Allongé dans la grange, Paul sentait la paille qui lui piquait les mollets. Il se leva lentement. Cela faisait bien dix minutes que Thérèse était repartie. Pour la première fois, à bientôt seize ans, Paul venait de connaître la femme et il sentait qu'une métamorphose venait de se faire en lui.
Pourtant, la chose en elle-même n'avait pas été extraordinaire et à vrai dire, il se sentait un peu déçu. Pourquoi fait-on tant d'histoires pour un acte somme toute banal ? Peut-être parce que Paul n'était pas vraiment amoureux de Thérèse ? En tous cas, après on se sent très bien et Paul savait qu'il venait de prendre un tournant dans sa vie. Debout, devant le portail de la grange, les jambes légèrement écartées, les poings sur les hanches, Paul sentait en lui une extraordinaire vigueur. Ses poumons lui semblaient plus vastes, ses forces étaient décuplées, sa confiance en lui illimitée. Cette fin de matinée était radieuse. Pas un nuage dans un ciel bleu profond d'avril. D'après la position du soleil, il devait être dix heures et s'il voulait aller faire un tour au marché de Valréas (on était mercredi), il fallait qu'il aille "se faire beau".
Oui, cette matinée de 1962 était magnifique dans ce petit village du Vaucluse et Paul sentait confusément que quelque chose commençait pour lui. Quelque chose qui n'était pas directement lié avec ce qui venait de se passer, mais qui n'aurait pu démarrer sans cela. Un jeune garçon était entré dans la grange, un homme venait d'en sortir. Depuis des mois déjà, il sentait que sa petite vie calme, protégée par ses parents, cette vie où il ne se passait rien, ne pouvait durer. Mais il s'était senti incapable de sortir de cette routine ronronnante.
La ferme dans laquelle il habitait avec ses parents venait de sa mère qui maintes fois lui avait parlé de ses parents, ses grands-parents... Il semblait que de toute éternité, son ascendance avait vécu dans cette ferme, cultivant les mêmes récoltes, sur les mêmes terres. Et la destinée de Paul semblait toute tracée. Et cela, il ne le voulait pas. Paul avait déjà pensé à tout ça et cela lui procurait une sorte de malaise. Mais que peut-on contre la destinée ? Aujourd'hui, pour la première fois, il pensait qu'il n'y avait rien d'inéluctable...
Pour se débarrasser du trop-plein d'énergie qu'il sentait en lui, Paul se mit à courir pour rentrer à la ferme, où il arriva haletant, trempé de sueur. Il se dirigea aussitôt sous le hangar, perpendiculaire à la maison, qui abritait des instruments aratoires et la pompe. Faisant énergiquement monter l'eau de la pompe à plein tuyau, il fit une énorme toilette, comme celle du dimanche. Sur le rebord du bac en pierre, le peigne familial était là à demeure. Paul se "fit une beauté", c'est-à-dire que les cheveux bien plaqués, il traça minutieusement une raie bien droite, juste au milieu, puis se lava une dernière fois les mains.
Derrière la pompe, il n'y avait que deux bicyclettes : celle de sa mère, plus récente, qui ne devait pas avoir plus de vingt ans et la sienne, plus ancienne, qui venait de sa mémé. (Paul avait d'ailleurs un peu honte de monter sur une bicyclette de femme, mais tous ses copains n'avaient pas une bicyclette à eux).
Le père était donc parti à Blache Sautel, voir si le blé de printemps levait bien. Comme il l'avait vue cent fois, sa mère dans la cuisine "rapetassait" des vêtements, et Paul lui dit :
- M'man, je vais au marché, je ne rentrerai pas à midi, je mangerai chez tata. - Va, mon fils. Et dis à tata que nous les attendons dimanche.
C'est en montant les marches qui le menaient à sa chambre, que Paul sut qu'il allait partir. Il fit un gros paquet avec ce qui constituait son modeste trousseau. Deux pantalons de travail, trois chemises, trois paires de chaussettes, deux caleçons et une paire de galoches. Il revêtit ses "habits du dimanche" et jeta le paquet de vêtements par la fenêtre qui donnait sur le pré, derrière la maison.
Dans le bas de la vieille armoire, il avait mis depuis très longtemps, (depuis son certificat d'études) ses cahiers d'école et quatre livres dont son préféré : un atlas. Il arracha une page à l'un des cahiers, choisit un crayon taillé bien pointu, réfléchit longuement et écrivit :
JE PARS. GROS BAISERS. PAUL
Il regarda son œuvre et fut émerveillé d'avoir pu dire tant de choses en si peu de mots. Tout était dit en effet. Je pars. C'est-à-dire que je ne reviendrai plus. Gros baisers, cela voulait dire, je vous aime bien et si je pars, ce n'est pas à cause de vous. Il posa sa lettre bien en vue sur l'oreiller, puis descendit dans la cuisine où sa mère continuait ses ravaudages.
- Au revoir, M'man.
Il déposa un baiser sur le front de sa mère et sortit. Il réalisa alors qu'il n'avait aucune peine, aucun remords, mais au contraire une énorme exaltation à la pensée qu'il partait à l'aventure, en Homme maître de son destin. Sautant sur son vélo, il contourna la maison pour récupérer son paquet de vêtements dans le pré, paquet qu'il ficela sur son porte-bagages avec de la ficelle de batteuse et s'élança sur la route... Non de Valréas, mais de Richerenches. Il ne lui serait pas venu à l'idée de partir à l'aventure dans une autre direction que le sud.
* * * * *
Paul pédalait sur sa vieille bicyclette depuis quinze minutes, l'esprit complètement vide. Lorsqu'il reprit conscience, il était sur la route, à bicyclette, il venait de dépasser Tulette et il s'en allait pour toujours. Tout cela était certain. Mais où allait-il ? Pour faire quoi ? Que voulait-il exactement ? Sur tout cela pas le moindre début de réponse. Était-il devenu fou subitement ? En un instant son esprit vide depuis le départ s'emplit d'angoisses. Ce n'était pas sa destinée future qui le terrorisait, c'était un avenir beaucoup plus immédiat. Où aller ? Où manger ? Où se coucher ? La seule chose dont il était certain, c'est qu'il ne reviendrait pas à la ferme.
En s'approchant d'une fontaine alimentée par un puissant jet d'eau sortant d'un bec de canard, Paul s'arrêta pour se rafraîchir et faire le point. Ses ablutions terminées, il fallut regarder les choses en face. D'abord recenser ses ressources. Dans son pantalon des dimanches, il avait son porte-monnaie qui contenait trente-cinq francs soixante, l'argent rescapé des dernières étrennes. C'était l'assurance de pouvoir manger, deux ou trois jours en "faisant petit". Pour les vêtements, il avait largement de quoi voir venir mais il fallait économiser les habits du dimanche et se changer rapidement. Le problème le plus embêtant : où coucher ce soir ? Les nuits étaient encore fraîches. Paul n'était pas frileux. Pourtant, s'il pouvait trouver un de ces petits cabanons en pierre construits dans les vignes et qui permettaient aux paysans de se reposer à midi, de casser la croûte et faire une petite sieste, pendant la taille, les traitements ou les vendanges, ce serait parfait.
Pas mécontent du tout de son analyse, sa soif apaisée, son corps rafraîchi, le malaise qui l'avait envahi tout à l'heure s'évapora. Il fallait acheter quelques provisions, trouver une cabane, mettre des habits de travail et demain, il saurait bien faire un plan aussi satisfaisant que celui d'aujourd'hui.
