clef qui se balance à la façon d’un pendule de radiesthésiste, mais ce n’est pas sur elle que porte l’attention du colosse miniature dont le regard attentif et curieux plonge dans celui de Pierre.


Une nouvelle fois le caillot descend dans sa gorge, provoquant le réflexe d’un hoquet de rejet que la position rend impossible.

Une éructation gutturale vient du deuxième porteur qui sans prévenir vire sa charge de l’épaule, laissant Pierre douloureusement choir sur son coccyx dans une posture grotesque, mains et pieds encore maintenus hauts par le rondin en oblique toujours porté par le premier qui stoppe.

Pour inconfortable qu’elle soit, cette position redresse cependant son buste et lui offre de pouvoir expectorer une éclaboussure de sang qui gicle jusqu’à son sexe dans l’affligeant constat de ses jambes maculées : il a dû faire sous lui en recevant le coup de matraque.


C’est en scrutant entre ses jambes arquées et la branche, un peu ébloui par le soleil de fin d’après-midi, que Pierre détaille en contre-jour le quatrième homme, son porteur arrière.

Honteux d’avoir oublié sa présence tandis qu’en grand nigaud il tentait de dialoguer avec Laurel et Hardy, Pierre sent d’instinct que c’est ce gars qui l’a neutralisé d’un coup à l’arrière du crâne.

Contrairement aux deux zigomars qui paraissent la trentaine passée, ce type ne doit pas avoir vingt ans et rayonne d’une joie juvénile au pitoyable spectacle que lui offre Pierre. Sa satisfaction ostensible diffère de la perplexité apparente des deux autres dont il se distingue également par l’habillement qui malgré la crasse ne manque pas d’élégance.

Il possède les mêmes mocassins que le premier porteur ainsi que le même étrange pantalon à carreaux verts rendu bouffant aux chevilles par une cordelette. Son torse est couvert d’une sorte de tunique à col rond marron clair et rayures verticales foncées, très ample et serrée à la taille dans une large ceinture de cuir possédant une grosse boucle et un ardillon ciselés. Le gaillard doit être gaucher car à son côté droit pend ce qui ressemble à un wakizashi rectiligne d’une quarantaine de centimètres à la poignée d’ivoire magnifiquement ouvragée. À gauche sa ceinture possède une lanière rivetée dans laquelle est passé le manche d’une sorte de gros marteau de bois dont elle soutient la tête d’environ dix centimètres de diamètre pour quinze de long ; manche d’une section respectable qui lui descend presque au genou pour se terminer par une poignée de lanières de cuir entrelacées formant une boucle.

Pierre réalise que c’est avec ce truc à tuer un bœuf qu’il a dû être assommé.

Contrairement à la musculature caricaturale de Hardy, le gars est d’une constitution certes athlétique mais similaire à celle de Pierre qu’il dépasse cependant de cinq bons centimètres ; taille accentuée par sa queue de cheval qu’il porte non pas dans le dos comme Hardy, mais rassemblée au sommet du crâne par une large lanière de cuir marron finement ajourée. L’effet doit être voulu car les dix centimètres supplémentaires que lui ajoutent ses cheveux blonds bouclés retombant en pluie de tous cotés font de lui un géant.

Sa moustache et ses joues à peine couvertes d’un fin poil blond lui donneraient un visage presque sympathique, s’il n’avait un regard rendu mauvais par un permanent froncement vindicatif des sourcils associé à un petit sourire à la cruauté narquoise.

Au malaise physique se rajoute la démoralisation car à en croire son habillement et son armement, ce type dangereux est le meneur.


Une gorge à la résonance de basse d’opéra attire son attention du côté des zigotos.

La scène est cachée par son bras, aussi avance-t-il un œil pour suivre les événements : comme le tatoué a les mains prises, Hardy lui enroule avec application le lacet de la clef autour d’un doigt tout en formulant ce qui a l’air d’une instruction qu’il achève en la posant au milieu des affaires que le tatoué tient serrées.

Impressionnant timbre de voix exprimant avec une douce fermeté une langue aux intonations bizarres souffrant d’une anémie de voyelles, avec des mots semblables à d’invraisemblables brochettes de consonnes de temps à autre ponctuées d’un « u » ou d’un « a ». C’est bien une consigne car au final le tatoué incline légèrement la tête en signe d’acquiescement avant de repartir d’un pas décidé dans la direction de marche tandis que le petit colosse se tourne vers Pierre. Tout en s’approchant, il incline la tête pour mieux détailler son visage avec la même curiosité que tout à l’heure.

À nouveau la voix du géant se fait entendre : le même méli-mélo de consonnes, mais fait de grognements gutturaux qui paraissent contraints. C’est ça ! Ce gars force sa voix vers les graves car probablement jaloux de la tonalité naturelle de celle de Hardy : il est psychologiquement moins assuré que son apparence le laisse penser.


La dégringolade est doublement brutale : d’abord l’impact au sol de l’arrière du crâne que la nuque sans force n’a pu parer, puis le choc de la branche frappant à la fois au front et au nez, bien dans l’axe.

Est-ce le fait de subir une brutalité de plus ou l’humiliation du ricanement de chèvre du premier porteur vite rejoint par un rire de théâtre à nouveau forcé dans les graves du grand ; Pierre se défoule par un « bande de connards » sonore, les yeux froncés de douleur.

Dans l’instant il se sent libéré de la masse du rondin et rouvre les yeux sur ceux consternés de Hardy, la tête au-dessus de la sienne. D’un ton égal, presque intimiste, l’homme aligne une courte tirade de consonnes qui dans l’instant font taire le grand. Le petit colosse n’a pas l’air d’approuver cette mauvaise blague et reste à regarder le visage de Pierre avec la même attention que lors du face-à-face dans la forêt. Un mot bref du meneur et le rire idiot d’adolescent du premier porteur stoppe également.


Hardy reste ainsi un instant dans le silence, puis, tout en soutenant le rondin de la main droite, caresse du revers de son index gauche la joue de Pierre en murmurant une phrase incompréhensible à laquelle le grand répond dans l’instant avec sécheresse.

Encore une seconde d’immobilité puis il aide Pierre à basculer vers lui par une délicate mais efficace poussée de sa main gauche contre l’épaule. En chien de fusil, le rondin entre ses membres, la position pourrait se dire « de sécurité », mais Pierre la ressent « de dignité ».

Aussitôt, Hardy fait deux pas de canard vers ses pieds, et malgré sa corpulence sans se mettre à genoux, c'est-à-dire accroupi, entreprend de dénouer leurs liens. Ceux-ci n’ont rien d’une cordelette et ressemblent à des fibres de chanvre vaguement entremêlées, mais il sait y faire et en moins d’une minute ils sont défaits.

Cette position permet à Pierre de bien le détailler, particulièrement ses pieds, de petite pointure mais exceptionnellement larges, comme tout le reste. Ce qui le trouble, ce sont ses sandales grossières qui ne ressemblent en rien à celles qu’il avait pu voir aux pieds du tatoué, qui avaient des semelles à rebord de talon et de nombreuses fines lanières de cuir. Là on dirait deux bouts d’écorce ligaturés aux pieds, aux chevilles et aux jambes par un entrelacement des mêmes fibres de chanvre qui composent ses liens ainsi que le nœud qui termine la longue tresse qui lui descend jusqu’au bas du dos, au-delà de sa peau de mouton. On pourrait l’appeler Monsieur Chanvre, car c’est pareil pour ce qui lui tient lieu de ceinture, qui ressemble à un enroulement de chanvre de plusieurs tours d’une bonne épaisseur et sur lequel son slip de samouraï se replie en plusieurs endroits qui l’emprisonnent.

Une fois les liens défaits, il manipule la plante des pieds, des orteils au talon tout en considérant les cicatrices du droit qui remontent jusqu’en haut du tibia, puis murmure quelques mots de son idiome en sa direction avec un air contrarié. Chose étrange, Pierre a le sentiment que la remarque ne le concerne pas mais que l’homme se parle à lui-même.


Avec une souplesse étonnante il fait deux nouveaux pas de canard cette fois vers les mains qu’il entreprend de libérer. Aussitôt, une éructation autoritaire résonne sur un ton de dénégation à laquelle le colosse miniature répond d’un bref murmure, sans même s’interrompre.

Pierre n’a pas besoin de s’attarder pour comprendre : Hardy a dû se rendre compte que la vitalité a quitté les pieds que Pierre ne parvient plus à bouger et a décidé de défaire le garrot des mains.

Le rondin au creux du bras ne gêne pas la vue, aussi peut-il cette fois bien observer comment les gros doigts travaillent, prenant soin de tirailler les fibres loin des zones où les chairs sont à vif. Cette prévenance ralentit le travail, est-ce cela qui contrarie le meneur ? Toujours est-il que Pierre reçoit un violent coup de pied à la fesse qui accompagne ce qui ressemble à la répétition de l’ordre précédent.

Cette fois Hardy s’arrête et tout en restant accroupi incline la tête en levant les yeux vers le grand auquel il adresse deux courtes phrases entrecoupées d’une demi-seconde de pause. Il s’agit toujours du même murmure de basse d’opéra, en revanche, le ton est cassant, même incisif. Comme s’il attendait une réaction de l’autre, Hardy se fige en le fixant durant trois bonnes secondes silencieuses avant de retourner à son activité.


Pierre réalise alors que l’organigramme du groupe n’est pas ce qu’il croyait. Malgré sa nuque douloureuse, il redresse la tête pour détailler en contre-plongée le premier porteur dont il n’avait entrevu que le dos.

Tant pour la morphologie que pour l’habillement, il est surpris de trouver la copie conforme du grand, exceptés les stigmates de la méchanceté qu’il a troqués pour ceux de la sottise : ils sont indéniablement frères et certainement vrais jumeaux. Pour lui, ni coutelas ni marteau mais une étroite hachette au chant courbe qui s’effile en pointe, portée côté gauche, tranchant vers l’arrière, avec un long manche identique à celui du marteau.

