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Sentimental/Romanesque
antonio : Amor à Venise
 Publié le 26/07/15  -  5 commentaires  -  6567 caractères  -  75 lectures    Autres textes du même auteur

Une merveilleuse rencontre, mais...


Amor à Venise


Elle se perdait dans les horaires. Je la renseignai comme je pus. Je n’étais sûr de rien moi-même. Sûr seulement d’une chose, dès la première minute : c’est que je ne voulais plus quitter cette femme.

« Oui, vous pourrez sûrement être rentrée à six heures à Venise. »

Il y eut donc l’attente côte à côte, emplie de timidité et de silence. Nous n’étions liés que par cette attente, et par le fait d’être tous deux français.

Je n’avais rien appris d’elle une heure plus tard, lorsque le bateau, traçant son sillage écumeux le long des bouées, cinglait vers Burano. Ou plutôt, je n’avais appris que l’essentiel. Elle avait un charme exquis et je l’aimais déjà.

Nous étions assis face à face, sur le pont, seuls voyageurs entourés de bancs vides, grisés par le vent vif, heureux d’être là, heureux de ce ciel gris et léger qui éteignait la mer et lui donnait une douceur mélancolique, un air d’éternité. Elle pinçait, d’une main, le rebord de son grand chapeau blanc et retenait de l’autre, sur sa robe blanche son petit sac blanc et un châle de laine blanche. Cette dame blanche entrait dans ma vie à un moment privilégié où mon cœur, disponible, venait de subir pendant quelques jours déjà l’assaut des sortilèges de Venise. J’étais prêt à l’amour, à l’amour fou, sans hier ni demain. Et quelque chose me disait que cette femme, malgré sa retenue, était dans les mêmes dispositions.

Elle était jolie, certes, mais surtout séduisante. Je répondais moi-même aux questions que je n’osais lui poser. Quel âge ? 35, 40 ans, ou un peu plus. Libre peut-être, intelligente, malicieuse, spirituelle, les quelques rares propos échangés me l’avaient prouvé. Car nous ne parlions guère. Nous n’en étions encore qu’aux banals commentaires sur le paysage. Pourtant, tout à l’heure, une petite phrase qu’elle avait dite tout bas, comme pour elle-même, en passant près du cimetière de San Michele, m’avait frappé : « Il doit être doux de mourir ici… »

C’est ainsi que j’ai connu Alice. Nous avions cheminé en silence le long du petit sentier de terre bordé de roseaux, d’un canal sans grâce et de quelques fermes, qui mène à l’abbaye, nous avions admiré ensemble les pathétiques mosaïques de Santa Maria Asunta, et cela m’avait permis de poser le châle blanc sur ses épaules délicates pour les préserver de la féroce humidité qui règne en ces lieux.

Au retour, lorsque nous nous étions quittés, au débarcadère de San Zaccaria, nos mains s’étaient retenues un peu plus longtemps que pour un banal adieu et j’avais eu le courage de prononcer les mots anodins mais décisifs : « Vous êtes seule à Venise ? »

Elle avait simplement battu des paupières en souriant. « Alors, il faudra nous revoir, demain si vous voulez ? » Elle avait bien voulu. Et nous avions pris rendez-vous pour le lendemain, dix heures, devant les « Mori ».

Nous nous revîmes le lendemain, et le surlendemain, et tous les autres jours. Nous ne nous quittâmes plus, sauf pour ces trop longues nuits que nous passions chacun dans nos hôtels respectifs, elle dans son palace du Grand Canal, moi dans ma plus humble « pensione » du quai des Esclavons. Un adieu rituel nous séparait le soir, d’abord sur la « piazetta », puis, les jours passant, à la porte de son hôtel où il devenait de plus en plus pénible de rompre le dernier silence qui précédait la dérisoire « bonne nuit ».