À la boulangerie, il s'acheta la moitié d'un gros pain (c'est ce qui était le moins cher) et à l'épicerie, une bouteille d'eau gazeuse (ça, c'était du luxe, mais la bouteille ensuite pourrait servir indéfiniment). Il hésita longtemps sur ce qu'il allait acheter pour manger avec son pain et se décida pour une petite boîte de purée de marrons (son couteau six lames avait un ouvre-boîte). Ce n'est pas très cher et ça "tient au ventre". La moitié de son pécule y était passée, mais Paul sentait confusément que pour le premier soir, il était important que le moral soit bon.
Après avoir roulé encore une bonne heure, Paul arriva sur un petit pont qui enjambait un ruisseau. Un chemin partait sur la droite et longeait le ruisseau. Il s'engagea lentement sur le chemin à la recherche d'un coin agréable pour faire une pause. Au bout de trois cents mètres, il arriva près d'une prairie, bordée de saules le long du ruisseau et encadrée de haies vives sur les trois autres côtés. Un troupeau de moutons paissait au milieu de la prairie et un chien de berger, en fait un bâtard de petite taille, se précipita sur Paul en aboyant. Paul descendit de bicyclette et tendit la main vers le chien en parlant doucement. Quelques secondes plus tard, le chien frétillant de la queue et de tout l'arrière-train, vint se faire caresser.
Soudain, à quelques mètres de là, Paul entendit une jeune voix cristalline.
- Vous êtes dompteur, monsieur ?
Paul, plus surpris encore de l'appellation de "monsieur" que par une présence qu'il n'avait pas décelée, ne sut que répondre et chercha d'où venait cette voix. Il vit alors, à l'ombre d'un mûrier, une jeune fille assise sur une couverture, un livre ouvert à ses côtés.
- Excusez-moi monsieur si je vous ai fait peur, mais il est tellement rare que Fifi se laisse amadouer aussi rapidement... - Je n'ai pas eu peur, mademoiselle… J’ai été seulement un peu surpris. Non je ne suis pas dompteur mais j'aime les chiens et ils doivent le sentir. C'est peut-être moi qui vous ai fait peur ? - Oh non ! Je vous ai vu arriver et vous n'avez rien de redoutable. Mais je crois que vous avez dû vous tromper de chemin, celui-ci ne mène qu'ici. - Non, je ne me suis pas trompé, je cherchai un endroit agréable pour me reposer et j'ai suivi le ruisseau. - Pour les endroits agréables (elle fit du bras un geste circulaire) vous n'avez que l'embarras du choix. - C'est vrai. Mais je dois dire que vous avez choisi le plus beau. - Oh, vous pouvez vous reposer. Cela ne me gêne pas. - Moi, ça me gêne un peu. Vous ne me connaissez pas. - Si Fifi a fait ami avec vous aussi vite, c'est que vous ne devez pas être bien méchant. - Alors je vais m'arrêter un peu. Je roule depuis 11 heures ce matin. - Donc, vous n'êtes pas dompteur, mais coureur cycliste ? - Ne vous moquez pas de moi. Vous avez vu ma bicyclette. Non. Je ne suis ni dompteur ni coureur cycliste. Et si vous pouviez me dire qui je suis, j'en serais bien content. - C'est une devinette ? - Oh pas du tout, malheureusement. - Je ne comprends pas. On est tous quelqu'un. Et vous devez bien savoir qui vous êtes ? - Hier oui, je le savais. Mais aujourd'hui, non.
La jeune fille le regardait mais n'osait plus le questionner. Paul ne savait plus que faire. Prendre sa bicyclette et repartir, ou s'asseoir à quelques mètres d'elle. Elle vit son hésitation.
- Ecoutez, vous vouliez vous reposer, faites-le cela ne me gêne pas. Si vous voulez parler, nous parlerons, si vous préférez vous taire, nous nous tairons et je ne vous poserai aucune question. - Merci.
Paul s'installa sur une souche de saule et pendant un moment ils s'épièrent à la dérobée. Elle devait avoir 15 ou 16 ans, mais avec les filles, allez savoir ! Certaines à 13 ans font adultes, d'autres à 20 ans semblent être des fillettes. La preuve, lorsque pour la première fois il avait vu Thérèse, il pensait qu'elle était plus âgée que lui. Alors qu'elle avait un an de moins.
En tous cas, celle-là était bien jolie. Beaucoup plus jolie que Thérèse. Des cheveux blonds, très longs, noués en queue de cheval, des yeux bleus très clairs, un joli teint de blonde et puis... et puis ce qui la différenciait de Thérèse (qui par la force des choses était son étalon de comparaison), il y avait quelque chose de plus et qu'il n'arrivait pas à définir. Il décida qu'elle était très intelligente.
La jeune fille voyait un garçon curieusement habillé pour faire un long trajet à bicyclette. Très bien bâti, les traits réguliers sans être fades, le regard un peu voilé. Elle avait promis de ne pas poser de question, pourtant elle aurait bien aimé savoir ce qu'il faisait dans la vie car il avait beau dire, il devait bien faire quelque chose, même si un évènement semblait avoir perturbé sa vie. Il finit par dire :
- Je m'appelle Paul. - Et moi Mireille. - C'est curieux, vous êtes blonde. Pour moi, les Mireille sont des provençales brunes... Mais je préfère les blondes... - Vous savez que vous m'intriguez ? Je vous avais dit que je ne poserai aucune question. Mais les filles sont curieuses. Vous n'avez pas une tenue pour faire de la bicyclette et pourtant vous avez beaucoup roulé. - Oui, je roule depuis 11 heures ce matin. Bien sûr, j'ai un vieux clou, mais j'ai fait du chemin quand même. - Et vous allez encore loin ? - Ah, ça !!!
Ils restèrent un moment silencieux puis elle reprit :
- Vous étiez fatigué. Reposez-vous, ne vous occupez pas de moi, je vais reprendre mon bouquin.
Paul s'allongea sur le dos, ferma les yeux et s'endormit. Il fut réveillé par un roulement de bruits sourds. C’était le troupeau de brebis qui passait à ses côtés, et Mireille le regardait.
- J'ai retardé notre départ pour ne pas vous réveiller, mais maintenant, il faut que je rentre. Je vous souhaite une bonne route. - Merci. Vous venez souvent ici ? - Quand je suis en vacances ici, presque chaque après-midi. Mes brebis vont arriver à la route, il faut que je les rattrape.
Et elle se mit à courir.
Paul n'était pas content de lui. "Je n'aurais pas dû dormir", pensait-il. Qu'est-ce qu'elle va penser de moi ? Et puis aussitôt, il réalisa que cela n'avait pas une grande importance puisqu'ils ne se verraient sans doute plus.
Revenant complètement sur terre, il pensa que la première chose à faire était de trouver un endroit pour passer la nuit. Il envisagea tout d'abord de rester là. L'endroit était sympathique, il y avait un ruisseau et il pourrait penser à Mireille. Mais son sens pratique reprit le dessus. Il décida de chercher un petit cabanon. Après avoir bien repéré l'endroit où il avait rencontré Mireille, il reprit la route, toujours vers le sud.
La nuit commençait à tomber. Dans un gros bourg, il dut s'arrêter à un feu rouge. Quelques secondes plus tard, une grosse automobile stoppa sur sa gauche. Presque immédiatement, sortis de derrière un platane sur la gauche de la route, 2 jeunes d'une vingtaine d'années se précipitèrent sur la voiture. L'un ouvrit la portière du côté conducteur, pendant que l'autre se ruait sur l'homme au volant en criant : "Ton portefeuille, vite, ou je te saigne". Et il appliqua sur la gorge du conducteur un couteau. Il répéta à plusieurs reprises : "Ton portefeuille, vite !!!!!"