Pierre revient sur le colosse dont toute l’attention se consacre à délicatement défaire le nœud. Des quatre, il est non seulement le seul à ne pas être armé, mais également le plus mal couvert avec son air de naufragé en survie, or c’est pourtant bien de lui dont il dépend.

Ces quelques instants sont les premiers dont il dispose pour calmement tenter de comprendre ce qui lui arrive ; mais qu’y a-t-il à comprendre à ce qui déroge au plus élémentaire bon sens ? Rivka lui répondrait qu’un acte ne vaut que par la bienveillance qui le porte : il faut donc commencer par là.

Le colosse de foire décolle les fibres de ses plaies comme le feraient les doigts de fée d’une infirmière à un grand brûlé. Ce gars est le contraire de ce qu’il paraît. Bien mieux que délicat ou prévenant ; il possède l’attribut de celui que Rivka appelle « un Mensch » : « Quelqu’un qui te rend l’humanité croyable » ; que Pierre plus prosaïquement préfère qualifier de charitable.


Il est maintenant absolument convaincu que si la brute au marteau n’était pas intervenue, il n’y aurait jamais eu de grabuge dans la forêt.

Conforté par ce constat, il décide de reprendre la tentative de dialogue où elle avait été interrompue.

« Mer-ci », dit-il en détachant bien les deux syllabes.

Hardy s’interrompt et leurs regards se croisent, mais après un bref instant de surprise il retourne à son activité.

« Danke » … « Thank you » … Hardy ne réagit plus.

« Dankjewel » … « Spasibo » … Toujours imperturbable.

« Gracias » … Rien.

Après quelques secondes, c’est avec un involontaire ton d’amusement ludique, à la limite du rire, qu’il déclame une des rares phrases d’espéranto qu’il ait apprise de Rivka : « Mi deziras danki vin » …

Hardy relève la tête… et lui sourit !


Simplement sourire… Bien sûr !

Bref sentiment d’allégresse déchiré par une fulgurance qui lui remonte les tripes pour exploser en flashs au fond des yeux.


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Largage à quatre cents mètres. Il avait fallu quatre secondes à Pierre pour admettre que son principal ne ferait rien de plus que le ralentir un peu, sans jamais s’ouvrir – trois de trop. À deux cents le ventral est largué ; restent donc cinq secondes pour regarder le sol monter et inexorablement se faire tapette à mouche.

« C’est comme si le temps ralentissait et plus il passe, plus tes émotions se font sentiments qui eux-mêmes effacent les pensées. J’ai alors réalisé à quel point le temps n’existe que par les sentiments qui l’habitent. » Rivka l’écoutait, blottie lovée sur lui en complément des aspérités de son corps, pied gauche contre le plâtre et visage au creux de son cou.

« À la seconde quatre, je suis envahi de tristesse par le souvenir du geste d’agacement fait à ma mère, lorsqu’elle était ressortie un pot de ses confitures en main alors que ton frère démarrait déjà pour m’emmener à la gare, à la fin de ma dernière perm. » Rivka se serre encore plus.

« À la seconde trois, c’est une vague de gratitude qui me lave et me porte à elle, à vous tous, Sami, Cathy, tes parents… » Rivka arrête de respirer.

« À la seconde deux, je suis heureux de ne pas avoir commis l’erreur de te dire à quel point tu m’es toujours présente, soulagé de ne jamais avoir sonné à ta porte pour m’inviter en regret de vie. » Pierre sent une larme dans son cou.

« À la seconde une, c’est l’abandon à la grâce qu’offre l’acceptation pacifiée de la mort… à laquelle le déploiement tardif du ventral finit par me soustraire. »


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Cette fois Pierre émerge d’un bloc, immédiatement conscient de tout. Bon sang. Il n’aurait jamais cru qu’un coup de pied dans les testicules puisse faire mal à ce point.


Il est porté sur la peau de mouton, couché en travers, le ventre sur la queue de cheval, bras et jambes maintenus par les mains de Hardy dans une position qui serait plutôt confortable sans cette nausée qui impitoyablement lui chatouille les amygdales. Pour ce dernier ce doit être différent car même avec des abdominaux et un grand dorsal d’acier pour tenir ainsi son dos à l’horizontale, la posture ne peut qu’être souffrances, surtout lorsque les genoux stabilisent une charge de soixante-quinze kilos en soutenant un rythme de marche qui n’a rien à envier à celui d’un commando.

Un coup d’œil vers l’arrière lui montre les deux frères à une quinzaine de pas. Malgré sa bouche de carpe cherchant l’air, l’idiot pathologique n’a pas de problèmes pour suivre ; pour l’autre c’est différent. De sa main gauche il tient son pantalon, comme pour l’empêcher de tomber, retroussant ainsi sa tunique qui flotte à la façon d’un vêtement de grossesse, et de la droite empoigne l’extrémité de son ceinturon qu’il a basculé sur l’épaule, le coude levé haut pour empêcher ses armes d’en tomber : il a l’air de trottiner un peu bancal.

La tignasse blonde de sa queue de cheval défaite qui lui retombe presque à mi-poitrine suggère à Pierre qu’il a loupé un moment important du film où il a été question du prix d’un coup de pied. Le visage de la brute n’est pas marqué de beignes mais sa dégaine est éloquente : son dos arqué associé à sa tignasse défaite le réduisent par rapport à la prestance intacte de son frère. Pierre se dit qu’à l’avenir il va falloir se montrer très prudent car c’est sur lui que ce lâche voudra se défouler de son humiliation.


Les lointains aboiements caverneux d’un molosse lui font tourner la tête dans la direction de marche. Ce qu’il entrevoit alors, à moins de cinquante mètres, lui ferait presque pousser un cri de surprise si son intuition n’avait pas déjà préparé sa raison pour le choc de cette confrontation : le Torstein – la pierre de la porte de l’oppidum !


Ce miraculé de l’érosion glaciaire de six mètres de haut, faussement qualifié de menhir par beaucoup et ainsi baptisé par un secrétaire de Bodo Ebhardt qui le présentait comme intégrant un ouvrage défensif et qui aujourd’hui trône au bord d’un chemin de Grande Randonnée au beau milieu d’une forêt, s’expose à présent à la vue de Pierre dans une immense clairière, point d’angle d’une sorte d’enclos à gibier délimité par un monticule de terre dont la crête est garnie de ronces.

Le haut de la saillie rocheuse est couverte d’une trentaine de crânes de fauves aux canines monstrueuses, mais ses formes et dimensions sont sans équivoque : c’est bien le Torstein.

Au mépris de sa nuque douloureuse et du vertige qui gagne, Pierre se redresse tant que possible pour détailler les lieux. Au nord-ouest du rocher se distingue ce qui ressemble à un hameau fortifié dont il ne voit que le faîte d’une demi-douzaine de toits de chaume dépassant d’une palissade de rondins style « fort apache » de deux mètres de haut fichés au sommet d’un talus d’une hauteur identique, lui-même bordé par un fossé trop lointain pour qu’il puisse en évaluer la profondeur.

Côté enclos à gibier, au sud-est, pas de fossé entre les deux talus qui sont séparés par une zone plate marquée d’innombrables traces de sabots, là où devrait normalement passer le GR.


Le Torstein n’a de toute évidence rien à voir avec la porte de l’oppidum que l’on distingue comme un torii large de deux mètres placé vers l’ouest dans une entaille du talus distante de plus de vingt mètres du rocher, livrant passage à ce qui ressemble à un chemin de rondins de bois d’une largeur identique. Le monolithe ne s’intègre qu’à l’enclos pour animaux dont il ne marque qu’un angle, ce qui fait que l’oppidum proprement dit est moitié moins grand que ce qu’il avait toujours cru. Malgré la distance, une angoisse d’enfant le gagne car la porte est bloquée par un homme en tunique armé d’une lance, jambes écartées, dos arqué par l’effort et qui lutte de sa seule main gauche arrimée à une courte laisse pour retenir un gigantesque dogue presque debout de furie entre ses jambes, et dont chaque aboiement exhibe les éclairs blancs d’inquiétants crocs.


Le blanc… la blanche…

La révélation s’impose avec la violence d’une blanche faisant exploser la formation en triangle des quinze boules d’un billard américain en début de partie, mais comme si la scène était vue à l’envers. Les boules s’entrechoquent, rebondissent contre les bandes avant de se heurter encore plus violemment pour au terme d’un ultime brutal rebond se rassembler en bon ordre dans un triangle parfait d’où s’extrait une blanche qui file comme un projectile vers son point d’arrêt : ce monde est celui des Celtes !


Est-ce un effet de la centrifugeuse dans laquelle l’entraîne son estomac, ou la conséquence d’un traumatisme crânien imputable au marteau de la brute, ou le fruit d’un simple malaise hypoglycémique, ou encore plus simplement un repli de son intelligence qui refuse cette irrationnelle réalité ; toujours est-il que sa conscience s’effondre dans le repos de l’absence.


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« Non môôôsieur Bote, la question ne porte pas sur l’état de conscience d’un chat, mais sur l’incertitude d’état que crée la superposition quantique. »

Le professeur Guillerin enseignait la physique par passion. Ses cours en étaient par moments transportés de lyrisme et c’est alors avec l’enthousiasme d’un conteur qu’il décrivait le destin d’une étoile ou d’une particule, au point que certains taupins en oubliaient leur prise de notes. Guillerin venait d’évoquer l’interprétation d’Everett du paradoxe du chat de Schrödinger : « Avant l’ouverture de la porte, le chat est vivant ET mort, c’est seulement après l’ouverture que l’observateur constatera un état qu’il stabilisera en l’intégrant à son état de conscience, se situant ensuite selon celui-ci ».

