On était en septembre. Depuis une huitaine de jours, il pleuvait toutes les nuits, et dans la journée un beau soleil brillait du matin au soir. C'est-à-dire que l’époque, l’humidité, la chaleur, les trois éléments étaient réunis pour que les champignons poussent… j’allais dire comme des champignons.
Un matin, l’anse d’un panier à mon bras et suivi de ma chienne Solen, je partis dans les bois du côté de Blache Sautel. L’air était léger, la température idéale. Après une demi-heure de marche, tout en sifflotant, j’arrivais au lieu que je m’étais fixé. À dix heures trente, mon panier était plein. Des oronges, des grisettes de Parme, des petits blancs et surtout, surtout, de merveilleuses chanterelles, mon régal.
Je demandais à Solen si elle était d’accord pour que nous nous octroyions quelques minutes de repos, et elle me répondit par l’affirmative en agitant frénétiquement son bout de queue. (D’ailleurs, elle est toujours d’accord avec moi !) À l’ombre d’une Yeuse, sur une mousse veloutée, je m’allongeai en écoutant pépier les oiseaux qui semblaient apprécier aussi cette merveilleuse journée. Blache Sautel est un bien communal qui est constitué de gros massifs de broussailles, de parties plus dégagées plantées de chênes verts et d’yeuses, et de petits bouquets de ronces. J’étais bien, et comme rien de particulier ne m’attendait chez moi, je décidai de rester encore un peu dans cette ambiance virgilienne, au milieu de la nature.
À un moment donné, sans avoir rien entendu, il m’a semblé que quelqu’un me regardait. C’était peu probable, mais je me relevai sur mes coudes pour jeter un regard circulaire. Je vis alors, à cinq ou six mètres de moi, un gros oiseau noir qui me regardait. Manifestement ma présence ne le gênait pas, il n’avait nullement l’air apeuré. Je trouvais amusant la confiance dont cet oiseau faisait preuve à mon égard, quand soudain, il me dit :
- Bonjour, comment ça va ?
Absolument ahuri par cet oiseau parleur, je ne répondis pas, aussi il répéta :
- Bonjour, comment ça va ?
Je repris mes esprits et pensai alors que j’étais en présence sans doute d’un animal domestique, sans doute un mainate, échappé de son domicile, et qui répétait bêtement deux ou trois phrases. Pour m’amuser, je décidai de lui répondre.
- Bonjour, bel oiseau. Je vais très bien. Le temps est magnifique. Et vous ? Comment allez-vous ?
Je restai cloué au sol par sa réponse.
- Je vais bien, merci. Pouvez-vous me suivre ? J’ai à vous parler.
Alors là, mon explication première ne tenait plus. Il s’en présenta aussitôt deux autres à mon esprit. Ou bien je rêvais ou bien j’étais devenu fou. Devant mon silence, l’oiseau reprit :
- Je comprends votre étonnement, mais je vous en supplie, veuillez me suivre. Je veux vous faire voir et vous expliquer certaines choses.
À ce moment une sorte de dédoublement se produisit en moi. Ma raison me disait que, devant l’incompréhensible, la seule solution était de fuir, de m’éloigner de cette magie qui ne pouvait être que mauvaise, mais mon corps, lui, n’obéissait pas à ma raison, et il se leva pour suivre le mystérieux oiseau. Solen s’était levée elle aussi et s’approchait, presque en rampant, craintive, jusqu’à l’oiseau, qui d’ailleurs ne s’occupait pas d’elle.
- Merci, me dit l’oiseau, pour votre confiance. Nous avons besoin de vous.
Et l’oiseau se mit à avancer en sautillant. Je le suivis et ma chienne derrière moi. Nous avons parcouru une cinquantaine de mètres. Arrivés près d’un très gros massif de broussailles, l’oiseau reprit la parole.
- Je vais vous demander de faire un peu de gymnastique, mais ce ne sera pas très long. Suivez-moi.
Et l’oiseau s’engagea sur un petit sentier de quinze ou vingt centimètres de large et guère plus haut. J’hésitais à suivre mon guide par un passage aussi étroit, mais à l’intérieur des broussailles, l’oiseau me dit :
- Venez. Vous y arriverez, même si c’est un peu difficile au début.
