Être plein de soi interdit de faire une place aux autres. Même celui qui se vomit nuit et jour reste rivé à lui-même par un esclavage tyrannique. La vanité a mille visages et l'autoflagellation en est un des plus élaborés. (P. Bruckner)
Février 2012 – Septembre 2011 – Tu aurais pu être la femme idéale, une femme qui m'aime autant… Tu es une femme complète mais je n'ai jamais été amoureux de toi. Tu es la femme de l'ombre… je ne sais pas jusqu'à quand…
Deux heures du matin, appartement calme et ce privilège de se retrouver seuls chez elle… Ces mots sont tombés, définitifs, irrévocables, ces mots qu'elle se repasse sans cesse, ces mots qui la hantent mais qu'elle ne peut plus ignorer. Ces mots doux et douloureux, ces mots qui lui ressemblent, qui donnent et reprennent aussitôt. Aucun homme ne l'avait jamais reconnue comme une femme idéale, pourtant lui n'en fera rien et leur histoire n'aura pas lieu. Il ne veut pas d'elle ni de leur entente si parfaite. Sa chambre est son espace protecteur. Les bruits extérieurs lui arrivent assourdis et font un bruit de fond. Allongée sur son lit, une cigarette et un café posés près d'elle, ses pensées l'envahissent. Depuis plus d'un an elle a passé tant d'heures à revoir son visage, entendre sa voix et leurs dialogues, relire ses messages, analyser leur contenu, les pointillés, les mots choisis, les singuliers ou pluriels du mot « bisou, bises ». Tant de temps à essayer de comprendre, analyser, décrypter ses mots, ses expressions, ses intentions, ses attitudes. Le temps passe ainsi lent et rapide. Il s'est arrêté et n'a plus de prise sur elle. Elle a perdu la notion des jours et des mois. Ce temps qui file et l'enferme en elle-même depuis plus d'un an. Son existence dépend du rythme de leurs rencontres, celles qui ont été, qui se sont défaites, renouées, redéfaites. Un va-et-vient incessant qui la maintient en attente. Son portable n'est jamais très loin d'elle. Un message : « Comment vas-tu, un café entre telle ou telle heure ? Tu peux m'appeler si tu veux. » Ces messages de lui sont une apparition sur l'écran. Son cœur sursaute à chaque fois et un éclair se fait dans sa tête. Ne pas répondre tout de suite, se dit-elle, attendre quelques minutes. Il renvoie le même message. Semble ne pas comprendre qu'elle ne réagisse pas rapidement. Elle ne peut résister plus de quelques instants et lui répond toujours : « Oui, ok, à tout à l'heure, tel endroit. » Elle n'a jamais raté un rendez-vous ni décliné une proposition. Trop disponible, toujours disponible. Elle le sait, elle devrait le faire attendre, ne pas se montrer si présente mais elle ne peut faire autrement. Surtout ne pas perdre une seule occasion d'être avec lui. Elle reporte ses rendez-vous professionnels, s'échappe de son bureau, dépasse son forfait en le rappelant et tant pis pour son argent et sa fierté. Une seule préoccupation : le temps qu'elle doit prendre pour se préparer, se remaquiller, aller se changer. Surtout qu'il ne la voie pas sortant fatiguée du travail ou le visage blafard. Elle veut se montrer à son avantage, toujours. Sur la place de l'église, ils se retrouvent, un après-midi de décembre 2011. L'endroit est désert à cette heure, un temps d'hiver malgré le soleil qui éclaire et illumine la terrasse du café où ils s'installent. Rituel des cafés-cigarettes et de leur conversation allant d'un sujet à l'autre. Peu à peu il se met à parler de l'évolution de sa relation sensuelle. Comment ose-t-il lui parler de ça à elle ? Oublie-t-il que c'est elle en face de lui ? Il lui suggère de passer à autre chose, à un autre homme à aimer. Elle étouffe, lui demande pourquoi il lui parle ainsi de ses découvertes sensuelles, par sous-entendus bien sûr et jamais crûment, toujours subtilement. Elle réussit juste à dire :
– Tu me parles comme si on ne se connaissait pas ! – C'est justement parce que l'on se connaît.
Que veut-il dire ? Elle ne dit pas ce qui résonne à l'intérieur : « Je ne peux pas t'écouter me parler de l'autre quand j'ai encore le souvenir de toi en moi. » Elle se tait mais laisse ses yeux lui parler. Il ne sait pas combien elle se souvient, combien elle le regrette, lui, ses baisers, sa sensualité, leur intimité. Le regarder c'est avoir envie de se rapprocher de lui, qu'il la frôle, la touche. Elle joue parfois des jeux de mains, il y répond mais n'est pas dupe. Ils se devinent, se connaissent. Elle n'est pas une simple copine, pas juste une aventure. Elle est celle qui attend qu'il revienne vers elle mais lui vit autre chose, est dans une autre histoire.
Depuis des mois le visage de cette « autre » la hante. Depuis des mois elle lutte avec l'image de cette femme plus jeune, de lui contre elle, de lui qui lui sourit et l'embrasse. Les larmes ne la quittent pas, toujours prêtes à couler. La peur de les croiser lui noue la gorge, lui fait des nœuds au ventre, son corps tremble et elle ne peut contrôler ces sueurs froides qui la paralysent. Cette frayeur de les voir ensemble la submerge, en rentrant le soir chez elle, en allant faire ses courses, en passant d'une rue à l'autre. Alors elle ne s'éloigne plus de son périmètre. Obligée de circuler, son regard apprend à voir loin, sur les côtés et partout. Pour ne pas être surprise, elle scrute le moindre trottoir, le moindre café, le moindre coin où il pourrait être. Son quartier, tel un village, était sa sécurité, il est devenu son calvaire. Cette panique qu'elle ne peut calmer, elle l'a rencontrée là, maintenant, à son âge… Six mois plus tard, elle connaît encore cette peur incontrôlée, incontrôlable. Elle sait qu'il connaît sa douleur, qu'il respecte son secteur du quartier, qu'il la protège, peut-être se protège-t-il aussi ? Elle vit au sud et « l'autre » au nord. Entre ces deux pôles existent une rue transversale comme une frontière et un square telle une barrière. La circulation est libre, facile, la distance entre les rues est courte mais les habitants s'éloignent peu de chez eux ; écoles différentes, magasins de part et d'autre du boulevard et chaque café a ses habitués. Il est un « enfant » de ce village parisien, en sort rarement, va d'un point à un autre mais jamais accompagné ; il fait attention à elle, mais jusqu'à quand ? Sa maison est son refuge, le seul lieu qui lui appartienne et la réconforte. Dans ses murs elle ne risque rien et passe des heures, des jours à réfléchir, analyser, deviner ce qu'il vit et rassembler les pièces du puzzle. Elle entend ses mots et ceux qui manquent :
– Je suis allé accompagner quelqu'un – ma nouvelle petite famille… Je vais en week… Je fais la plonge, je m'occupe du chat, je fais le ménage… Mon amoureuse, ma copine, mademoiselle…
Ces mots résonnent des jours entiers dans sa tête, ça lui rentre dans le crâne. Toutes ces allusions qui montrent qu'il investit, qu'il vit une vraie histoire… pas comme avec elle. Elle veut lui dire d'arrêter mais ne dit rien ; son silence qu'il perçoit et qu'il comprend lui fait changer de sujet. La colère l'étouffe mais son visage reste impassible. Elle ne répond rien, ne relance pas, elle, si curieuse de lui d'habitude, ne pose jamais de question sur ce qu'il vit avec l'autre. Pourtant elle sait lire entre les mots et devine où il en est. Les moments où il est seul, découragé ou inquiet, lorsqu'il appelle pour lui parler, pour être rassuré, elle est là, toujours. Elle croit en lui, l'encourage, le fait rire, le voudrait heureux mais avec elle, pas avec une autre. Elle est une amie pour lui et lui est son amour. Depuis le début, leur décalage permanent persiste. Il parle de leur amitié :
– Oui, c'est tranquille entre nous. – Oui.
Mais NON ! Elle n'avait pas le choix, c'était ça ou ne plus le voir… elle n'a pas pu ne plus le voir. Alors elle joue le jeu du mieux qu'elle peut. Elle laisse paraître que tout est en ordre et bien réglé. Elle maintiendra les liens coûte que coûte, à n'importe quel prix, pour surtout ne pas le perdre. Elle voudrait juste avoir une place à part et cherche chaque jour un prétexte, une bonne raison pour lui parler ou le contacter. Ceci est devenu un but dans sa journée, une idée fixe qui ne la quitte pas.
14 décembre 2011 Il lui a demandé un service. Elle va prendre un verre avec lui et le soir c'est rare ! Ils choisissent un bar branché du quartier, un bar où il est connu et reconnu. Un endroit central, fréquenté, lieu de concert et de rencontres des habitants du coin. Il l'attend déjà, elle est fière que ce soit elle qu'il attende, se sent timide, ravie. Leur tête-à-tête sera intime, il aime leur intimité, leurs rires et leur entente. Elle veut, ce soir, avoir le courage de lui dire ce qu'elle ressent, ce sera à elle de parler et de le faire parler. L'alcool les aide à s'exprimer, fait tomber peurs et pudeurs. Un élan irrésistible va de l'un vers l'autre. Leurs regards ne se quittent pas et se fondent l'un dans l'autre. Il s'exprime, enfin :
– Oui nous avons une relation intime, privilégiée, particulière…
Et elle de lui dire :
– Moi je sais que je t'aime.
Son regard se fige, son sourire s'éclaire, il le savait mais c'est la première fois qu'elle ose ces mots. Elle se sent libérée. Et soudain elle l'entend :
– Oui il y a de l'amour entre nous.
Mots jamais encore évoqués. Elle n'en revient pas. Son cœur éclate à l'intérieur. Paralysée par une joie profonde, elle est trop stupéfaite pour réagir.