Pierre avait depuis longtemps rêvé une solution au paradoxe du grand-père, bien avant d’entendre parler de Schrödinger ou d’Everett ; aussi se lassait-il de ronger son frein. Lorsqu’on taquine les seize de moyenne on peut se permettre une intrusion, même devant une pensée professorale de haut niveau : « Pour le chat il n’y a qu’un seul état : celui où il se perçoit "vivant" ». Guillerin avait fusillé Pierre du regard avant de lui donner son « môôôsieur ».

Pas aimé l’interruption ou pas compris ce qu’il avait voulu dire ?


C’était chez Pierre, quelques semaines avant le brevet. Après un samedi après-midi de révisions qu’ils pratiquaient comme une joute, Samuel lui avait tendu un livre avant de remonter sur son vélo : « Ça s’appelle "La patrouille du temps" de Poul Anderson, tu m’diras c’que t’en penses. »

Pierre avait passé sa nuit à le dévorer et une partie du dimanche à en relire des passages, pressé d’en reparler le lendemain dans le bus scolaire. Il aurait pourtant dû se douter qu’il y avait anguille sous roche car après avoir brièvement écouté le dithyrambe du livre, Sami l’avait interrompu de l’index : « Le voyage dans le temps est impossible ». Il avait concédé quelques instants à la surprise avant de poursuivre : « Ça s’appelle le paradoxe du grand-père, qui chez toi pourrait se dire "paradoxe de la clinique". Écoute-moi bien. »

Le mot « clinique » avait eu son effet ; les deux garçons se tournèrent l’un vers l’autre en inclinant leurs têtes à presque se toucher, attitude courante lorsqu’ils échangeaient leurs secrets dans l’autocar bondé, surtout depuis que Laglue Dsixième était assise pas loin. Samuel de poursuivre : « On a trente ans et tu es l’inventeur génial du saute-temps, chacun le sien. Je pars pour le pléistocène afin de me protéger des altérations du futur, et toi pour la Belgique d’il y a quatorze ans et neuf mois où tu attends ta mère à la porte de la clinique. Tu lui dis "je suis ton fils, je viens de deux mille quinze pour te dire que si tu intervertis ton tour avec la femme que tu précèdes, tu auras une fille" ».

Pierre avait souri de bonheur à l’entendre : il y a quelques mois, un accès de contrariété avait poussé sa mère à lui dire sans ambages son regret d’avoir eu un garçon au lieu de la fille qu’elle espérait depuis toujours. Après plusieurs jours de cafard, Pierre s’en était confié à Samuel qui en trois phrases l’avait guéri de sa peine, au point d’en avoir tous deux bien ri.

« Elle passe son tour et se fait inséminer d’une fille. Tu n’existes plus mais moi si, sauf que je ne suis pas dans le pléistocène où je n’ai pas pu me rendre avec un saute-temps qui n’a pas été inventé par un type que je ne connais même pas, et pour cause. »

Pierre avait vivement objecté : « Ce sont les Daneelliens qui… » mais Samuel de brutalement l’interrompre : « On s’en fout des Daneelliens de Poul Anderson, écoute la suite. Toi, tu ne peux plus te rendre à Bruxelles, puisque tu n’existes pas, donc ta mère ne passe pas son tour et revient de là-bas enceinte de toi qui inventeras le saute-temps. Donc tu peux retourner dans le passé empêcher ta conception, donc tu n’existes pas, donc ta mère ne passe pas son tour et tu inventes le saute-temps et cætera et cætera. Including ? C’est ça le paradoxe du grand-père, un accroc qui rompt la continuité du fil temporel comme la rayure du sillon d’un vieux vinyle qui bloque la lecture ad vitam æternam dans le même tour de disque. »


Il n’avait fallu qu’une nuit à Pierre pour rêver le contre-argument : « La continuité temporelle ne peut être altérée car sans même quitter son fil le voyageur temporel se rend simultanément dans une infinité de fils parallèles portant chacun une duplication de la conscience qu’il peut en avoir et où elle se maintient tant que c’est possible. »

Samuel l’avait fait répéter plusieurs fois avant de finalement l’interrompre de lassitude : « J’pige pas et rest’concret ! Je suis parti le premier et me trouve dans le pléistocène. J’y reste une heure, le temps que tu dises à ta mère ce que tu dois lui dire, puis je reviens à Bruxelles devant la clinique cinq minutes avant son arrivée pour t’empêcher, toi, de modifier le futur – c’est ça "La patrouille du temps". Comment c’est possible, puisque le saute-temps n’existe pas ? »

Avec amusement, Pierre s’était accordé un moment de suspense avant de répondre : « Parce que le saute-temps existe. »


— Mais non, puisque tu n’existes plus pour l’inventer !

— Forcément si, puisque tu viens de l’utiliser.


Pierre connaissait déjà suffisamment son ami pour savoir qu’il était temps d’arrêter le jeu et poursuivit : « N’oublie pas ce que j’ai dit : une INFINITÉ de fils parallèles où la conscience se maintient uniquement si c’est possible, comme c’est le cas si devant la clinique ma mère me trouve charmant-mignon-craquant au point de décider de ne pas passer son tour, par exemple. »

Samuel avait été agacé par la pertinence de la réfutation, mais ne voulait pas se résigner : « Ça veut dire quoi "sans même quitter son fil" ? »


— C’est le fil temporel où contrairement au tien mon saute-temps ne démarre pas et où je reste bloqué en deux mille quinze, un peu inquiet de ce qui a bien pu t’arriver.


Vaincu par cet argument cohérent, Samuel s’était agité nerveusement sur le siège avant de réagir.


— D’accord, mais s’il y a une infinité de consciences c’est flippant parce qu’elles vont à peu près toutes mourir si ta mère décide de passer son tour.

— Non, pas « mourir ». Chaque conscience concernée ne fera que simplement s’effacer comme l’impossible fil temporel qui la porte.


Samuel était resté un long moment silencieux, le regard perdu, aussi Pierre s’était-il senti le devoir de préciser : « C’est comme l’infinité des reflets du même Soleil sur les vaguelettes d’un lac » ; et comme ça ne semblait pas encore suffisant pour le rassurer, avait rajouté : « Le Soleil ne meurt pas le soir, pas plus que toi quand tu t’endors ! »

Comme durant leurs joutes de révision, Samuel avait fini par réagir avec une incisive rationalité : « Je suis beaucoup plus qu’un reflet de vaguelette parce que ça aussi ! » avait-il brutalement et bruyamment martelé du poing sur l’accoudoir du siège.


— Je ne te parle pas de toi ou des choses, mais de la conscience que tu peux avoir de toi ou des choses : c’est pas du tout pareil.


Samuel n’avait pas l’air convaincu par cette pirouette sémantique, mais avait tout de même tenté un résumé : « Alors selon toi il n’y a pas de "fil" du temps, mais une "surface" du temps, comme une pièce de tissu temporel composée d’une infinité de fils parallèles, avec en plus plein de trous quand l’existence du fil concerné n’est pas possible ? »


— Exactement ça.


Samuel avait éclaté de rire : « Alors pas besoin de saute-temps pour qu’il y ait une infinité de Pierre et de Samuel sans oublier toute une ribambelle de Glues dans une infinité de bus en train de rouler vers une infinité de collèges ! »


— Oui, à condition de rajouter les trous lorsque l’un de nous a loupé le bus, mais c’est tout de même plus compliqué…


Pierre voulait lui parler de la troisième dimension temporelle qu’il avait perçue dans son rêve, qui pourrait se représenter par un fil perpendiculaire partant de chaque intersection entre fil de trame et de chaîne, définissant un « volume de tissu temporel » assimilable à un empilage infini dont chaque couche se définirait comme l’image « en retard » de la couche qui précédait, ainsi que de la quatrième dimension temporelle, assimilable au manche à la temporalité à la fois immobile et infiniment dynamique d’un parapluie sur lequel un violent coup de vent rassemblerait en les renversant à se confondre les trois baleines temporelles de ce volume ; mais il n’en eut pas la latitude car Samuel s’était mis à franchement délirer, comme s’il avait atteint une limite de tolérance : « Et surtout sans oublier les troutrous d’une infinité de fifilles nommées Pierrette ! »

Pierre n’avait pas insisté, et il s’en était alors suivi un concours d’histoires de trous dont ils avaient ri jusque dans les rangs.


Ses interminables journées et nuits à l’hôpital l’avaient conduit vers d’autres supputations. À l’instar du chat de Schrödinger à la conscience duquel l’option « mort » était fermée ; celle de « bouillie de para » étant exclue des possibles accessibles à son entendement, il restait à Pierre la réalité d’une jambe et cheville droites en petits morceaux. « Les fractures de votre jambe ont sauvé vos lombaires. Vous remarcherez » l’avait encouragé le médecin colonel : il lui arrivait alors de penser à un autre Pierre poussant les roues de son fauteuil sur son fil de vie, mais aussi à celui dont le principal s’était normalement déployé et qui s’envolera dans trois semaines à la tête de sa section pour le Tchad.


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Cette puanteur caractéristique, Pierre la connaît de la visite d’une tannerie industrielle faite en terminale. Était-ce elle qui avait rapatrié son âme en fuite, avec l’efficacité des sels des marquises aux beaux yeux à d’amour mourir qui se pâmaient si souvent chez Molière ?