Ma raison me criait très fort de tourner les talons et de fuir ces phénomènes des plus bizarres, mais mon corps n’obéissait pas et je commençai à ramper sous les broussailles.. Mes mains, mes bras et mes genoux recevaient une multitude de piqûres, mais je continuais ma progression. Nous avions fait une dizaine de mètres lorsque l’oiseau me dit :
- Maintenant, cela va être beaucoup plus facile pour vous. Il y a très longtemps, des hommes ont travaillé pour vous.
Devant moi en effet, dans la pénombre, je remarquai un trou d’où partait un couloir en pente douce, qui descendait sous terre. Cette sorte de tunnel faisait environ deux mètres de large et à peu près deux mètres également de haut. Je pouvais donc me tenir droit.. L’obscurité devint très vite totale, et comme j’hésitais à aller plus avant, l’oiseau me dit :
- Ne craignez rien. C’est tout droit, et nous aurons bientôt de la lumière. Pour me guider, sans arrêt, l’oiseau me disait, par-là, par-là, par-là. Après un cheminement dont je ne peux évaluer la distance, je vis en effet une lueur, et nous sommes alors arrivés dans une sorte de pièce, plus large que le souterrain et qui était éclairée par la lumière du jour à quatre ou cinq mètres au-dessus de ma tête. Cette lumière était tamisée par des broussailles qui cachaient sans doute cet accès. Solen était toujours derrière moi, et semblait apeurée… comme moi-même, je dois l’avouer. Dans cette espèce de clairière souterraine, je constatai que de nombreux autres oiseaux noirs (une bonne cinquantaine) se trouvaient là et pépiaient à qui mieux mieux. Mon guide émit alors une trille qui imposa silence à toute la troupe.
- Monsieur, me dit mon guide, vous l’avez sans doute deviné, nous sommes des mainates, et nous avons besoin de vous, car nous sommes menacés. Je vais vous donner les explications nécessaires, mais auparavant, si vous le permettez, j’ai des consignes à donner.
Et sans attendre ma réponse, dont je ne sais pas d’ailleurs ce qu’elle aurait pu être, il se mit à pépier vivement. Tous les oiseaux écoutaient visiblement attentifs, et lorsqu’il eut terminé, tous les oiseaux s’envolèrent, et nous somme restés seuls, mon guide, Solen et moi-même.
- Votre étonnement est normal, mais vous allez comprendre, reprit-il. Nous comptons le temps en hivers. Or , il y a certainement plus de cent hivers, un couple de mainates, dont l’un était blessé, qui étaient arrivés sur un bateau des hommes, aborda sur une terre. Ils volèrent plusieurs journées, et s’arrêtèrent dans ce bois. Tout ce que je vous dis s’est transmis de parents à enfants. Nous, les mainates, ne pouvons résister aux froids de l’hiver. Aussi quand nos aïeux trouvèrent ce souterrain, ils surent qu’ils étaient sauvés. Dans un coin de ce souterrain, bien à l’abri du vent, ils firent une petite cabane couverte de mousse. Ils rentrèrent de la paille, et des graines de blé, d’orge et d’avoine. C’était la provision idéale pour l’hiver, parce que ces graines se conservent bien. Nous sommes les descendants de ce couple. Nous, les Mainates, avons un don. Notre gosier nous permet d’imiter des langages, aussi bien des hommes (vous l’avez constaté) mais aussi de toutes les familles d’oiseaux.. Nous parlons donc avec les hirondelles, les martinets, les moineaux, les pigeons, etc... Nos dons sont bien supérieurs à ce que vous pensiez. Dès la naissance d’un jeune mainate, on lui dit : « Si tu as affaire aux hommes, parle un peu pour qu’ils s’intéressent à toi, mais surtout, ne leur fais jamais comprendre que tu es capable de réfléchir et de discuter comme eux. Ils nous utiliseraient à je ne sais quoi et ce serait la fin de notre race. Tu répéteras quelques mots, mais c’est tout. » Pour les hommes, les oiseaux sont… bêtes. Et nous, les Mainates, comme les autres. Si vous voulez, je vais vous faire voir notre installation pour l’hiver.
Mon guide s’enfonça un peu plus loin dans le souterrain et me fit voir un petit renfoncement sur la gauche. Ce renfoncement d’environ deux mètres carrés au sol et cinquante centimètres de haut, était recouvert en haut et latéralement par des petites branches entrelacées couvertes de mousse. Sur le sol, un épais tapis de paille.
