Jean prit conscience de ce qu'il était dans un état neutre. Il n'avait pas faim, il n'avait pas soif, il n'avait mal nulle part, il n'avait pas de grands désirs, il n'avait pas d'espoir particulier, il n'était pas heureux, il n'était pas malheureux. Marié avec Solange depuis dix ans, il menait une vie tranquille, bien réglée, avec une séance de cinéma chaque vendredi soir, et le déjeuner chaque dimanche chez la mère de Solange. Rédacteur dans le service production d'une compagnie d'assurances, il était agent de maîtrise et serait sans doute nommé sous-chef de service à la veille de sa retraite. C'était dans l'après-midi d'un mardi, alors qu'il venait de finir un dossier, que toutes ces réalités lui sautèrent à l'esprit. Certes, il n'y avait aucune révélation dans tout cela. Mais il n'avait jamais eu la conscience aiguë de tous ces éléments réunis qui faisaient de sa vie une existence médiocre, sans intérêt, sans saveur.
Et ce fut la première fois qu'il ressentit quelque chose d'aussi fort. Une envie - enfin ! - de réagir.
Oui mais quoi faire ? Et dans quel domaine changer les choses ? Il prit son téléphone et appela Solange à son bureau (ce qu'il ne faisait jamais habituellement).
- Allô, Solange ? Je ne rentrerai pas ce soir. Pourquoi ? Je n'ai pas de raison particulière. À demain.
C'est curieux, aussitôt après avoir raccroché, il ressentit en lui une sorte de contentement, un plaisir jusqu'alors inconnu de « sortir des clous ». Au lieu de sortir à dix-sept heures trente, comme tous les jours, il traîna, lu le journal qu'il avait acheté le matin et sortit de la compagnie vers dix-huit heures trente. Il alla dans un grand magasin, s'acheta une valise, un pyjama, une brosse à dents et prit une chambre à l'Hôtel de France. Il dîna dans un restaurant chinois puis, chose impensable pour un mardi, il alla au cinéma, voir un film qu'il avait repéré dans son journal. Cette sorte d'euphorie qui l'habitait depuis son coup de fil à Solange ne le quittait pas. Bien au contraire. Il sentait bien qu'une mutation s'effectuait en lui, qu'il devenait un autre homme, et qu'un tournant décisif venait de s'accomplir.
Après une nuit paisible, il se rendit le lendemain à son bureau. Dès son arrivée, il écrivit sa lettre de démission et téléphona à Solange, une nouvelle fois à son bureau.
- Allô, Solange ? Je rentre ce soir. Nous aurons à parler. - Mais enfin, Jean, que t'arrive-t-il ? - Rien de grave. Nous en parlerons ce soir. Excuse-moi, j'ai beaucoup de travail.
Dans l'après-midi, il fut convoqué chez le Directeur-adjoint, auquel sa lettre de démission avait été remise. L'entrevue fut très brève. La compagnie se demandait surtout si la concurrence n'essayait pas de débaucher son personnel. Jean lui assurant qu'il ne partait pas dans une autre compagnie d'assurances, le sous-directeur fut rassuré et ne posa pas d'autres questions. Ce qui lui confirma qu'il n'était rien. Son absence passerait inaperçue. Une demi-heure après son heure normale, Jean arriva à son domicile. Contrairement aux habitudes, Solange était arrivée la première. Manifestement, elle était très inquiète, et attaqua aussitôt :
- Tu vas m'expliquer ? Que se passe-t-il ? - Je vais te répondre très franchement. Mais je ne suis pas certain que tu puisses me comprendre. J'ai eu hier une sorte d'éclair de lucidité. J'ai pris conscience en un instant que je menais une vie absolument insipide. Et j'ai tout aussitôt décidé de changer de vie. - Réponds-moi : il y a une femme là-dessous ? - Mais non ! Je t'avais bien dit que tu ne pourrais comprendre. Ne va pas chercher midi à quatorze heures. Je t'ai dit exactement ce qui s'est passé. J'ai donné ma démission. - Tu as donné ta démission ? Mais tu es fou ! Tu as sans doute une petite dépression, mais ça va passer. Je t'en supplie, Jean, ne fais pas de bêtise... Il faut que tu te reposes un peu et tout rentrera dans l'ordre. - Mais justement, je ne veux pas que tout rentre dans l'ordre. - Mais enfin que veux-tu exactement ? - Je te l'avoue, ce que je veux exactement, je n'en sais encore rien. En revanche, je sais parfaitement ce que je ne veux plus. Ce que je ne veux plus, c'est cette vie étriquée, minutée, sans relief, sans surprise... - Tu veux devenir un aventurier ? Mais mon pauvre Jean, tu n'es pas fait pour ça ! - Sans devenir un aventurier, je veux une vie avec plus de fantaisie, et tu ne peux savoir si je suis ou non fait pour cela. - Tu parlais tout à l'heure d'un éclair de lucidité. Il me paraît bien flou, cet « éclair » ! - L'éclair de lucidité concernait le passé. J'ai pris conscience de la médiocrité de ma vie. Sur le plan pratique, voici ce que je te propose : si tu désires conserver la location de notre appartement, je te le laisse. Tu gardes bien entendu la maison de tes parents et je conserve la petite ferme de mon père. Nous avons exactement soixante-huit mille euros d'économies. Nous partageons : trente-quatre mille euros pour chacun. Je dois un mois de préavis à mon employeur. Cela nous laisse le temps de nous retourner, toi et moi. J'ai parfaitement conscience que ma décision va te poser des problèmes à toi aussi, mais je te le demande, n'insiste pas. Ma décision est irrévocable. - Mais c'est de la folie pure et simple. En somme, tu te plains d'avoir une vie trop facile, tu la voudrais plus difficile. Tu es maso ! Et avec ta lubie, qui va vite passer, j'en suis sûre, tu flanques tout par terre et pour toi et pour moi. - Je te le répète : n'insiste pas. À partir de ce soir, je m'installe dans la chambre d'amis. - Ah, tu vois ! Il y a une femme là-dessous ! - Je te répète que non. Maintenant, tu crois ce que tu veux, c'est ton problème. - Je pense que tout de même, nous sommes mariés depuis dix ans. Tu décides sur un coup de tête de casser notre mariage, tu donnes ta démission d'un emploi dont je ne t'ai jamais entendu te plaindre, alors je crois que j'ai droit à quelques explications. Tu as bien pensé à régler nos problèmes matériels, même s'il y a beaucoup à dire. Il n'est pas possible que tu n'aies pas une idée de ce que tu vas faire. - Tu peux ne pas me croire. Mais c'est pourtant vrai. Je n'ai pas encore pris de décision sur mon avenir. Mais lorsque j'aurai pris des décisions, je t'en ferai part. Pour l'instant, en dehors de mon installation dans la chambre d'amis, je te demande pour un mois de vivre normalement. - Vivre normalement, cela veut dire que je m'occuperai de faire marcher la maison, pendant que Monsieur va réfléchir à ce qu'il va faire ? Il n'en est pas question. Tu te veux indépendant ? Eh bien tu vas l'être dès maintenant ! Je pars dès ce soir et je vais m'organiser, moi aussi. Tu n'as même pas besoin de changer de chambre.
