Ce samedi 14 juin 2008 était vraiment un jour exceptionnel. En traversant la place de la Bastille à pied, comme je le faisais presque tous les jours depuis vingt ans que j’habitais le quartier, je sentis se réveiller en moi une exaltation délicieuse, telle que je n'en avais pas connue depuis des années... Ce type d’exaltation suscité par certains lieux magiques porteurs de vibrations particulières. Pour quelle raison ces endroits sont-ils, entre tous distingués ? Est-ce une question de tectonique des plaques ? De particularités du champ magnétique terrestre ? Est-ce à cause d'une connivence entre ces lieux et certains faits de l'histoire, grands ou petits, connus ou cachés ? Ce n'est pas moi qui peux répondre. Je ne suis après tout qu'un professeur d'anglais légèrement has been aux dires de son ex-femme et de sa fille. Mais j’étais ce jour-là, au cœur des vibrations de la place, l’héroïque peuple de Paris en liesse, le peuple souverain renversant la vieille citadelle, symbole honni de l’arbitraire de l’Ancien Régime. J’étais à nouveau le jeune prof d’anglais plein d’ambition, amoureux et admiré par sa bouleversante fiancée qu’il menait par la main dans la foule joyeuse venue fêter la victoire du 10 mai 1981.
Oubliés les jours ordinaires où c’est plutôt l’abattement que je ressens à voir cet opéra aux murs enserrés de filets pour éviter qu’une dalle du revêtement ne se détache et n’aille écraser un passant. Ce projet architectural de gauche que j’avais consciencieusement défendu contre la famille de mon ex-femme, des bourgeois conservateurs de province, menace ruine. Et l’opéra, qui appelle au partage en profondeur des émotions, n’est plus un lieu pour quelqu’un comme moi qui, depuis quinze ans déjà, vis dans une étouffante solitude. L'abattement c'est peut-être surtout de sentir filer, inutiles et mornes, mes dernières belles années alors que la place et le quartier alentour grouillent d'un flot toujours renouvelé, d'un flot éternel de couples de tous âges en pleine ascension fusionnelle. J'ai été comme eux. Nous avons été heureux. Ça a même duré plusieurs années. Nous avons eu une fille. Nous l'avons appelé Ewa. Ewa avec un double-vé. Une idée de sa mère qui avait toujours trouvé son prénom de Marie ringard. Marie pourtant, moi l’homme de gauche, le fils d'instituteurs laïcs, j'aimais bien. Mais Marie c'est peut-être aussi un prénom trop doux pour un avocat d'affaires. Quoique devenue féministe convaincue mon ex-femme ne veut pas qu'on dise qu'elle est avocate d'affaires.
Ce sentiment de bonheur, ce quatorze juin dernier, c’est à Ewa que je le devais. Il faut dire que je ne la vois plus très souvent depuis qu'elle est majeure. C'est ma fille mais elle m'intimide. Elle est si brillante, si belle. Elle ressemble à sa mère, avec quelque chose peut-être d'encore plus inflexible. Quelquefois je me dis que c'est à cause du divorce de ses parents qu'elle est comme ça. J'aurais aimé qu'elle soit fière de moi, qu'elle soit secrètement jalouse de ma nouvelle compagne. Mais je n'ai jamais eu de nouvelle compagne et il y a déjà longtemps qu'elle m'a dit de manière définitive que mon humour absurde de vieux prof d'anglais la consternait. Cela doit faire une dizaine d'années mais je me souviens de cette phrase comme si c'était hier. Il m'en reste une blessure, une sorte de brûlure d'estomac.
Je pense souvent à Ewa en traversant la Place de la Bastille. Je me demande quel couple elle forme en voyant ces amoureux qui se retrouvent dans les cafés, sur le pavé et jusque sur les marches de l'opéra. Qui est-il ce garçon qui a le bonheur de la tenir par la taille, de la faire rire, de l'embrasser fougueusement sans se préoccuper des passants ? Pourquoi ne vient-elle jamais me présenter personne ? Pourquoi ne me confie-t-elle jamais ses joies et ses chagrins d'amour ? Est-ce qu'elle croit que je ne suis pas capable, comme tous les pères le font, de la consoler en la serrant dans mes bras, en lui caressant doucement les cheveux et en lui disant « Ma chérie, ma chérie » tandis qu'elle pleure sur mon épaule ? Pourtant quand elle était petite et qu'elle se faisait mal, elle aimait que je la cajole. Bien sûr elle a toujours sa mère pour ça. Mais sa mère ce n'est pas moi.