- Compte tenu de votre taille, vous ne pouvez pénétrer (l’entrée, très étroite, faisait à peine vingt centimètres de haut et de large) mais, tout au fond, nous avons nos réserves de graines dont je vous ai parlées tout à l’heure. Si bien qu’au chaud, bien nourris, nous passons les hivers dans de bonnes conditions. Nous ne sortons que très rarement durant les grands froids, et uniquement pour satisfaire nos besoins naturels, car nous ne pouvons vivre que dans la propreté, contrairement à beaucoup de nos congénères. Voilà. Maintenant que je vous ai dit comment nous sommes venus là, et comment nous avons pu y rester malgré des hivers rigoureux, je vais vous dire pourquoi nous avons besoin de vous.
Ahuri par tout ce que je venais de voir et d’entendre, je n’avais pas ouvert la bouche depuis un moment. Mais comme le dit le vieux dicton populaire On s’habitue à tout, et de fait, tout ce que je vivais me semblait de moins en moins incompréhensible.
- Je ne vois vraiment pas en quoi je pourrais vous aider. Et tout d’abord, pourquoi vous être adressés à moi ? - Si, je pense que vous pouvez nous aider à survivre. Car il s’agit bien de cela. Sans vous, nous sommes condamnés. Je vais répondre à votre deuxième question. Ce n’est pas par hasard que nous nous adressons à vous. Je vous ai dit que nous parlions le langage de tous les oiseaux. Des hirondelles, qui nichent sous les tuiles, près de la salle de délibération de la Mairie, avaient proposé à l’un de nous de venir écouter ce que disaient les hommes. Comme nous voulons être au courant de ce que font les hommes (excusez-moi, mais c’est de vous que nous pouvons tout craindre), l’un de nous assiste à toutes les délibérations du Conseil Municipal, et nous sommes assez intelligents (j’espère que vous en conviendrez) pour comprendre ce que vous dites. Nous savions que vous faisiez partie du Conseil Municipal. D’autre part, nous avions remarqué que chaque année, au mois de septembre, vous venez chercher des champignons dans ce bois de Blache Sautel. Notre « oreille » nous a fait savoir que le Conseil municipal, il y a huit jours, a décidé d’utiliser Blache Sautel pour en faire un espace de jeux. Tennis, Pistes d’athlétisme, boulodrome, buvette, etc..
Mon guide en était là de son récit, quand un mainate arriva. Il avait dans son bec une dizaine de feuilles de figuier qu’il déposa, l’une à côté de l’autre sur le sol, pour faire une sorte de plat. Presque aussitôt, d’autres mainates arrivèrent portant dans leur bec des grapillons de raisin, qu’ils déposèrent sur les feuilles de figuier.
- Si vous voulez vous asseoir, Monsieur, et manger quelques grains de raisins, cela vous rafraîchira.
Des mainates mondains maintenant ! Je ne pus m’empêcher de sourire en pensant à la tête que feront les gens quand je leur raconterai mon aventure ! Si je la leur racontais… Je mangeai quelques grains de raisin, puis demandai :
- Ce n’est tout de même pas vous qui avez creusé ce souterrain ? - Évidemment non. D’ailleurs je vous l’ai dit : des hommes, il y a longtemps, avaient travaillé là. Après de nombreux survols, et compte tenu de la direction du souterrain, nous savons que ce tunnel était une sortie secrète du château qui est à cinq kilomètres. C’est un travail considérable, qui nous sauve la vie, mais qui est maintenant en danger. En effet, si le projet du Conseil Municipal se réalise, toute la végétation va être rasée, notre cachette sera trouvée et comblée. Nous serons tous condamnés. Et c’est là que vous devez intervenir. Il faut absolument que le projet de complexe sportif se réalise ailleurs qu’ici. Vous faites partie du Conseil, vous pouvez certainement intervenir ! - Je ne promets pas le résultat, mais je m’engage à exercer toute mon influence pour obtenir que l’espace sportif soit créé en un autre lieu… Je voudrais maintenant vous poser une question qui m’intrigue énormément. Vous parlez merveilleusement le français. Je ne doute pas de vos possibilités de parler d’autres langues humaines, en plus de celles des oiseaux. Bon. Cela peut s’expliquer par un don naturel, une conformation particulière de votre larynx. Par ailleurs, vous possédez incontestablement une intelligence comparable à celle des humains. Alors, voici ma question. Il ne semble pas que vous ayez un développement technique auquel devrait correspondre votre développement intellectuel…