Et Solange partit faire une valise. Une demi-heure plus tard, après avoir téléphoné à son amie Colette, qui était d'accord pour l'accueillir au moins ce soir, elle partit sans revoir Jean qui s'était enfermé dans la chambre.
Le lendemain matin, en s'éveillant seul dans sa chambre, Jean ressentait toujours ce contentement qui était né au moment de sa prise de conscience de la nécessité de changer de vie, et ne l'avait pas quitté depuis. Il avait encore un mois à « sacrifier » à son patron. Après quoi, il serait libre d'organiser sa vie. Mais sans attendre, il fallait qu'il commence à y réfléchir. Qu'allait-il faire ? Que savait-il faire ? Et surtout qu'avait-il envie de faire ? Il savait déjà qu'il irait vivre dans la petite ferme que ses parents lui avaient laissé en Provence. Mais pour y faire quoi ?
Sa journée au bureau passa rapidement, car entre deux dossiers, il réfléchissait à son problème personnel, et il constata avec plaisir que la palette de ses possibilités était très étendue... quoiqu'il aurait de toutes façons à s'initier à une activité nouvelle. Les quelques terres de son père avaient été vendues, et autour de la ferme, il n'y avait qu'un hectare de terrain, ce qui excluait une activité purement agricole. C'est donc vers l'élevage qu'il devait s'orienter. Et c'est là qu'il avait l'embarras du choix.
Il nota sur un papier les divers élevages qui lui venaient en tête et qu'il pourrait éventuellement étudier. Il avait vu, il y a quelque temps, la publicité d'une société qui recherchait des éleveurs de chinchilla. Cette société, il croyait s'en souvenir, offrait une aide technique et passait un contrat pour l'achat des peaux. Il y avait l'élevage d'escargots, qui était d'un assez bon rapport et des débouchés assez faciles à trouver. Lorsqu'il était jeune, un voisin avait quelques ruches et il allait aider au moment de la récolte du miel. Il avait de merveilleux souvenirs de ce travail. Il y avait la pisciculture, mais s'il était possible de faire un petit lac à côté de sa ferme, il ne serait jamais été assez grand pour faire l'élevage de truites, et le cours d'eau aurait eu un débit insuffisant. Enfin, il y avait un élevage assez attirant : celui des lapins angoras, puisque c'était un élevage qui ne nécessitait pas le sacrifice de la bête. Les lapins sont épilés à périodes fixes, et les poils repoussent. C'est un peu comme les moutons, mais pour ces derniers, Jean n'avait pas suffisamment de terre.
Après avoir décidé de n'étudier que deux possibilités : l'élevage des lapins angoras et l'apiculture, il résolut d'acheter le soir-même des livres sur ces deux élevages. Ce qu'il fit, dans une grande librairie.
Lorsqu'il rentra chez lui, il constata sans surprise que Solange n'était pas là. Il se prépara rapidement deux oeufs sur le plat, du fromage et des fruits, et tout en avalant son dîner frugal, il commença par lire Le Rucher de Rapport, d'Alain Caillas. Il avait décidé de lire un jour les livres d'apiculture et le jour suivant des bouquins sur l'élevage des lapins angoras. En fait, après trois jours, il décida d'abandonner les lapins angoras pour un problème pratique. Il pouvait certes acheter une partie de la nourriture, mais il aurait fallu qu'il produise de la luzerne et il n'avait pas la surface nécessaire pour cette culture. Le grand avantage des abeilles, c'est qu'elles vont recueillir le nectar et pollinisent par la même occasion, dans un rayon de trois kilomètres autour de la ruche... sans s'occuper des propriétaires. Elles peuvent aller n'importe où, et il suffit de trouver des emplacements pour mettre des ruches, en bordure des champs, ce qui est très facile, puisque les agriculteurs tirent avantage de la présence d'abeilles sur leurs champs. C'est donc à l'étude de l'apiculture qu'il consacra toutes ses soirées durant son préavis.