– Alors pourquoi ne vivons-nous pas cet amour ?
Ce qu'elle aurait dû dire, ce qu'elle ne pourra pas dire. Elle reste muette, laisse passer ce moment unique et déjà, s'en veut. Mais leurs mains vont parler pour eux. Leurs mains se touchent, leurs doigts se mêlent et s'emmêlent. Bonheur… Leurs yeux se parlent, leur désir est palpable, leurs sentiments aussi, comme une évidence.
Les autres clients du bar sont devenus flous, ils ne voient plus personne autour d'eux. Les verres se succèdent pour lui et déjà elle sent sa résistance, sa peur de lâcher prise ; alors il sort fumer, reste proche mais ne l'approche plus, recule si elle vient trop près. Il se maîtrise mais ses yeux disent le contraire. Elle voudrait qu'il se laisse aller, qu'il la regrette. Il se reprend peu à peu et l'alcool prend le dessus. Il a du mal à suivre la conversation, devient distant et ses mots se font plus durs ; le charme et la magie s'effacent. Il a trop bu, ne tient pas debout et regrette. Il veut partir et elle va le ramener. Elle ne le laissera pas rentrer seul, ne veut pas le quitter. Ils marchent, elle le soutient et il se laisse guider. Ils se collent l'un à l'autre. Dans la rue, leurs visages se touchent, se caressent, leurs peaux se reconnaissent. Devant l'immeuble, il ouvre la porte, elle veut rentrer mais il la repousse doucement. Elle résiste et entre avec lui, ne peut pas partir ainsi avec encore cette peur panique de ne plus le revoir. Dans le hall d'entrée la lumière s'éteint. Elle ne bouge pas mais il se penche et… il l'embrasse. Ce baiser est un retour en arrière, un rêve éveillé. Même douceur des lèvres, mêmes mouvements, même lenteur et durée du plaisir des baisers. Est-ce la réalité ? Sentiment d'amertume car elle sait que c'est perdu d'avance… l'autre est là entre eux… La culpabilité, le doute, la honte se lisent dans ses yeux. Il se retire, s'éloigne, regrette encore davantage.
– Cette soirée était une parenthèse et n'appartient qu'à nous, il n'y en aura pas d'autre ! dit-il.
Elle s'en veut, voudrait qu'il la rassure, cherche à le rassurer… oui elle sait qu'il est amoureux ailleurs, elle s'efface et s'en va. Elle parcourt tout le quartier en pleine nuit. Quelques prostituées la regardent, des hommes parlent entre eux, quelques drogués circulent lentement dans la rue sombre qu'elle remonte. Pourtant ce soir, rien ne pourra lui arriver. Ses émotions la mettent hors de danger et la remplissent d'une force telle qu'elle se sent seule, invincible. Elle ne ressent aucune joie, juste cette frayeur de le perdre, cette même frayeur qui lui fait tout accepter. Elle continue par messages, il répond, ne rompt pas les liens. Cette soirée était une soirée « anniversaire », celui de leurs premiers baisers il y a un an, tout juste un an… Elle ne dormira que deux heures. Le temps ne compte pas, son esprit est en alerte, ses nerfs et son cœur sont à vif. Combien de nuits d'insomnies depuis qu'elle le connaît ? Il ne lui reste que les souvenirs à revivre. Réveil blafard. Elle entre en réunion le visage défait, le regard absent, n'entend rien de ce qui se dit, est à des kilomètres de ceux qui l'entourent. Elle n'a qu'une idée : sortir le plus vite possible et l'appeler. Elle connaît les codes, s’il décroche ou pas, s’il l'évite ou pas. Même les appels téléphoniques ont un langage… Marche lente le long de la Seine, elle ne voit ni les bateaux accostés ni la lumière sur l'eau ni les mouettes qui tournoient. Elle compose son numéro et… il décroche. Son corps tout entier se détend, ses muscles se relâchent, son ventre se creuse et tout se dénoue en elle. Il ne la fuit pas, ne lui en veut donc pas. La pluie fine et glaciale ruisselle sur elle mais elle ne sent rien d'autre que son immense soulagement. Arrivée chez elle, elle le rappelle. La conversation durera deux heures ; ils se rassurent, minimisent le dérapage de la veille, l'alcool reste un alibi. Personne n'y croit mais ils se protègent l'un l'autre et restent liés. Elle ose pourtant lui avouer son désir de ne jamais se retrouver devant « l'autre ». C'est la limite à sa douleur, une limite qu'elle ne pourra pas franchir. Il comprend :
– Tu parles comme mon ex-femme… Si je vous réunissais toutes les trois, il y en aurait une qui dirait une vacherie, l'autre qui crierait et toi tu ne dirais rien mais partirais aussitôt. – Oui en effet, je ne mettrais pas les pieds chez toi…
Il connaît donc ses silences, ses absences… il plaisante et elle le sent flatté d'être le sujet d'attention de trois femmes, quelle aubaine !
Sa fille rentre, mais rien n'arrête sa conversation. Même sa fille passe au second plan quand il s'agit de lui. Il n'y a plus que lui qui compte. Depuis un an, son enfant, sa grande fille adolescente supporte une mère euphorique, triste, pétillante, effondrée, heureuse et malheureuse, une mère dont l'humeur change dix à vingt fois par jour. Une mère présente mais constamment absente, les yeux dans le vague, le sourire aux lèvres ou les larmes aux yeux. Au retour du lycée, elle la trouve souvent couchée, le portable collé à elle ; même à table cet objet les sépare. Elle ne supporte plus et le lui dit mais ça ne change rien. Chaque soir, elle ne sait dans quel état elle va la trouver, disponible, attentive ou bien préoccupée et inquiète ? Une mère suspendue aux faits et gestes d'un homme aperçu quelques fois. Au début, elle la voyait gaie, énergique, dansant et chantant seule dans le salon ou souvent sortie, souvent dehors, habitée par un besoin de bouger et de respirer plus loin. Une fois elle lui a lancé dans un cri :
– Mais c'est qui l'ado ici, c'est toi ou moi ? On dirait que c'est moi qui dois te raisonner !
Elle comprend. Peut-être lui vole-t-elle sa place ? Pourtant, « mieux vaut une mère heureuse même adolescente » se dit-elle. Un vent de nouveauté soufflait alors dans leur vie. Sa fille s'arrange de la situation, elle se sent plus libre, subit moins de cadre et d'horaires, moins de disputes. Sa « mère-juive » comme elle l'appelle, est ailleurs, ne fait plus cas du ménage ni du rangement, s'en tient au minimum. Les coussins traînent, les revues s'étalent au salon et les vêtements s'accumulent dans la chambre. Elle s'en moque, elle est au-dessus de tout cela. Elle apprend à prendre le temps, plus rien n'a d'importance sauf de suivre ses envies et ses élans vers lui. Un jour sa fille lui dit, inquiète :
– Maman, tu ne fais plus les courses ?
Le frigo vide la réveille d'un coup. Elle comprend que sa fille perd ses repères, qu'elle a besoin de sa mère, besoin d'être entourée. Alors elle s'en veut, sait qu'elle la néglige, va reprendre son rôle de maman à la maison. Au fil des mois son enfant l'a vue devenir morose, lunatique, à fleur de peau et puis déprimée, en pleurs, ne sortant plus, n'invitant plus personne dans cet appartement devenu triste, vide, pesant. Ce quotidien en dents de scie, sa fille n'en peut plus, elle qui connaît une année charnière, celle de l'examen qui clôt une tranche de vie, cette période délicate entre l'envie de grandir et la peur de l'avenir. Elle doit l'aider à ce passage, alors elle s'excuse, reconnaît ses torts. Elle a conscience que tout va de travers. À table, une plainte « de toute façon personne n'en a rien à faire de moi » et elle voit les yeux de sa fille devenir sombres, pleins de colère et de tristesse devant le chagrin de sa mère. Son visage se crispe, devient froid et soucieux. Puis sa colère explose :
– Quand vas-tu arrêter de penser que tout le monde pense comme lui ?
Les reproches sont lancés et elle ne peut les arrêter :
– Comment supportes-tu d'être aussi dépendante ? Je ne pourrai jamais m'oublier pour quelqu'un, c'est une question de survie ! Tu te fiches complètement de ce que je ressens, de mes études. Tu ne t'intéresses pas à moi ni à ce que je fais ! Tu ne penses qu'à toi, qu'à lui, seuls tes sentiments comptent, jamais les miens ! Quand vas-tu arrêter de vivre en fonction de ce qu'il dit ou ne dit pas, de ce qu'il fait ou ne fait pas… Tout le monde ne réagit pas comme lui !
Sa fille a encore raison et elle l'admire pour ça, pour ses formules justes et imparables. Elle essaie de répondre, de se défendre, de la consoler, de la calmer, et d'interrompre ce flot de paroles. En vain… Alors elle laisse passer l'orage, la prend dans ses bras, la serre fort pour que son cœur touche le sien, revient lui dire combien elle la comprend et s'en veut de tout ce qu'elle lui fait supporter. Elle lui redit combien elle l'aime par-dessus tout. Cet amour est sûr, rassurant, toujours présent. Elle ne peut abîmer cet amour. Elle doit réussir à sortir d'elle-même, retrouver sa liberté d'esprit, réapprendre à être elle-même. Elle l'a promis à sa fille. Ce sera long, difficile, douloureux ; de ça elle en est sûre.