- Votre remarque est malheureusement judicieuse. Et les explications sont nombreuses. Votre durée de vie est égale à dix fois la nôtre. Si tous les hommes mouraient à huit ans, où croyez-vous que vous en seriez, sur le plan du développement technologique ? Ensuite, vos recherches sont effectuées par des millions d’hommes à la fois, et chacun peut bénéficier des découvertes des autres, ce qui permet une accélération des progrès. Alors que nous vivons en petites unités de trente, quarante ou cinquante individus, totalement indépendantes les unes des autres. Enfin, il y a une troisième raison, qui est peut être la plus importante. Comme vous l’avez dit, nous avons des dons dans le domaine du langage. Nous en avons aussi dans le raisonnement. Malheureusement, nous n’avons pas ce que vous appelez, vous, humains, "la bosse des maths". Nous ne sommes pas des scientifiques. Or le développement, c’est avant tout des découvertes scientifiques. Toutes ces raisons sont suffisantes, mais si vous en voulez une supplémentaire, je vous dirais que nous ne sommes pas gâtés pour les travaux manuels, car nous n’avons pas de main. Voilà pourquoi nous n’évoluons pas, mais nous sommes à même d’admirer ce que vous, les hommes, vous arrivez à réaliser. Ne serait-ce qu’à transporter des centaines d’entre vous dans d’énormes oiseaux métalliques, créés par vous… Monsieur, je vous le demande et répondez-moi franchement : pensez vous qu’il y ait une chance pour que vous nous sauviez la vie.
- Très sincèrement, je le pense. En dernier ressort, si je n’arrive pas à faire modifier le lieu d’implantation du centre sportif, je mettrais (mais en dernier ressort) quelques collègues au courant, en leur demandant instamment de ne pas révéler votre présence. Parce que vous avez raison. Si certains hommes apprenaient votre existence, ils auraient aussitôt l’idée d’en tirer quelques bénéfices, et même si vos existences étaient sauvées, ce ne serait plus pour vous… une existence. Vous n’auriez certainement plus de liberté. - Monsieur, nous sentons que vous ne faites pas partie des hommes dont vous venez de parler. Et nous vous faisons entièrement confiance. - Je vous le répète, je ferai l’impossible. Et maintenant, si vous permettez, je vais rentrer chez moi.
Accompagné de mon guide, je sortis du souterrain d’abord, du taillis ensuite, et je vis aussitôt que des mainates venaient derrière moi pour réparer les dégâts que j’avais occasionnés dans les brindilles. Il fallait que la rentrée reste indécelable. Ce fut réparé en un rien de temps, et l’on on ne vit plus le passage que j’avais emprunté.
Reprenant mon panier de champignons, et toujours suivi de Solen qui ne m’avait pas lâché d’un mètre durant toute notre visite, je revins chez moi, la tête pleine des conversations que je venais d’avoir avec….. un oiseau. Le lendemain soir, nous avions une réunion du Conseil Municipal. À l’ordre du jour : l’installation d’un éclairage sur le pan de vieux remparts du XIVème siècle de notre village. Avant que l’ordre du jour ne soit entamé, j’ai demandé la parole. En m’excusant de revenir sur un sujet qui était déjà théoriquement réglé, je parlai des avantages que nous aurions à installer notre centre sportif sur Marinier et non sur Blache sautel… J’indiquai tout d’abord un gain de trajet de près de un kilomètre, la présence d’un ruisseau traversant Marinier et qui pourrait donner lieu à des installations plus esthétiques et plus commodes. Enfin (payant de ma personne en quelque sorte), j’indiquai que je possédais, en bordure de Marinier, une vieille maison à l’abandon de cent vingt-cinq mètres carrés au sol, qui pourrait servir de base pour l’installation d’une buvette, et dont je ferais don à la commune, si mon projet était accepté. Plusieurs conseillers se déclarèrent d’accord avec ma proposition, mais le Maire, une tête de mule, ne cessait de répéter :
- Ce qui est décidé est décidé ! Ce qui est décidé est décidé !
Je sortis alors mon dernier argument :
- Il y a également une raison écologique à notre choix. Avez-vous remarqué que sur Blache Sautel, il y a énormément d’oiseaux que nous allons perturber ? Alors qu’à Marinier, à part quelques pies, il n’y a pas grand chose.
