Que fais-tu, prostré au bout du grand canapé de cuir noir, à la fin de cette semaine harassante ? Tu as fermé les portes de tes sens, tout absorbé par ton tumulte intérieur. Combien de temps pourras-tu résister à l’orage magnétique qui parcourt ton cerveau et tes nerfs ? C’est comme si tes os, tes chairs et ta peau n’étaient plus et que ne subsistait de toi que ce réseau nerveux soumis à un vent de sable qui, inexorablement, l’use. Cette infinie fatigue, cette lente et féroce abrasion, occupe tout l’espace de ton esprit. Pour sortir de ce maelström tu aspires à un de ces décrochés de la conscience analogue à la sensation qu’éprouve celui qui, descendant un escalier obscur, se laisse surprendre par la dernière marche dont il n’avait pas soupçonné l’existence. Tu aimerais finir de t’échapper de toi-même, mais tu ne le peux pas. Tu es arrivé, l’âme épuisée, au rebord de cette semaine qui a été pleine de sensations, de pensées et de sentiments comme une grappe de raisin aux grains si pleins et si serrés qu’il est difficile d’en détacher un seul. Tu es au seuil d’un week-end que tu aurais dû voir comme une rivière serpentant agréablement devant toi, brillant sous le soleil. Mais pour toi le temps s’est figé. Tu ne vois plus rien, tu n’entends plus rien, tu ne sens plus rien, hors les aigrettes électriques qui envahissent et saturent ta sensibilité. Tu es prisonnier d’un tunnel obscur et tu ne peux même pas concevoir la possibilité de faire le moindre geste, de penser la moindre parole. Tu ne peux même pas rêver à ce qui serait pour toi un exploit grandiose et bienfaisant, te lever pour aller t’étendre, à deux pas du canapé, sur le chatoyant tapis persan aux tons rouge et bleu sur lequel tu pourrais te dissoudre sans avoir même à faire l’effort de tenir une posture. Même cette idée d’une translation de quelques dizaines de centimètres pour mieux mimer ta mort est hors de portée de ton être secoué par cet orage intérieur. Allons ! Efforce-toi de distraire un peu de tes maigres forces de l’agonie que tu subis. Arrête de courber les yeux de ton esprit et regarde-toi, chétif tas de poussière aspiré par le vent du désert. Regarde-toi attendre le moment de délivrance où le tas ne sera plus. Ou plutôt ne sois pas dupe, cesse de te cramponner à ta peur de la mort. Abandonne-toi sans réserve à cet océan de fatigue. Laisse-toi bouler comme une balle d’herbe sèche poussée de-ci de-là par les tourbillons d’une tornade.
Ce silence, soudain l’entends-tu ? T’es-tu endormi un court instant ? Tu pourrais t’ébrouer, secouer le sable imaginaire resté dans les plis de ton vêtement. Tu préfères rester immobile encore, t’emplir doucement de la sensation toute neuve d’exister. Tu es un lourd bassin de pierre qu’emplit l’eau nouvelle d’une source qu’on croyait de longtemps tarie. Tu es le dégel de printemps sur la terre noire de Sibérie. Tu es le galop joyeux de l’eau qui envahit les rigoles d’irrigation du vieux Nil au premier jour de son annuelle résurrection. Tu es la fête des hommes rudes et pauvres qui célèbrent leurs noces avec la nature. Tu es toutes ces images volées à de vieux films dont tu as tout oublié de l’histoire. La vie à nouveau palpite au creux de ta poitrine. Tes narines s’arrondissent pour caresser l’air qui nourrit tes poumons. Tu cherches à capter l’exquise fraîcheur de l’air qui se glisse à la pointe de ton nez. Tu la tiens, tu t’en nourris. La pulpe de tes doigts retrouve par des frôlements imperceptibles la sensation chaleureuse du cuir sur lequel tu es assis. Tes yeux sont clos, recueilli que tu es sur ce qui s’élève en toi. Ton corps, ta chair, ta peau se reforment. Tu es nu, délicieusement nu. Nu sous tes vêtements qui n’existent plus, qui ne font plus obstacle à ta soif d’exister. Ton corps est plein, intact. Tu sais que dans peu d’instants tu te sentiras bander, un mouvement venu du plus profond de toi-même, un mouvement sans objet ni projet, une érection née du seul plaisir d’être. Tu es si sûr de cette force qui va te venir que tu n’as aucune hâte que cette profonde motion, cette efflorescence de ta vitalité, n’arrive. Tu n’as aucune hâte d’aucune sorte. Tu songes aux délices du lait à la température parfaite que tu savais faire sourdre en pressant entre ta langue et ton palais la péninsule d’une chair qui ne t’était pas si étrangère. Tu y songes et pourtant tu n’as plus de réels souvenirs. Simplement tes yeux se mouillent à la simple sensation procurée par les légers mouvements de ta langue. Tes yeux toujours clos voient le flanc haletant d’un chien qui reprend souffle, couché sur le côté, les pattes raidies par la fatigue. Ils imaginent aussi la grande enveloppe de toile blanche d’une gigantesque montgolfière en train de se remplir d’air chaud. Ils suivent en imagination l’ascension du ballon. Ils le savent lentement s’élever et rester comme un point fixe dans le ciel. Tu penses à tes rêves si fréquents où tu voles en brassant l’air résistant de tes bras solides. Des rêves si fréquents et si convaincants que tu te demandes parfois si ce n’est pas eux qui disent la réalité.
Tu fais ton premier mouvement. Tu penches ta tête en arrière. Tu aimes cette sensation d’étirement, cette impossibilité de déglutir. Tu aimes sentir l’arrière de ton crâne appuyé au mur. Tu te vois à distance. Tu ressens un frisson de plaisir. Tu laisses un filet de salive s’écouler d’un coin de ta bouche entr’ouverte. Tu te complais dans cet abandon de l’habituelle maîtrise. Comme si tu étais ivre, ou innocent. Tu retrouves le redoutable Narcisse de tes quinze ans, le jeune fauve aux dents coupantes qui ne savait pas encore aimer. Tu dis adieu à son insouciance et à sa cruauté. Tu reprends pied dans ta vie présente. Tout à l’heure tu auras faim, tu sortiras d’un bond de ta prostration. Tu avanceras à nouveau vers les défis et les conquêtes de ton âge, l’étoile au front, le sourire légèrement ironique aux lèvres.
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