Chaque matin, le même réveil ; sa première pensée est pour lui. Invariablement cette première pensée va déterminer sa matinée, sa journée, sa soirée, son humeur, son énergie. Cette passion de lui dont elle ne peut s'extraire conditionne sa vie. Ses couchers sont les mêmes ; pour mieux le connaître, elle se repasse leurs conversations, lit et relit leurs textos échangés, se rappelle ses gestes, ses réactions, ses expressions. Sa passion c'est comprendre ce qui provient de lui, son ironie, son humour, ses agacements, son ennui, son enthousiasme, ses peurs et ses sautes d'humeur. Elle se repasse, le soir dans son lit, ses regards. Elle les connaît tous ; le tendre, celui de l'ami, celui du désir exprimé ou dissimulé ; celui de la joie quand il la voit, celui de la tristesse, de l'inquiétude, du doute, de l'indifférence. Elle se souvient de son regard tendre et heureux quand il regardait le plaisir qu'elle avait de lui. Ce regard-là est à elle, c'est son trésor caché. Elle ne peut renoncer à cette évidence qu'ils sont faits l'un pour l’autre, l'évidence de leur entente dans leurs dialogues, l'évidence de leur complicité et du plaisir d'être ensemble. Surtout, elle ne peut oublier cette révélation de leurs corps, cette fusion si forte, une véritable découverte pour lui comme pour elle. Cela peut-il mentir et ne rien signifier ? Son esprit ne connaît plus aucun répit ; quand elle passe en vélo ou à pied devant les troquets où ils ont passé des heures, dans cette rue où il a bien voulu l'embrasser, cet endroit où garé il l'attendait, ce restaurant où un midi ensoleillé ils avaient déjeuné. Les souvenirs de chaque lieu où ils ont été, de chaque moment vécu ensemble, l'obsèdent. Son passé a remplacé son présent. Parce que cet homme fait partie d'elle et fait corps avec elle, sa vie est devenue une lutte permanente pour continuer à y croire, pour ne pas capituler. Renoncer, elle ne peut pas, n'y parvient pas, ne veut pas… Alors le moindre geste de lui vers elle est un signe qu'elle fait grandir en espoir.
18 novembre 2011 Ce texto sur son portable, ce message inattendu et incroyable, « disponible pour un café ? » Juste ces quelques mots mais elle croit avoir mal lu !
– C'est juste un café, ne t'affole pas, c'est ridicule, tu es ridicule !
Si, elle s'affole, il a envie de la voir ! Quatre mois qu'elle attend cela. Elle attend l'heure du rendez-vous, tremblante, les joues en feu, sourire aux lèvres, les yeux rivés sur l'horloge qui n'avance pas. Chaque minute compte, ne pas en gâcher une seule. Oui elle est ridicule mais sa joie déborde, il va le ressentir mais tant pis et tant mieux après tout ! Il arrive de son pas vif et tranquille. Souvent en retard, il aime se faire attendre. Il vient la rejoindre, elle et pas une autre. Un café chaleureux, accueillant, avec ses tableaux aux murs et sa musique d'ambiance. Les patronnes sont avenantes et ils se sentent bien. Il vit des tournants professionnels et personnels. Il a tout bousculé, a besoin de son écoute, de ses encouragements, de sa présence. Lorsqu'elle lui donne, elle se sent exister. L'estime et la confiance qu'il a en elle n'ont pas de prix. Ce premier pas de lui vers elle non plus…
Octobre 2011 Le mois de leur anniversaire. Ils le vivent mal, chacun de leur côté. Il a tout mis à plat et sa vie est en chantier. Il ne fêtera pas ses quarante-six ans, il est triste et reste à distance. Elle, elle va avoir cinquante ans et sa vie a basculé comme un cataclysme depuis un an. Cet anniversaire est un choc, une étape. Va-t-elle le fêter ou se terrer seule ? Ses amies seront son refuge, sa chance, sa soupape, son soutien. D'aussi loin que remonte sa mémoire ce sont elles qui l'ont toujours aidée à tenir, avancer, réfléchir, lui ont permis de grandir, de comprendre et l'ont réconfortée dans les moments les plus insurmontables. Quelques amis hommes sont encore présents, des amis d'enfance comme des frères. Mais la solidarité des amies femmes est précieuse, incomparable et depuis des mois elles la portent, la poussent à réagir et l'empêchent de sombrer. Elle a décidé avant l'été de faire une grande fête pour les réunir et leur rendre un hommage ; un hommage à la fidélité, à l'amitié depuis dix, vingt ou même trente ans pour certaines. Mais elle veut tout arrêter, n'a plus le courage, plus d'énergie… sa fille la bouscule et ses amies les plus proches tiennent bon. Alors elle va se laisser guider et les suivre. Son plus beau cadeau sera leur présence, leur enthousiasme, leur affection, leur générosité surtout ! Elle a dû choisir ses confidentes hors du groupe auquel ils appartiennent. Elle lui avait promis ! L'amitié c'est d'abord la confiance et elle a fait confiance à ses amies les plus proches. Son besoin de partager, de prendre du recul, de prendre conseil, de s'épancher a été le plus fort. Elle devait parler pour ne pas s'écrouler, pour garder la tête hors de l'eau et penser autrement. Celles qui savent garderont le secret. Il voulait leur relation cachée mais elle a gardé sa liberté de parler. Elle a agi pour elle mais pas contre lui. De toute façon elle sait que des amies comme elles ne seront jamais dangereuses pour lui.
Lui, un homme différent, elle aime les hommes différents, baroudeurs, artistes, hors des sentiers battus. Un homme brun, pas très grand, fin, à l'allure souple et rapide, énergique et lente. Son visage jeune que le temps a marqué, un visage d'homme aux yeux sombres mais limpides, au sourire tendre ou charmeur qui éclate, l'éblouit et la fait rougir. Son sourire dit sa gentillesse, sa courtoisie, sa sociabilité. Son rire spontané lui plaît, elle le fait rire et ça la flatte. Sa voix tantôt grave ou claire, gouailleuse ou timide, presque un murmure, résonne en elle. Cet homme à l'air détendu ou grave, renfermé ou renfrogné mais au regard direct, perçant ou absent, séducteur ou amusé l'attire comme un aimant ; un regard par lequel elle entend ses pensées. Lui, habitué aux secrets, cloisonne sa vie, ses relations, ses activités. Un intimiste qui déteste les esclandres, les effusions trop bruyantes ou trop voyantes. Un homme tranquille dont la présence silencieuse l'apaise. Un apaisement nouveau pour elle, immédiat et profond. Un apaisement qu'elle attendait depuis si longtemps… Cet homme lui a appris à vivre le présent. Il refuse les cadres trop formels et les modèles établis. Avide de liberté, il reste enfermé dans ses contradictions. Il se débat, avance, recule, avance quand même. Cet homme avec sa facilité de parler, de penser, de sentir et d'imaginer, la captive. Sa force de résistance, ce pouvoir de dire « non » et la fragilité qu'il peut montrer quand il se débat avec lui-même, la fascine. Il connaît ses failles, ses angoisses, ses forces, ses commencements et recommencements : « Faut que j'arrête de fumer, de boire, d'être comme je suis… » Rarement satisfait de lui, il voudrait parfois être un autre… Son esprit voit l'essentiel et ses mots exacts, sensibles ou très durs l'enchantent ou la blessent. Cet homme l'atteint au tréfonds d'elle-même. Lui qui étouffe si on l'approche de trop près, aime avant tout le plaisir, tous les plaisirs. Il vit le présent comme une parenthèse, s'y laisse entraîner s'il le veut bien, pour s'échapper ensuite. Son instinct de survie le fait espérer un ailleurs meilleur sans entraves ni barrières. Cet homme ne s'est jamais attardé dans ses bras, a voulu changer sa vie mais pas pour elle. Depuis le début elle le savait. Mais il reconnaît la force de leur rencontre. Un jour, au sortir du lit défait, il lui dit :
– Tu es ce qui m'est arrivé de mieux depuis très longtemps.
Que répondre ? Il vient de lui dire ce qu'aucun homme ne lui avait encore jamais dit. Elle peut juste le regarder et l'aimer encore davantage pour ces mots qui s'inscrivent en elle, définitivement.
Elle ne peut plus travailler sans faire semblant d'être là ; son corps est présent, les autres la voient mais elle est ailleurs, comme hors d'elle-même. Travailler n'est plus sa priorité. Son travail est devenu secondaire, conditionné par son unique préoccupation qui est lui… Elle abrège ses entretiens professionnels, ses réunions, s'organise, planifie en fonction de leurs rendez-vous. Elle néglige ses horaires, n'a plus l'esprit à écouter ni à s'intéresser aux autres. Tout l'indiffère sauf ce qu'elle ressent. Elle se souvient comme ils se téléphonaient tous les jours, à la pause du matin, à la pause du midi. Appels interminables de plusieurs heures pendant lesquelles elle l'entendait travailler, acheter à manger, fumer, entrer au café, conduire, se déplacer, râler, klaxonner, rire. Aujourd'hui elle recherche la terrasse où se mettre à l'abri des passants, du bruit des gêneurs, de tous ceux qui la priveraient de penser, rêver et imaginer. Ces souvenirs qu'elle rumine inlassablement sont ce qui lui reste de lui. Son existence s'est transformée, elle n'est plus la même. Ses gestes sont ceux d'une automate, mécaniques : se lever, marcher, parler à sa famille, ses amis, répondre au téléphone, sortir, s'intéresser à sa maison, aux tâches quotidiennes, au monde qui l'entoure. Tout n'est qu'ennui et lourdeur. Tout est devenu gris, terne et sans saveur. Elle voudrait seulement être seule, s'allonger et avoir mal. Et pourtant, elle doit continuer à se forcer. Parce qu'une fois par semaine ils se retrouvent dans ce groupe de chant qu'il a rejoint voici un an. Elle doit y arriver, ne pas abandonner et faire comme si de rien n'était. Elle doit l'affronter, parvenir à jouer le jeu de la copine souriante, tranquille et gaie, une copine du groupe, dynamique, enjouée qui discute et chante ! Elle doit dissimuler son malaise, sa tristesse… encore cacher pour ne pas le déranger, pour le préserver, pour qu'il reste et ne parte pas ! Ce premier rendez-vous de chant de l'année, elle y pense depuis des semaines ; va-t-elle y assister ou se défiler, reculer et tout interrompre ? Elle se fera violence et mettra son masque de celle qui va bien. L'heure approche ; son pouls s'accélère, des palpitations la clouent au lit. Une angoisse paralysante l'empêche de se lever. Elle n'ira pas à cette première séance, ne préviendra personne, n'appellera pas. Elle qui n'a jamais raté une séance… Elle ne peut plus faire semblant, n'en a plus la force. Elle fait la « morte », voudrait lui manquer et qu'il s'inquiète, qu'il comprenne et se sente responsable. Elle reçoit plusieurs messages des autres mais aucun de lui.