Le premier dimanche, Solange vint à l'appartement. Elle avait les traits tirés, et contrairement à son habitude, elle était assez agressive. À peine entrée, elle attaqua :
- Alors? Où en es-tu ? Es-tu redevenu plus raisonnable ? Je t'écoute. - Vois-tu, Solange, j'ai l'impression de n'avoir jamais été aussi raisonnable. C'est se laisser porter par les événements qui n'est pas raisonnable. Je veux devenir maître de mon destin. - Maître de mon destin ! Oh ! la belle formule ! Mais mon pauvre Jean, tu ne sais rien faire ! Après des années de bureau, tu as appris à rédiger des contrats d'assurances, mais en dehors de ça, peux-tu me dire ce que tu sais faire ? Rien. Rien, absolument rien. Tu veux devenir clochard ? Aller mendier une écuelle à la soupe populaire ? Je te préviens : si tu pars, il sera inutile de revenir ici, même repentant. Tu ne me feras pas pitié. Ce que tu fais, nul ne t'y pousse, alors, il faudra que tu assumes. - Mais Solange, c'est bien comme ça que je l'entends ! Je te confirme que je te laisse l'appartement, et notre petite Opel. Je vais m'acheter une petite camionnette, je partirai à la fin de mon préavis, et je n'emporterai que mes vêtements et quelques livres. - Et où vas-tu aller ? - Je n'ai pas pris de décision définitive. Je te le dirai le moment voulu. - Tu es complètement fou, complètement fou. Et il faut que ce dingue tombe sur moi ! - Tu dois être soulagée d'être libérée d'un fou. Remercie-moi ! - Oh, tu es malin ! Ton préavis expire quand ? - Le 10 février. - Bon. Je reviendrai le 10 février et tu déguerpiras le soir-même. - D'accord. Je te souhaite bonne chance ! - Crétin !
Plus Jean poursuivait ses études en apiculture, plus il se passionnait pour cette activité. Il avait pris contact avec plusieurs apiculteurs du Vaucluse pour acheter des ruches. En s'inspirant de divers ouvrages, il avait fait le plan de la miellerie qu'il installerait dans l'ancienne buanderie, au rez-de-chaussée. Il choisissait ses appareils : centrifugeuse, extracteur, maturateur, bac à désoperculer, four à pollen, etc. Il faisait des comptes, s'était renseigné sur les conditions de son affiliation à la Mutualité sociale, bref, dans sa tête, en ville, loin de son implantation future, son exploitation apicole vivait déjà, et c'était pour Jean une joie continuelle d'ajouter ou d'améliorer un détail.
Par ailleurs, son intention n'était pas de vivre seul. Lorsqu'il était jeune, son père s'était pris de passion pour le jardinage, et s'était abonné au Chasseur Français. Et lorsque ce mensuel arrivait, Jean s'amusait à lire les annonces matrimoniales, sources de bien des fous-rires. Il se souvenait en particulier d'une annonce qu'il avait trouvé admirable par sa concision, et dans laquelle pourtant, il y avait beaucoup de choses, tant en ce qui concernait le demandeur que la femme recherchée :
Ancien légionnaire cherche femme gros seins.
Tout était dit, n'est-ce pas ?... Jean décida d'acheter le Chasseur Français, mais maintenant pour une utilisation plus sérieuse. Il trouverait une compagne par ce moyen. Parce qu'il le savait bien, ce n'était pas dans son petit village du Vaucluse, où il connaissait tout le monde, qu'il trouverait chaussure à son pied. Mais bien entendu, la priorité absolue était le montage de l'exploitation apicole.
Le 10 février, après avoir offert le pot d'adieu à ses collègues, qui tous lui disaient qu'il avait bien de la chance de changer de métier, mais dont pas un n'aurait eu le courage de l'imiter, il rentra pour la dernière fois à son appartement. Solange était là. Ses yeux gonflés disaient qu'elle avait pleuré, mais elle était étrangement calme, au grand soulagement de Jean.
- Alors ? Vas-tu me dire quels sont tes projets ? Comptes-tu divorcer ? - Je vais m'installer à la ferme. Je vais monter une exploitation apicole. Quand au divorce, personnellement, pour l'instant au moins, je n'en vois pas l'intérêt. Maintenant si tu le désires, je ne m'y opposerai pas. Je ferai ce que tu voudras. - Tu vas faire de l'apiculture ? Mais mon pauvre, tu n'as jamais ouvert une ruche ! Et tu crois que ces petites bestioles vont te permettre de gagner ta vie ? Je crois bien que tu es cliniquement fou ! J'ai vécu dix ans à côté d'un fou sans le savoir ! En tous cas, je te le répète : ne t'avise jamais de revenir me demander pardon et de vouloir vivre à nouveau avec moi. Il n'en sera jamais question. - Je sais bien, Solange. Va dans la chambre pendant que je charge mes bagages dans la camionnette et cela nous épargnera la scène des adieux.
Une demi-heure plus tard, Jean, à bord de son nouveau véhicule partait vers son destin incertain.
Il roula toute la nuit, avec une petite pause d'une heure entre Lyon et Valence. À neuf heures, il arriva à la ferme. Dès qu'il eut déchargé la camionnette, il alla voir la buanderie, dont il avait fait le plan de mémoire, pour savoir s'il pourrait organiser sa miellerie comme il l'avait prévue. Rassuré sur ce point, il passa un coup de fil à l'apiculteur qui devait lui vendre deux cent cinquante ruches Langstroth, avec deux cent cinquante hausses de hauteur Dadant. Il avait prévu de monter lui-même trois ou quatre cent hausses du même type. Ils prirent rendez-vous pour l'après-midi. Après un repas rapide, Jean fit une longue sieste, et se réveilla à quinze heures en pleine forme. Les quinze jours qui suivirent furent consacrés à l'achat du matériel de miellerie chez le grossiste de Bollène, à acheter des cadres de hausse en kit, de la cire gaufrée etc. Comme il l'avait prévu, connaissant tout le monde dans son village, il n'eut aucune difficulté à trouver une dizaine d'emplacements pour mettre ses ruches. Au début mars, il alla chaque jour chez l'apiculteur vendeur de ruches, pour faire les visites de printemps et s'initier au maniement des abeilles. Jean avait tant et tant lu sur la question, qu'il ne se trouva pas du tout dépassé par ce monde nouveau et, n'eût été une petite crainte sur la commercialisation de ses futurs produits, il aurait pu se dire parfaitement sûr de lui.
Jean se révélait à lui-même. Qui aurait dit que ce petit employé serait parvenu à régler en si peu de temps la multitude de petits problèmes qui se posaient chaque jour !
Le 20 mars, ses dix ruchers de vingt-cinq ruches étaient en place. La miellerie était installée, et c'est ce jour-là qu'il fit sa première récolte de pollen. À la fin de sa tournée, avant de la mettre dans l'étuve pour séchage, il pesa sa récolte. Il y avait quatorze kilos de pollen. Heureusement, Jean était seul. Et personne ne vit qu'il pleurait de joie. Le soir-même, il faisait passer une annonce dans le Chasseur Français.
