Tu décroches.
Tu es trop surpris pour dire non, ni le faire avec suffisamment de force ou d’arguments. Alors tu dis oui, tout le temps oui, pour qu’au bout du fil on raccroche le plus tôt possible. Tu viens d’accepter un entretien dans deux heures. Tu retrouves l’annonce dont a parlé la femme au téléphone, une annonce que tu avais rangée avec les autres annonces dans cette grande chemise bleue, une chemise bourrée de lettres photocopiées et de papiers couleur « saumon » déchirés, des annonces d’emploi du Figaro économique, journal qui a l’avantage d’offrir des adresses comme on offre en vitrine les choses au regard, des adresses qui n’ont que l’intérêt de rester des adresses. Tu cherches parmi tous ces papiers le nom de la femme, que tu es bien heureux de trouver, avant de faire exploser cette chemise et tout son contenu sur le sol de ta chambre. Il y a aussi le nom de la société qui t’avait échappé au téléphone. Tu es étonné. Un poste de commercial. Avec de nombreuses exigences : la rigueur, le sens du travail en équipe, la disponibilité, du charisme. Tu es loin du compte. Tu n’as fait que pourtant envoyer la même lettre photocopiée, signée de ta main tout de même, et tu n’as rien écrit de semblable à leur demande : mettez en avant vos points forts dans la vente. Et d’ailleurs tu n’avais sans doute pas lu l’annonce, sauf l’adresse que tu as reproduite sur l’enveloppe, comme de bien entendu. Tu es étonné que cela marche. Mais une chose est sûre : ils t’attendent. Tu voudrais bien te porter malade, mais tu n’as pas le choix. Tu sors de chez toi parce que tu as quelque chose à faire, et cette chose à faire te permet de rester chez toi, avec l'intime conviction que tu as mieux à faire chez toi. Habille-toi alors.
*
Une fille trop maquillée te demande d’attendre au fond du couloir avec deux autres candidats. Son mouvement de recul ? Tu devrais sourire avant de t’annoncer… ne va pas chercher plus loin. Et t’habiller avec des couleurs plus gaies… Parce que tu t’habilles en noir ? C’est ta façon de t’habiller… et tu ne serais pas à l’aise sans ce noir, ni tes lunettes de soleil d’ailleurs, tu dois être meilleur que les autres, même si être meilleur que les autres te demande d’être en noir avec des lunettes noires. Tu dois te donner toutes les armes. Et ne pas en abandonner au profit d’autres qui ne sont pas les tiennes. Tu es venu pour un entretien, pas pour faire semblant. Une question de survie. Tu arrives dans une petite pièce sans fenêtres. Deux hommes patientent sur des chaises, lunettes en titane pour le premier et beaucoup d’embonpoint pour le second, ta courte vue n’allant pas au-delà d’un examen plus détaillé, la tête déjà basse de répondre à leur signe de tête – leur visage est anonyme, ni plus ouvert, ni plus méchant, ni plus hostile, ni plus singulier que d’autres, ils ont le visage de tout le monde qui cherche du travail, des visages qui ne font pas partie de ta vie ni d’une vie qui te concerne, tu n’as rien à leur dire comme ils n’ont rien à te dire, tu es là pour jouer le jeu et tu le joueras jusqu’au bout. Tu prends la dernière chaise libre, à côté d’un arbre-de-Noël. Ton pantalon gratte, tu transpires, tu te grattes. Un bristol est punaisé sur le mur, au-dessus de ta tête. Tu l’as remarqué du coin de l’œil avant de t’asseoir, mais il était déjà trop tard pour le lire quand tu t’es assis, et tu n’avais pas envie de te lever pour lire l’inscription, comme si tu montrais que tu hésitais entre plusieurs choses, ou que tu ne savais pas faire plusieurs choses en même temps. Après un moment que tu juges suffisant, tu tournes de trois quarts sur ta chaise et lèves les yeux sur le bristol - dont les coins cartonnés touchaient le bout de ton crâne... tu lis que les décorations se mangent. Ah bon ?! tu regardes les boules du sapin. Elles sont jaunes, rouges, vertes, bleues, elles sont de toutes les couleurs ces boules que tu regardes en détail, pour voir s’il n’y aurait pas un peu de chocolat qui apparaîtrait par endroits, car il te semble bien que les boules sont entourées de papier de soie, elles ne sont pas lisses. Tu écartes les guirlandes, le père Noël qui danse dans le vide et a tout l’air de plastique - dommage. Quant à l’étoile au-dessus de l’arbre, tu la regardes sans trop insister, ta tête en l’air pouvant prêter à confusion. Tu te remets à l’endroit sur ta chaise, regardes devant toi. Le mur.