La position assise le revigore mais il garde les yeux fermés. Une paluche au gabarit de battoir en bas à gauche de son dos, un bras qui remonte en oblique jusqu’à l’omoplate droite, le coussin à l’odeur fauve d’une toison dense contre son épaule et sa tempe. Pas la peine de voir pour savoir qui lui offre un tel appui après l’avoir assis par terre comme un enfant, jambes allongées : le même brave type qui a couché son seul vêtement de laine sur son intimité avant d’y croiser les mains blessées, comme sur un coussin. Pierre n’a pas non plus envie de savoir qui pas très loin à gauche fait vibrer l’air avec cette voix de fausset semblant clamer l’injustice de la vie ; il ne le devine que trop bien. En fait, il n’a tout simplement pas envie d’ouvrir les yeux sur ce monde qui l’arrime vingt-cinq siècles dans le passé d’une Rivka qui continuera sa route en compagnie d’un autre lui-même, à jamais ignorante de l’existence de sa conscience en dérive qu’elle ne cessera pourtant d’habiter de son impérissable parfum. Il sait confusément que cette ignorance la laissera indemne car il y aura l’« autre » pour veiller sur sa vie ; mais ouvrir les yeux serait se résigner à adhérer à cette réalité de relent de cuir qui ne déchire que lui seul, à accepter le deuil de la tendre fragrance qu’une aimée un jour aura le volontaire courage d’offrir en forçant une porte.

Ulysse se savait au moins attendu et luttait pour son retour ; tandis que lui n’a plus qu’à perdurer dans des limbes méconnues de sa moitié : s’effacer dans la mort est préférable.

Rivka… Elle avait sa façon à elle de conjurer l’absurdité des choses, inspirée du livre que Qohelet n’a probablement pas encore écrit et qui dans sa détresse l’interpelle avec toute la force de cette intemporelle sagesse qui est à être : « Vanité des vanités, tout est vanité, mais si la lumière est vaine, elle est tout de même préférable aux ténèbres : alors fais-moi la grâce d’ouvrir les yeux, mon amour ! »

Pierre murmure le « je t’aime » d’un baiser et les ouvre.


Il a la surprise de se découvrir assis sur l’Opferstein. Un instant de doute mais c’est indéniablement lui, différent de celui qu’il connaît, mais bien lui.

Il l’avait découvert à onze ans lors de sa première sortie initiatique à bicyclette en compagnie de Samuel ; événement dont le souvenir avait à son retour été rendu impérissable par les foudres de sa mère à laquelle il n’avait pas encore appris à mentir et qui lui avait interdit d’aller ailleurs que chez lui. Ce rocher plat d’environ douze mètres carrés comportait sur sa face supérieure des creux et sillons qui les avaient fascinés : « C’était pour le sang », ce qui avait suffi à enflammer des fantasmes inspirés par les illustrations salaces que des grands de troisième dévoilaient dans les coins lors des récrés. Aucun doute pour eux ; l’Opferstein était dévolu au sacrifice de jeunes vierges, forcément nues et forcément moins vierges après les bacchanales qui précédaient leur sacrifice. Ils étaient fascinés par cette roche surplombant le sol de soixante centimètres qui dans les récits de Samuel devenait la scène d’une exhibition qui émoustillait les débauches de barbares : « Tu sais, comme sur les photos ». Surpassant la monumentalité du Torstein pourtant facile à trouver au bord du GR, la dimension fantasmée de cet Opferstein perdu au milieu des arbres l’avait logiquement imposé comme centre de référence pour le quadrillage de leurs recherches de quatre-vingt-dix-neuf.

La réalité celte se révèle sans rapport car les fameuses aspérités sont comblées par un petit gravier presque sableux prisonnier d’un mortier clair qui nivelle le rocher comme une terrasse. Avec son allure inversée de robe de dalmatien, celui-ci n’est que le gigantesque perron foncé à taches blanches de l’extrémité d’une hutte dont le seuil de porte jouxte la pierre qu’il surplombe de quelques centimètres. C’est de cette porte que semble venir l’exhalaison.

Pierre se découvre assis trois mètres en face d’elle, dos presque au bord du rocher, c'est-à-dire à deux de l’homme devant la porte qui ne peut qu’être le père des jumeaux qui lui copient vêtement et coiffure tout en négligeant le soin qu’il a de sa personne, propre et appliquée jusqu’à sa barbe et moustache blondes impeccablement taillées.

Cette fin de journée de début septembre est encore chaude ; c’est donc pour une raison symbolique qu’il porte une longue cape maintenue par un pectoral de bronze poli finement ouvragé. La pièce de tissu à grands carreaux écossais lui descend à mi-mollet, rejetée en arrière par des coudes maintenus hauts, à droite par un pouce engagé dans la ceinture, à gauche d’une paume négligemment posée sur le pommeau d’une longue épée dont la pointe du fourreau dépasse de la cape en la relevant un peu. Son buste fait face à Pierre mais sa tête est inclinée vers sa droite, considérant sa brute de fils à l’aspect piteux debout sur le chemin de rondins de bois liés qui monte en pente douce vers l’Opferstein. La queue de cheval qui le chapeaute peut certes tromper, mais il a l’air encore plus grand que ses fils, et comme la brute à la tignasse défaite est en léger contrebas, c’est avec l’air altier d’un monarque quinquagénaire qu’il écoute ce qui ne doit pas manquer être un rapport à charge contre Hardy.


Pierre est trop faible pour correctement redresser la tête, mais le peu qu’il discerne lui suffit pour préciser son environnement :

Une hutte étrange à vingt-cinq mètres derrière la brute, construite sur d’innombrables troncs d’arbres d’un diamètre respectable couchés au sol ; vue de profil, elle ressemble à une roulotte de vingt bons mètres de long qui aurait une quinzaine de roues. Un seul niveau et quatre ouvertures rectangulaires latérales dans une façade dont le parement par endroit est tombé en révélant une structure de rondins de bois. Si sa largeur est identique à celle de la hutte aux odeurs, cela représente cent vingt mètres carrés d’une surface couverte de ce qui semble avoir été un toit de chaume, aujourd’hui vieux paillage vert de mousse qui se délite.

À vingt mètres à gauche de la hutte, le torii fermé par le garde en tunique et cotte de mailles accroupi javelot au sol à côté de sa bête couchée, devenue gentil chien-chien qu’il tient cependant au collier, l’avant-bras en appui sur son dos caparaçonné d’un cuir.

En provenance du torii, après quinze mètres de chemin de bois, une intersection en patte d’oie au milieu de laquelle est planté l’idiot – dos voûté de crainte. Un chemin dans le prolongement qui part vers le centre de l’oppidum caché par la hutte aux odeurs, un autre qui monte à gauche en pente douce vers la porte en extrémité de la hutte délabrée où se tiennent deux vieilles souillons habillées de sombre, presque en haillons, et enfin vers la droite ce chemin de bois posé sur un remblai formant rampe vers l’Opferstein où à mi-distance se trouve la brute en débâcle – dépitée au point d’en oublier le contrôle de sa voix.

Outre quelques petites constructions de bois, sortes d’abris ruinés menaçant de s’effondrer, pas un seul arbre mais de nombreuses broussailles déjà hautes. Si la hutte aux odeurs de l’Opferstein n’était pas couverte de chaume sinon frais, au moins propre, avec des parois semble-t-il récemment peintes de terre ocre rouge et des abords tondus ponctués de crottes fraîches d’ovins, l’oppidum passerait en voie d’abandon.

Contrairement à Samuel qui était bon en tout, Pierre n’excellait que pour les maths et la physique, aussi regrette-t-il de n’avoir jamais vraiment écouté ses commentaires historiques concernant la société celte que Sami nommait « Tène » et datait du quatrième siècle avant l’ère courante. Il croit se rappeler que selon Samuel elle était morcelée en petites communautés plus ou moins autarciques incapables, faute d’écriture, de structurer des règles commerciales globales, ce qui conduisait les celtes, soit à se sédentariser, soit à se déplacer, mais toujours en tant qu’ensemble tribal.

Pour ce qui concerne Hardy ; l’homme tient d’un Robinson et semble s’en sortir par lui-même, mais les autres ? Pour s’armer et s’équiper comme le garde ou le tatoué et surtout se vêtir de superflu comme le chef et ses fils, il faut pouvoir jouir de la production d’une communauté déjà importante : que font-ils dans ce lieu presque abandonné ?


Le fait d’avoir bougé a éveillé l’attention du chef qui d’un bref rugissement fait taire son fils et se penche un peu vers Pierre comme pour mieux le détailler, avant d’échanger avec Hardy semble-t-il à son sujet. À sa surprise, les deux s’écoutent réciproquement avec une surprenante cordialité, sans jamais s’interrompre, comme cela ne se fait qu’entre égaux.

Le chef finalement se redresse et entre dans la hutte, semblant d’un mot inviter Hardy à le suivre. Même pas le temps de correctement réaliser que Pierre se sent porté comme une jeune mariée ; mieux même, car si une mariée participe à l’effort en s’agrippant au cou de son époux, il n’a pas eu à bouger, comme assis sur deux fourches rapprochées d’un fenwick, l’une en oblique dans son dos, l’autre qui vient de se glisser sous les cuisses.


L’ombre morbide qui à nouveau le caresse ne doit rien à ce qui pourrait lui rester de sa vanité d’officier français, d’être ainsi porté, à ce point dépendant d’un homme que dans la vie courante il n’aurait abordé que pour lui tendre un billet de dix euros. La pulsion de mort qui le gagne n’est qu’une tentative de parade de ce qu’il pressent de la présence de ceux qui trônent dans cette hutte, les véritables maîtres de ce monde obscur : les druides.

À nouveau, il fait le choix de se réfugier derrière ses paupières, façon infantile de refuser de sacrifier à sa survie ce que sa conscience personnelle a retenu des tourments que les générations issues de cette nuit ancestrale sauront sacraliser : jamais il ne se conformera aux superstitions de ces chamanes, de ces Papes.

« Si tu as tout perdu, souviens-toi qu’il te reste l’honneur » dit la devise de son régiment. Il avait fini par rejoindre Rivka qui se moquait de « cette spécialité bien française : l’honneur », qu’elle disait l’apanage des médiocres qui se veulent grands. Son regard de femme l’impressionnait lorsqu’elle décrivait les dos courbés, nus, battus, tondus, violés jusqu’aux âmes, aux noms déshonorés jusqu’aux tatouages des matricules : « Tant qu’il reste un pas à faire, il faut le faire comme un Mensch ».