Le maire éclata de rire :
- Ce ne sont tout de même pas les oiseaux qui vont nous dire ce que nous devons faire ! - Riez, riez, monsieur le Maire ! Savez-vous ce que les oiseaux sont capables de faire ? Vous n’en savez rien. Moi non plus je vous l’accorde, mais vous souvenez-vous du film de Hitchcock ? Êtes-vous absolument certain qu’il ne peut s’agir que d’une fiction ? Peut-être dans quelques jours reviendrez-vous sur votre opinion ! - C’est tout simplement ridicule. Nous ferons notre centre sportif à Blache Sautel, nous ne reviendrons pas sur ce qui a été décidé !
Rentré chez lui (je l’ai su plus tard, par la femme du Maire qui me raconta tout ce qui s’était passé ce jour-là et les jours suivants), le Maire avait raconté en riant mon intervention au Conseil Municipal, et avait conclu :
- Heureusement que ce n’est pas lui qui a été élu Maire ! Tu te rends compte ! Si nous avions cet illuminé à ma place ?
Le lendemain, panier au bras, et toujours suivi de Solen je retournai à Blache Sautel. J’étais encore à cent mètres de l’entrée du souterrain, lorsque mon guide atterrit devant moi.
- Je sais que les nouvelles ne sont pas bonnes, me dit-il. On m’a fait part de ce que vous avez fait pour nous défendre. Nous vous en sommes reconnaissants. Malheureusement, nous sommes condamnés. - Attendez, attendez, lui dis je. Ne partez pas battus ! Vous m’avez bien dit que vous pouviez entrer en contact avec toutes les espèces d’oiseaux ? - Oui. Mais nous ne pouvons rien faire. Nous n’avons pas d’arme pour nous défendre. - Si, vous avez une arme. Vous pouvez faire peur. Voici ce que vous allez faire. Vos camarades et vous, entrez en contact avec toutes les espèces d’oiseaux à dix kilomètres à la ronde. Il faudra que vous vous donniez rendez-vous à proximité de la maison du maire, un jour et à une heure donnés. Lorsque vous verrez le Maire (ou sa femme) sortir de chez lui, il faudra que tous les oiseaux viennent voler autour de lui (ou d’elle) en faisant le plus de bruit possible. Vous verrez bien sa réaction !
Le surlendemain, Monsieur le Maire et sa femme sortirent ensemble, lui, pour aller à la Mairie, elle, pour aller faire des courses. Soudain, un nuage d’oiseaux se précipita sur eux, les enveloppa en poussant des cris divers. Certains passaient en rasant la tête des deux personnes, affolées, qui se protégeaient les yeux de leurs bras repliés. Ils rentrèrent précipitamment dans leur maison, et quelques secondes plus tard, ayant repris ses esprits, Monsieur le Maire essuyait la plus grande engueulade de sa vie.
- Alors, l’esprit fort, tu crèves de frousse ! Il avait raison, le Pierre, quand il te disait que les oiseaux de Blache Sautel devaient être laissés tranquilles. Tu vas faire ce qu’il dit ! Je suis sûre que les oiseaux ne sont venus cette fois-ci que pour un avertissement. Mais va savoir ce qu’ils peuvent faire ? - Mais tu es folle ! Les oiseaux se sont énervés, je ne sais pas pourquoi, mais tu penses bien que cela n’a rien à voir avec notre projet de centre sportif ! - Tu es prêt à la jurer ? - Non, bien sûr, mais raisonnablement… - Raisonnablement, hein ? Et qui te dit que ce n’est pas Pierre qui a raison ? - Parce que ce n’est pas logique. - Bon. Hé bien, va à ta mairie. Logiquement, tu ne risques rien. Mais moi, je ne fais pas de courses aujourd’hui. - Tu vas voir. Oui, j’y vais à ma Mairie. Je suis sûr qu’ils sont partis ailleurs.