Paul coucha sa bicyclette sur le bord de la route et ce faisant, sentit sous sa main sa pompe à vélo. C'était une pompe d'origine, pas de ces pompes légères en aluminium mais de ces vieilles pompes lourdes, en fer. Il s'en saisit. Pendant ce temps, le conducteur essayait de discuter avec ses agresseurs: "Je vais vous donner de l'argent, mais enlève ton couteau de là, si tu me blesses ça va te coûter très cher."
Paul avait contourné le véhicule par devant et arrivé près de celui qui tenait la portière, il lui asséna sur le crâne un magistral coup de pompe et cria à l'autre : "Fiche le camp ou je t'assomme." L'agresseur au couteau se retourna vers lui. C’est alors que le conducteur qui avait sorti une jambe, poussa violemment le voyou dans les fesses, et le projeta sur la chaussée. Dans son mouvement pour amortir sa chute, la main qui tenait le couteau fit un arc de cercle et faucha le bras de Paul qui poussa un cri. La seconde suivante, les deux agresseurs s'enfuyaient à toutes jambes. Le conducteur descendit de la voiture et vint près de Paul dont le sang sur le bras gauche commençait à rougir la manche de chemise.
- Faites voir votre blessure, relevez votre manche.
L'homme s'étant assuré que la blessure n'était pas trop grave, l'artère n'ayant pas été atteinte, sortit de sa poche un mouchoir blanc immaculé et fit un pansement provisoire.
- Vous êtes un garçon courageux. Je vous remercie pour votre intervention. Votre blessure n'est pas trop grave mais nous allons dans une pharmacie pour vous faire un pansement sérieux. Ensuite nous irons à la gendarmerie porter plainte. Êtes-vous très pressé ? Où habitez-vous ? - Non, je ne suis pas pressé. Je n'habite pas ici, mais il faut que j'aille relever ma bicyclette, sinon quelqu'un va me l'écraser.
Pendant que Paul relevait sa bicyclette et remettait la pompe en place, l’automobiliste avait franchi le feu et garé sa voiture. Paul vint vers lui en poussant sa bicyclette.
- Vous savez, ma blessure n'est pas très grave, il n'est pas utile d'aller chez un pharmacien, je vais continuer. - Ecoutez, jeune homme... Au fait comment vous appelez-vous ? - Paul, monsieur. - Eh bien Paul, il vaut mieux faire désinfecter votre plaie. Je suis désolé de vous retarder, mais il faudrait aussi aller à la gendarmerie. Ca vous ennuie ? Voulez-vous prévenir quelqu'un ? - Non, non, monsieur. Je vous suis. Je vois une pharmacie à 200 mètres, on se retrouve là-bas.
Un quart d'heure plus tard, Paul et le monsieur qui avait assisté aux soins et réglé le pharmacien, se retrouvaient sur le trottoir.
- La gendarmerie est de l'autre côté du village. Vous laissez votre bicyclette devant la pharmacie et en sortant de la gendarmerie je vous ramène ici. D'accord ? - D'accord.
Une demi-heure plus tard, les formalités étant remplies, Paul et le monsieur qu'il savait maintenant s'appeler Pierre Mercier, se trouvaient dans la voiture et roulaient vers la pharmacie.
- Ecoute, Paul, (tu es assez jeune pour que je te tutoie) je ne veux pas être indiscret, mais tu as hésité tout à l'heure pour donner l'adresse de tes parents. De plus, tu roules avec une bicyclette sans éclairage et il va faire nuit. Où voulais-tu aller ? Veux-tu que je t'y mène en voiture ? - Monsieur Mercier, vous êtes gentil. Je vous remercie. Ce n'est pas que je ne veuille pas vous répondre, mais je ne vais nulle part. - Ca veut dire quoi "nulle part" ? Tu vas bien coucher quelque part ce soir ? - Oui, mais je ne sais pas où. Je vais chercher un petit cabanon, n'importe où, ça n'a pas d'importance.
Après quelques instants de silence, Pierre Mercier reprit :
- Ecoute Paul, aujourd'hui tu m'as rendu un très grand service. Puisque tu n'as aucune préférence, veux-tu coucher à la maison ? J'ai un fils un peu plus âgé que toi qui fait des études aux Etats-Unis. Sa chambre est libre. Je te mets tout de suite à l'aise : ma femme et moi ne te poserons pas de question et demain matin si tu le désires, tu reprendras la route.
Ils étaient arrivés devant la pharmacie où Paul avait laissé sa bicyclette. Pierre M. arrêta sa voiture. Paul réfléchissait et finit par dire :
- Monsieur Mercier, je vous remercie beaucoup. C'est vrai que je ne sais pas où aller, mais si je vais chez vous, il faut que vous sachiez pourquoi je suis là. Vous savez, je n'ai rien fait de mal. Du moins je ne crois pas. - J'en suis persuadé mon garçon. Si tu penses devoir me dire ce qu'il t'arrive, je t'écouterai. Mais tu restes libre de ne rien me dire. - Non. Je préfère vous expliquer. Mon père et ma mère sont à Grillon, près de Valréas. Ce matin, je suis parti de chez moi parce que je ne veux pas avoir la même vie qu'eux, que mes grands-parents, mes arrières grands-parents, depuis très longtemps, peut-être même des siècles. Je travaillais bien à l'école et après le certificat, j'aurais voulu continuer et l'instituteur disait que j'aurais facilement une bourse. Mais mon père n'a pas voulu. Il a dit que j'en savais assez comme ça, qu'il avait la possibilité d'acheter 3 hectares de vignes de plus et qu'il y avait du travail pour deux. Depuis 4 ans je travaille à la ferme, mais depuis des mois, je veux essayer de faire autre chose, mais je n'avais pas le courage de partir. Et puis ce matin, ça m'a pris tout d'un coup. (Paul n'osa pourtant pas parler de Thérèse). Je ne sais toujours pas ce que je veux faire et vous allez me trouver bien bête, mais je sais que le plus dur, c'était de partir. Je l'ai fait et je ne le regrette pas. Je suis sûr que quelque chose m'arrivera et alors je saurai quoi faire.
Pierre Mercier l'avait écouté en fumant une cigarette. Après un moment de silence il lui dit :
- Tu as dû faire depuis ce matin pas mal de kilomètres sur une bicyclette qui n'est pas toute neuve et tu dois être fatigué. J'habite à 2 km d'ici. Tu prends ta bicyclette, tu me suis, on casse la croûte et tu passes une bonne nuit à la maison et demain si tu veux, on reparlera de tout ça. D'accord ? - Oui, merci monsieur, je vous suis.
Une heure et demie plus tard, Paul se couchait. La chambre n'était pas très grande, mais quelle différence, avec le cadre rustique pour ne pas dire pauvre, auquel il était habitué ! Des meubles modernes presque luxueux, plusieurs éclairages, vifs ou tamisés au choix, une bibliothèque abondamment garnie de livres pour tous âges. Au mur, une guitare et des posters de chanteurs en vogue disaient que la chambre était celle d'un jeune homme très "dans le vent".
Il avait été reçu très simplement. Le repas avait été rapide et on lui avait proposé de prendre une douche. Ah, cette salle de bain !!! Il n'y avait qu'au cinéma qu'il en avait vu de pareilles !!! Un lavabo à deux places, surmonté d'une immense glace, une baignoire au ras du sol, presque une piscine et une cabine de douche, dans laquelle Paul était resté longtemps sous un jet dru et chaud... Et maintenant, las mais détendu, Paul revoyait le film de cette journée extraordinaire, où il s'était passé plus de choses que durant tout le reste de sa jeune vie.