La rotation alternative qu’il ressent lui dit que Hardy s’applique à lui faire passer le chambranle de porte sans que ses pieds ne touchent. Une fois de plus, c’est la délicatesse de ce Mensch qui le réconcilie avec sa condition présente ; il ouvre les yeux sur le visage concentré du petit colosse alors qu’il tente de le mettre debout, mais les genoux plient, et c’est ainsi, à genoux, dos bien droit sur ses chevilles en réveil mais encore inertes, les mains toujours posées sur la peau de mouton, qu’il découvre ce à quoi il ne se serait jamais attendu.


Il y a bien sûr le vieux, chauve aux poils gris sale coulant de ses tempes vers sa longue barbe miteuse, assis à cinq mètres dos à la cloison sur ce qui ressemble à un pouf de peaux identiques à celles qui tapissent les murs de la pièce et les poutres du toit, formant ainsi un plafond de trois mètres ; des peaux noires qui encouragent la pénombre de la pièce qui, hormis la porte, n’est éclairée que par une ouverture latérale rectangulaire, au sud – d’où un confinement qui cultive cette puanteur. Debout à gauche du vieux, côté fenêtre, le chef auquel d’un pas de côté le tatoué vient de faire place. Assises à sa droite, comme des starlettes non sur une plage mais sur des peaux au sol, deux magnifiques jeunes filles de quinze ou seize ans, une rousse près du mur et à côté de lui une blonde, vêtues chacune de la même sorte d’aube beige serrée à la taille par une large ceinture de laine grise tressée et dont les tétons juvéniles pointent la finesse du tissu. C’est derrière et entre elles que s’assied sur ses talons Hardy dont le torse nu révèle une impressionnante toison qui le couvre jusqu’aux épaules, cette posture suggérant un hybride ours/grenouille rouge. En face du vieux, étendu sur le sol de terre battue, sans un pli, Droopy et son « I’M HAPPY ! » que Pierre voit devant lui à l’envers, bien dans l’axe. À droite du tee-shirt, une basket et une chaussette, à gauche le short blanc puis le slip étalés à plat, misérablement maculés. Sur le pouf, entre le vieux et la blonde, l’empilage d’une basket, d’une chaussette et d’un lacet. Tous sont à le regarder avec attention, sauf le vieux qui n’a qu’un bref instant levé ses sourcils, appliqué qu’il semble à détailler la clef qu’il tient dans ses mains jointes tendues, selon la posture caractéristique d’un presbyte privé de lunettes.

L’attention de Pierre délaisse ce groupe qu’il n’a fait que balayer d’un regard pour se plonger dans l’objet insolite accroché à la cloison, au-dessus de la tête du vieux : trois rondins cylindriques de bois poli ligaturés aux angles formant un triangle équilatéral d’un peu moins d’un mètre de côté, pointe en haut presque à toucher le plafond. Hormis les angles bandés de lanières de cuir qui tels des moignons dépassent d’une peau tannée blanche tendue comme celle d’un tambour ; la forme suggère un panneau de circulation routière portant un bien surprenant pictogramme en regard de la rusticité du lieu. Résultat probable du contraste créé par la pénombre de la salle, la blancheur de cette peau apparaît d’une pureté lumineuse qui surligne le fin tracé noir d’encre d’un motif circulaire complexe au graphisme parfait, comme réalisé au compas et tire-ligne. Or Pierre le connaît très bien ce motif, porté par l’unique élément décoratif de la salle d’attente du cabinet de Samuel ; grand poster de plus d’un mètre de long sous verre et encadrement aluminium anodisé "bleu hôpital" : la photo aérienne de l’agroglyphe de Silbury Hill.


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Tel un harpon fantomatique surgissant du futur, ce dessin perce le présent deuil de son passé pour lui imposer le souvenir du repas donné par les parents Katz il y a six ans en l’honneur de Catherine, lors de leur retour d’Angleterre fin août deux mille quatre.

Ce fut une invitation imprévue, inhabituellement transmise à brûle-pourpoint par Papa Katz en personne. Juste le temps de s’habiller en sautant dans la voiture pour se retrouver devant une table surprenante, Rivka assise en bout, à la place habituelle du père, lui-même installé côté mur en extrémité du grand banc, son fils aux yeux fatigués à l’autre bout, et entre eux la blanche Catherine aux longs cheveux noirs défaits : « Comme ça tu ne pourras pas t’évader », avait même plaisanté ce médecin que Pierre depuis toujours ne connaissait que grave et méditatif. Maman Katz en vis-à-vis de son époux, souriante comme d’habitude mais ce soir-là avec les yeux rouges d’un clown triste, avait placé Pierre à côté d’elle, lui-même en face du jeune couple, sa mère à l’autre bout de table, de fait très mal située au milieu de la vive discussion qui allait bientôt éclater entre les deux garçons. Pour l’heure, Pierre n’avait d’yeux que pour Rivka. Il était certes malheureux de la savoir murée dans son inaccessible proximité, mais surtout surpris de ses épaules voûtées, recroquevillée et grignotant en silence, le nez verrouillé dans son assiette, abandonnant tout le service à sa mère. Ils en parlèrent quatre ans plus tard, le matin de son invasion : « Tu étais contrariée que ton frère se lie à une shiksa ? » D’un sursaut qui fit trembler le lit, elle s’était redressée en appui sur ses épaules pour lui faire face : « Tu es fou ? C’était à cause de toi ; la semaine suivante tu partais à l’armée ! »

De Cathy, Pierre ne connaissait que la femme radieuse d’une photo et découvrait ce soir-là une fragile jeune femme secrète au regard vif de petit oiseau apeuré et surtout incertaine devant les « ma fille » d’un père Katz qui quatre heures auparavant ignorait jusqu’à son existence.

Ce sont les garçons qui animèrent cet étrange repas. À en croire Sami, leur visite de l’île s’était achevée le troisième jour près de Stonehenge ; plus exactement après la découverte, aux aurores, d’un agroglyphe qui selon Samuel « s’était formé » dans un champ à deux jets de pierre de leur voiture où ils avaient dormi, à côté du tumulus de Silbury.

Leur voyage s’était arrêté là, et au lieu du Pays de Galles, de l’Écosse et de Londres, ils avaient durant un mois papillonné d’un B&B à l’autre pour visiter une bonne vingtaine d’agroglyphes des environs.

Ce n’est pas sans un certain malaise que Pierre avait constaté un changement profond chez Sami, ce rationaliste athée qui jusqu’à présent ne jurait que par la zététique semblait maintenant ouvert aux thèses les plus débridées. Un peu par provocation, Pierre avait parlé de mystifications et qualifié les figures de « gogogrammes pour soucoupistes ». Sans un mot, Sami s’était vivement levé de table pour y revenir un instant plus tard et poser des photos devant l’assiette de Pierre.

« Ça, c’est pris le matin du deux. On avait dormi à moins de cent mètres, rien vu, rien entendu ». Avant que Pierre ne réagisse, il poursuivit : « Des gens affluaient et beaucoup comparaient cet agroglyphe avec un autre qui s’était formé en trois phases successives. C’est pourquoi la nuit tombée, Cathy et moi sommes montés avec un Suisse, Dieter, sur le tumulus dont l’accès nocturne est interdit. On était seuls en haut mais Dieter avait une caméra thermique et de plus grâce à un petit clair de Lune on y voyait assez bien ; Cathy a dormi mais pas nous. » Puis de poser brutalement d’autres photos : « Ça, c’est le lendemain matin. Tu peux comparer », conclut-il sèchement.


— Tu as dit que la figure se trouvait à huit cents mètres du tumulus, c’est une belle distance ; vous avez pu louper les types qui l’ont faite.


Chez Samuel, le ton monta encore d’un cran : « Tu vas dans la cour, tu traces un cercle d’un mètre, un mètre dix de diamètre pour être précis. À huit mètres du centre, tu t’assieds sur tes talons ; et comme ça tu te trouves à l’échelle dans les dimensions relatives. Comment peux-tu louper quelque chose ? »


— Ben… À l’échelle, ils font moins de deux centimètres de haut, les gogographes. Ce qui fait qu’à huit mètres, on a le droit de…

— Tu n’y étais pas ! coupa Sami, à la limite de la colère.


Maman Katz qui connaissait depuis longtemps l’humeur des deux lascars tenta une diversion vers Cathy en évoquant les vertus de la cuisson à l’étouffée ; mais c’était trop tard car Pierre avait accordé le volume sur celui de Sami : « D’accord, j’n’y étais pas et j’ai rien vu, et toi t’y étais et t’as rien vu ; où est la différence ? »

Sami avait un peu pâli, un instant cillé des yeux, puis subitement détendu avait laissé choir Pierre en ramassant ses photos pour se tourner vers les deux femmes et d’une voix douce causer « goût et vitamines ».


« J’ai bien cru que vous alliez vous battre, tu devrais avoir honte ! » Pierre était effectivement confus de ne rien avoir compris, ou au moins flairé des singularités de cette réception. C’est seulement dans la voiture, au retour, que sa mère lui en enseigna les arcanes, apprises de Maman Katz entre deux portes alors qu’elle l’aidait pour le service que Rivka désertait.