- Putain !
Le mot t'a échappé. Ne t’étonne pas si tu as fait sursauter tout le monde à côté de toi, et te recroquevilles comme un enfant pris en défaut. Tu fais tout de travers et viens de dire putain tout haut et tout fort dans un endroit où le dernier mot à dire est bien celui-là. Tu es plutôt soulagé quand ton voisin se tourne vers toi et dit pour faire oublier l’incident :
- Pas facile d'attendre, hein !?
Il te prend pour un enfant.
- Oui…, réponds-tu poliment en regardant le mur.
Tu ne feras pas de commentaire, tu ne feras surtout pas de commentaire à cet homme rondouillard et tout fier de t’enrober de son affection et son paternalisme, tout content de savoir déjà que tu ne représentes pas un danger pour sa candidature - et si tu doutes encore de cela, il suffit de le voir se gargariser de sourires de bienveillance en cherchant ton regard. Ordure… Tu gardes le mot dans ta bouche, cela suffit pour le moment, cela te suffit de regarder ce mur et d’attendre que l’autre ait fini de s’occuper de toi. Son voisin pousse un soupir de satisfaction, songeant sans doute que la société a appelé n’importe qui pour se présenter à ce poste, et il ne faudra pas de longtemps à la direction pour s’apercevoir qu’il est le candidat idéal. Il est toutefois déçu du peu de considération que l’on prête ici au choix des candidats, il y mettra bon ordre s’il est choisi, comme il commence à le croire, même si son jumeau l’inquiète par sa façon de faire, et ses drôles de manières de te parler. Cette condescendance est bien le signe d’une confiance en soi qu’il n’est pas sûr de posséder... Salaud… Dis-toi plutôt que cette confiance en lui n’est que passagère et due à la rencontre idéale d’un crétin qui sait si bien jouer les faire-valoir ! Pauvre con… Tu n’es pas ici pour analyser les autres autour de toi, mais pour donner le meilleur de toi-même. Debout. Marche un peu comme si tu voulais te dégourdir les jambes. Et secoue-moi toutes ces épines sur ton costume. Voilà… tu reprends un peu de dignité, et les deux hommes sont en train de passer à autre chose, tu n’es plus au centre de leur univers, tu n’es plus à les faire penser la vie, avec toi pour gage de leur réussite. Bien. Tu notes toutefois la stupeur et l’empressement du gros candidat au moment de partir, un peu de compassion parfois t’honore. La fille de l’accueil vient de crier son nom à l’autre bout du couloir. Tu prendrais bien sa place pour te débarrasser du sapin et de ses branches, et des boules aussi qui t’attirent, mais tu ne veux pas te retrouver assis à côté de ce candidat qui fait semblant de t’ignorer, alors que vous pensez la même chose, si tu vas t’asseoir à côté de lui et venir le déranger dans ses pensées. Car il sait maintenant que tu occupes une place importante dans ses réflexions depuis que tu as fait ton apparition dans cette pièce, et il ne veut surtout pas se déconcentrer sur sa façon d’opérer, alors qu’il est tout près du but avec un candidat comme toi qui ne sait pas se tenir, et un candidat comme l’autre qui tremble à l’appel de son nom. Qu’on le laisse tranquille, et qu’on ne vienne pas le déranger avec des amateurs. Tu n’es pas contre son projet de rester seul dans son coin, tu viens de trouver le cendrier. Tu sors ton paquet, tu tires fébrilement une cigarette, tu l'allumes. Tu aspires une longue bouffée que tu recraches avec un soupir de satisfaction. Tu respires. Une porte s'ouvre dans le couloir. Le candidat obèse revient parmi vous, réalise qu’il s’est trompé de direction, repart. Tu es étonné du mouvement. Tout comme tu es étonné du peu d’intérêt que tu prêtes à la chose. Les pensées de ton voisin, plus loin, ne t’intéressent plus, et l’autre candidat est parti comme il est passé dans ta vie, extraordinairement vite. Un premier sourire. La fille appelle un nom depuis l’accueil.