Ce jour-là en marchant la tête dans les nuages sur la place de la Bastille j’étais si heureux que je pensais à Dino. Je savais qu’il comprendrait mon bonheur. Dino est un clochard qui a régné pendant des années sur une plate-forme en élévation sur laquelle est construit un immeuble de bureau boulevard de la Bastille, le boulevard au bord de l'eau qui donne sur la place. L’immeuble est en surplomb et offre un abri contre les intempéries. La longueur du terre-plain n'excède pas dix mètres. Le reste de la façade est occupé par un escalier de quelques marches qui donne accès aux bureaux. Dino y était tous les soirs, abrité de la pluie avec son sac de couchage et parfois un petit réchaud. C'est là qu'il passait la nuit, quel que soit le temps. Le matin quand je partais au lycée pour huit heures il dormait encore. Quand je partais pour neuf heures il n'était plus là. Il y avait souvent avec lui d'autres compagnons d'infortune qui restaient là pour quelques jours mais lui seul était le point fixe. La journée il faisait des petits boulots dans Paris. Il m'avait un jour expliqué qu'un boulanger du quartier gardait ses maigres affaires pendant la journée pour qu'il ne se fasse pas voler. Le dimanche le boulanger fermait et Dino ne quittait pas le dallage du pied de l'immeuble de la journée.
C'est peut-être à cause de cette particularité du dimanche, jour où les gens s'ennuient, qui avait rendu Dino si populaire dans le quartier. Cela faisait longtemps que j'avais remarqué que les gens s'arrêtaient pour lui parler. Les conversations semblaient détendues, sur un pied d'égalité. À vrai dire il émanait de lui une étrange autorité. Il avait des cheveux qui formaient une crinière épaisse, grisonnante, plus ou moins longue suivant les moments. Son visage très buriné faisait penser à un indien des Andes. J'appris, lorsque nous sommes devenus amis, qu'il était né et avait vécu sa jeunesse à La Réunion. Il disait souvent qu'il aimerait y retourner.
Avant que nous ne devenions amis j'étais passé devant lui pendant des années sans lui adresser une parole. J'avais fini par le rendre invisible. Je savais par instinct éviter de regarder dans sa direction et lui ne devait pas plus faire attention à moi. Je remarquais seulement quand il était en conversation avec des gens du quartier. Un jour, ce devait être un dimanche d'automne où je me rendais au marché du boulevard Richard Lenoir, au milieu du trottoir il y avait un homme très costaud avec une salopette bleue qui parlait avec Dino. Il avait l'air furieux et je ne pouvais pas l'éviter, d'autant moins qu'il me héla.
- Savez-vous ce qui est arrivé ? - Non. - Pendant la nuit on lui a volé ses chaussures. - ... - Vous n'auriez pas une paire de chaussures à lui passer ? Moi je fais du quarante-cinq. C'est trop grand.
Sans réfléchir je dis que je faisais du quarante-deux et que j'allais retourner chez moi pour voir si je n'avais pas une vieille paire. De gratitude l'homme voulut me prendre dans ses bras. J'eus un peu de mal à m'échapper à son étreinte amicale sans le vexer. Il dit : « Tu vois, Dino, le monsieur va t'aider ». Je n'avais plus d'autre choix que de retourner chez moi pour aller fouiller mon placard à chaussures. Ce jour-là, sans l'avoir prévu ni réellement voulu Dino devint mon ami. Après l'avoir dépanné d'une paire de chaussures je pris l'habitude de lui parler chaque fois que je passais devant lui, le soir ou le week-end. Je lui demandais ce qu'il avait fait dans la journée. Il me parlait aussi de sa santé. Il ne posait jamais de questions. C'étaient les gens qui lui faisaient spontanément leurs confidences. Grâce à lui, pour la première fois, j'avais l'impression d'être intégré dans la vie du quartier. Nous formions une sorte de communauté d'amis de Dino. Nous nous reconnaissions lorsqu'un d'entre nous était en train de parler avec lui et qu'un autre s'arrêtait ou simplement faisait un bonjour ou un signe de la main en passant.
Ce bonheur que je songeais à partager avec Dino en traversant la Place de la Bastille c’était celui d’avoir Ewa marchant à mes côtés. En début d’après-midi ce jour-là elle m'avait donné rendez-vous dans une librairie anglaise de la rue de Rivoli pour que je lui donne des conseils sur des livres à emporter en vacances. Je l'ai invitée à prendre le thé à l'appartement. Ensemble nous avons pris le métro. Ça faisait des années que ça ne m'était pas arrivé avec elle. J'étais fier que tout le monde puisse voir que cette belle jeune femme pleine de vie était ma fille. Je sais que physiquement nous nous ressemblons un peu, bien qu'elle soit plutôt du côté de sa mère. Je lui parlais tout le temps pour qu'on remarque bien que je l'accompagnais. J'aurais presque aimé, moi qui ne suis pas du tout courageux, qu'il y ait un incident pour que j'aie l'occasion de la défendre. Nous sommes descendus à Bastille. Il faisait beau mais l'air était encore frais pour la saison. Je lui ai montré la place comme si elle ne la connaissait pas, comme si elle était une belle étrangère en visite à Paris. Elle a joué le jeu, elle s'est enthousiasmée pour le spectacle, pour l'Histoire, avec un h majuscule. Elle m'a fait remarquer que le génie doré aux fesses nues se dressait au sommet d'une forte colonne de bronze phallique. Elle m'a dit, avec un accent venu de nulle part et un air faussement offusqué : « Français toujours polissons ». Nous avons tous les deux ri de bon cœur, heureux d'être complices.