Le maire regarda par la fenêtre, et en effet le magnifique ciel bleu était vide de tous oiseaux. Il sortit donc, non sans un petit pincement au cœur il est vrai. Il avait fait une cinquantaine de mètres et commençait à être parfaitement rassuré lorsque, venant de tous les toits avoisinants, une nuée d’oiseaux de toutes sortes se précipita vers lui en poussant des sons discordants et déchirants. En courant, Monsieur le Maire rentra chez lui, où sa femme l’attendait dans l’entrée et lui dit :
- Alors, gros malin ! Tu le crois maintenant, qu’ils en ont après toi ? Tu as intérêt à abandonner ton projet. Je ne sais pas comment, mais ils le sauront et nous laisserons tranquilles. - C’est pas possible ! C’est pas possible ! Comment veux-tu que des oiseaux sachent ce que nous allons faire ? Non, non, non. Pour moi, c’est Pierre qui a un Pouvoir sur eux. C’est une créature du démon ! Oui. C’est lui. J’en suis sûr ! - Écoute, que ce soit Pierre ou les oiseaux tout seuls, ça n’a pas d’importance. Ce qu’il faut, c’est que tu fasses ce que dit Pierre. Fais ton Centre à Marinier. D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi tu t’entêtes. Marinier, c’est aussi bien, pour ce que tu veux faire. - Bon, bon, d’accord. Mais nous ne ferons une réunion que ce soir. Dans la nuit, j’espère que ces oiseaux de malheur me ficheront la paix, je vais téléphoner aux conseillers.
Ce que le Maire fit aussitôt.
Lorsqu’il me téléphona pour me convoquer à mon tour, sa voix était encore chevrotante. Pourtant, il ne me dit rien de ce qui s’était passé. Pour expliquer la réunion du soir, il me dit : - J’ai bien réfléchi. Vous avez proposé de donner à la commune une vieille maison que vous possédez près de Marinier. Je ne me sens pas le droit, en tant que Maire, de refuser un don fait à la municipalité. En conséquence, nous l’accepterons et… bien sûr, nous ferons le centre sportif à Marinier.
J’ai eu bien du mal à ne pas lui rire au nez… ou du moins au téléphone. Il voulait sauver la face, mais j’étais bien certain que mes amis les oiseaux avaient dû lui flanquer une sacrée frousse. À la réunion du soir, la modification de l’implantation au profit de Marinier était votée sans opposition.
Dés le lendemain matin, toujours panier au bras et avec Solen, je suis retourné une fois encore vers les mainates. Cette fois, j’ai dû siffler pour attirer l’attention. Les convocations ayant été faites au téléphone, les mainates n’avaient pas eu connaissance de la réunion d’hier soir. Je leur ai expliqué ce qui s’était passé. Je l’avoue sans honte, ce fut l’un des moments les plus émouvants de ma vie. Mon guide me fit asseoir sur un épais matelas de mousse qu’ils avaient préparés pour moi. Ils étaient littéralement fous de joie de savoir qu’ils étaient sauvés, et ils ne savaient comment me prouver leur reconnaissance. Je leur dis que la victoire était avant tout la leur. Ils avaient su apprendre les projets de la municipalité, ils avaient su rassembler tous les oiseaux, et tous ensemble, ils avaient réussi à faire très peur au Maire et à sa femme. Ils avaient gagné, j’en étais très heureux, mais c’était eux qui avaient gagné.
Malgré mes explications, tous les mainates ne savaient comment me prouver leur reconnaissance. Ils étaient allés chercher des grapillons de raisins frais. L’un commença par prendre la tige d’un grapillon dans son bec, puis il vint se percher sur mon épaule pour que je puisse le déguster sans me déplacer. Un deuxième, puis un troisième, une vraie noria se mis en place, jusqu’à ce que je demande grâce. Oui. J’avais les larmes aux yeux. Que l’on ne vienne jamais, oh, non, jamais ! me dire que les oiseaux sont de simples objets mouvants. Il y a entre les hommes et les oiseaux des ressemblances qui n’apparaissent pas au premier coup d’œil, mais que j’avais eu la chance de pouvoir constater de très près et ce, sans discussion possible…
Pour ne pas risquer d’attirer l’attention de personnes mal intentionnées, je me suis fait une règle de n’aller voir mes amis les mainates qu’une fois par mois. Mais chaque fois c’est un plaisir renouvelé de discuter avec eux. Vous aurez remarqué que tout au long de mon récit, je n’ai donné aucun nom de village, aucune indication qui pourrait vous préciser où trouver mes amis. Pour eux comme pour nous, l’adage est valable :
Pour vivre heureux, vivons cachés.
FIN
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