À proximité de cinq de ses ruchers, plusieurs hectares de colza s'apprêtaient à fleurir. La miellée commença vers le 6 avril, et sur les ruches des ruchers sur colza, il dut rapidement mettre deux hausses. Un mois plus tard, il faisait sa première récolte de miel. Compte tenu du nombre relativement limité de ses ruches, il n'était pas question de brader ses produits auprès des grossistes. Aussi, Jean entreprit-il la tournée de tous les magasins de diététique du Vaucluse, de la Drome et d'une partie du Gard et de l'Ardèche. Sa première vente avait été des cartons de pollen. Ce chèque qu'on lui remit, n'avait rien à voir avec le virement mensuel anonyme de son salaire à la Compagnie d'assurances. Ce chèque représentait un gain personnel qu'il avait obtenu par son travail, ses efforts. Ce chèque, il l'avait gagné tout seul, et cela lui procura une immense joie.
Les premières réponses du Chasseur Français arrivèrent sous la forme d'une grande enveloppe contenant une quinzaine de lettres. Jean alluma une pipe et ouvrit son courrier. Les critères d'élimination étaient nombreux.
- Les lettres ornées de dix fautes d'orthographe par ligne- Les citadines qui, malgré le libellé de son annonce, tentaient leur chance tout en précisant qu'elles ne voulaient pas vivre à la campagne.- Celles qui, encore mariées, « envisageaient » de quitter leur mari, mais ne voulaient pas se lâcher des deux mains.- Celles qui, après une rupture, écrivaient par dépit mais restaient attachées de toute évidence à leur ancien compagnon.- Celles qui avaient une situation et n'entendaient pas la quitter... pourquoi écrivaient-elles ?
À l'occasion de ce premier flux de réponses, Jean fut très surpris de constater que toutes les femmes aimaient la musique, classique évidemment, et la poésie... C'est fou ce que la musique classique et la poésie ont le pouvoir de donner un label de qualité aux impétrantes... En fait, Jean n'en retint que deux. L'une de Bourges, l'autre de Nantes. Après quelques coups de fil et quelques lettres, celle de Nantes fut éliminée. Sa dernière lettre était la suivante :
Mon cher Jean,
Je suis persuadée que nous devrions bien nous entendre. Il faudrait évidemment nous rencontrer et je suis prête à aller vous voir. Cependant, cela me pose quelques problèmes. Ma grand-mère, qui est à ma charge, est très âgée et ne peut rester seule. Il faudra que je prenne une personne pour la garder. La meilleure solution, pour aller vous voir, est de passer par Paris, où il faudra que je passe une nuit. La distance qui nous sépare est bien grande, et même en voyageant en seconde, car je ne suis pas exigeante, le train est très onéreux. En fait, en calculant au plus juste, il faudrait que vous puissiez m'envoyer un chèque de six cent euros pour que je puisse faire face à toutes ces dépenses. Avouez, mon cher Jean, que ce n'est pas cher payer pour le bonheur de deux vies. Je vous embrasse.
***Note de l'auteur : Ceux qui pensent que cette lettre est peu crédible, sont malheureusement dans l'erreur.
Jean n'envoya pas les six cent euros. Quant à la correspondante de Bourges, elle finit par écrire que son compagnon, dont elle n'avait pas parlé, lui était revenu après une brouille passagère.
Jean avait beaucoup de mal à constituer son réseau de clientèle en diététique. Tous les apiculteurs produisaient du miel, bien sûr, beaucoup récoltaient du pollen, et il se rendait compte que pour s'introduire dans les magasins diététiques, il faudrait produire de la gelée royale. Oui, mais cette production était beaucoup trop calée pour un débutant, et à l'automne, Jean fut dans l'obligation de vendre du miel à des grossistes, et sa situation matérielle était bien difficile.
Il avait reçu plus de cent lettres à la suite de son annonce. Cinq étaient venues chez lui pour des week-ends. Agréables passe-temps, mais rien de sérieux n'en était sorti. Et il se proposait, dès la saison apicole terminée, d'aller voir une correspondante, Jeanne, avec laquelle il entretenait des relations épistolaires et téléphoniques suivies.
Il n'avait eu aucun contact avec sa femme Solange. Elle lui écrivit seulement en octobre pour régler la question des impôts sur les revenus, car ils faisaient une déclaration commune. Jean avait fait les calculs, et envoyé à Solange un chèque avec un banal mot d'accompagnement. Son ancienne vie lui semblait être à des années-lumière.
Un matin de novembre, il venait de terminer la mise en pots de pollen pour sa tournée de livraisons du lendemain. En sortant de la miellerie, il vit une jeune femme qui franchissait son portail. En le voyant, elle s'arrêta un moment puis se dirigea vers lui.
- Bonjour. Je suis Jeanne. Vous êtes sans doute Jean ? - En effet. Quelle surprise ! Je vous ai eue au téléphone avant-hier. Vous ne m'aviez pas parlé de votre visite. - Je vous prie de m'en excuser. Mais j'ai pris ma décision hier. Il fallait que je vous rencontre. - Entrez, Jeanne. Et asseyez-vous devant la cheminée. Je vais vous demander quelques minutes, le temps de quitter mes vêtements d'apiculteur et de m'habiller plus correctement.
Jeanne était une femme mince, au regard clair, agréable à regarder... Mais Jean, tout en s'habillant, était impatient de savoir la raison pour laquelle elle était venue sans prévenir.
***(Note de l'auteur : et moi donc !)
Lorsqu'il revint dans la salle de séjour, Jeanne, assise dans un fauteuil, fumait une cigarette.
- La fumée de la pipe ne vous incommode pas ? - Non, non, bien sûr. J'aime les hommes qui fument la pipe. - Eh bien voilà au moins un point positif.