Au réveil, pas de message non plus. Sur son vélo, elle vérifie son portable, aucun signe d'appel. Assise à son bureau, toujours rien. Ne réagira-t-il donc pas ? Déception et amertume se rajoutent à son chagrin. Quand soudain elle voit : « appel de ». Elle sursaute ! Écoute deux, trois, quatre fois son message qui demande des nouvelles, qui veut savoir pourquoi son absence. Elle reconnaît les intentions et inflexions de sa voix, douce, ennuyée, triste. Elle est rassurée, presque heureuse et ne tenant plus en place, elle sort de son bureau et l'appelle. Elle lui invente une excuse : « Je me suis endormie. » Il fait semblant d'y croire. Ils parlent d'eux, s'expliquent, se livrent sur ce qu'ils ont été ensemble. Il sait ses ressentis à elle et la rassure :
– Tu ne t'es jamais humiliée parce que tes sentiments étaient là. Tu fais partie de ma vie, tu le sais ! Parler avec toi me fait avancer et prendre du recul.
Elle prend ce qu'il y a de bon, de sincère, se convainc que rien n'est tout à fait perdu, veut encore y croire… mais il rajoute, évoquant sa nouvelle relation :
– Je suis heureux et amoureux comme un ado et puis je n'ai eu que du positif avec toi, je ne regrette rien. Tu n'as pas été remplacée parce que c'est une autre histoire…
Elle s'arrête de marcher, son corps vacille, il vient de nouveau de l'atteindre avec ses mots. Il a tourné la page, toute la page, elle doit l'accepter mais n'y parvient pas. Elle regrette tout et lui rien… leur décalage continue, qui n'a jamais cessé d'être. La jalousie la ronge et une cassure se creuse en elle, immense. Mais elle ne coupera pas les liens, fera tout pour les maintenir car elle ne peut vivre sans le voir. Elle doit garder devant lui une attitude neutre, rassurante, sans reproche ni agressivité. Elle doit seulement être une amie mais tentera dès qu'elle le pourra de parler d'eux, pour qu'il ne l'oublie pas. Elle devra le faire doucement, sans en avoir l'air. Elle retournera chanter, il l'a convaincue :
– Tu es ma seule amie du groupe. Quand tu n'es pas là, ça m'embête. Le groupe c'est les autres, nous c'est nous.
Il la garde à part des autres, alors elle est consolée.
Chaque début de semaine, le même rituel avant d'aller chanter. Elle y pense dès le week-end. Le soir même elle se prépare, doit se calmer, se reposer, s'endort un peu puis se lève, se lave, se coiffe, réfléchit à sa tenue. A constamment le souci de lui plaire, lui montrer son meilleur visage, maquillé mais pas trop. Après de longues stations devant le miroir, il faut y aller. Comment va-t-il la regarder ? Sera-t-il indifférent, souriant, agréable ou distant ? Finis les yeux de velours qu'elle posait avant sur lui. Finis les regards échangés, volés, troublants, sans que les autres s'en aperçoivent. Ils seront désormais amicaux ou tendres. Pourtant ces regards se croisent encore, se frôlent, s'évitent et s'expriment. Parce que l'un à côté de l'autre leur complicité demeure, le plaisir de chanter ensemble est réel. Elle le suit dans sa justesse et le soutient quand il n'ose pas. Ils s'encouragent, se motivent et écoutent leurs voix. Elle l'observe à la dérobée, se nourrit de son image pour s'en souvenir les jours suivants. Le moment de la sortie est une épreuve. Avant ils prenaient la même rue, la même direction, avant ils s'accompagnaient, prolongeaient le temps ensemble. Aujourd'hui il part à droite et elle sait où… Elle préfère s'échapper, ne pas le voir aller vers l'autre… et puis quand va-t-elle le recroiser ? Elle ne le sait jamais. Cet homme ne prévoit pas et vit au jour le jour. Cela aussi elle l'a appris mais elle ne s'y fait pas.
1er septembre 2011 Assise à son bureau, elle pense… Elle le sait rentré de vacances et se terre chez elle de peur de l'apercevoir. Une bouffée de révolte et de colère monte en elle et éclate : il ne peut continuer à la fuir ainsi, doit se confronter à elle et assumer ses choix, sa lâcheté et sa violence à son égard ! Elle va le forcer à lui dire en face ce qu'elle est en droit d'entendre. Elle se doit ce respect à elle-même et l'obliger à la revoir. Encore une fois c'est elle qui aura le courage de parler. Elle envoie un texto prétextant quelque chose à récupérer. Surprise ! il répond de suite ! Il faut qu'elle insiste puisqu'il est réceptif. Elle tremble d'entendre sa voix mais lui aussi paraît troublé. Elle propose qu'ils se rencontrent dans la journée. Il accepte sans hésiter. Elle ne peut attendre, quitte son bureau, rentre chez elle, essaie de se calmer, le rappelle deux, trois fois pour le lieu et l'heure du rendez-vous mais aucune réponse : « Ça recommence mais cette fois-ci je ne céderai pas », se dit-elle. Elle reprend son vélo, prête à faire tous les squares et les rues du quartier pour le trouver. Elle rappelle, toujours personne en ligne, mais elle persiste. Il n'échappera pas à cette confrontation. Elle a eu si mal depuis un mois qu'elle ne craint plus rien ! Au bout de deux heures il l'appelle. Ils choisissent un bar dans une rue calme du quartier. Elle marche lentement, heureuse de le rejoindre, inquiète. Il est déjà là, parlant avec une femme, encore une… Il l'aperçoit enfin. Vifs sont l'émotion et le plaisir de se revoir mais ils savent la triste et douloureuse discussion qui les attend. Son visage est fatigué, anxieux. Il a honte. Elle perçoit sa culpabilité, cette façon qu'il a de ne pas oser la regarder, de baisser la tête et son sourire désolé qui la touche. Elle se sent forte, sûre d'elle. Elle n'a rien à se reprocher, elle a tout subi. Son ton reste calme, ferme, déterminé, ses mains tremblent, son cœur s'affole mais elle ira jusqu'au bout de ce qu'elle veut entendre de lui. C'est lui qui parlera le premier :
– J'étais content que tu appelles, il fallait qu'on se voie avant la rentrée.
Elle lui en veut, elle vient de vivre des heures de douleur inexprimables… mais le voir, là, en face d'elle n'est plus un rêve. Toute sa rancune pourrait-elle donc s'effacer ? Ce qu'elle ressent à cet instant est au-delà de la raison.
– Tu peux me regarder tu sais, je ne vais pas mordre, dit-elle.
Il relève la tête ; ils resteront plus d'une heure les yeux dans les yeux. Il va enfin lui avouer ce qu'il n'avait eu le courage de lui dire.
– Ça fait drôle de te voir mais le mal est fait. Je me suis mal comporté avec toi. À ton retour de vacances, je ne pouvais pas m'imaginer dans tes bras en pensant à une autre. Je prends en pleine face ce que je t'ai fait. Je suis égoïste et lâche. J'ai voulu arrêter notre relation car je ne savais pas comment elle pouvait évoluer. Je ne me suis jamais projeté avec toi…
Elle voulait la vérité, elle est en train de l'apprendre. Elle savait qu'elle aurait mal mais pas à ce point ! Voici qu'il parle de leur relation intime, il sait ce qu'elle a eu d'exceptionnel :
– Tu m'as sorti de la coquille dans laquelle j'étais enfermé. Entre nous c'était très fort, tu m'as entraîné au-delà de mes limites. C'était nouveau pour moi. Dans ces moments-là, j'étais entier, comme au-delà de mes pensées, de mon esprit. Entre nous ce n'était pas que physique.
Elle boit ses paroles. Au moins elle l'aura marqué. Il ne l'oubliera pas et se souviendra de cet accord si grand qu'ils ont vécu. Elle lui dit :
– Je ne crois pas que tu connaîtras une femme qui aura un désir aussi fort et permanent que celui que j'ai eu pour toi.
Il la fixe de son sourire triste et songeur et dit :
– Ça on verra. – Oui tu verras mais j'en suis sûre.
Oui, il verra bien mais ce qu'elle a ressenti pour lui, ce qu'elle lui a donné, ce qu'elle a reçu de lui, cette osmose entre eux reste imprenable, elle en est persuadée. Le monde autour s'est effacé, les passants qui les connaissent ne font que passer et tous deux laissent parler leur cœur, leurs regrets et les siens à lui. Elle lui garde le meilleur pour la fin car elle sait qui est cette « autre » qu'il a choisie à sa place. Elle lui demande son prénom :
– Je te le dirai quand ça sera fait ! – De toute façon je sais qui c'est !
Son regard surpris reste sceptique. Elle lui dit alors son nom, celui qu'elle ne prononcera plus jamais… Il rougit, interloqué, elle a vu juste ! Il n'en revient pas qu'elle ait deviné ! Il n'a encore rien dit mais son silence acquiesce et elle réplique :
– Les femmes se reconnaissent entre elles, l'intuition féminine ne trompe pas.
Elle aura au moins réussi à le surprendre, il ne pourra plus lui cacher la vérité. Elle a rompu son système de secret. Il est gêné, mis à nu mais ne conteste pas ; il lui explique même ce qu'elle ne veut pas savoir.
– Quelqu'un que je trouvais sympa, agréable, je ne me rendais pas compte, et un jour, une odeur, un sourire, une attitude qui change tout… je ne sais pas pourquoi ça m'est tombé dessus.