- Planchin !
Un deuxième sourire. Planchin quitte la pièce sans te regarder, ou te donner un signe d’encouragement. Le dos tourné. Cela ne t’étonne plus. Tu avais compris depuis votre premier regard qu’il n'y avait pas de solidarité. Et que c’est une qualité demandée dans l’annonce qui n’a pas couru le couloir depuis ton arrivée. Comme l’amour-propre. Tu arraches une boule bleue du sapin. Il pleut des épines en grande quantité sur la moquette et ton costume noir, tu frottes tes cheveux. Tu es en train de perdre ton charisme. Alors tu décroches avec délicatesse cette boule rouge, tu retires le papier au milieu de toutes ces épines qui continuent à te pleuvoir dessus, tu croques doucement la boule… tu souris dans un nuage de fumée, la bouche pleine de chocolat. Cela te va bien de sourire, peut-être en effet que ta place est au travail. Tu frottes avec un peu de salive la manche de ta chemise… le chocolat sur la soie noire prend des couleurs brunes des plus douteuses. Tu es con. Tu avales la boule jaune, tu feras tout ton possible c'est l'essentiel. Tes exigences ont baissé. Mais tes exigences ont la vie dure. Tu essuies ta bouche avec le dos de la main, tu n'es pas sûr d'avoir tout enlevé, tes doigts sont couverts de taches brunes qui collent, il est trop tard pour aller aux toilettes, la fille de l’accueil va t’appeler ou venir te chercher, tu n'as pas de mouchoir… tu penses aux efforts à faire pour cacher tes mains et la manche de ta chemise, à la cigarette dans le pot du sapin et au sapin qui a perdu ses boules, tu penses à toutes ces épines qui te piquent la nuque et le dos, tu penses aux exigences de l’annonce et au peu de conformité que tu leurs apportes, tu penses soudain que cette pensée te vient parce que la fille te fait penser ça de toi, depuis un moment elle te dit de venir, mais tu restes sur ta chaise, tu fais semblant de ne pas entendre, ou l’angoisse te rend sourd, et quand la fille vient se planter devant toi, traquant un détail qui pourrait la tromper sur toi, en vain tu la vois renoncer quand tu lèves les yeux sur elle - maintenant qu'elle est sûre de savoir, elle ouvre un œil grand sur toi... Tu te lèves. Tu vas rentrer entre tes quatre murs, tu as mal au ventre. La fille répète ton nom à quelques centimètres de tes oreilles. Tu n’es pas sourd. Promets-toi de te dire, quand tout sera terminé, que tu l’as fait, et qu’il fallait un sacré courage pour suivre cette fille, la même sans doute qui t’a appelé au téléphone, et qui, par sa faute, t’oblige à venir dans un bureau couvert de chocolat et d’épines. Promets-toi aussi de te récompenser d’une bonne bouteille, ou de deux. Et te féliciter du maintien de tes allocations. Tu entres dans le bureau en tendant la main avec un sourire obscène. Quand le directeur du personnel la serre vigoureusement, ton sourire a tout l’air d’un présage. Le directeur du personnel t’invite à prendre place, la sonnerie du téléphone vient l’interrompre. Il décroche le combiné, hurle dans l’appareil qu’on ne le dérange plus, car il est en rendez-vous, un rendez-vous important précise-t-il en te regardant. La conscience bien calée dans un fauteuil en cuir, ton mal de ventre s’envole comme par enchantement… tu es venu jusque-là pour en finir, et tu finiras avec les honneurs. Le vent de colère et de haine pour toute cette machination qui t’éloigne de chez toi t’a quitté, tu es là pour un petit moment, autant que ce moment soit des plus agréables et que ce charmant homme avec ses moustaches et son gros ventre te laisse repartir le plus tôt possible en te souhaitant bonne chance, et te promettant, comme il se doit, de te recontacter après l’examen de toutes les candidatures, si la tienne est retenue. Le directeur du personnel continue de te regarder, tu es étonné que l’on t’observe sans te parler, tu n’avais pas prévu que l’on te regarderait aussi, que l’épreuve demanderait un examen étudié de ta personne. Tu pensais passer comme tu viens de le dire, serrer une main et repartir le devoir accompli. Mais c’est beaucoup plus compliqué que tu ne l’imaginais, quand le directeur du personnel se lève et vient s’asseoir sur le coin de son bureau, te dominant de toute sa hauteur et te regardant d’un air amusé, comme si cela ne suffisait pas de te savoir couvert de chocolat, d’épines et de sueur. À ton tour tu es bien obligé de regarder cet homme qui te regarde d’un air plaisant, tout en feuilletant devant lui le dossier que tu as envoyé, ta lettre et un curriculum vitae.