Ils restèrent un moment silencieux, puis Jean demanda :
- Pourquoi ne m'avez-vous pas parlé de votre visite avant-hier, au téléphone ? - Je vous l'ai dit : je n'ai pris ma décision qu'hier. - Il a dû se passer une chose importante, hier, pour que vous veniez immédiatement sans me prévenir ? - Il ne s'est rien passé de spécial, sauf un ras-le-bol de la solitude, et l'envie de venir vous voir. - Mais si vous m'aviez prévenu, je serais allé vous chercher à la gare à Montélimar. Comment êtes-vous venue jusqu'ici ? - J'ai pris un taxi. - Je ne l'ai pas entendu. Il est vrai qu'enfermé dans ma miellerie... Tout de même, venir en taxi de Montélimar, cela fait une trotte. Il aurait été plus simple de me téléphoner. - Vous m'en voulez ? - Je suis heureux de vous voir... Je ne vous en veux pas, bien sûr, mais je suis un peu surpris. - Je conçois votre surprise.
Elle réfléchit un moment et reprit :
- Je vous demande de me pardonner. J'ai agi avec vous d'une façon incorrecte et je vais tout vous expliquer : j'ai eu, il y a huit ans, une liaison sérieuse avec un avocat. Beau garçon, beau parleur, nous avons vécu ensemble durant deux ans. Pour moi, il était un parangon de moralité, et j'avais en lui une confiance totale. Et puis, un jour, j'ai été convoquée au commissariat. Là, complètement effondrée, j'appris que mon cher avocat était un joueur invétéré et que pour faire face à ses dettes de jeu, il avait escroqué un certain nombre de vieilles personnes. Il leur demandait de lui confier leurs économies en leur promettant des rendements époustouflants. Assez curieusement, au procès, aucune des victimes ne se porta partie civile, tant il leur avait inspiré confiance. Il a toujours été persuadé que c'était moi qui l'avait dénoncé, alors que je n'avais jamais eu le moindre doute à son sujet. Malgré tout son talent, il a été condamné à dix ans de prison. Par le jeu des remises de peine, il a été libéré hier. Aussitôt, il m'a téléphoné pour me dire que j'étais responsable de sa condamnation et « qu'il saurait se venger ». J'étais affolée. Je ne savais où aller. Nous correspondions depuis plusieurs semaines, il me semblait que je pouvais avoir confiance en vous... Ce qui peut paraître curieux après ce qui m'était arrivé... J'ai fait rapidement une valise, et... me voilà. - Vous avez bien fait de me parler franchement. Mais tout d'abord, pensez-vous qu'il puisse trouver chez vous des éléments pour vous pister ? - J'y ai réfléchi. Non, je ne crois pas. J'ai avec moi mon carnet d'adresses, quant à vos lettres, je les ai amenées avec moi. Il ne peut savoir où je suis, même si, comme c'est probable, il entre dans mon appartement. - Bon. Nous n'allons pas mélanger les genres. En ce qui concerne vos problèmes avec votre avocat, vous pouvez provisoirement rester ici, et prendre le temps de vous retourner pour prendre des décisions. Je m'efforcerai à vous y aider. En ce qui concerne la raison pour laquelle nous sommes entrés en contact, votre venue va nous permettre de faire mieux connaissance. Je vais vous faire voir votre chambre. Il faut que j'aille faire des courses. Pendant ce temps, reposez-vous, prenez une douche ou un bain si vous le désirez. Je serai là dans un peu plus d'une heure.
Alors qu'il s'apprêtait à partir, le téléphone sonna. C'était l'un de ses voisins, Riton, qui lui dit:
- Dis donc, Jean, il y a une pépée chez toi ! Fais pas le c... !Tu n'en avais pas assez avec ta première femme, tu repiques au truc ? - Mais dis donc, Riton, tu m'espionnes ? Tu devrais plutôt t'occuper de ce que fait ta fille avec le grand Dudule ! - Ma fille ? Avec le grand Dudule ? - Mais non, Riton, je plaisante ! Tu sais bien que le grand Dudule se marie la semaine prochaine ! Et ta fille est épatante et sérieuse. - Crétin ! Tu m'as foutu la frousse ! - Ça t'apprendra à t'occuper des oignons des autres ! Allons, Riton, sans rancune ! Je pars faire des courses, ciao !
L'épicerie était dans un petit village à cinq kilomètres de la ferme de Jean. Cette épicerie était tenue par Romane, une camarade d'enfance de Jean. Dés qu'elle le vit, elle s'écria :
- Alors, Jean, on a de la visite ? - Mais bon sang ! Tout le pays est au courant ! Qui t'a dit ça, vieille commère ? - Oh, je ne sais plus. C'est une jolie dame paraît-il ? - Tu as de la veine d'être la seule épicerie du coin ! Sinon, je serais allé à la concurrence ! Je parie que c'est cette vieille pipelette de Riton qui t'a téléphoné... - Non. Je le sais, c'est tout ! - Ah ! Vous vous tenez bien entre vous ! Vous faites une belle paire de mauvaises langues tous les deux !
Rentré chez lui, il eut la surprise de constater que Jeanne avait trouvé et épluché des pommes de terre pour faire des frites. Elle avait également sorti la friteuse.
- Vous ne m'en voulez pas, Jean, si j'ai commencé à préparer le repas ? - Non seulement je ne vous en veux pas, mais je vous en remercie ! Cela fait tellement longtemps qu'en dehors de mon travail d'apiculteur, je suis dans l'obligation de prévoir et préparer mes repas. Je suis allé faire des courses, et savez-vous que tout le pays est au courant de votre présence ici ? - Pas possible ! Je n'ai rencontré personne en venant ici ! - Oh, vous savez, dans les villages, on pratique la tactique militaire : voir sans être vu. Et dès qu'une personne a vu, elle se fait un devoir de prévenir tout le monde. - Cela vous dérange ? - Oh, pas du tout ! D'ailleurs, il n'y a rien de méchant dans cette démarche. Ils veulent savoir ce qui se passe dans leur petit monde. C'est tout.