À chacun de ses mots, comme dans le conte de la petite sirène « cela lui faisait comme des aiguilles dans la peau ». Pourquoi cette image lui vient-elle ainsi ? Ils se sont dit beaucoup, vient le moment de se quitter. Il promet de la rappeler très vite. Il tient à elle, à leur amitié :
– Tu as été une belle amante et il y a toujours eu de l'amitié entre nous. Mais quand c'est fini, c'est fini, je ne reviens jamais en arrière.
Tout est donc dit. Il tourne le coin de la rue. Elle rentre chez elle, anéantie.
17 août 2011 Deux semaines que ses amis la voient pleurer sans cesse. Ils comprennent, essaient d'être présents, attentifs, discutent, la consolent, veulent la faire rire et penser à autre chose. Elle est au fond d'un gouffre et ne peut en sortir seule. Elle ne peut tenir qu'en parlant. Elle laisse les mots et les larmes sortir d'un puits qui lui paraît sans fond. Elle revit, une fois de plus, cette frayeur de l'abandon. Il l'a délaissée sans dire une parole, sans un mot, juste ce silence effrayant qui est en train de la détruire. Elle doit réagir, alors elle lui envoie ce message : « C'est ton attitude qui m'aura blessée plus que la fin de notre relation. » Elle n'espère pas de réponse mais en aura une très vite. Il ne fuit plus et lui écrit : « Je ne savais pas comment te parler, me cachant derrière un manque de temps, que je te dois des explications et ce malaise de ne savoir que dire ni comment me justifier, à part la parole que je n'ai pas pris le temps de te donner. » Il sait choisir ses mots, il s'en veut, regrette son attitude. Pourtant elle ignore toujours ce qui s'est passé. Elle insiste par messages interposés. Il doit avoir le courage de la vérité, ne plus la laisser comprendre seule. Au bout d'une heure, après de multiples textos, vient celui qu'elle attendait. : « Quelqu'un me tournait dans la tête et ça tourne encore… je ne pouvais pas me laisser aller vers toi en pensant à une autre, j'étais coincé. Je me suis fait rattraper avec mes théories. » Assise sur un canapé, en conversation avec une amie, le couperet vient de tomber. Il est amoureux d'une autre ; lui qui pensait que ça ne lui arriverait plus. Elle bascule dans le vide, son corps se fige, son cœur cogne trop fort et cette sensation de vertige qui lui donne envie de disparaître là, à ce moment précis. Elle pense à son frère, à cette sœur, à ces moments où elle apprenait leur disparition, ces minutes où elle a cru partir avec eux. Ce soir elle revit la même douleur qui la terrasse devant la vie qui prend fin, quand plus rien ne la retient. Il ne lui reste plus qu'à se laisser sombrer et tout lâcher.
04 août 2011 Dernier jour de vacances sur son île. De belles vacances ensoleillées en famille. Pour le retrouver, elle rentre quelques jours avant qu'il ne parte à son tour. Son île va lui manquer. Elle sent qu'elle devrait rester. Une intuition que quelque chose de grave est en train de se passer. Il lui manque mais elle est inquiète. Une appréhension mêlée d'excitation et d'interrogations se bousculent en elle. Et puis il y a ce texto reçu juste avant de partir à la gare : « Je n'aurai pas le temps de te voir ce soir, trop occupé, ne sais pas encore, on verra… » Elle lit ce « on verra » comme un mauvais présage. Son esprit est en alerte et ses doutes grandissent tout au long du voyage. Elle ne comprend pas, alors elle l'appelle. Il est flou, distant, et sa question la veille au téléphone lui revient en mémoire :
– Que vas-tu faire pendant une semaine de vacances à Paris ? – Peut-être te voir, non ?…
Pas de réponse. Elle sait le langage du silence. Dans le train qui la ramène, elle se rappelle que trois jours avant il lui disait : « Tes câlins et tes caresses me manquent, ça m'étonne. » Pourquoi ça l'étonne ? Lui manquerait-elle un peu quand même ? Elle espère qu'il viendra la chercher ou qu'il passera la soirée avec elle. Elle le joint de nouveau mais il ne sait pas, la rappellera, doit s'organiser… Elle devrait écouter sa voix intérieure… cet homme la pousse doucement vers la porte, met une distance entre eux, mais elle chasse ces pensées, craignant trop d'avoir raison. À l'arrivée, il ne lui fera pas ce plaisir de l'accueillir. Le bruit des trains est étourdissant, la foule grouille autour d'elle mais elle ne voit et n'entend rien. Elle est encore sans lui. Dans le taxi qui la ramène, elle laisse couler ses larmes. Cette fois les faits sont là : il est absent et ne donne aucun signe. Le quartier est calme, elle retrouve les rues et le bruit des enfants qui traînent en jouant et criant. Le soleil brille mais tout lui semble froid et vide. Son pressentiment s'accentue. Elle va passer la soirée seule, sans nouvelles. Son chagrin grandit, elle ne dormira pas de la nuit. Cependant elle veut y croire encore. Il ne peut la laisser ainsi sans nouvelles ! Elle s'inquiète, peut-être lui est-il arrivé quelque chose, peut-être a-t-il des soucis ? Le matin elle appelle, il ne décroche pas, elle lui demande s’ils se verront bientôt. Allongée sur son lit en plein après-midi, elle reste immobile, épuisée, inerte. Elle devine que c'est la fin mais pourquoi de cette manière ? Pourquoi la fuit-il ? Elle ne peut admettre que tout se termine ainsi. Ne pourra-t-elle donc jamais faire confiance ? Sera-t-elle donc à chaque fois déçue ? Soudain son portable vibre. C'est lui ! Elle sursaute, espère de nouveau. Il est 15 h, cela fait vingt-quatre heures qu'elle attend.
– Je ne peux pas te voir, je suis très pris. Je ne vais pas bien, je ne sais plus où j'en suis, entend-elle.
Mais elle veut savoir :
– Tu as rencontré quelqu'un d'autre ? – Non. – Alors tu as quelqu'un dans la tête ? – Non.
Il rit, mal à l'aise mais refuse d'en dire plus. Elle continue de parler pour rester en ligne et entendre sa voix mais il est déjà ailleurs. Il raccroche, l'abandonne à elle-même. Les murs de sa chambre l'oppressent. Que faire de cette journée, de ces jours à venir ? Il ne la rappellera plus de la soirée, il ne la rappellera plus du tout. Penchée à sa fenêtre elle voit la vie des autres, irréelle, insignifiante. Une camionnette passe au loin et c'est la sienne elle en est sûre ! Est-ce un signe ? Une fois de plus elle s'est trompée… alors l'idée de se faire glisser du haut de son troisième étage lui traverse l'esprit. Mais elle pense à sa fille ! Jamais elle ne la laissera et ne fera le choix que sa propre mère a fait il y a si longtemps. Jamais elle ne permettra à quelqu'un de la détruire… Sa mission n'a-t-elle pas toujours été de tenir coûte que coûte, inlassablement ? Elle n'en peut plus de tenir… à cet instant précis elle vient de tomber…
13 juillet 2011 Dernier jour avant qu'elle ne le quitte pour trois semaines. Ils se retrouvent au bord d'une terrasse calme, retirée, loin du quartier et des regards indiscrets. Ce début d'été ressemble à un tournant depuis six mois qu'ils cachent ce qu'ils vivent ! Elle voudrait qu'il la réconforte pour la suite. Il sent sa tristesse et ses efforts pour paraître gaie et légère. Elle lui avoue combien il a touché à sa tête, son cœur et son corps et lui de rajouter :
– Tu sais bien que ces changements sont réciproques.
Quel bien d'entendre cela. Et de conclure par ces mots :
– Il y a une relation complète entre nous, il y a l'entente, l'attachement et le plaisir. Je ne vois pas ce qu'il pourrait y avoir de mieux…
A-t-elle bien entendu ? Mais il rajoute :
– Je ne me vois pas tomber amoureux, c'est peut-être une période de ma vie qui veut ça.
Voilà, elle a bien entendu, il n'est pas amoureux. Son regard s'assombrit, l'interroge avec toute la force de ses sentiments. Elle voudrait juste qu'il voie comme ils sont bien ensemble. Il vient sans doute d'exprimer le maximum de ce qu'il ressent pour elle, elle doit s'en contenter, elle le savait mais a pensé qu'avec le temps, avec ce qu'elle a donné il aurait eu davantage qu'un attachement. Elle a encore fait erreur, pris se désirs pour… non elle ne va pas gâcher ces derniers moments avec lui… reprend son sourire et garde ses pensées pour elle. Au moment de se dire au revoir il ne l'embrassera pas, juste une bise et les mots d'usages « bonnes vacances, profites-en bien, à bientôt, on s'appelle ». Il ne dérogera pas à la règle du secret à tout prix !