- Alors comme ça, dit-il en se penchant, vous êtes commercial…
Le ton est étonnant. Peut-être que dans son monde à lui, tu ne mérites pas le respect. Tes yeux balaient le bureau sans couleurs, les murs gris et la bibliothèque sans livres, comme si ce décor était la preuve de ton manque d’imagination, et ce ton le couperet final. Chacun dans son monde, tu l’as toujours pensé... Mais tu es vexé, avec ce doigt tendu qui te désigne. Un peu en colère aussi, tu ne t’attendais pas à ce revirement de jurisprudence, tu ne t’attendais vraiment pas à ce que l’on te foute à la porte, tu ne t’attendais pas du tout à te retrouver dans la position de ce candidat qui se lève et doit sortir en suivant la direction de ce doigt te montrant maintenant où est ta place.
- Dehors !!
Tu sors du bureau en laissant derrière toi la porte ouverte, tu l’entends saisir le téléphone, un rire. Tu files aussi vite que possible, en frôlant le mur. Tu reviendrais bien lui casser la gueule à cet abruti, non mais pour qui se prend-il ! tu es venu à son appel, ton costume noir est plein d’épines, les verres de tes lunettes embués de gras et de sueur, tu es au bord d’une indigestion avec ce chocolat de mauvaise qualité venant de Chine ou d’ailleurs, et tout cet effort de t’habiller, te préparer, prendre le métro, voir tous ces gens, te forcer à ne pas les regarder ni penser à eux en pensant à la manière dont ils pensent à toi ou te regardent, arriver dans cet immeuble de bureaux, se faire mettre dans un réduit avec deux bons hommes désespérés, toucher du doigt la sinistre vie de ces gens-là, et te faire sortir par un doigt justement, ce doigt boudiné et affreusement laid te montrant la direction à suivre, la porte… tu ne lui casseras pas la gueule, tu ne peux plus, tu ne veux plus, tu es déjà dehors... et puis tu es en train d’acquérir la certitude, l’heureuse certitude que dans son monde à lui il n’y aura jamais de place pour toi. Que cela mérite bien un coup de pied au cul d’en être sûr, et d’être sûr que tu n’y reviendras plus. La prochaine fois, tu enverras des lettres un peu moins motivées et des curriculum vitæ allégés de tous tes diplômes et de toutes tes expériences, si courtes soient-elles, dans le monde de l’entreprise. Des expériences en si petit nombre que tu n’auras pas besoin de les préciser, et de toute façon cela remonte à l’époque lointaine où tu étais un étudiant trop aveuglé par ses bonnes notes pour trouver un sens à sa vie… une époque où travailler en entreprise était vraiment faire semblant pour le coup, un petit con. Tu ne voudrais tout de même pas donner cette image de toi.
Tu ouvres les yeux sur ton plafond.
Celui qui l’a peint connaissait son affaire. Pourquoi es-tu resté au lit au lieu de l’écrire, cette histoire ? Tout ce mal pour rien, et comment pourrais-tu l’écrire maintenant, tu ne retrouveras jamais les effets de manche, les colères, les effets de surprise, tes emportements… tu ne pourras jamais rien retrouver d’aussi intense dans cette histoire que tout ce que tu viens de te raconter au fond de ton lit. Feignant. Cela prouve au moins que tu es en forme. Il y avait de l’humour, de la gravité, et puis cette petite pointe d’ironie qui te rend insupportable toute cette comédie de l’argent et du pouvoir. Saloperie… Tu lèves un œil inquiet sur ton plafond... tu ne t’en sortiras donc jamais ?
|