Le lendemain, Jean avait une tournée de livraison à faire dans les magasins diététiques du sud de la Drôme : Pierrelatte, Montélimar, Dieulefit, etc… et Jeanne vint avec lui. Elle trouvait que la vie de Jean était des plus agréables, et il n'en disconvint pas. Il lui raconta ce qu'avait été sa vie « avant » : insipide, monotone, anonyme. Alors qu'ici, il était « L'apiculteur », il ressentait l'immense plaisir de produire, c'est-à-dire d'avoir une action quantifiable. L'argent avait une autre valeur, puisqu'il représentait le résultat concret des efforts fournis. Jeanne le questionna sur Solange, et elle lui raconta sa vie.
Mariée très jeune, la lune de miel fut très courte, et rapidement le couple sut qu'une erreur avait été faite. Ils divorcèrent moins de deux ans après leur mariage. Elle avait pris un avocat qui était un bel homme avec lequel elle eut une courte aventure. Jeanne vécut ensuite seule durant plusieurs années, puis un jour, à l'occasion d'un autre divorce, celui de sa sœur, elle rencontra l'avocat de son beau-frère, qui était son ancien avocat... Ils sortirent à nouveau ensemble, et Jean connaissait la suite. Sur le plan professionnel, Jeanne était traductrice trilingue – anglais, allemand, français - mais n'avait travaillé que cinq ans. À la mort de son père, elle avait hérité de deux cafés-bars à Lyon qui étaient en gérance et lui permettaient de vivre indépendante. Chose curieuse, si, objectivement, Jean ne pouvait faire aucune réserve sur Jeanne, il ne pouvait se laisser aller, comme s'il avait une raison de se montrer prudent.
Par ailleurs, il sentait une petite réticence du coté de Jeanne, à son égard. Pourtant, ils parlaient librement, et semblaient apprécier le moment présent. Pendant les jours qui suivirent, un modus vivendi s'installa. Ils vivaient sous le même toit, mais... chacun avait sa chambre. Jean s'occupait de son exploitation - en cette période d'hiver, il s'agissait surtout de monter des cadres en cire gaufrée, de nettoyer des ruches vides, et de trouver d'autres débouchés commerciaux - quant à Jeanne elle avait pris en mains les tâches ménagères. En somme, sauf les rapports sexuels, ils vivaient une vie de couple.
Parfois, Jean se demandait pourquoi ni lui ni Jeanne ne désirait parachever cette vie de couple. Et il n'arrivait pas à trouver une réponse.
***( Note de l'auteur : Moi non plus)
Jeanne était là depuis trois semaines. Ils semblaient s'accommoder de ce genre de vie un peu bizarre. Pour les gens du pays qu'ils rencontraient assez souvent, ils étaient un couple normal. Maurice ne pouvait s'empêcher de faire quelques réflexions égrillardes. Quant à Romane, qui jadis avait eu un petit sentiment pour Jean, elle ne semblait pas apprécier la présence de Jeanne auprès de son amour de jeunesse.
Un matin, alors qu'ils étaient en train d'étiqueter des pots de pollen, c'est Jeanne qui attaqua le problème du petit malaise qui existait entre eux.
- La vie que nous menons, Jean, est assez curieuse. Peut-être devons-nous nous parler franchement. Je sens bien que je vous déplais, et il serait préférable que nous voyons les choses en face. - Mais Jeanne, vous inversez les choses. C'est moi qui vous déplais. - Mais absolument pas ! Vous ne me déplaisez pas du tout. Mais je ne peux me laisser aller, car j'ai l'impression que vous n'êtes pas attiré par moi, et je ne veux pas souffrir. - Si je comprends bien, nous vivons sur un quiproquo.
Le soir même, l'un des deux lits resta vide.
Des semaines et des semaines passèrent, Jean et Jeanne formaient un couple uni et heureux. Avec mars, une nouvelle saison apicole se présentait, et mon histoire aurait pu s'arrêter là. Les couples heureux n'ont pas d'histoire.
Malheureusement, amis lecteurs, mon contrat (????) prévoit qu'il doit y avoir entre dix et douze épisodes. Il va vous falloir être patients, et je vais devoir réfléchir pour trouver une suite.
Donc une nouvelle saison apicole allait commencer, et Jean recevait de nombreux coups de téléphone de producteurs de fraises et d'autres fruits, qui lui demandaient de venir mettre des ruches sur leurs terrains. Il n'y avait plus « d'abeilles sauvages » et la pollinisation se faisait mal s'il n'y avait pas de ruches à proximité, lors des floraisons. Jean ne voulait pas trop diviser ses ruchers, car la récolte de pollen doit se faire tous les deux jours, et de trop longs déplacements « mangeaient » une partie des bénéfices. Ces diverses demandes prouvaient en tous cas que Jean était bien reconnu comme un apiculteur sérieux, et cela lui procura de grandes satisfactions. Jean avait acheté une petite Opel Corsa d'occasion, ce qui permettait à Jeanne de se déplacer, quand il était lui-même dans les ruchers avec la camionnette. Un matin, Jeanne était partie faire des courses, et Jean était resté pour étiqueter des pots et préparer la tournée de livraison du lendemain. Une voiture entra dans la ferme, et un Monsieur « de la ville » vint frapper à la porte de la miellerie.
- Bonjour, monsieur. Vous êtes Jean Berger ? - Oui. De quoi s'agit-il ? - Je suis chargé par madame Berger de venir vous poser quelques questions. - Ma femme ? Que veut-elle savoir ? Entrez à la maison.