10 juillet 2011 Au saut du lit, sa première pensée est « va-t-elle le voir ce week-end ? » Il envoie un message de proposition de concert. Elle ira dans l'après-midi à ce rendez-vous avec quelques amies. Elle attend l'heure, impatiente, puis grimpe sur son vélo. Elle circule, le cherche dans les jardins, aux abords de la Seine mais personne en vue et aucun appel sur son portable. Elle continue à pédaler, scrutant les lieux. C'est l'été, il fait chaud mais son cœur est en vrac, son corps glacé. Seule dans les rues, que fait-elle à courir ainsi après lui ? Elle doit rentrer et se cacher. Elle s'enferme chez elle mais dix minutes se passent et un nouveau message l'invite à le rejoindre de nouveau… Elle change d'avis, se relève et va aller à ce concert. Elle sait qu'elle ne devrait pas, qu'elle sera déçue mais elle veut aller jusqu'au bout d'elle-même et se montrer à lui… qu'il ne l'oublie pas…
Enfourchant son vélo, elle va parcourir un long trajet en banlieue, elle déteste la banlieue, elle a peur de se perdre mais tant pis ! En vélo elle ne risque rien ! Traversée de zones industrielles, de chantiers déserts, de rues « coupe-gorges » mais elle roule vite. Elle fait tout ce chemin pour aller vers lui quand elle le voit s'éloigner, devenir distant, entouré d'amis et de ses copines du quartier. Elle approche du canal bordé de pavillons fleuris, de bateaux et de promeneurs du dimanche, aperçoit le parc, entend la musique, elle est enfin arrivée ! Regarde s'il est là et le distingue parmi la foule ; il vient à sa rencontre comme un copain, l'ambiance est au groupe, pas à l'intimité. Il est venu avec ces mêmes deux jeunes femmes la brune et la blonde. Elles ne se diront pas bonjour, resteront à distance. Il s'installe cinq minutes pour discuter, distrait, à l'affût des mouvements autour de lui. Leur conversation est banale, un peu creuse. Il se lève pour danser, elle se dirige vers la buvette, revient, et la scène lui saute aux yeux : il danse mollement tout près de cette femme brune au sourire figé, l'air de rien, mais elle connaît cette proximité qu'il peut mettre. Elle les observe et saisit l'évidence et le danger de cette proximité. La jalousie et la peur sont des sentiments violents. Elle n'a plus rien à faire là, veut partir mais ne s'y résout pas. Il revient s'asseoir et elle voudrait juste avoir quelques minutes seule avec lui ; il refuse, « ah non je ne vais nulle part avec toi ». Il la repousse, ne la retient pas, ne la retient jamais. Elle n'a plus le choix, ne fait pas partie du cercle de ses proches, n'y a pas sa place. Elle repartira seule, filant le plus vite possible sur son vélo pour fuir cette journée de cauchemar. Elle s'est humiliée devant lui et garde toute la soirée cette image de lui dansant avec cette femme… Son instinct la trompe rarement.
07 juillet 2011 L'été commence avec son programme de spectacles et événements culturels quotidiens. Le quartier est à la fête, il s'y passe tous les jours quelque chose. Un message collectif reçu la veille : « Concert demain, venez nombreux, on s'y retrouvera. » Encore une occasion de partager avec lui. Elle ira avec deux amies. Le soir, elle est fébrile, impatiente de le retrouver. Elle aurait préféré une soirée à deux mais ça, il ne le propose pas… La fête se déroule dans un quartier limitrophe au leur, lieu « branché parisien » où artistes et intellectuels se côtoient. Une rue étroite, beaucoup de gens de tous âges un verre à la main, la musique qui remplit l'espace. L'atmosphère est chaleureuse, joyeuse. Il les voit arriver, les accueille, leur paie un verre. Il est gai, détendu, sociable mais indifférent à elle, sans regard ou rapprochement particulier. Deux jeunes femmes s'approchent de lui, il les présente. Elle fait un pas pour dire bonjour et s'arrête. Quelque chose l'arrête ; elle ne peut dire quoi. Regards croisés, un « salut » discret et aucune des deux ne franchira cette barrière qui se dresse entre elles. Plus jeune, elle sourit un peu trop, une expression fermée derrière un visage en apparence ouvert. Pourquoi cette impression si forte que cette personne cache quelque chose ? Elle s'éloigne, parle à d'autres, donne le change, essaie de profiter de l'instant. Elle ne l'a pas vu depuis un long moment, il a disparu, sans doute en train de parler dans un coin, mais avec qui ? Elle est déçue, amère et part sans lui dire au revoir. Quelque chose se déroule en dehors d'elle. Et si elle écoutait ce que son instinct perçoit ? Ce soir il l'a reléguée à la place d'une copine parmi les autres. Elle l'a accepté, à elle d'assumer.
05 juillet 2011 Une semaine sans se voir, une semaine qu'il a mis un terme à leur relation par ce message irrévocable : « Revenons à la case avant départ. Tu n'es pas assez discrète. » Elle n'a pas lutté, s'est inclinée. Il a gardé le contact et a bien voulu la revoir. Cet après-midi ils ont choisi comme lieu de rendez-vous celui du premier café pris ensemble il y a des mois de cela… Elle ne veut pas capituler car ne peut se passer de lui. Elle doit le ramener vers elle avec ses mots, sa sincérité et toute la prudence dont elle est capable. Elle doit pointer ses contradictions, son ambivalence. Il est trop simple de lui faire porter seule le chapeau ! Heureux de se revoir, ils reparlent de cette soirée il y a dix jours et lui d'expliquer :
– Je veux arrêter notre relation. Tu ne sais pas être discrète.
Comment peut-il lui dire une chose pareille après des mois d'efforts et d'acceptation ? Mais elle répond :
– D'accord, si tu le dis, je n'ai rien à rajouter sauf que c'est toi qui m'a tendu les bras, ne t'en es-tu pas rendu compte ?
Il ne répond rien, il a pris sa décision mais ses yeux semblent regretter. Elle dit :
– Ce qui va le plus me manquer ce sont tes baisers et ta peau. – Oui ça va manquer c'est sûr…
Il s'adoucit, la regarde et elle sent que tout n'est pas fini. Surtout rester calme, ne rien montrer de ce qui vibre en elle. Ils vont laisser leurs mains parler pour eux, leurs mains qui se rapprochent, se touchent, se caressent et se reconnaissent. Elle l'invite chez elle pour le soir. Ils seront de nouveau l'un contre l'autre et pour la première fois il choisira de rester dormir. L'ivresse des retrouvailles, de leurs caresses, de cette fusion retrouvée est magique. Ce qu'elle ressent ressemble au bonheur.
26 juin 2011 Dernier soir de la fête du quartier. Le repas de rue est un événement à ne pas manquer. Sur le parvis de l'église, transformé en place de village, sont installées de longues tables et des chaises. Au fond joue un orchestre. Les habitants viennent nombreux et de toutes origines. Africains, Maghrébins, adultes et enfants, jeunes et plus âgés, représentants associatifs, commerçants, artistes et intellectuels, tous se côtoient, se saluent et discutent. D'une table à l'autre la variété des plats donne une saveur particulière à cette fête ; spécialités africaines, plats orientaux, salades, desserts, vins rouge, blanc et rosé, bouteilles de bière, fruits et légumes, tout s'échange et se partage. Venue avec ses amies, elle le repère de l'autre côté de la place avec sa femme et son fils. Il vient dire bonjour. Il lui a manqué, il lui manque à tout instant. Elle voudrait qu'ils se rapprochent, qu'il reste près d'elle. Elle a besoin de leurs conversations, de leur complicité. Elle essaie quelques mots intimes, ce n'est ni le moment ni l'endroit mais elle ne supporte plus de faire semblant. Elle remarque son air gêné et son cœur s'affole. Elle doit reprendre ses esprits et se tourner ailleurs. Elle danse, boit et mange, réussit même à rire et plaisanter avec les autres. Il se détend et communique de nouveau. Attablés l'un en face de l'autre, ils échangent avec leurs voisins de table. Quand soudain leurs regards se croisent. Leur désir éclate comme une évidence, ce désir tel un aimant que seule la présence autour d'eux retient. Cette envie est si intense, si surprenante, qu'ils éclatent de rire en même temps. Le rire en lieu de caresses. Seconde suspendue et magique qu'elle espère être une promesse pour après… Elle a de nouveau confiance puisqu'il a envie d'elle. La musique joue plus fort et le vin continue de couler. L'atmosphère se réchauffe, ils dansent à proximité sans se toucher, elle rêverait d'être dans ses bras mais c'est interdit. Ils doivent rester discrets. La frustration est insupportable et son corps lui fait mal. Quand au détour d'une conversation avec une amie elle le regarde, elle croit rêver : il lui tend les bras, veut l'attirer contre lui. Instants d'étonnement, de bonheur. L'appel est si fort qu'elle ne réfléchit pas, avance vers lui, se colle, l'espace d'une seconde, contre lui. Sa réaction est immédiate, violente, instinctive ; il la repousse, recule furieux et choqué. En colère contre elle, il s'éloigne, la laissant stupéfaite ! Elle aurait dû résister. Elle aurait dû se contrôler pour deux ! À ce moment précis, elle sait qu'il est trop tard, qu'elle l'a perdu, qu'il ne voudra plus d'elle ! Cette seconde de relâchement va lui coûter cher. Son esprit est en miettes mais elle s'excuse, cherche des mots qui le retiennent. Il ne veut rien entendre. Devenue livide et transparente, elle va boire un verre de trop, un seul verre de trop… Sa tête tourne, ses jambes flageolent, elle perd pied, s’assoit sur un banc, se relève, marche autour du square. Ses amies la voient chancelante et la soutiennent. Lui, ne la connaît plus, ne la regarde plus. Il se sent trahi puisqu'elle a failli au contrat… Elle doit se retirer, abandonner la partie. Seule dans sa chambre, elle s'écroule. Comment a-t-elle pu croire qu'il admette son attirance pour elle ? Il s'en veut alors il lui en veut. Les jours suivants seront pesants et moroses. Elle ne donnera aucun signe de vie. Elle doit disparaître et ne plus faire parler d'elle. Mise à l'épreuve par son jeu à lui, elle vient de perdre la partie. De toute façon elle n'a jamais su jouer.
