Lorsque je réfléchis, je trouve que j’ai eu beaucoup de chance.
D’abord ; je m’appelle 100.111. Avouez que c’est une chance ! Mon nom est facile à retenir. Remarquez, mon vrai nom est Maya 100.111. Mais comme Maya est le nom de toute la famille, on m’appelle simplement 100.111. Notre système est simple. Mère s’appelle 1, et tout les six mois on repart à 2 pour donner un nom en fonction de l’ordre de naissance. Lorsque l’on est à l’état d’œuf et à l’état larvaire, on n’a pas de nom. Ce qui compte, c’est le moment ou l’on sort de l’alvéole.
Normalement, on est seule à porter un numéro. Mais il peut arriver, à la sortie de l’hiver, que des abeilles vivent plus de 6 mois. Alors il peut y avoir deux abeilles qui portent les mêmes premiers numéros. Moi, avec mon numéro assez élevé, je sais que cela n’arrivera pas. Nous nous renouvelons beaucoup plus rapidement à cette époque. Oui je suis heureuse d’être ce que je suis.
Je suis née à la fin des fleurs de colza, et je vivrai moins longtemps que Mère ou que mes frères, ces gros lourdauds de faux bourdons. Mère va vivre peut-être 1200 jours ou encore plus. Mais vous vous rendez compte d’une vie !!! D’abord, elle va du début à la fin, toujours manger la même chose. La gelée royale. Et ce n’est même pas très bon. Un jour, j’ai voulu en goûter dans une cellule où une larve venait d’éclore. Pouah ! Et puis durant toute sa vie, elle ne va faire qu’une chose. Elle va pondre, pondre, pondre, jours et nuits. Elle ne va faire que ça. Non, vraiment, je ne regrette pas de n’être pas Mère.
Et les mâles ? Ces gros goinfres, incapables de se nourrir tout seuls. On les tolère parce que quelques uns servent à la reproduction de l’espèce, m’a-t-on dit. Mais lorsqu’ils ont mis leur semence dans une mère, ils meurent aussitôt. En plein vol. ils laissent leurs parties sexuelles dans la Mère. Pas drôle. Et tous les autres, ceux qui échappent à ce douloureux destin, on les fiche en dehors de la ruche et nous nous arrêtons de les nourrir. Ils meurent de froid, de faim et ils n’ont même pas la consolation de se dire qu’ils ont servi à quelque chose. Non. Je n’aurais pas aimé être un mâle !!!!
Moi j’ai une vie agréable. Mes souvenirs remontent au moment où je n’étais encore qu’une larve. Ce devait être à la fin de ce stade, trois ou quatre jours à peu près avant ma naissance. Je me souviens très bien avoir vu pousser la fin de mes ailes et de mes pattes. C’était amusant. Je trouvais que je changeais très vite. Et pourtant, je n’avais aucune activité, je ne bougeais pas.
En revanche, j’ai un très mauvais souvenir de ma naissance. Il a fallu que j’en fasse des efforts pour sortir de ma cellule. J’ai dû d’abord percer l’opercule qui m’enfermait ; puis, patiemment, il a fallu que j’agrandisse le trou. Lorsque le trou a été assez grand, j’ai dû faire une sacrée gymnastique pour sortir complètement de l’alvéole. J’avais froid. Mes ailes restaient collées sur mon corps. Vous croyez que les frangines seraient venues me donner un coup de main ? Rien. Pas même un regard en passant à côté de moi ! Il a fallu que je me débrouille toute seule. Que je lisse mes ailes toutes fripées, que j’aille me nourrir sans aide.
Lorsque tout a été en état de marche, les ailes libres, et bien sèche sur tout le corps, j’étais complètement crevée. Je suis restée deux jours à ne rien faire, sinon à réparer mes forces. Quand j’ai eu deux jours, les frangines sont venues me dire de commencer à travailler. On ne chôme pas dans la famille ! C’est là qu’elles ont commencé à s’occuper de moi. J’étais devenue intéressante, je pouvais servir. C’est à ce moment là que l’on m’a dit mon nom. C’est vrai, quand même !! 100.111, j’ai eu de la veine. Vous vous rendez compte ? Si j’avais été un peu moins rapide, pour sortir de l’alvéole, je pouvais être appelée 100.894 par exemple. Pas facile à retenir.