Jusqu’au soir où…


Oui, avec elle, j’ai refait le chemin. Tout le tendre chemin que je croyais à jamais égaré dans les brumes du temps et dont j’avais oublié l’émouvant itinéraire : la douce impatience de l’attente, l’indicible joie des rencontres, cette silhouette adorée tout de suite repérée dans la foule, et qui vient vers vous, qui vient pour vous, la pression délicate des mains, la violence refrénée des mouvements du cœur, le premier baiser, les silences. J’avais de nouveau vingt ans et j’échappais, par la magie de l’ambiance, au risque d’être ridicule à mes propres yeux. Venise me permettait de croire que tout était possible, même de retrouver, sans honte, ma candeur et mes émois d’adolescent.

Pendant cinq jours exactement, car nous étions, elle et moi, devenus adultes, et il y eut, fatalement, ce cinquième soir où…


Le jour, tout le jour, nous partions à la recherche de l’ineffable communion de nos âmes, à travers le réseau infini des ruelles de la ville, le long des « rii » endormis, dans l’ombre des « sottoporteghi » par les impasses secrètes et les cours interdites où les guirlandes de « putti » dansent leur ronde éternelle autour des puits séculaires. Nous avons visité tous les musées, toutes les églises, du Redentore de la Giudecca à la Madona del Orto, de l’Ange Raphaël à San Pietro di Castello, jamais rassasiés de splendeurs, jamais las de découvrir ensemble l’incroyable patrimoine laissé dans ce lieu unique par le génie des hommes. Une même émotion nous faisait vibrer, sans qu’il soit besoin de mots inutiles. Un accord supérieur s’était établi entre nous jusque dans nos silences. Jusqu’à la nuit…


Chaque soir, à partir de la cinquième, son corps fut le précieux creuset où se fondaient mes désirs et mes rêves. Nous découvrîmes l’enivrement des caresses subtiles et des lentes progressions. Seuls les êtres doués peuvent savourer pleinement ce crescendo des sens qui ne retarde le tumulte final que pour le rendre plus exaltant.

Ainsi passa le temps. J’avais pris une chambre au « Gritti », son hôtel, pour être plus près d’elle. C’était très au-dessus de mes moyens, mais je n’en avais cure. J’aurais bien vendu le peu que je possédais pour rester quelques heures de plus avec Alice. Mais un soir, au moment où je la quittais, elle me dit : « Tu sais que je m’en vais demain ? » Je le savais, bien sûr. Mais j’avais oublié que cette éternité ne pouvait être éternelle.

C’est alors que je m’avisai d’une chose étrange ; je ne savais d’elle que peu de chose : son prénom, elle était divorcée et habitait à Paris. C’était tout.

Je ne dormis guère cette nuit-là. Le lendemain, nous parcourûmes encore la ville. Main dans la main, nous fîmes nos adieux à la Salute, au Grand Canal, à la Piazetta. Vers six heures nous nous retrouvâmes au bord de la lagune. Elle me dit d’une voix sourde : « Il faut nous quitter ici. Mais nous allons nous revoir très bientôt ». Elle me remit sa carte de visite que je m’empressai de ranger dans mon portefeuille.

Son bateau s’éloigna, dans l’éblouissante sérénité du soleil couchant.

Sur le chemin du retour, dans une ruelle étroite, je fus pris dans une bousculade et m’aperçus en arrivant à mon hôtel qu’on m’avait dérobé… mon portefeuille !


 
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   in-flight   
13/7/2015
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Bonjour,

Bah oui, c'est balo comme on dit.

Franchement, je m'attendais à une chute moins prosaïque et plus poétique. J'étais bien dans votre texte, je me disais "il lui reste peu de temps, il lui faut conclure" (pas le narrateur, l'auteur).
Et là! Arrive cette banale histoire de vol.

J'aurais aimé qu'il jette la carte en se disant que ce moment était ce qu'ils avaient vécu de mieux et qu'en demander plus, c'était en demander trop.

Ou bien, qu'il joue avec la carte dans ses mains avant de la perde et y voir un coup du sort ou le simple "destin".