Juin – Avril 2011 Au fil des mois sa passion a pris toute la place. Sa vie dépend de sa présence ou de son absence, s'il est tendre ou distant. Son humeur est soumise au rythme de ses appels, de leurs rencontres, de ce qu'il fait, de ce qu'il exprime ou pas. Il conditionne son quotidien. Tout ce qui n'est pas lui est devenu secondaire, insignifiant. Dès le réveil cet homme lui manque. Depuis six mois elle élabore chaque jour des moyens pour le voir, pour une soirée ensemble ou un après-midi chez elle. Chaque jour elle cherche une idée, une proposition pour lui donner envie de dire oui. Si elle pouvait, s'il le voulait, elle serait avec lui le jour, la nuit, la semaine, les week-ends. Seulement il propose si rarement ! Elle est impatiente, en demande trop, ne lui laisse pas le temps d'avoir envie. Trop prête à tout donner tout le temps, elle n'a pas su se faire désirer. Alors c'est elle qui attend. Elle déploie son énergie à impulser, à vouloir. Une énergie qu'elle ne soupçonnait pas, inépuisable, une force de vie enfouie depuis des années et qu'il a fait resurgir. Ses sentiments décuplent son imagination, ses idées, ses projets. Avec lui elle pourrait tout faire, a envie de tout partager. Pour la première fois de sa vie de femme, elle se sent capable d'être toutes les femmes ; l'épouse, l'amante, l'amie, la sœur, la mère, son refuge, son épaule. Avec lui, elle se sent belle, intelligente et pleine d'humour. Elle se sent quelqu'un de bien. À ses côtés elle paraît plus jeune. Son énergie est dans sa tête et dans son corps. Ce corps qui implose quand il n'est pas là et qui explose quand il la touche. Il a transformé ses nuits en insomnies puisque dormir l'empêche de penser. Elle n'a plus d'appétit, ne mange plus sauf par nécessité, elle a maigri et veut lui plaire. Pourtant cette énergie est en train de faiblir par la frustration qu'il lui impose, lui qui sait si bien souffler le chaud et le froid. Le décalage entre eux s'accroît inexorablement. Elle devrait tout stopper maintenant. Se souvient de ce concert de mai à l'église, où assis ensemble ils écoutaient et commentaient le spectacle. Leur proximité était visible par cette enfant qui les fixait longuement l'air de penser « on dirait des amoureux », et cette femme du quartier qui les observait de loin, songeuse, sans rien dire… Aucun geste déplacé sauf le rapprochement de leurs visages, la lueur dans leurs yeux et leurs sourires révélateurs de l'intime. Elle espérait prolonger la soirée avec lui mais sa réponse fut cinglante.
– Je n'ai pas envie, je suis là avec des gens et n'ai pas besoin d'être seul avec toi. De toute façon on s'est vus il y a deux jours et pour l'instant ça me suffit.
Elle n'en revient pas combien il peut être vexant et rejetant. Elle aurait dû s'abstenir de toute proposition. Une autre à sa place se serait défendue, aurait répliqué. Blessée, elle s'en va… Il rappellera le lendemain, sa manière à lui de s'excuser. Ceci lui suffit déjà pour pardonner ses mots de la veille. Mais elle n'est plus heureuse, cette relation cachée lui pèse. Elle n'en peut plus de faire attention à ses regards, ses gestes, ses attitudes, en a assez de se contenir, de freiner ses élans et ses envies. Ils ont si souvent dû contrôler leurs paroles, leurs expressions de visage et leurs regards. Elle a appris à ne pas l'approcher de trop près ni trop le contempler. Surtout, elle a appris à ne pas se laisser aller. Ses règles d'or à lui vont à l'encontre de ce qu'elle est elle, profondément. Elle lui a donné sa spontanéité, son enthousiasme mais a dû tant de fois réprimer son cœur. Elle a consenti à tout. Il ne l'a pas forcée. Mais tout cela l'épuise et la ronge. Quelle issue puisqu'il ne veut rien de plus avec elle ? Pourtant elle espère encore, leurs moments ensemble sont trop précieux pour y mettre fin. Elle est envoûtée par cet amour qui l'habite et la hante. Le voir en chair et en os est toujours un étonnement quand la réalité remplace l'imagination. Saura-t-il un jour combien elle n'a cessé de l'imaginer ? Ils ont besoin de se confier et leurs échanges sont autant d'intimité précieuse. Ils se découvrent et parlent de ses projets à lui, celui de quitter sa femme, de prendre le large, de chercher un appartement. Il est en mouvement, veut bousculer sa vie, la prendre en main. Elle l'encourage, l'incite à agir, à reprendre confiance. Il veut préserver son fils, ce fils qui est toute sa vie, quoi qu'il en dise. Il est rempli de doutes, de culpabilité. Elle le trouve beau, intelligent et sensible. Elle aime sa conversation et lui, semble étonné qu'elle prenne autant d'intérêt à sa vie, à ce qu'il est, à ce qu'il pense, ce qu'il ressent. Parce que cet homme est la rencontre qu'elle attendait… Une certitude dont elle ne peut pas se défaire. Il a bouleversé sa vie. Pourquoi l'a-t-il touchée à ce point ? À ses côtés elle s'apaise, un sentiment de plénitude l'envahit et la comble, une sérénité qui l'enveloppe totalement. Auprès de lui, elle sent en elle une douceur, une féminité qu'elle ignorait. Avec lui elle a appris un autre rapport au temps où les heures filent vite et lentement. Elle n'est plus pressée ni stressée, a le temps d'attendre et de tout faire. Il n'y a plus d'urgence ni d'inquiétude à avoir. Il lui a montré l'importance de vivre le moment présent, lorsqu'il marche il a l'air de se promener, quand il discute il est entièrement dans l'instant. Si elle est tendue ou vexée, son rire ou son humour font tomber sa tension. Sa main sur elle a l'effet immédiat de la calmer. Ce qu'ils perçoivent l'un de l'autre parle à l'essence même de ce qu'ils sont. Mais cette communion se révèle ailleurs… dans leurs deux sensualités qui se reconnaissent, se répondent, se devinent. Une communion des âmes, pense-t-elle. Avec lui, quelque chose de plus grand, de plus fort, de plus complet se passe. L'étonnement, le ravissement ne les quittent pas, telle une évidence chaque fois vérifiée de cette volupté partagée. Elle sait ses baisers doux, profonds, joueurs et infinis. Elle sait sa douceur, sa lenteur et cette précipitation contrôlée qui ressemble à ce qu'il est. Elle sait ce partage des sensations, de leurs sens éveillés et de ce plaisir infini. Son lit ressemble à un abri qui la protège la nuit et le matin, un refuge d'où elle ne peut s'extraire. Son odeur sur les draps et sur son corps est ce qui lui reste de lui lorsqu'il s'en va, descend l'escalier et rejoint le monde extérieur. Ces odeurs sont ses souvenirs enfouis au fond de sa mémoire.
02 et 03 avril 2011 Une aubaine, ils vont pouvoir s'échapper deux jours rien que tous les deux. L'occasion d'une parenthèse, d'évasion inespérée dans un studio emprunté dans un autre quartier. Ils se donnent rendez-vous sur le quai du métro mais la consigne est de ne pas s'y rendre ensemble on pourrait les voir… Tout est une première fois ; ce trajet, la perspective d'un week-end entier ensemble et de dîner dehors, en toute liberté. Elle est au bord d'éclater de joie, suffit de regarder son regard étincelant. Le chemin d'un arrondissement à l'autre est long mais avec lui le temps est élastique. Elle en apprécie chaque minute ; il lui sourit, est heureux. Une rue inconnue, un immeuble nouveau et six étages à monter. Elle vole plutôt qu'elle gravit les marches et lui souffle un peu. Un long couloir et ils entrent. Studio isolé et silencieux, fenêtre donnant sur les toits et le décor coloré et chaleureux qui les accueille. Ils vont prendre possession des lieux, lentement, calmement, boire un verre, parler et plaisanter pour dissimuler leur fébrilité. Un silence règne qu'ils vont rompre de leurs rires, de leurs mots, du mouvement de l'un contre l'autre. Surtout prendre son temps, lui sait la freiner et elle sait l'entraîner dans ce corps à corps qui ne finira pas de la nuit. Un long baiser la fait fondre. Il pose ses mains brûlantes sur ses hanches et un frisson formidable se propage le long de son visage, de son dos, de ses jambes, vient se lover au creux d'elle, de son ventre. Sa douceur n'a d'égale que sa force qui lui laisse à chaque fois des traces bleutées sur tout son corps. Son empreinte est sur elle, au dedans et au dehors. Elle veut l'emmener plus loin dans ce monde de tendresse et de plaisir, dans un univers où les sentiments et la sensualité ne font qu'un et explosent, sans barrière, ni tabou. Leurs esprits sont à l'écoute du plaisir qu'ils se donnent, insatiables et heureux. Leurs corps roulent et s'enroulent, soudés l'un en l'autre pendant ces heures qui n'en finissent pas. Des vagues de bonheur et de volupté montent et descendent inépuisablement en eux, leurs visages épuisés, exaltés, radieux, leurs peaux brillantes et ruisselantes inondent l'espace. Cette fusion de leurs esprits et de leurs corps tout entiers revêt cette quête d'absolu qui est la leur, qu'il attendait comme elle. Elle est « à fleur de sa peau » comme il dit et lui pense qu'elle est la plus belle femme. Non, elle n'est pas la plus belle mais dans ses bras elle se sent resplendissante, une femme quand elle lui donne, une maîtresse quand il la guide, une enfant quand l'émotion la submerge. La lune éclaire le lit défait et les enveloppe de sa lumière. La chaleur de leurs corps exulte. Ils s'endorment quelques heures, les yeux dans les yeux emplis de cette reconnaissance de ce bonheur partagé, de cet apaisement des sens et du cœur. Elle a compris… Avec lui elle a trouvé cette dimension qu'elle recherchait depuis toujours. Parce que le seul endroit où elle se sent entière, le seul endroit où elle désire être, c'est là, maintenant, quand ils sont l'un dans l'autre, emboîtés et ne faisant qu'un… Ce sentiment de connaître l'aboutissement d'une attente qui la poursuivait depuis toujours. Vient le moment du départ. Sortir de leur cocon, de cette parenthèse c'est sortir de leur rêve. Une fois dehors il redeviendra l'homme discret, distant… elle connaît les règles, mais ce qu'ils viennent de vivre, là, est différent, peut-être sera-t-il différent lui aussi ? Dans la rue déserte, tombe une pluie fine et froide sous le ciel gris de Paris. Ils ont besoin d'un temps pour reprendre pied dans la réalité. Dans ce café vide, face à face dans le silence, les yeux dans les yeux, leurs mains se rejoignent, ne se lâchent plus. Ils viennent de connaître le bonheur. Sur leurs visages se lisent la tendresse, le plaisir, l'émerveillement. Ils ne se sont pas dit « je t'aime » mais leurs yeux brillent plus fort que les mots. Un écran autour d'eux s'est formé. Elle n'habite plus son corps, elle est déconnectée du réel, tous deux dans un même état d'apesanteur. Mais l'heure tourne, ils doivent rentrer. Assis à ses côtés, il vibre encore en elle. A besoin de son contact, encore un peu… elle se penche contre lui, son bras sous le sien. Sa réaction est immédiate, vive, instinctive ; il se recule, la repousse, la fixe froidement, choqué. Interdite, elle ne comprend pas, se rapproche et il lui dit :
– Comment peux-tu insister si ce n'est pas réciproque ? – Et toi comment peux-tu me dire ça après ce que nous venons de vivre ?