Ses ébats avec Thérèse lui semblaient loin, à l'autre bout de la journée, et puis il y avait eu cette longue pédalée, après l'abandon de tout ce qui avait été sa vie, son cadre, son activité, ses parents. Ensuite, il y avait eu cette rencontre avec cette gentille "pastourelle", et puis encore son affrontement avec 2 voyous, sa conversation avec Pierre Mercier et son arrivée dans ce cadre enchanteur.
Nul regret, nul remords dans les pensées de Paul. Mais au contraire une grande joie, une grande fierté d'avoir pris son destin en main. Il aurait bien voulu goûter plus longtemps tous ces bonheurs, mais toutes ces émotions, ces fatigues accumulées le précipitèrent vite dans un sommeil profond.
Lorsque Paul se réveilla dans ce cadre nouveau et luxueux, il crut d'abord que c'était un rêve qui continuait. Et puis, il constata qu'il était bien dans la réalité. Paul s'habilla rapidement (toujours en costume du dimanche) et se demanda un instant s'il devait aller reprendre une douche. Puis il pensa qu'après celle de la veille ce serait un peu ridicule. Il descendit donc au rez-de-chaussée où il retrouva dans la salle à manger, madame Mercier.
- Alors, Paul, bien dormi ? - Oh, oui Madame ! Très bien. Je vous remercie. - Mon mari vous fait dire qu'il reviendra à 10 heures. Comment va votre blessure ? - Très bien. Ce n'était pas très grave. - Que voulez-vous pour déjeuner ? - Madame, je vous ai déjà beaucoup dérangée... - Allons, allons, vous savez très bien que nous sommes heureux de vous avoir ici. Vous avez rendu hier un grand service à mon mari, en mettant très courageusement ces voyous en fuite et puis notre fils qui est aux Etats-Unis nous manque beaucoup, et c'est réellement une joie d'avoir un jeune à la maison. Voulez-vous du café, du chocolat, du thé ? Ou peut-être avez-vous l'habitude de quelque chose de plus consistant. Dites-le très simplement. - Alors Madame, si vous le voulez bien, je prendrai du café et du pain. - Asseyez-vous. Je reviens dans un instant.
Quelques minutes plus tard, Paul se trouvait attablé devant un copieux déjeuner : café, lait, pain grillé, confitures, beurre et miel. Décidément il était bien dans un nouveau monde, beaucoup plus raffiné. De grandes tasses décorées au lieu des vieux bols rustiques et ébréchés, de fines tranches grillées et chaudes au lieu du gros pain de campagne rassis, le beurre, le miel et les confitures dans des coupes en verre... Toujours cette impression d'être au cinéma. Vers 10 heures, Pierre Mercier arriva.
- Alors mon garçon, bien dormi ? Comment te sens-tu ? - En pleine forme monsieur Mercier. - Si tu n'y vois pas d'inconvénient, je voudrais que nous discutions un peu. Et ensuite, tu feras ce que tu voudras. Viens dans mon bureau.
Le bureau était en harmonie avec le reste de la maison ; c'était une vaste pièce éclairée par deux larges baies. Au mur, des tapis de haute laine. Mercier s'installa derrière un bureau en chêne massif et fit asseoir Paul dans un fauteuil pullman.
- Tu m'as dit hier que tu voulais changer de vie, tout en ignorant ce que tu voulais faire. Je ne te connais pas assez pour savoir quelles sont tes aptitudes. Je vais te faire une proposition. Je dirige une société de torréfaction. Nous achetons des cafés verts en provenance d'Afrique et d'Amérique du Sud. Par ailleurs je possède une plantation de caféiers au Cameroun qui représente à peu près 20% de mon chiffre d'affaire ici. Si tu le veux, tu peux rester ici quelques jours, disons une quinzaine. Tu viens à l'usine tous les matins avec moi. Tu vois ce que nous faisons. Si quelque chose t'intéresse, tu me le dis et nous voyons ce que nous pouvons faire. Si au bout de 15 jours tu préfères poursuivre ta quête ailleurs, tu t'en vas. Qu'en dis-tu ? - Monsieur Mercier, je vous l'ai dit, je n'ai pas fait d'études et je ne sais vraiment pas ce que je suis capable de faire. - Eh bien justement. Peut-être que dans 15 jours tu y verras plus clair. Tu sais, les études c'est important, mais ce n'est pas absolument indispensable quand on a des qualités humaines et une certaine forme d'intelligence. Il faut que tu saches que si je te fais cette proposition, ce n’est pas parce que tu m'as rendu service hier. Je te mets à l'aise. Si tu as des qualités pour mon activité, tu m'intéresses. Il faut que je retourne à l'usine. Tu viens ?
L'usine était à 4 km de la maison. Plusieurs centaines de mètres avant d'y arriver, l'air embaumait (pour ceux qui aiment) le café. Les bâtiments récents, édifiés en pleine campagne, étaient entourés de pelouses parfaitement tondues. Sur un parking une vingtaine de voitures donnait une idée du nombre de personnes qui travaillaient là.
Dès l'entrée, on avait une impression d'ordre, de sérieux, de propreté. Pierre Mercier fit visiter toute l'usine. Le bâtiment de stockage des cafés verts, la brûlerie, l'atelier d'ensachage, l'entrepôt de produits finis, enfin les bureaux, l'un où se trouvaient 2 secrétaires et le bureau du patron, où les 2 hommes s'installèrent.
- Comme tu as pu le constater, ce n'est pas une très grosse entreprise, mais elle progresse régulièrement. J'ai mécanisé au maximum et organisé les circuits pour faciliter le travail et éviter les pertes de temps. Lorsque mon fils reviendra des Etats-Unis, nous franchirons un autre palier. Maintenant tu vois, je n'ai pas encore pris connaissance de mon courrier. Je vais le faire. Pendant ce temps, promène-toi dans l'usine, n'hésite pas à poser des questions à mes employés. Même si tu dois reprendre la route dans quelques jours, profite de l'occasion pour apprendre des choses, ce n'est jamais du temps perdu.
Paul avait tout de suite vu que Pierre Mercier était un "monsieur" sympathique, intelligent, mais maintenant qu'il avait vu son usine, c’est une immense admiration qu'il avait pour lui. Jusqu'à midi, il se promena dans l'usine, posant des questions à tout le personnel qui répondait avec beaucoup de gentillesse. C'est fou ce que pendant une heure il apprit sur les variétés de café, les pays producteurs, les temps et températures de brûlage, la lyophilisation, etc. Lorsque Mercier vint le chercher, il se faisait expliquer les divers conditionnements des cafés Mercier et son admiration pour le patron ne faisait que croître.
En revenant dans la voiture, Paul le lui dit avec beaucoup d'ingénuité, ce qui fit rire "le monsieur formidable" et le flatta aussi certainement.
- Monsieur Mercier, on m'a parlé de votre plantation au Cameroun. Je sais que c'est en Afrique mais pas où exactement. C'est un pays très chaud ? - Oui c'est un pays très chaud puisque son port principal, Douala, se trouve près de l'équateur. Mais les caféiers préfèrent les climats un peu moins chauds, sur les hauteurs. Mon exploitation se trouve à Dschang, sur les flancs du Mont Cameroun. Là le climat est très agréable et on mange des fraises toute l'année. Les maisons n'ont pas besoin de climatiseurs. - Quelle variété de café produisez-vous ? Du robusta ou de l'arabica ? - Oh mais dis donc, tu n'as pas perdu ton temps ! Tu apprends vite. Nous faisons de l'arabica, ce qui est encore assez rare en Afrique. Le rendement est moins bon, les plants plus fragiles, mais cette qualité est beaucoup plus appréciée par notre clientèle européenne et nous le vendons plus cher.