Était-ce un effet de cette mystérieuse expérience agreste, ou l’accomplissement de la non moins mystérieuse alchimie propre à l’espèce, ou la conjonction des deux peut-être ; toujours est-il qu’ils étaient partis à deux pour revenir dans l’unité d’un couple. C’est donc tout naturellement, main dans la main, qu’ils s’étaient rendus à Laval chez les parents de Cathy. Selon ce que Samuel lui raconta plus tard, ce fut aussi bref qu’intense, se faisant raccompagner à la rue par les deux frères de Cathy, rapidement rejoint par celle-ci en larmes, elle-même talonnée par les parents se livrant paraît-il sans vergogne à un pitoyable spectacle de rue. Cathy redoutait son père mais ce fut sa mère qui prononça l’ultimatum : « C’est nous ou tu lui demandes de te payer tes études » désignant Sami du doigt sans même le regarder.

Marqué de nombreuses haltes éplorées, le retour vers l’appartement de Strasbourg leur prit la nuit, épreuve dont ils récupérèrent dans le demi-sommeil d’une matinée de tendresses affligées. C’est seulement en milieu d’après-midi qu’ils se rendirent à Gerstügen. Rivka était absente et Papa Katz faisait ses domiciles, mais Samuel n’eut pas besoin d’alliés ni même d’expliquer longtemps avant que Catherine et sa mère ne s’ouvrent les bras l’une à l’autre pour y pleurer. À partir de là, elle fut prompte à prévenir les absents qu’elle décongelait une de ses spécialités ashkénaze pour une soirée qu’elle voulait joviale. Soucieux d’épargner à Catherine le sentiment de s’isoler dans un milieu exclusivement juif, c’est le père qui avait eu l’idée d’inviter les Bote, sans imaginer que les garçons puissent une fois de plus et surtout en cette circonstance se perdre dans leurs habituels travers d’adolescents attardés.


Catherine parvint à joyeusement sublimer le gâchis de cette dispute en faisant correctement la connaissance de Pierre le surlendemain lors d’une belle soirée à déambuler bras dessus, bras dessous entre les winstubs du vieux Strasbourg, rayonnante de pouvoir réunir de ses coudes les deux garçons dans leur fraternité complice. Des années qui suivirent, ceux-ci n’abordèrent cependant plus jamais l’expérience controversée de ce voyage en Angleterre, tacitement devenue tabou.


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Sa gorge est mordue aux larmes par la nostalgie de ce repas qui réveille sa peine d’avoir irrémédiablement perdu son aimée, son ami, tous les siens. Une nouvelle pulsion de mort le porte à la révolte contre sa condition qu’une fois de plus il rejette derrière ses paupières, immédiatement séchées du baume de Rivka ; et Pierre de retourner à son monde dans un nouveau « je t’aime ».


Combien de temps s’est-il perdu dans ses chimères, quinze, vingt secondes ?… Excepté le regard d’émeraude de Hardy qui continue de le fixer, l’attention du groupe s’est détournée vers le vieux qui manipule la télécommande du verrouillage centralisé – ce que de toute évidence il devait déjà faire avant l’arrivée de Pierre.

Le bruit du contacteur se perd au milieu des cris des hirondelles et de la basse-cour, tous étouffés par le capitonnage des peaux, mais les clignotements de la diode électroluminescente rouge se détachent bien dans la pénombre, trois consécutifs pour indiquer le déverrouillage, un pour le verrouillage, qui alternent à chaque fois que le vieux appuie sur le lion Peugeot.

Pierre commence à mieux comprendre Hardy qui le premier avait dû observer le phénomène, et devine la substance de la consigne transmise tout à l’heure au tatoué : « Donne ça au vieux et dis-lui qu’il se passe une chose étrange lorsqu’on appuie sur l’image de la bête » ; et d’en déduire que ce qui paraissait bienveillance n’est que déférence de dévot pour ce qu’il suppose un messager des dieux, ou des esprits, ou des démons. Les croyances des ignorants ont toujours indisposé Pierre, aussi lui sourit-il involontairement de tristesse, touché de perdre un être qu’il avait à tort perçu proche ; et comme dans la prairie, Hardy de le lui rendre. Après un rapide retour sur le vieux fasciné par sa manipulation, Pierre lève les yeux sur le dessin de la peau.

Frappé par sa similitude parfaite à la réalisation de deux mille quatre, il pressent confusément que c’est par lui que passe le lien de causalité qui a conduit sa conscience dans ce monde.


Dans la situation invraisemblable où il se trouve, Pierre trouve logique d’examiner froidement toutes les hypothèses, à commencer par la plus simple : celle d’un rêve.

Si les rêves naturels sont absurdes et totalement déstructurés, les rêves conscients sont flous pour tout ce qui est hors du champ d’attention et surtout ne se soumettent en rien aux lois physiques, quant aux rêves inconscients, ils sont épurés au point de souvent ne se limiter qu’à une feuille d’ouvrage, sinon quelques équations sur un tableau, tout au plus un cours magistral d’amphi, ou encore une porte derrière laquelle se joue un opéra, ou la salle d’un musée. Ce qu’il vit maintenant ne peut qu’être un rêve d’une nature toute autre qui le plonge dans la perception détaillée d’odeurs, de sons, de couleurs portée par une trame événementielle stable et surtout cohérente, c'est-à-dire en accord avec le témoignage de ses sens : ses pieds et ses mains cernés par les brûlures des entailles du chanvre qui picotent en sortant de leur engourdissement, cohérents sont également le gonflement douloureux de l’arrière de son crâne ainsi que la chaleur du soleil couchant sur son dos qui lui révèle la fraîcheur de la salle sur sa poitrine. Non, impossible ! Sa condition présente est bien réelle, comme étaient réelles les mandibules de la fourmi qui avait entrepris de lui grignoter la fesse gauche lorsque Hardy lui défaisait ses liens.

Un dernier doute lui est suggéré par le fantôme de Papa Katz, témoignage qu’il n’a jamais réussi à élucider en rêve : la mort, ou plutôt la modification de l’état de conscience qui semble se faire en l’abordant. Pierre se souvient d’avoir été interpellé un jour par la pertinence de l’expression « je vais bientôt fermer mon parapluie » utilisée par une grand-mère évoquant la sienne. Ne serait-ce tout simplement pas sa condition actuelle ?


Malgré lui, Pierre se laisse caresser par le souvenir d’un dimanche après-midi chez Sami où ils occupaient de leur désordre la grande table du salon après un après-midi de révision, quelques jours après l’attentat des tours de New York. Maman Katz était à son four à émaux au sous-sol et Rivka cachait l’acné de ses quatorze ans dans sa chambre, mais le père occupait son fauteuil, taciturne à son habitude et les écoutait en feignant lire. Médecin traitant de sa mère donc le sien depuis toujours, sa présence intimidait Pierre or comme Samuel le savait, par pur défi, celui-ci en profitait pour exprimer sans retenue ce que des garçons de dix-sept ans préfèrent se murmurer. C’est ainsi qu’au terme d’une cascade spermatique de sottes associations débridées, il en était arrivé aux soixante dix vierges offertes aux martyrs du Djihâd.

« À moins qu’ils ne se retrouvent devant sept mille fantômes. » La voix émergeant du fauteuil n’avait imposé qu’une seconde de silence, brisée à la volée par le fils : « Tiens ! Tu crois aux fantômes maintenant ? »

Le livre s’abaissa et c’est à Pierre que la tête qui en émergea raconta l’histoire d’une opération délicate à laquelle, jeune médecin, il avait assisté. L’empathie particulière qu’il avait témoignée au patient les jours suivants avait encouragé celui-ci à pudiquement lui faire la confidence insolite d’avoir assisté à l’opération… « du haut du balcon », coupa Samuel « … d’un coin du plafond de la salle d’opération », conclut le père avec une douceur qui n’empêcha pas Sami de hausser le ton :


— On en a déjà causé : malgré l’anesthésie il subsiste une part de vigilance qui entend et inconsciemment mémorise, et tu m’as dit un jour que la zone cérébrale du souvenir et de l’imagination est la même : ton opéré n’avait fait qu’imaginer se souvenir avoir vu ce que son oreille avait perçu !


Le ton effronté de Sami avait choqué Pierre, ce qu’avait probablement perçu le père qui après l’apaisement d’un « tu as peut-être raison » s’en était retourné derrière sa lecture.

Bien que désapprouvant la forme de son expression, Pierre souscrivait cependant à la rationalité de la thèse de Samuel : s’interroger au sujet de l’existence d’une conscience personnelle désincarnée lui était toujours apparu aussi inepte que de déblatérer de la couleur de la flamme d’une bougie sans mèche. Pour ce qui concerne sa situation présente, la réponse est là : il ne contemple pas la scène en voletant au ras des peaux du plafond, mais bel et bien de derrière les hublots de ses pupilles, enfermé dans de la viande en souffrance.

« Je ne rêve pas et ne suis pas mort ! » s’entend-il murmurer ; et comme pour valider ce postulat, Pierre inspire tout doucement par le nez partiellement bouché un grand bol de la puanteur ambiante mêlée à celle du sang.


S’il ne « rêve » pas le dessin sur la peau, il a bien fallu que quelqu’un le réalise, ici et maintenant simple prouesse picturale ; mais également à l’identique dans deux mille cinq cents ans, prouesse de « land-art » d’un hectare issue d’une inspiration commune.

Depuis son premier rêve inconscient, il avait admis l’illumination mystique ou chamanique comme étant une banale réalité psychologique, résultat d’une capacité de création intellectuelle insoupçonnée de leurs bénéficiaires qui par ignorance l’imputent à une surpuissance divine, cosmique, satanique ou autre. Par contre, il avait également toujours admis que cette capacité de création est toute personnelle, ce qu’infirment les géométries identiques des deux figures, obligatoirement liées par le même fil d’Ariane.