Une fois installés dans la salle de séjour, l'huissier sortit un dossier, et entama son questionnaire :
- Monsieur Berger, reconnaissez-vous vivre maritalement avec une personne ? - Mais enfin, que veut-elle ? Elle ne pouvait pas me poser ces questions elle-même ? - Ça , c'est son problème. Le mien est de vous poser des questions, et je fais mon travail. - Avez-vous fait une enquête dans le voisinage ? - Je ne la ferai que si c'est nécessaire, c'est-à-dire si vous refusez de répondre à mes questions. - Bon. Eh bien oui, une dame vit ici. - Elle n'est pas là actuellement ? - Elle est allée faire des courses. - Pouvez-vous me donner son nom ? - Mais enfin, à quoi ça rime tout ça ? Elle s'appelle Jeanne Mauduit. - Depuis quand est-elle ici ? - Depuis cinq mois, mais encore une fois que cherche ma femme ? - Ah, ça, Monsieur, je n'en sais rien. Elle m'a requis pour que je vienne vous poser ces questions et établir un constat. Très sincèrement, je ne sais ce qu'elle veut en faire. Pouvez-vous me dire si vous entendez pérenniser votre liaison ? - Répondez à ma femme que nul n'est maître de l'avenir, et que mes projets ne la concernent pas. - Une dernière question. Désirez-vous divorcer ? - Personnellement je ne demande rien. Et elle ? - Je vous le répète : je ne connais pas les intentions de votre femme.
Sa mission accomplie, l'huissier se retira.
Dés le retour de Jeanne, Jean la mis au courant de la visite de l'huissier et ils se perdirent en conjectures sur les motivations de Solange. Ils pensaient l'un et l'autre, que si Solange voulait simplement introduire une action en divorce, elle aurait fait établir un constat d'adultère en flagrant délit. Si Jean avait nié, l'huissier aurait dû faire une enquête, ce qui aurait compliqué les choses. Donc Solange poursuivait un autre but. Lequel ? Jean et Jeanne avaient beau se creuser la tête, ils ne voyaient pas où Solange voulait en venir. Aussi décidèrent-ils préférable de ne plus y penser et de poursuivre leur vie heureuse et pleine.
Les récoltes de pollen étaient bonnes, et Jean avait décidé de faire au mois de mai des expériences de production de gelée royale. Il savait théoriquement comment procéder, mais les connaissances livresques étaient loin de constituer une assurance pour la réussite pratique.
Les abeilles construisent des cellules royales lorsque la ruche est orpheline. Il faut donc leur donner l'illusion qu'elles le sont. Pour cela il faut que la reine soit claustrée dans une partie de ruche. Dans l'autre partie, l'hormone émise par la reine et qui inhibe la construction de cellule royale n'agit plus. C'est dans cette partie de ruche que l'on peut inciter les abeilles à construire des cellules royales, en leur donnant des amorces de cellules garnies de larves de moins de trente-six heures sur une gouttelette de gelée royale. Les paramètres de réussite sont nombreux, mais l'on peut tous les trois jours récolter la gelée royale contenue dans quarante ou cinquante cellules royales - quand tout va très bien…
Par une belle journée de mai, Jean était en train d'effectuer des greffes de larves pour la gelée royale. Il avait commencé ses expériences depuis quinze jours, et il fallait avouer que le succès n'était pas au rendez-vous. Les larves de moins de trente-six heures sont difficilement visibles à l'œil nu. Et pour prendre ces larves avec une petite spatule appelée « picking », sans les blesser, et les transférer dans les amorces de cellules de reine, il fallait un doigté que Jean n'avait pu encore acquérir. Les reins endoloris par son travail minutieux, Jean s'étirait, bras écartés, lorsqu'il entendit une voiture entrer dans la cour. C'était une très belle voiture, comme il y en avait peu dans la région. Jean était sorti sur le pas de la porte. Il vit un homme descendre du véhicule, qui vint ouvrir la portière avant droite... Jean, médusé, vit alors descendre Solange, extrêmement élégante, comme il ne l'avait jamais vue. Elle dit :
- Bonjour, Jean. Nous pouvons entrer ?
Toujours sous le coup de la surprise, Jean s'effaça et le couple entra. Jeanne, qui était au premier étage et avait entendu la voiture arriver, était descendue dans la salle de séjour. Les quatre personnes debout, restèrent silencieuses un moment, puis Jean, s'adressant à Jeanne dit :
- C'est Solange.
Se retournant ensuite vers l'homme :
- Vous êtes monsieur... ? - Je suis maître Vidal, du barreau de Paris.
Jean, ayant invité ses visiteurs à s'asseoir, demandait :
- Voulez-vous, maître, me dire la raison de votre visite ?
Pendant que les deux femmes s'examinaient mutuellement, maître Vidal expliqua :
- J'interviens pour le compte de mon confrère, maître Lucien Porte. (Puis se tournant vers Jeanne : ) Vous le connaissez, madame ?
Jeanne acquiesça d'un signe de tête. Elle était affreusement pâle, et ses mains tremblaient.
Maître Vidal continua :
- Maître Lucien Porte et madame Jeanne Mauduit ont entretenu une liaison durant huit ans, liaison qui s'est terminée il y a quelques mois, en octobre dernier.
Jean s'exclama :
- En octobre dernier ? - Oui, monsieur Berger. En octobre dernier. maître Porte avait une confiance absolue en madame Mauduit. Un matin, il reçut un coup de fil du commissariat qui lui demandait de passer pour une affaire assez grave qui concernait madame Mauduit. Malgré le caractère inusité de la chose, maître Porte put savoir par téléphone que madame Mauduit s'était rendue coupable d'une « indélicatesse », qui roulait sur des sommes assez considérables. Elle avait obtenu d'une vieille dame qu'elle lui confie ses économies, en lui promettant un rapport mirifique. Ne croyant pas un mot de toute cette histoire, avant de se rendre au commissariat, maître Porte téléphona à madame Mauduit pour l'avertir et lui demander des explications. Elle répondit qu'elle ne comprenait rien à toute cette histoire, et qu'il s'agissait, bien sûr d'une erreur. Le soir, quand il rentra à leur domicile, madame Mauduit était partie. Pendant des mois, maître Porte resta sans nouvelles et sans aucune piste. Puis la vieille dame, se souvint que madame Mauduit lui avait parlé d'un monsieur qui venait de se reconvertir à l'apiculture dans le Vaucluse. Mon confrère se renseigna auprès du syndicat apicole, et apprit qu'un apiculteur venait en effet de s'installer et qu'une femme, qui n'était pas la sienne, vivait avec lui. Il obtint l'ancienne adresse de monsieur Berger, et me confia son affaire. Je suis entré en contact avec madame Solange Berger, pour savoir quelles étaient ses intentions. Elle n'avait pas l'intention de faire quoique ce soit. Mais lorsqu'elle apprit que son mari était entre les mains d'une femme passible de la correctionnelle, elle résolut d'intervenir. Nous avons saisi un huissier - les rôles étaient renversés... - et avons pu établir que la dame qui vivait avec monsieur Berger, était bien madame Jeanne Mauduit. Mon client - et madame Berger est d'accord avec lui - préférerait que l'affaire s'arrange à l'amiable, à condition que madame Mauduit restitue la somme escroquée augmentée de six pour cent d'intérêts. Pouvez-vous, madame, procéder à cette restitution ?