Après un instant de silence, Paul reprit :
- A l'école, j'aimais beaucoup la géographie et j'avais gardé mon atlas. Mais je ne l'ai pas emporté. - Je t'en prêterai un à la maison.
Jusqu'au vendredi soir, c'est-à-dire le lendemain, Paul vint à l'usine et sur sa demande expresse de travailler, il alla prêter main forte au conditionnement où précisément un ouvrier était en congé maladie. Il s'émerveilla lui-même de la facilité avec laquelle il s'adaptait à une activité aussi différente de celle qui avait été la sienne. Il se sentait bien accepté par le personnel, quant à monsieur et madame Mercier, ils étaient avec lui d'une gentillesse qu'il n'avait encore jamais connue dans sa courte vie.
Le "patron" lui avait expliqué son organisation commerciale : 5 représentants exclusifs et une vingtaine de multicartes. Il lui avait expliqué ses efforts pour essayer d'éviter les circuits de la grande distribution, qui "mangent" une grande partie des marges bénéficiaires, etc.
Le samedi, l'usine était fermée et Paul demanda s'il pouvait s'absenter dans l'après-midi.
- Mais mon garçon, je te l'ai dit à plusieurs reprises, tu es libre. La seule chose que je te demande c'est de ne pas t'absenter sans nous prévenir, pour que l'on ne s'inquiète pas... D'ailleurs à ce propos, ne crois-tu pas que tu devrais donner de tes nouvelles à tes parents ? Ils doivent beaucoup s'inquiéter. - C'est vrai, je le ferai, je vous le promets, mais je ne veux pas qu'ils me retrouvent. - Nous en parlerons lundi. J'ai une petite idée.
Dès le repas de midi achevé, Paul sauta sur sa bicyclette et refit en sens inverse la route qu'il avait faite le mercredi. Sans aucune difficulté, il retrouva le petit pont et le chemin qui menait à la prairie où il espérait bien retrouver Mireille. Quelques dizaines de mètres avant d'arriver, il sut qu'elle était là. Le chien avait entendu sa bicyclette, se précipitait vers lui en aboyant, puis reconnaissant Paul, il vint vers lui en remuant la queue. Mireille avait abandonné son livre et venait vers lui en souriant.
- Je savais que vous reviendriez. J'ai pensé à vous depuis mercredi, vous savez que vous m'intriguez ? - Moi aussi j'ai pensé à vous. Je suis un peu honteux de m'être endormi l'autre jour et je voulais m'en excuser. - Mais non. Vous aviez fait tant de kilomètres, c'était bien normal. - Je me demande si je dois continuer à vous intriguer pour que vous pensiez à moi, ou si je dois raconter mon histoire... et que vous ne pensiez plus à moi. - Si vous me parlez de vous je vous connaîtrai mieux et penserai encore plus à vous. - Vous pensez peut-être devenir avocate, vous gagneriez vos procès. Bon je prends le risque...
Ils s'installèrent sur la couverture et Paul raconta son histoire. Bien sûr, il ne parla pas de l'épisode de Thérèse, mais il expliqua son envie "d'autre chose" qui le tenaillait depuis des mois, sa soudaine décision mercredi matin et les conditions de sa rencontre avec Pierre Mercier.
- Votre aventure n'a rien de banal. Vous avez eu beaucoup de courage d'abord en quittant votre vie un peu monotone mais en tous cas assurée, et ensuite, en vous attaquant à deux voyous armés de couteaux. - D'abord il n'y avait qu'un couteau et puis surtout, je n'ai pas eu le temps d'avoir peur et d'être courageux. Tout est allé très vite. - J'en connais qui seraient moins modestes que vous !!! Vous m'intriguez moins, mais je vous admire plus. Vous n'avez pas perdu au change... - Ai-je le droit moi aussi d'avoir ma curiosité satisfaite ? - Bien sûr. Mais moi, je ne vous dirai que des choses banales. Nous habitons dans la Drôme, à Valence. Mon père est chirurgien dentiste. Je suis au lycée en seconde. Nous avons une maison de campagne à 500 mètres d'ici, où nous venons toutes les vacances. Lorsque le temps est beau, j'aime venir ici garder les brebis de la ferme voisine. Voilà. Vous qui n'aimez pas la routine, la banalité, je ne suis pas très intéressante. - Pas intéressante ? Mais alors pourquoi je suis revenu ? Vous allez me faire dire des bêtises... Ce qui est certain c'est que nous ne sommes pas du même milieu, que vous faites des études et que moi, je ne suis qu'un paysan, avec seulement mon certificat d'études. - Vous auriez bien tort d'avoir des complexes. Moi je n'ai aucun mérite si mes parents peuvent me permettre de faire des études. Vous en revanche, vous vous débrouillez tout seul et je suis sure que vous arriverez à vous en sortir.
Ils discutèrent durant plus de 3 heures et lorsque la nuit se mit à tomber, il fallut bien que Mireille rentre son troupeau. Ils étaient à la fois tristes et heureux. Heureux de ces moments passés ensemble et tristes car les vacances de Pâques étaient terminées et que Mireille repartait le lendemain pour Valence. Mireille arracha la page de garde de son livre et nota son adresse, en faisant promettre à Paul de lui écrire souvent, de lui dire tout ce qu'il faisait et tous ses projets quand ils auront pris forme. Timidement, ils se serrèrent la main et Paul attendit qu'elle ait complètement disparu avant d'enfourcher son vélo et de rentrer chez monsieur Mercier.
Dès le lundi matin, monsieur Mercier rappela à Paul qu'il serait bien de donner des nouvelles à ses parents. Après tout, rien ne les empêchait de déposer une demande de recherche dans l'intérêt des familles, surtout qu'il était encore mineur. Donc il valait mieux sur tous les plans leur donner de ses nouvelles. En postant une lettre à une centaine de kilomètres de Grillon, Paul craignait que des recherches aboutissent assez facilement. Mais Pierre Mercier avait une solution. Dans l'après-midi, 2 représentants des cafés Mercier, l'un de Bordeaux, l'autre de Strasbourg, venaient au siège. Paul pouvait faire une lettre rassurante et la confier à l'un des représentants qui la posterait en arrivant chez lui.
Paul s'installa à une table du secrétariat et fit une lettre qu'il voulait gentille et rassurante. Il expliquait son départ par son désir de tester ses qualités, son envie de voyager, de voir d'autres milieux, avant de revenir à Grillon, pour reprendre sa place.
"Il ne faut pas m'en vouloir, je vous aime beaucoup, ne vous faites pas de mauvais sang mais au contraire soyez fiers de moi. Quand je reviendrai, vous verrez que je serai beaucoup plus prêt, plus mûr, pour faire marcher notre exploitation. Je vous embrasse très fort".
Ainsi se termina sa lettre qu'il confia dans la soirée au représentant de Strasbourg. Emporté par son élan, il envisagea d'écrire aussi à Mireille, mais il se retint, car d'une part, c'était encore bien tôt, et surtout, il préférait écrire cette lettre dans sa chambre, pour bien se concentrer. Pas facile d'adopter un ton qui n'est pas naturel. S'il lui disait ce qu'il pensait réellement, houlà là !!!
Et puis était-ce bien le moment de penser à des problèmes affectifs (ou plus si affinités...) ? Ne serait-il pas temps de réfléchir à un avenir professionnel ? C'est bien beau d'avoir rompu avec la vie train-train. C'est bien beau de se dire que l'on s'est rendu maître de son destin. Mais en fait, il fallait bien le reconnaître, il s'était laissé porter par les évènements. Tout ce qui lui était arrivé était le fruit du hasard. Sauf lorsqu'il était retourné voir Mireille...