Pierre frissonne de commencer à comprendre : dans l’analogie du tissu temporel, si le fil de chaîne est celui de la suite retenue comme effective par la perception personnelle et le fil de trame celui des déviations factuelles possibles, ce dessin s’intègre obligatoirement au fil perpendiculaire de la déviation temporelle, déviation dont il peut même situer le moment :

Après avoir constaté un sol trop sec sur sa principale station de pieds de mouton, au nord du GR et six cents mètres à l’ouest du Torstein, il avait renoncé à vérifier les autres stations et s’en était donc retourné à la voiture par approximativement le même chemin qu’à l’aller. Après une centaine de pas, il avait certes été un peu surpris de tomber sur d’impénétrables broussailles, mais les avait contournées par le nord sans se poser plus de questions. Il est clair maintenant que ce sous-bois dense appartenait déjà au monde celte, c’est donc entre la station et les broussailles que la déviation devait avoir eu lieu.

Comme le parapluie de la grand-mère, qu’est-ce qui avait bien pu renverser les trois référentiels sur l’asymptote paradoxale d’une temporalité à la fois figée et infiniment dynamique et ainsi arracher un avatar de sa conscience pour un bond de deux mille cinq cents ans dans le passé, sans même qu’il s’en aperçoive ?

Semblables au ressac sur une plage de galets qui claquettent en rafale, les items de l’hypothèse morbide reviennent à la charge : chute d’un arbre, balle perdue d’un chasseur, crise cardiaque ? Il sait que l’événement concerné n’affecte que le fil de trame, par exemple : la balle le manque, elle le blesse, elle le tue ; et que c’est uniquement cette dernière variante qui aurait éventuellement pu provoquer une déviation temporelle. Ça lui semble cependant peu probable car le traumatisme aurait été mémorisé, au moins le temps de l’agonie. Quant à l’hypothèse d’une balle lui explosant d’un coup le tissu cérébral, le traumatisme n’en serait pas pour autant gommé car donnant raison à Zénon d'Élée pour qui Achille ne rattrape jamais la tortue, sa conscience aurait perduré dans un temps ralentissant jusqu’à l’ultime instant qui effleure l’arrêt du temps, c'est-à-dire l’instant d’éternité situé juste avant l’écartèlement des neurones en bouillie de cervelle : là aussi il en aurait le souvenir ; or entre la station et les broussailles il n’a rien ressenti de spécial, pas de malaise, pas de choc, pas même le moindre vertige.

Il se lasse de ces conjectures et décide de se concentrer à l’avenir sur les seuls témoignages objectifs de ses sens, comme par exemple ce qui naît de sa langue desséchée à force de respirer par la bouche : une soif dont il est certain de ne pas avoir à douter !


« Ce n’est pas avec lui que je vais trouver ma réponse… » se dit Pierre en revenant sur le vieux qui s’obstine sur la télécommande. Il a perdu deux fois connaissance, probablement dix minutes au total, or cela fait bien cinq minutes qu’il est ici, donc au moins vingt que le tatoué lui a donné la clef « … déjà vingt minutes à faire joujou et il n’a pas l’air de vouloir arrêter ! »

Dans un sens, c’est logique : comme tout mystique, il se laisse dominer par l’ignorant qui l’habite or puisque tout ignorant se libère de ses angoisses en les cachant dans sa croyance, toute confrontation avec une réalité objective inexplicable lui impose de la concilier avec son credo sous peine de briser la coquille protectrice de ce qu’il appelle « sa foi ». Or le vieux est beaucoup plus qu’un simple croyant : en tant qu’intercesseur entre les dieux et les hommes, il se doit de faire montre d’une conviction apte à rassurer ses ouailles ; condition sine qua non de son ascendant sur eux.

Depuis qu’il existe des chamanes, des prophètes, des papes et des inquisiteurs, il est devenu manifeste que lorsqu’une idée ou un objet contrarie la doctrine du moment, c’est l’hérétique qui l’exprime ou le révèle qui paye le prix de sa négation : la suite de la partie va devoir se jouer avec prudence.

Pierre décide de lui laisser l’initiative et de profiter de ce temps mort pour résoudre le mystère « Hardy » qui continue de le fixer, impassible. L’évidence se fait jour : à droite du vieux ceux qui sont attachés à sa fonction sacerdotale, à sa gauche le pouvoir séculier : Hardy serait alors son tâcheron, son garde suisse, mais aussi son légat, qui très logiquement se retrouve sur un pied d’égalité avec le chef lui aussi directement inféodé au vieux, mais de fait impropre à pouvoir lui fournir le moindre soutien face à son mentor : c’est avec le vieux seul qu’il faudra composer.


Les minutes passent et finalement celui-ci se redresse et le jauge quelques secondes cette fois bien en face d’un regard glauque perçant ses longs sourcils gris-blanc, pour enfin du trou noir de sa bouche édentée émettre un long borborygme sans intonation ni modulation nettes au terme duquel le vieux semble attendre, puis grogne en hochant la tête. Dans l’instant Hardy s’adresse à Pierre de sa voix calme si solidement posée sur le marbre de ses graves que la surabondance de consonnes de son phrasé en devient harmonieuse : il est manifeste qu’il ne fait que répéter ce qu’a dit le vieux. Cette intervention encourage Pierre au dialogue, et c’est en soignant également sa diction qu’il répond, faisant voyager son regard de Hardy au vieux : « Je-suis-na-vré. Je-ne-com-prends-pas. Mi-ne-kom-pre-nas. »

Hardy tourne son regard vers le tatoué, en fait tous convergent vers le tatoué qui roule les yeux en faisant un signe de dénégation de la tête. Puis s’ouvre un conciliabule entre le chef et lui auquel le vieux apporte sa ration de postillons qui ne contribuent qu’à le rendre plus vif et dense, jusqu’à ce que sans le quitter des yeux le chef pointe son index vers Pierre en concluant avec ce qui ressemble à une injonction. Le tatoué se tourne alors vers lui et dans le silence réinstallé prend une longue inspiration avant de lui déclamer quelques phrases rapides qu’il n’a aucun mal à identifier : du latin ! Un latin extraordinaire qui n’a rien à voir avec celui d’un homme de loi en mal d’argument, ni même celui d’un latiniste pédant, encore moins avec celui que peut ânonner un pape à son balcon, non ! Ce qu’il entend caracole de marchandages de marché, résonne de querelles d’amoureux avant de se lisser de baisers des mêmes, flambe de disputes d’enfants et vibre de truculences méditerranéennes parfumées de lavande : du latin vivant !

Qui plus est ; les liaisons noyant les voyelles avalées, l’aisance et le rythme des intonations, la mélopée des déclinaisons, leurs mélodieuses nuances, tout porte à penser que le tatoué est un locuteur natif de ce latin.

Cheveux noirs, yeux marron et de taille moyenne au milieu d’une population blonde-rousse aux yeux bleu-vert qui excepté Hardy taquine les deux mètres : Pierre aurait dû se douter qu’il n’était pas d’ici ; mais quant à l’envisager Romain ? Qu’est donc Rome à l’époque de la Tène ? Est-elle seulement une cité libérée de la domination étrusque ? Et que fait-il là, à neuf cents kilomètres de sa ville, mille trois cents s’il a contourné les Alpes ? Voyageur libre, transfuge, marchand, esclave en fuite ?


Quoi qu’il en soit, en glanant dans ce qui lui reste des quatre années de latin du collège il trouvera matière à se faire comprendre, comme il aurait déjà pu le faire avec un « non intelligitis » au lieu du « mi ne komprenas » d’espéranto.

Cette porte qui s’entrouvre le fait sourire de contentement lorsqu’il tente de réhabiliter la devise latine de son régiment « omnia si perdas, famam servare memento » dont se moque Rivka pour y caser le mot « memoriam », histoire d’entrer en matière avec un « si tu as tout perdu, souviens-toi du souvenir ».

Question prononciation, ce ne sera certainement pas correct, mais se remémorant l’attention que le Romain avait porté à ses lèvres tout à l’heure dans la forêt, il prononce bien face à lui en s’appliquant à distinctement détacher chaque mot :

« Omnia-si-perdas-memoriam-memento. »


Le claquement devient lentement détonation au fur et à mesure que l’onde de choc repousse les tympans vers l’extérieur, puis tout vire au rouge lorsqu’elle entreprend d’expulser les yeux hors de leurs orbites.

Incroyable qu’une détonation puisse encore continuer à croître et à croître et à croître à ce point ; c’est comme si la tête elle-même devenait le projectile d’un tube de deux cent dix de marine…

… puis dans l’aveuglement d’un intense bleu lumineux Pierre se souvient !


 
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   Marite   
12/2/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Un long récit très dense par l'écriture et les situations que traverse Pierre le personnage principal. Si j'ai pu suivre la première partie avec suffisamment d'intérêt, j'ai lâché prise à la fin de la seconde partie et après j'ai survolé. Je pense que si ce texte était présenté en épisodes bien séparés à la lecture, genre : chapitres de roman, ce serait plus intéressant à suivre que comme nouvelle.

   Tadiou   
14/2/2018
 a aimé ce texte 
Pas
(Lu et commenté en EL)

J’ai tenté le challenge de lire attentivement une si longue nouvelle.

Je me suis pris au jeu pendant une bonne moitié du récit, étrangement charmé par l’accumulation des détails descriptifs, des analyses minutieuses, en pensant que toute cette étrangeté allait déboucher quelque part et qu’on allait voir ce qu’on allait voir avec un changement de rythme et de bonnes surprises ; hélas, non !

Ca m'est resté touffu, confus, délirant, abracadabrant, obscur, abscons.

Après les élucubrations pseudo quantiques, mais réellement fumeuses, du moins à mon avis, j’ai craqué à l’arrivée à l’oppidum (j’aurai eu le « mérite » de tenir jusque là), car j’ai ressenti que ça allait s’aggraver, l’heure passant.

Et j’ai jeté l’éponge en félicitant l’auteur(e) pour ce gigantesque travail auquel malheureusement je n’ai pas réussi à adhérer, malgré mes loyaux efforts oniriens.

Désolé.

Merci donc, quoi qu'il en soit, pour ce morceau de lecture (j’ai dû parvenir aux 60%, au jugé) et à tenter de vous relire, peut-être dans un style différent.