Ou encore qu'il déchire la carte pour nous révéler un terrible secret (ex: il ne peut s’empêcher de tuer ses maîtresses, il la connaissait avant...)

Bref, vous êtes souverain de votre écrit mais sachez que la fin m'a laissé un goût d'inachevé.

Quelques remarques:

Tout le tendre chemin que je croyait à jamais égaré--> croyais

C’est alors que je m’avisai d’un chose étrange --> d'une

Merci et bonne continuation.

   Anthyme   
3/8/2015
 a aimé ce texte 
Bien
Cette très bien décrite « magie de la rencontre » a de suite trouvé mon adhésion qui cependant, au fil de la lecture, devenait de moins en moins inconditionnelle.

En effet, je fais partie de ces vieux croutons qui portent encore en eux le parfum de leur petit cœur de midinette ; or quand à vingt ans on aime, on ne se donne pas seulement corps et âmes, mais aussi vies et secrets.

Pour être précis ; j’ai accompagné ces amants en soupirs « Jusqu’au soir où … » ils se sont comportés en bien-trop-adultes-bien-trop-distants pour la spontanéité qu’exigent de dignes vingt ans …
… et me suis alors assis pour les regarder vivre « leur » amour … de loin.

___________________________________
« Elle me remit sa carte de visite que je m’empressai de ranger dans mon portefeuille. »

… et alors je me lève, leur tourne le dos pour mieux retrouver la jeune inconnue de 1978, comme moi sans billet dans le Calais-Bâle, qu’une fuite devant les contrôleurs, de voiture en voiture, avait finalement uni dans la même victoire, sur le quai de Lille.

___________________________________
« … / … on m’avait dérobé … mon portefeuille ! »

Cupidon s’est vengé de ton indignité, bonhomme …
Bien fait pour toi … une main aimée, ça ne se lache pas !

   AlexC   
29/7/2015
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Ciao Antonio !

Merci pour cette petite nouvelle romantique sans prétention. J’aime croire qu’elle est parfumée de vécu. Elle s’aide du décorum avec brio sans toutefois en faire un usage indigeste. Le rythme velouté et chantant sied bien au thème amoureux, le style, moderne et sans froufrous lyriques, se marie bien à la pureté et l’innocence de la rencontre.

Mon ressenti sur le twist final : il semble forcé. J’ai ri une demi seconde, mais surtout j’ai été abruptement sorti de cette jolie fable, de ce bain de chaleur humaine dans lequel vous m’aviez plongé. Il ne m’apparaît pas essentiel de vouloir conclure sur une note cynico-ironique.

Bonne continuation

Alex

   Galia   
2/8/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Tout est bien écrit et décrit. On se retrouve totalement dans les sentis et ressentis, et dans cette découverte sentimentale qui va crescendo jusqu’à la fin brutale nous faisant retomber sur terre, dans la vraie vie.
J’aime cette fin qui est tout à fait réelle dans sa simplicité.
Je n’apprécie pas les fins où « tout e monde il est beau, tout le monde il est gentil ».
Là, j'ai voyagé du début jusqu'à cette fin qui m'a surpris agréablement.

   carbona   
5/8/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Votre texte est très, très bien écrit, il se savoure, les mots sont justes. Bravo !

Une rencontre amoureuse, ça pourrait être gnangnan mais grâce à la subtilité de votre plume, c'est juste beau !

Le seul passage que j'ai trouvé un peu "pathétique" est celui-ci "Oui, avec elle, j’ai refait le chemin. Tout le tendre chemin que je croyais à jamais égaré dans les brumes du temps et dont j’avais oublié l’émouvant itinéraire".

Quel dommage pour la chute, trop brève ou trop terre à terre, je ne sais pas exactement pourquoi mais elle m'a déçue alors que j'étais jusqu'alors transportée !


Merci et encore bravo pour votre excellente écriture !


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