Paul pensait que monsieur Mercier était prêt à l'aider. Mais ce n'était pas une certitude. Ou il reprenait la route et se confiait à nouveau au hasard, ou il devait demander franchement à son protecteur ce qu'il pensait de lui. C'est ce qu'il décida de faire le soir même.
La journée terminée, dès qu'ils se trouvèrent dans la voiture, Paul lui posa la question :
- Monsieur Mercier, je vous ai dit que j'étais parti de la ferme pour voir et faire autre chose. Je vous ai dit que j’étais conscient d'avoir un gros handicap, n'ayant pas fait d'études. J'ai eu la chance de vous rencontrer, mais puisque j'ai décidé de prendre mon destin en main, je ne vais pas abuser de votre gentillesse. Pourtant je l'avoue, je ne vois pas trop clair en moi. Je vais vous demander encore un service. Je suis chez vous depuis plusieurs jours. Pouvez-vous me dire, franchement, avec votre expérience, ce que vous pensez de moi ? Je vous supplie de ne pas me dire des choses agréables pour me faire plaisir. Non. Je voudrais que vous me disiez si j'ai eu tort de quitter la ferme ou si je suis capable de faire autre chose. - Mon garçon, je vais te répondre comme tu me le demandes. Tout d'abord, si tu ne te sentais pas bien dans ta peau à la ferme, je comprends que tu aies préféré partir. Bien sûr je pense que tu aurais pu le faire autrement pour éviter à tes parents de se faire du mauvais sang, mais peut-être n'avais-tu pas d'autres solutions, si tu es sûr que tes parents se seraient opposés à ton départ. En ce qui concerne la possibilité pour toi de faire autre chose, j'en suis persuadé. Tu peux faire autre chose, mais ce n'est pas moi qui pourrais te dire quoi. Toi seul peux en décider. Tu es jeune. Tu as des qualités mais tu as tout à apprendre et c'est toi qui dois réfléchir à l'orientation que tu veux donner à ta vie. Que veux-tu devenir ? Pour l'instant tu es trop jeune pour avoir une affaire à toi, même si c'est le but que tu poursuis. Tu dois donc travailler pour quelqu'un. Mais comme salarié, les possibilités sont multiples : la technique, l'administration, le commercial... Il faut que tu saches ce qui t'attire le plus et ton choix fait, il te faudra apprendre, apprendre, apprendre... Tu m'as dit que le travail à la ferme était assez pénible. Il faut que tu saches que quelle que soit l'activité que tu choisiras, il faudra travailler et travailler beaucoup. Le hasard (et j'en suis heureux) nous a fait nous rencontrer. Tu as l'occasion de voir une petite entreprise et de voir des personnes qui ont des activités différentes. Si l'une de ces activités te plaît, je suis prêt à voir avec toi ce que l'on peut faire. Mais encore une fois, c'est à toi de savoir ce que tu veux. Jusqu'à la fin de la semaine, continue à venir à l'usine. Regarde, discute, réfléchis et vendredi nous ferons le point.
Le vendredi soir, Pierre Mercier appela Paul dans son bureau.
- Alors ? As-tu réfléchi ? - Comme vous me l'avez demandé, j'ai longuement discuté avec vos employés. Il me semble que je ne suis pas fait pour travailler en usine. Peut-être parce que j'ai toujours vécu en plein air. J'ai parlé plusieurs fois avec monsieur Arnaud. Il est allé 2 fois dans votre plantation au Cameroun. Si je pouvais aller là-bas pour vous, même pour rien, je veux dire, sans être payé, je crois que je pourrais vous rendre des services et cela me plairait beaucoup. - Mon garçon, tu pourras le demander à ma femme, je lui ai dit hier: "Paul va me demander d'aller au Cameroun". Tu ne me déçois pas. J'en étais tellement certain que j'y ai déjà réfléchi. Mon fils va revenir des Etats-Unis et nous avons prévu pas mal de modifications. Nous allons agrandir notre affaire, développer les gammes existantes et mettre au point un extrait de café liquide. Il existe un marché pour ce produit en pâtisserie. Par ailleurs, nous allons développer notre production au Cameroun et l'année dernière j'ai acheté 250 hectares supplémentaires. Mon chef d'exploitation n'a pu les mettre en valeur, il est débordé. Voici ce que je te propose. Tu fais un vrai stage pendant un mois à l'usine. Il ne suffit pas de produire du café, il faut que tu saches ce que l'on en fait par la suite. Tu consacreras une semaine avec Madeleine qui s'occupe des problèmes de personnel. Il faut que tu aies des idées générales sur la gestion du personnel, même si les lois sociales sont différentes au Cameroun, mais ça, tu le verras sur place. Ton rôle sera double. Tu seras l'adjoint de mon chef de production, à peu près à mi-temps, et je veux créer un département Etudes. Notre exploitation est sur les pentes du Mont Cameroun à des altitudes et des expositions différentes. Avec Berger, mon chef de culture, vous choisirez 4 terrains de 5000m² environ à des altitudes et des expositions différentes. Nous ferons venir toutes les variétés de café possibles. Sur chaque terrain, toutes les variétés seront plantées. Il faudra étudier minutieusement les facultés d'adaptation de chaque variété, la qualité des produits et les rendements. Nos plantations ont entre 15 et 20 ans. A partir de 30 ans les rendements baissent, en conséquence, il faut que d'ici 5 ans nous soyons en mesure de savoir quelles sont les variétés qui seront les plus intéressantes, compte tenu du sol et du climat de notre exploitation.
Pierre ajouta :
- Bien sûr, il n'est pas question que tu travailles pour rien. Dès lundi tu seras déclaré en stage et payé. Si tu es d'accord sur ma proposition, il y aura un problème à régler. Et à régler par toi. Pour aller au Cameroun, il te faudra un passeport. Tu es mineur. Il te faut donc l'accord de tes parents. Réfléchis et donne-moi une réponse demain. - Oh monsieur Mercier, c'est tout réfléchi. C'est oui, oui, oui. Je vous remercie et je vous jure que vous ne regretterez pas de m'avoir fait confiance. - J'en suis sûr mon garçon. Allons prendre l'apéritif pour fêter ça. Lundi, je te ferai une lettre d'embauche, cela te facilitera les choses pour discuter avec tes parents, car tu vas aller les voir ? Ce n'est pas le genre de problème que l'on règle par lettre. - Bien sûr, j'irai.
Le soir même, Paul décida d'écrire 2 lettres. Tout d'abord à ses parents (les corvées d'abord), puis à Mireille. A ses parents, après leur avoir demandé à nouveau pardon pour la peine qu'il avait dû leur faire, il expliqua qu'il avait rencontré un monsieur très gentil, directeur d'une société de torréfaction de café et propriétaire d'une exploitation au Cameroun. Ce monsieur lui proposait un poste dans cette exploitation. Il précisait qu'il viendrait les voir et arriverait par le car vendredi à 19 heures 30.
Sa lettre à Mireille fut longue, très longue. Il lui parlait bien sûr de son prochain départ pour le Cameroun et lui demandait de lui écrire chez monsieur Mercier. Sur 3 pages, Paul s'étendait sur le travail qui serait le sien et sur les responsabilités qui lui seraient confiées. Tout en écrivant, il se rendait bien compte que tout cela pouvait paraître exagéré, prétentieux, assez peu crédible pour un garçon de 16 ans. Et puis il se dit que si une personne pouvait le croire, c'était précisément Mireille.