Tadiou

   Anthyme   
27/2/2018
Que vous ayez ou non aimé ce texte, je vous invite cordialement à venir enrichir de vos commentaires le sujet « La fonction du récit fantastique » qui en est le développement.

   Anonyme   
1/3/2018
 a aimé ce texte 
Un peu
Je crains que vous n'ayez beaucoup de lecteurs Anthyme. Votre nouvelle est longue, abondante de détails, s'appuyant sur des connaissances complexes. Le paradoxe du chat de Schrödinger est une expérience difficile à appréhender. Ce n'est pas une lecture simple que vous nous proposez là et vous allez laisser du monde en route. D'autant plus, si je puis me permettre, que vous partez dans tous les sens, j'ai l'impression que vous avez du mal à tenir un récit sur la longueur mais peut-être est-ce un choix délibéré. Trop de digressions, trop de discours qui s'écartent du sujet principal, et une pointe d'humour inadaptée pour ma part. Ne le prenez pas mal mais j'ai envie de vous dire qu'il faut discipliner votre pensée, en littérature cela s'entend.
C'est dommage car l'idée de fond est très bonne, le monde Celte et ses coutumes restent un excellent vivier pour créer des récits fantastiques. Je m'en étais moi-même inspiré dans ma nouvelle « Cernnunos » et je réfléchissais récemment à des péripéties avec un mégalithe en toile de fond.
L'oppidum c'est bien trouvé, le chevauchement des dimensions temporelles n'est pas d'une grande originalité mais difficile d'en faire l'économie avec ce type d'aventure. Il y a des passage intéressants, d'autres trop longs, l'ensemble je le redis restant trop morcelé. Je suis surpris car votre première nouvelle n'avait pas ces défauts, elle était linéaire et fort bien structurée.

   Louis   
6/3/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Le début du texte présente une originalité : le personnage tient à la main une clef. Une clef de contact, une clef de portière pour automobile. Mais on devine qu’il s’agit d’autre chose encore. La clef du récit, la clef d’un mystère est déjà là, elle n’est pas donnée à la fin de l’histoire, comme cela se fait habituellement, elle est donnée dès la première phrase, et elle se situe à portée de main.

À portée de main, et pourtant si difficile à saisir. Si lointaine dans le temps et si proche.

Cette clef ouvre sur le récit d’une perte en forêt.
Va-t-on se trouver alors en plein merveilleux ? Quel lieu, en effet, plus propice à sa manifestation que le fond des bois, selon le code des contes et légendes ? Serons-nous dans une nouvelle Brocéliande, va-t-on croiser de nouveaux Merlin, quelques fées mises au goût du jour, un nouveau peuple elfique ?
Rien de tout cela.
La clef de l’histoire n’ouvre pas sur le monde enchanté du conte.

On ne devrait pas non plus être emporté dans une aventure dangereuse, qui met la vie en péril. Une comparaison avec une autre perte, survenue une année auparavant, le précise.
Pas de neige, cette fois, pas de brouillard givrant, pas de nuit sans lune, les conditions météo sont clémentes. Pas d’irruption du merveilleux non plus lié aux conditions atmosphériques : non, quelque fantôme n’apparaîtra pas dans le brouillard, un manoir hanté ne se dressera pas subitement dans une clairière, on ne verra pas sortir du « brouillard rampant », comme l’avait vu Sherlock Holmes, une « forme sauvage, monstrueuse » qui s’avère être « un chien, un chien énorme, noir comme du charbon, un chien comme n’en avaient jamais vu des yeux de mortels. Du feu s’échappait de sa gueule ouverte, ses yeux jetaient de la braise » ( Doyle. Le chien des Baskerville).

Tout ce début de texte insiste sur la nature du récit dans lequel on se situe : nous ne sommes pas dans un conte de fées. Les conditions de l’histoire qui va suivre n’ont rien d’extraordinaire. Le point de départ est une situation banale. La clef au poignet n’est qu’une clef de bagnole.

Quelques fissures pourtant apparaissent dans la banalité et la normalité de la situation, l’étrange s’y glisse lentement, et, dans «cette forêt familière qu’il ne reconnaissait pourtant plus », le Même devient Autre, l’identité laisse place à la différence.

Ainsi l’espace semble se dilater pour Pierre, le personnage perdu en forêt. Le chemin GR qu’il devrait avoir atteint n’apparaît pas, au point de juger que : « sa situation présente est invraisemblable ». Il ne porte pas de bottes de sept lieues, juste de banales baskets, mais il est un ancien militaire, capable de marche « commando » rapide, et pourtant…

Sa rationalité « en passe de chavirer », l’étrange fait brutalement irruption dans une réalité déjà altérée, mais encore banale, d’abord sous la forme de deux personnages bizarrement accoutrés et de constitution physique étonnante. Le détail descriptif de leur affublement vise à montrer qu’ils ne sont pas des trolls, pas des Hobbits ou autres personnages mythiques issus de la « fantasy ». Non, ils présentent un aspect réaliste, mais hors d’âge. À l’altération spatiale succède et s’associe une altération temporelle.

Dans cette rencontre, ce sont des détails inattendus qui fascinent les uns et les autres. Ainsi, une teinte, la couleur rousse de la tignasse du Droopy, représenté sur le tee-shirt de Pierre, engendre une forte impression sur les deux « zigomars ».

L’intrusion des protagonistes hors d’âge projette Pierre vers le passé, son passé personnel tout d’abord, celui des souvenirs et de la mémoire : les recherches vaines effectuées sur l’oppidum celte avec son ami Samuel, ce même oppidum qui aujourd’hui se trouve en décalage spatio-temporel.
Insensiblement, en effet, sans savoir comment, Pierre a glissé vers un temps ancien.
Il n’est pas remonté vers son passé, Pierre reste présent, sa personne et l’histoire singulière qui le constitue, dont il peut faire le récit, sont bien présentes, mais les lieux dans lesquels il se situe n’appartiennent plus au présent.

Le personnage essaie de comprendre comment il a pu, subitement, sans que rien apparemment ne l’annonce, être exclu du présent.
La clef de l’histoire ouvre ainsi sur le temps.

Sont évoquées les années d’étude de Pierre, la rencontre avec Rivka, celle qui deviendra son épouse, son passé militaire, son accident et sa blessure lors d’un saut en parachute, pour en arriver à la question du rêve. Quelques considérations subtiles sur l’art onirique de Pierre, mais qui visent essentiellement à montrer que l’histoire relatée par le texte ne relève pas du fantasme ou du songe. Non, Pierre ne rêve pas, parce que s’il rêvait, il le saurait, « lorsque je rêve, je sais que je rêve » ; parce qu’il possède une technique pour échapper au cauchemar, la possibilité d’en sortir par un rêve contrôlé, or Pierre ne réussit pas à trouver d’issue au cauchemar qu’il est en train de vivre.
On peut fuir le rêve, et courir de rêve en rêve, mais pas d’échappatoire au réel.

Nous ne sommes donc ni dans le conte ou la fantasy ni dans le songe, le fantasme, ou le délire hallucinatoire ; l’histoire contée, bien qu’étrange, doit être considérée comme réalité.

Réelle serait donc la capture du personnage par un groupe de Celtes d’une autre époque. Scène étrange, voisine du rêve, du conte, de la « fantasy », mais pourtant distincte de ces formations irrationnelles.
On ne se situe pas dans le monde de la magie, de la sorcellerie, un monde où l’on pourrait croiser Harry Potter, mais dans une «irrationnelle réalité».

La référence à la physique quantique justifie cet ancrage du récit dans le réel, mais en dilatant la réalité jusqu’à y introduire une rationalité nouvelle, éloignée de la rationalité classique, celle de la science du XXème siècle, celle issue de théories aux conséquences plus stupéfiantes encore que les croyances surnaturelles traditionnelles, les théories du monde quantique de l’infiniment petit.

Pierre serait donc un « voyageur temporel », et se retrouverait dans une réalité celte éloignée de nous par vingt-cinq siècles. Pierre, ou un autre Pierre, « un autre soi-même », à la fois identique et différent, qui existerait simultanément dans différents temps.
Pierre serait pris dans un état de superposition quantique, à la fois mort et vivant, comme le chat de Schrödinger, mais il ne peut avoir conscience que de son seul état vivant, conformément à la déclaration qu’il avait faite à son professeur de physique : « Pour le chat il n’y a qu’un seul état : celui où il se perçoit "vivant" »

La fin du texte laisse penser que c’est un coup de feu, un coup de fusil qui a propulsé le personnage hors de la vie présente, ailleurs, dans un autre temps, dans un monde parallèle ( ou « perpendiculaire » ! ) au nôtre. Il serait donc ni vivant ni mort, mais un peu mort, et encore un peu vivant…

L’étrange surgit ici de l’application des lois quantiques du monde microscopique au monde macroscopique à l’échelle humaine.

Le personnage ne croit pas trouver de solution au mystère de ce qu’il vit, en contemplant le vieux chaman, qui ne cesse d’actionner sa clef d’automobile, la clef-télécommande, la clef de l’histoire : «Ce n’est pas avec lui que je vais trouver ma réponse… », et pourtant… le vieux chamane, en une image symbolique forte, est celui qui ouvre et ferme les portes d’un moyen de transport, non dans la dimension spatiale, mais dans celle temporelle. Il ouvre et ferme les portes du temps. Un temps conçu dans une variante de l’éternalisme.

Un récit fantastique intéressant, mais qui aurait gagné, me semble-t-il, un côté humm… plus vivant, s’il avait été écrit à la première personne.
La volonté démonstrative de situer le récit dans la réalité, et le démarquer du simple merveilleux, pèse un peu sur le plaisir de la lecture.

Merci Anthyme.

   Anthyme   
8/3/2018


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