On m’a demandé d’abord de faire des corvées de casernement. J’ai nettoyé les cellules qui venaient d’être libérées par les nouvelles naissances. Remarquez, je ne sais pas pourquoi on appelle ça des corvées. Moi, je trouvais ça intéressant. J’arrivais devant une cellule, pleine de déchets de cire et de l’enveloppe d’une larve, et lorsque j’avais fini mon travail, la cellule était propre, brillante… Oui, c’était agréable.
Après j’ai été affectée aux cuisines. Je préparais la bouillie larvaire. Du miel, du pollen, de l’eau, il ne fallait pas se tromper dans le dosage. Mais on prenait rapidement le coup, et je trouvais cette activité amusante.
Et puis, j’ai senti quelque chose qui grossissait dans ma tête. On m’a dit que j’était grande maintenant (quoique ma taille soit toujours la même depuis ma naissance et qu’aujourd’hui encore, elle est toujours la même) et que j’allais produire de la gelée royale. Je me souviens que je trouvais ça formidable. J’allais, moi, produire quelque chose, et cette chose était indispensable pour que vive Mère, et donc toute la famille.
J’ai aussi un bon souvenir de cette période. Ce n’était pas très fatigant, la gelée royale venait toute seule. J’ai donné directement à la reine et d’autres fois, j’allais en mettre dans les cellules où une larve venait d’éclore.
Et puis un jour, je me suis aperçue de deux choses à la fois. Ma tête devenait moins lourde et je produisais moins de gelée royale. En revanche, entre les anneaux de mon abdomen, de fines feuilles de cire apparaissaient. Je devenais cirière. Cette période aussi a été merveilleuse. Vous vous rendez compte. Je devenais architecte. Je construisais des cellules. Il fallait qu’elles soient toutes identiques. Les côtés (il y en a six) sont faciles à construire, en revanche il fallait sacrément s’appliquer pour faire les fonds, constitués de trois triangles qui devaient faire des angles très précis avec la verticale. Heureusement, nous sommes très douées pour ce travail et je me demande même comment nous y arrivons. Ça tient du miracle !!
Depuis ma naissance, jusqu’à aujourd’hui, je n’étais pas sortie de la ruche. Je me déplaçais dans la maison avec mes pattes, je ne m’étais jamais servi de mes ailes.
Indépendamment des activités dont je vous ai parlé, j’ai été appelée à faire bien d’autres choses. Transformer le nectar en miel en régurgitant plusieurs fois le nectar et en ventilant pour chasser l’eau en trop. Oui, j’en ai fait des choses…
Ce matin, il fait un temps magnifique. Quand il a fait un peu chaud, je suis sortie pour faire mon vol de repérage. Il fallait que je situe bien l’emplacement de la maison, car j’étais appelée à partir à plusieurs kilomètres, et si au retour, je n’avais pas retrouvé mon logis, que serais-je devenue ? J’étais fichue. Impossible de vivre toute seule. Alors j’ai bien pris mes repères, et je suis partie faire ma première quête de nectar. Et si j’ai bien aimé tout ce que j’ai fait jusque là, c’est ça que je préfère. Le butinage. On vole librement dans les airs, à la hauteur que l’on veut. C’est enivrant. Avant de partir de la maison, des copines spécialisées (nous les appelons les éclaireuses), nous avaient dit dans quelle direction et à quelle distance nous trouverions des champs de fleurs. Elles sont fortes ces copines, de vraies mathématiciennes qui calculent l’angle fait pas le soleil, la maison et le champ de fleurs. Oui ; elles sont fortes, car juste à l’endroit indiqué, j’ai trouvé plein de fleurs. Il suffisait de me poser sur une fleur, de plonger la tête vers le fond, et avec ma langue en forme de trompe, j’aspirais un liquide sucré. Je n’ai pas pu m’empêcher de tricher un peu, je l’avoue... Normalement je devais stocker le nectar dans mon jabot, mais j’ai un peu ouvert un clapet pour absorber moi-même, un peu ce nectar. Un délice……
J’ai fini mon premier voyage. J’ai déposé mon nectar dans une alvéole. De jeunes sœurs vont l’absorber et le régurgiter plusieurs fois pour en faire du miel, en ajoutant des diastases un principe antibiotique qui fait que notre maison est toujours saine ; et d’autres vont ventiler pour faire évaporer l’eau qui se trouve en trop. Et moi, je suis vite repartie pour mon deuxième voyage.
J’ai vraiment une vie merveilleuse. Je vais faire ça encore très longtemps vingt jours, peut-être même trente jours. Je suis heureuse.
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