C'est avec une certaine appréhension que Paul attendait le vendredi. Monsieur Mercier avait fait préparer par sa secrétaire un papier précisant les pièces nécessaires pour obtenir un passeport, ainsi que le texte de l'autorisation parentale. Paul avait également une lettre d'embauche qui prouverait à ses parents qu'il s'agissait de quelque chose de sérieux.
Sur la place de la bourgade à Grillon, ses parents l'attendaient. L'abord fut très froid. Après s'être embrassés sans aucune chaleur, le père dit simplement : "On s'expliquera à la maison". Pas un mot ne fut prononcé durant le trajet à pied. La table était mise. On se mit tout de suite à table.
- Maintenant parle, je t'écoute, dit le père.
Et Paul raconta tout ce qui était arrivé depuis son départ (sauf l'épisode Mireille). Il expliqua qu'il voulait absolument voyager, voir d'autres choses. Il insista longuement sur le travail qui lui était proposé et qui en somme était un travail d'agriculteur, mais sans doute très différent de ce qu'il était ici. Il parla aussi beaucoup de monsieur et madame Mercier, très gentils avec lui.
De tout ce récit, la mère avait surtout retenu que Paul avait attaqué des voyous armés et qu'il avait couru de gros risques. Le père, lui, ne voyait qu'une chose : son fils sur lequel il comptait était parti sans prévenir. Et cela il ne pouvait le pardonner.
- Tu ne vas pas nous faire croire qu'à 16 ans, un monsieur que tu connais à peine va t'offrir une situation ! - Si, Papa, et je vais te le prouver !
Paul alla chercher dans sa veste la lettre d'embauche.
- Tiens, lis, puisque tu ne me crois pas !
Après avoir chaussé ses lunettes et lu l'attestation, le Père semblait ébranlé.
- Mais cette exploitation, elle fait combien d'hectares ? - 600 hectares. - 600 hectares ? (Là, c'était quelque chose qui avait une signification pour le père, une vraie signification, bien concrète). Mais sur les 600 hectares, il y en a combien de cultivés ?
Paul pensa qu'il pouvait faire une petite entorse à la vérité, puisque après tout, les 250 nouveaux hectares seraient bientôt plantés.
- Tout est cultivé. C'est comme un immense verger de 600 hectares de caféiers.
Là, le père était franchement abasourdi, mais ne voulait pas désarmer si tôt.
- D'accord. C'est une belle affaire. Mais tu ne seras que le numéro 2. - Ici aussi je suis le numéro 2.
La mère intervint :
- Mais, Louis, il n'a que 16 ans. C'est peut-être une grande chance pour lui. - Une grande chance, une grande chance... Il ne connaît rien au café et on va l'utiliser pour faire le manœuvre. Il va crever de chaleur et c'est tout ce qu'il va gagner ! - Non Papa, je ne ferai pas le manœuvre. Nous ne serons que 2 blancs et nous aurons une centaine d'africains. Je serai l'adjoint du chef de culture et monsieur Mercier m'a chargé de m'occuper personnellement de l'expérimentation de plants nouveaux, pour savoir ceux qui correspondent à notre exploitation.
Le Père ne voulait toujours pas capituler trop vite, bien qu'il soit impressionné par la superficie de l'exploitation. 600 hectares, c'est quelque chose !!! - Notre exploitation, notre exploitation, elle n'est pas à toi cette exploitation. Ce monsieur Mercier est certainement un brave homme qui a voulu te récompenser de lui avoir sauvé son portefeuille, mais il ne se rend pas compte que tu es un gamin et que tu ne sais rien !
La mère une fois encore voulut intervenir.
- Ce monsieur Mercier est certainement intelligent et capable pour avoir une usine et une si grande exploitation. Il doit savoir ce qu'il fait et s'il fait confiance à notre fils, c'est qu'il y a intérêt. - Que ce monsieur ait intérêt, c'est sûr. Mais Paul, c'est autre chose. Bon. Je vais réfléchir à tout ça. On en parlera demain.
Paul pensa que son affaire ne partait pas trop mal et ils se mirent à parler de tout autre chose.
Note de l'auteur : Paul va partir au Cameroun. Or, par un hasard tout à fait extraordinaire (et dont je suis très heureux) il se trouve que le Cameroun est le pays d'Afrique que je préfère. Toutes les anecdotes et toutes les indications données sur le Cameroun sont parfaitement authentiques.
Le soir, Paul retrouva sa chambre qui lui sembla pour la première fois bien pauvre, bien nue, et c'est à ce moment-là qu'il se rendit vraiment compte de l'évolution qui avait été la sienne en si peu de jours. Le lendemain, il constata avec fierté que ses parents n'avaient plus la même attitude à son égard. Il n'était plus le petit garçon auquel on demandait simplement de faire telle ou telle chose, sans se préoccuper de ce qu'il en pensait. On le considérait comme un adulte et malgré les efforts du père pour ne pas trop laisser voir cette évolution, Paul sentait qu'il était maintenant pris au sérieux.
Lorsqu'au repas de midi il aborda le problème du passeport et de l'autorisation parentale, tout se passa au mieux. Certes, pour le principe, le père répéta que c'était une folie de confier de telles responsabilités à un gamin, mais il remplit les papiers et l'on sentait qu'il était assez fier de son rejeton...
Bien sûr, tout le village savait que Paul était revenu. Dans l'après-midi, Thérèse vint à la ferme. Paul la revit sans émotion particulière et en fut un peu surpris. Après tout, c'était un peu grâce à elle que sa vie avait subi cette mutation. Il ne pouvait s'empêcher de la comparer à Mireille. Ou plus exactement, il pensait qu'il n'y avait aucune comparaison possible entre elles...
Le lendemain après-midi, Paul se retrouvait chez monsieur et madame Mercier. Les adieux avec ses parents avaient été difficiles. Sa mère avait pleuré, son père n'avait cessé de répéter : "Tu es bien jeune... " Et lui, Paul, ressentait cette fois-ci une profonde émotion, alors qu'il était parti la première fois sans regret, sans remords, toutes ses forces étant mobilisées par son désir de fuite.
Le mois de stage se déroula sans problème particulier. Paul dut aller à Marseille pour se faire faire les vaccins obligatoires, en particulier contre la fièvre jaune et c'est un lundi, à la fin du mois de mai, que monsieur Mercier le mit au train pour Paris, d'où il devait rejoindre Orly, pour prendre l'avion de Douala.
Malgré les instructions très précises de Monsieur Mercier, Paul se trouvait un peu perdu dans cette foule dense et ce ne fut que dans la salle des départs qu'il reprit un peu ses esprits. Lorsqu'il monta dans le Boeing 707, il se demanda par quel miracle cette énorme masse métallique pourrait voler, mais c'est cependant l'esprit confiant qu'il s'installa sur le siège que lui avait indiqué l'hôtesse. Il dormit très peu. Le chuintement de l'air, le long de la carlingue, avait un effet lénifiant et c'est un peu engourdi qu'il entendit que l'on arrivait à Douala où la température annoncée était de 35 °. Ce qui ne lui parut pas excessif.
Pourtant, lorsque la portière de la carlingue fut ouverte, une énorme bouffée de chaleur d'étuve entra dans l'appareil et Paul se demanda comment, n'étant pas poisson, il était possible de vivre dans cet air saturé d'eau. En descendant la passerelle il eut beaucoup de mal à respirer et dut se répéter : "C'est une question d'habitude, tous ces gens à l'aéroport n'ont pas l'air incommodés, bientôt je serai comme eux".