Puis nous avons tourné le dos au génie et à la place et avons pris le boulevard de la Bastille. Nous devisions gaiement. J'avais l'impression qu'elle était aussi heureuse que moi de ce moment de grâce. Peut-être qu'elle aussi, après tout, souffrait de la distance qui s'était installée entre nous. J'aime ce Boulevard où les immeubles ne sont que d'un côté et donnent sur le Port de l'Arsenal avec ses bateaux de plaisance alignés sur les deux rives. Le premier pâté de maisons avec ses terrasses de café sur le trottoir est encore dans l'ambiance bourgeois-bohême de la place mais dès le deuxième l'atmosphère change et on se retrouve dans le vieux quartier presque populaire qui entourait la Gare de Lyon jusqu’à ce que la hausse des prix de l’immobilier n’entraîne des réhabilitations prétentieuses. Les voitures qui passent sans cesse ne réussissent pas à troubler la contemplation intemporelle des immeubles qui se font face de part et d’autre du port. Ceux de la rive ouest, du boulevard Bourdon dans le quatrième arrondissement sont simplement plus impassibles, plus bourgeois. C’est à cet endroit où le boulevard de la Bastille hésite entre plusieurs caractères qu’a été construit l’immeuble de Dino.
En marchant au côté d'Ewa je me demandais si nous croiserions Dino. Je ne savais pas trop quelle pourrait être sa réaction devant l'amitié de son père avec un clochard. J'étais certain que mon ex-femme n'aurait pas apprécié et Ewa était beaucoup plus proche de sa mère que de moi. Mais d'autre part l'idée de heurter au travers d'Ewa les idées rétrécies de sa mère n'était pas pour me déplaire. Et puis, surprendre ma fille de cette manière ne pouvait pas avoir de conséquences graves. Elle devrait finir par apprécier que son père ait une ouverture d'esprit qu'elle ne lui soupçonnait peut-être pas. J'étais d'une humeur optimiste. C'était la première fois depuis des années que ma fille avait fait appel à moi et elle avait accepté mon invitation à aller prendre le thé.
Je n'allais pas tarder à être renseigné. Il me semblait apercevoir Dino. J'arrêtai de parler et un silence se fit entre nous. Je ne sais pourquoi, mes oreilles bourdonnaient. Devant Dino, qui ne nous avait pas vus arriver, je retins Ewa par le bras.
- Hmmm. Bonjour Dino. Je te présente ma fille. - Ça alors. Ça fait un moment que je ne vous avais pas vue. Vous êtes devenue une vraie dame. Si j'avais pu me douter que c'était ta fille !
Ewa rit.
- C'est vrai que ça fait bien trois ans que je ne viens plus passer un week-end sur deux chez mon père. Mais tu peux me tutoyer comme avant. Je ne suis pas si vieille que ça !
Devant les tasses de thé Ewa m'a dit qu'elle connaissait Dino depuis qu'elle avait dans les huit ans. Elle ne se souvenait plus au juste. Elle n'en avait jamais parlé ni à sa mère ni à moi parce que ça ne nous regardait pas et qu'elle avait eu peur qu'on l'embête avec ça.
Après les grandes vacances je n'ai plus revu Dino. On avait installé une grille en fer forgé pour barrer l'espace où il avait eu l'habitude de s'installer pendant toutes ces années. Il avait dû rechercher un autre endroit. À moins qu'il n'ait fini par repartir dans son île de La Réunion. Ou qu'il ne soit mort. En tout cas il n'est pas dans les rues qui donnent sur la place de la Bastille. Je les ai toutes faites.
Je n'ai pas revu non plus Ewa depuis. Je l'ai eue une fois au téléphone pour lui dire que Dino avait disparu. Elle n'a absolument rien dit, comme si elle n'avait pas entendu, mais elle a raccroché, encore plus vite que d'habitude. Je n'ai même pas eu le temps de lui demander si elle avait aimé les livres que je lui avais conseillés.
Peut-être qu'elle me rappellera pour Noël.
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