Jeanne, blême et tremblante, répondit qu'elle détenait toujours la somme de cent mille euros, qu'elle était prête à la restituer, mais qu'elle ne pouvait verser les intérêts. Maître Vidal demanda s'il pouvait téléphoner et Jean l'accompagna à son bureau. Les deux hommes sortis, les femmes restèrent immobiles et muettes jusqu'au retour de Jean. Ce dernier, pâle également, les traits tirés, s'adressa à Jeanne :
- Je ne comprends pas, je ne comprends pas. Ce n'est pas possible ; escroquer une vieille dame, c'est affreux, non, je ne comprends pas... - Je ne puis te dire qu'une chose. Ce n'est pas pour moi que j'ai fait cette chose horrible. - Mais alors pour qui ? - Je ne peux rien dire. Je n'ai même pas le droit de te demander de me faire confiance. Mais d'une part, ce n'était que temporaire, et d'autre part, ce n'était pas pour moi.
À ce moment-là, Maître Vidal rentra dans la salle de séjour.
- Mon client réglera lui-même les intérêts. Il vous demande, madame, de rentrer à la maison.
Après un long, un très long silence, Jeanne demanda.
- Si je prépare mes valises maintenant, pouvez-vous m'emmener à la gare, maître ? - Soit, je vous attends.
Jeanne sortit et tout aussitôt Jean demanda :
- Elle prétend que ce n'est pas pour elle qu'elle s'est rendue coupable d'un abus de confiance. Savez-vous quelque chose, maître ? - Non. J'ai bien une petite idée, mais je ne sais rien. - Quelle est cette petite idée ? - Je ne peux vous la dire. Mais vous avez autant d'éléments que moi. Réfléchissez.
Par un accord tacite, il ne fut plus question de « l'affaire ». Durant une demi-heure, maître Vidal et Solange posèrent des questions à Jean sur son exploitation apicole, mais malgré tous leurs efforts, Jean et Solange ne pouvaient vraiment s'intéresser à ce qui n'était pas leur préoccupation lancinante. Lorsque Jeanne descendit avec ses bagages, elle se contenta de dire « Je suis prête », et sortit, en disant simplement en passant devant Jean :
- Adieu, Jean. Ne me juge pas trop sévèrement.
Maître Vidal prit congé de Jean puis de Solange, qui avait demandé à Jean si elle pouvait rester un peu pour discuter. Jean ayant donné son accord, maître Vidal et Jeanne montèrent en voiture et s'en allèrent. Alors qu’ils restaient seuls, Jean répétait sans cesse :
- Je ne comprends pas, je ne comprends pas. J'étais sûr de bien la connaître. - Oh, tu sais, Jean, tu n'as mis que quelques mois pour la connaître vraiment. Moi, il m'a fallu dix ans pour te connaître. - Mais ce n'est pas la même chose ! - Bien sûr, c'était autre chose. Mais durant dix ans j'ai pensé que nous formions un ménage normal, et brusquement je me suis rendu compte que tu étais très différent de ce que je croyais, et tu cassais brusquement une union qui ne m'avait jamais semblée en danger.
Jean poursuivait ses pensées et répétait :
- Je ne comprends pas... je ne comprends pas... - Moi aussi j'ai souvent répété : je ne comprends pas, en pensant à toi. C'est un juste retour des choses. - Elle m'a dit que ce n'était pas pour elle qu'elle avait commis cette escroquerie, et il me semble que maître Vidal la croyait... - Une escroquerie reste une escroquerie. Même si elle l'a commise pour quelqu'un d'autre... Son mari, sans doute, puisqu'il la reprend. - Oui... Ce doit être ça. Mais alors pourquoi a-t-elle pris la responsabilité de partir, si ce n'était pas pour elle ? - Tout bêtement parce que c'était elle qui avait commis l'escroquerie. Tu manques singulièrement de jugeote. - C'est vrai. Je ne sais plus où j'en suis. - Je comprends ce que tu ressens. Allons ! Fais-moi visiter ta miellerie.
Jean lui fit visiter sa miellerie, puis l'emmena voir le rucher principal. Il lui fit voir ses récoltes de miel et de pollen, et parla de sa commercialisation.
- Décidément Jean, tu arrives encore à me surprendre. Je n'aurais jamais pensé que tu serais capable de monter une exploitation apicole pareille. En fin de compte, j'ai plus appris sur toi en une heure que durant dix ans de vie commune.
Solange dit à Jean que son départ avait eu au moins un effet bénéfique. Elle s'était rendue compte que leur vie commune avait été en effet bien monotone et grise. Elle s'était habillée avec plus de recherche, s'était inscrite dans un club de gymnastique où elle allait quand elle le voulait, s'était liée d'amitié avec des collègues de bureau, allait au cinéma quand elle en avait envie. Bref, elle essayait d'avoir une vie moins routinière, moins minutée. Solange avait pris huit jours de congé. Elle les passa à la ferme. Elle coucha dans la chambre d'amis. Mais de nouveaux rapports s'instauraient entre eux. Si Jean était devenu un autre homme, Solange était devenu une autre femme. Et chacun ne détestait pas ce qu'était devenu l'autre. Alors, peut-être qu'après un long détour...
FIN
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