Un homme d'une quarantaine d'années vint très rapidement vers lui :
- Vous êtes Paul. Monsieur Mercier m'avait envoyé une photo de vous. Je suis Jacques Berger. Nous allons prendre vos bagages. Pas trop fatigué ? - Non, mais... Il fait toujours aussi chaud ? - A Douala oui. Mais vous verrez, à Dschang, le climat est très agréable. Ici, ce n'est pas la chaleur qui est excessive : la température est constante autour de 35 degrés, mais l'hygrométrie est maximum et cela toute l'année. Personnellement je viens le moins souvent possible à Douala, on est tellement bien là-haut !
Une heure plus tard, ils roulaient sur la route qui mène de Douala à N'kongsamba (capitale des Bamilékés), route bordée de part et d'autre par une forêt touffue qui semblait impénétrable. Paul regardait avec avidité tout ce cadre nouveau. Il posait sans arrêt de nombreuses questions auxquelles Berger répondait gentiment avec un petit sourire amusé.
Paul avait remarqué sur le siège arrière un fusil et des cartouches.
- Vous êtes chasseur, Monsieur Berger ? - Oh, très peu. Mais ce n'est pas pour chasser que j'ai pris mon fusil. C'est une simple précaution. Il y a dans le pays des rebelles qui luttent contre le pouvoir en place. En principe, ils ne s'attaquent pas aux blancs, mais l'on circule toujours armé pour le cas où l'on tomberait dans un mauvais coin au mauvais moment et surtout en cas de panne. Mais soyez sans crainte. D'abord ils ont des fusils de traite qui sont des armes bien imprécises et surtout, en principe, ils ne s'attaquent pas aux blancs "qui sont comptés". Pour eux les blancs sont inscrits sur de grands registres et s'il en disparaissait un, ils le sauraient tout de suite et les représailles seraient terribles. - Vous avez dit "en principe", il y a donc quelquefois des attentats contre les blancs ? - Oh, très rarement ! Il y a quelques mois, sur cette route, un blanc roulait vers Douala vitres baissées. Une flèche a été tirée qui lui a traversé le gras de la nuque. Il a eu le courage d'aller jusqu'à l'hôpital de Douala sans s'arrêter, avec sa flèche dans la nuque et il est " tombé dans les pommes" à son arrivée à l'hôpital. Il a fallu scier la flèche pour le sortir de la voiture. Mais tranquillisez-vous, je ne connais pas d'autres exemples. En revanche, entre eux, c'est tout à fait différent. Sur la place de N'kongsamba où nous arrivons, il y a en permanence des têtes coupées de rebelles qui sont mises là pour faire voir aux opposants ce qui les attend s'ils persistent à s'opposer aux autorités en place.
En effet, sur la place de la capitale Bamiléké, Paul vit avec horreur 4 têtes coupées, graisseuses, au soleil...
- Vous me faites raconter des histoires affreuses, Paul, mais vous verrez que là-haut, la vie est très agréable et nos rapports avec la population locale sont excellents.
Que Grillon était loin ! Et malgré les horreurs racontées par Berger, Paul subissait déjà le charme de l'Afrique où tout semblait exubérant : la flore, les gens... et leurs mœurs.
Après 3 heures et demie de route puis de piste en latérite, ils arrivèrent à l'exploitation. C'était en fait un véritable village. La villa de monsieur Berger était un immense bâtiment contenant outre l'habitation, les bureaux, le hangar abritant les machines agricoles et celui abritant les magasins de stockage. Tout cela était construit en dur. Par ailleurs, une trentaine de cases à une vingtaine de mètres les unes des autres, abritaient les ouvriers de l'exploitation avec leurs familles. Pratiquement toute la population était là rassemblée, pour voir le nouveau "jeune patron", et c'est dans un concert de cris, de rires, de jacassements qu'ils descendirent de voiture.
La villa était vaste, meublée d'une façon simple mais confortable. Madame Berger, une petite brunette vive et rieuse ainsi que 2 garçons de 10 et 12 ans, accueillirent Paul comme si c'était une vieille connaissance. L'hospitalité traditionnelle des africains se retrouvait chez ces blancs et Paul, habitué à la réserve avec laquelle on recevait des "étrangers" en France, trouvait formidable de se sentir aussi à l'aise avec des personnes qu'il ne connaissait pas la veille.
Les premiers jours furent merveilleux. Tout était nouveau, avec une profusion de couleurs et de bruits. Pierre Berger lui avait fait visiter l'exploitation, parfaitement entretenue par une armée d'hommes et de femmes qui travaillaient dans une ambiance gaie et bruyante. Quelle différence avec le travail à la ferme à Grillon !!! Le père n'était pas bavard : on était dans les champs pour travailler, un point c'est tout, et Paul, simple exécutant, aimait bien son travail car il n'était pas paresseux, mais c'était du travail et pas question de mélanger les genres, de travailler et de plaisanter en même temps. Ici c'était tout autre chose et le travail ressemblait à une bonne partie de rigolade... Certes le rendement était moins élevé mais il était tellement amusant de travailler! De plus, Paul, "le Petit Patron" comme il avait tout de suite été appelé, n'effectuait pas les travaux lui-même. Il commençait à diriger le personnel sous les conseils de Berger.
Ils allèrent visiter les 250 hectares nouvellement achetés, qu'il faudrait déblayer bien sûr. Ils choisirent 4 parcelles de 5000m² environ selon les instructions de monsieur Mercier et il fut décidé que le déblaiement commencerait le lendemain sous la conduite de Paul, avec une quinzaine d'ouvriers.
Paul avait demandé à visiter une case africaine. Les occupants avaient été prévenus la veille et Paul fut surpris d'être reçu comme une haute personnalité. Toute la famille était là, les femmes et les filles habillées de robes aux couleurs vives. La case était d'une propreté impeccable, les nattes bien alignées et détail amusant, sur une petite table en bois, rustique, un gros réveil dans lequel un Mickey très coloré en rouge, bleu, jaune et noir, marquait les secondes en hochant la tête de droite à gauche… Il fallut absolument goûter au vin de palme, liquide blanchâtre, légèrement pétillant et dont Paul trouva le goût... absolument affreux. Par la suite, Pierre Berger lui dit qu'il y avait des vins de palme bien meilleurs et franchement agréables.
Une année se passa où Paul, prenant de plus en plus d'assurance, se sentit assez rapidement bien dans ses fonctions. En juillet 1963, il revint en France pour un mois de congé. Dès son arrivée, il alla à Valréas s'acheter une 125 Peugeot. Certes cette motocyclette n'était pas toute jeune, mais elle marchait impeccablement. 3 fois par semaine, il se rendait dans le pré où Mireille gardait ses brebis et pendant des heures, Paul racontait l'Afrique à Mireille... Il ne lui apprenait pas grand chose car il lui avait tant et tant écrit durant l'année écoulée, mais Mireille ne se lassait pas d'entendre parler "Petit Patron" comme elle l'appelait à son tour.
EPILOGUE
C'est à son troisième congé en France que Paul fut présenté aux parents de Mireille. Paul était devenu un parti présentable, malgré sa jeunesse.
Pierre et Paul mirent en place les nouvelles variétés de café sélectionnées après les études de Paul. Le fils de monsieur Mercier, en revenant des Etats-Unis, avait pris en main toute la partie commerciale de l'usine et venait de temps en temps à Dschang. Ses rapports avec Paul étaient excellents.
Lorsque les cafés Mercier achetèrent une exploitation au Brésil, Berger en prit la direction et ce fut Paul qui devint chef de culture a Dschang. Il avait 21 ans. La même année, il se mariait avec Mireille et ils eurent 2 beaux enfants. Que voulez-vous que je vous dise de plus ? Mon rôle est de raconter des histoires. Or, les couples heureux n'ont pas d'histoire...
F I N
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