Elle devrait descendre, le planter là avec son incohérence, sa violence inconcevable. Elle reste, cherche des mots pour qu'il s'explique : « Nous ne sommes plus seuls. » Une blessure s'est ouverte mais elle ne veut pas en rester là. L'incompréhension est plus grande que le choc qu'elle vient de recevoir. Il a réagi sans réfléchir, sa peur de se montrer, de s'afficher, de ressembler à un couple ? Ils vont marcher, parler… Veut-il cesser maintenant leur relation ? Qu’est-elle finalement pour lui ?
– Tu es une belle amante, je ne veux pas arrêter notre relation…
Il regrette sa réaction, se calme mais lui répète que leur intimité restera cachée. Ils retardent le moment de se quitter mais quelque chose a changé. Comment ressentir à la fois un si grand bien-être et cette douleur sourde, ce goût amer, étrange qui rappelle une trahison ? Elle sait désormais que cet homme peut être violent et ses mots cruels.
Mars – Février 2011 Les semaines passent jalonnées par ses appels, ses messages quotidiens, fréquents. Peu à peu il se dévoile, lui parle de ses envies de la toucher, de la voir, d'être auprès d'elle. Ils s'organisent, se donnent rendez-vous hors du quartier. Là où il se déplace elle le rejoint : un parc où marcher ensemble, un jardin où s'asseoir, d'autres terrasses de café, d'autres lieux où les souvenirs vont s'ancrer. Ils évoquent leurs désirs, leurs aspirations, leur intimité et la liberté de leurs corps. Ils se découvrent à travers l'autre, des premières fois qui les étonnent toujours « c'est génial de pouvoir parler de nos sensations aussi facilement » lui dit-il un jour. Une réunion annulée pour elle, un chantier quitté plus tôt pour lui et ils se retrouvent chez elle pour une heure ou deux. Sa chambre les accueille. Impression de voler, de tanguer, d'être transportés dans ce mouvement ininterrompu. Ses mains sur elle l’électrisent avec cette passion qui l'absorbe tout entière. Ils étaient faits pour se rencontrer, pour s'aimer, elle en est persuadée. Elle ne peut le lui avouer, de peur de l'effrayer et qu'il s'éloigne. Pourtant elle voit ses résistances lâcher peu à peu depuis qu'il lui a dit « tu as pris beaucoup de place, tu as été très patiente ». Oui, avec lui elle a appris la patience et la tolérance. Elle ignorait pouvoir être cette femme calme et posée, elle si nerveuse, impulsive et angoissée d'ordinaire. Elle est une autre, ne se reconnaît pas. Cet homme la révèle à elle-même, légère, ouverte, radieuse. Les hommes dans la rue la regardent avec son sourire aux lèvres et ses yeux plein d'ardeur. Elle n'a plus faim, la nourriture ne l'intéresse plus, elle qui toute sa vie a lutté pour perdre du poids voit son corps se modifier, renaître. Sa vie a pris un nouveau tournant, un nouveau décor, une nouvelle saveur, une autre couleur, il ne peut se rendre compte à quel point ! Pourtant elle n'a pas oublié ces derniers mois passés sans nouvelles, sans appels, sans rencontres. Pas oublié non plus combien elle était triste, désemparée par ce silence inexpliqué après leurs premières nuits, ni toutes ces heures à l'attendre, à l'espérer en vain. Était-ce l’intensité de leur rencontre qui l'a apeuré ou ses sentiments qu'elle n'a pu masquer ? Cette fois, elle fera tout pour le garder auprès d'elle, apprendre à apprivoiser cet homme méfiant pour qu'il puisse lui faire confiance, qu'il s'attache à elle. Sa force à elle c'est son écoute, ses mots rassurants, sincères, encourageants, ceux qui réconfortent. Elle le trouve beau, intelligent, sensible, intuitif. Elle le lui dit sous toutes ses formes, en images, en compliments, en conseils. Elle réfléchit, analyse, comprend et absorbe ses paroles pour mieux le connaître. Il est devenu son sujet favori dont elle ne se lasse jamais. Ne lui a-t-il pas dit qu'elle était d'une sincérité entière ? Il se laisse porter par l'énergie qu'elle porte en elle. Il prend ce qu'elle lui donne. Parce qu'elle ne sait pas donner à moitié, elle choisit de suivre ce que lui dicte son cœur. Elle sait qu'elle fait erreur… ne voit-elle pas son manège qui le fait avancer d'un pas et reculer de deux ? Elle le voit jouer avec ses envies et sa frustration lorsqu'il lui dit « non, pas aujourd'hui, je ne peux pas, on verra, peut-être » ; ce jeu dont il maîtrise les règles et qu'elle ne peut déjà plus suivre. Mais une fois par semaine, lors des répétitions, entre deux pauses de chants, leurs regards glissent l'un vers l'autre, s'observent. Elle cherche à y lire une attention, un signe, un langage. Parfois un message de connivence passe, parfois le vide et l'indifférence demeurent. Elle résiste, continue à l'accrocher car ces regards sont la promesse d'un lendemain avec lui. Elle doit rester en lien, ne pas abandonner malgré des semaines sans pouvoir se toucher ni s'embrasser. Cette passion qui pénètre en elle va lui faire du mal, mais comment refouler sa joie, son excitation, son impatience à chacun de ses messages ? Comment résister à ce fluide qui circule en permanence dans ses veines ? Après ces années noires passées à pleurer ses morts, ces années à avoir perdu le goût de continuer, elle s'est laissé reprendre par la vie.
23 février 2011 Son idée fixe, tout faire pour qu'il vienne chez elle, qu'il sache qu'il l'attire toujours. Elle propose son salon pour une soirée de répétitions. Encore le prétexte du groupe. Seul homme parmi les femmes, il est dans son élément, décontracté, souriant, drôle. Au programme, chants, essais de costumes et accessoires pour un prochain concert. Les amies entre elles s'échangent foulards, rubans et conseils. Elle se pare d'un fichu et aime son reflet dans le miroir. Il la regarde, les yeux brillants ; elle comprend qu'il la trouve jolie. Toujours discret, ne voulant pas déranger, il s'isole fumer dans la cuisine. Elle passe devant lui et leurs sourires ne sont que des sous-entendus d'un possible qui lui donne des ailes. L'espoir est donc permis… Il est tard, le rhum et le vin ont été bus, les amies partent, il les suit. Seule dans le silence de son appartement, elle réfléchit ; elle ne peut en rester là, il doit se passer quelque chose de différent ce soir. Une heure du matin, elle le rappelle. Il traîne encore dehors, alors elle propose :
– Veux-tu que je te rejoigne ? – Plus rien n'est ouvert à cette heure-ci. – Si, l'O est ouvert. – C'est vrai. – Mais as-tu envie que je vienne ? – Ben oui. – As-tu envie de me voir ? – Ben oui !
Elle n'en demande pas davantage, dévale l'escalier, sort dans la rue, court plus qu'elle ne marche, le cœur battant, vers le bar où il l'attend. L'endroit est presque vide à cette heure de la nuit. Installés devant deux verres de rhum, elle sait qu'elle doit rester calme, posée, l'amener vers elle, lui donner envie de lâcher prise. Elle doit employer les mots qui convainquent et rassurent pour qu'il vienne vers elle. Des mois qu'elle attend ce moment du premier tête-à-tête. Elle lui avoue son souhait de le voir seul, de lui parler. Il est malade, mal dans sa vie qu'il voudrait changer mais dit-il « parfois on se sent vieux et quand la jeunesse est passée il faut l'accepter ». Elle lui répond que la vie est fragile, éphémère, qu'il faut saisir les moments heureux à vivre pour ne pas passer à côté, pour ne pas regretter. Savoir prendre ce qui se présente pour que la roue tourne, c'est peut-être cela la force de la vie, elle en sait quelque chose… Et puis l'âge ne signifie rien, seuls comptent les élans, les désirs, tout est possible à tenter. Elle le sent osciller, se laissera-t-il aller ou résistera-t-il ? Il l'écoute, réceptif et sensible à son élan, à cette attirance entre eux. Elle joue de son regard éloquent et de cette communication intime qui est déjà la leur. Le bar ferme ses portes et ils sont gentiment mis dehors. Ils se tiennent tout près l'un de l'autre, elle se penche vers lui et pose ses lèvres sur les siennes, « pas ici juste sous mes fenêtres » prévient-il. Elle ne savait pas qu'il habitait là… mais à trois heures du matin pas de risque d'être vus.
– Veux-tu venir dans ma rue ? – Oui.
Il a dit oui, elle voulait dire chez elle bien sûr… le jeu des mots sera leur jeu préféré. Elle se dit que la vie peut faire des cadeaux précieux. Cette première nuit sera à eux. Timides, surpris, émus, ils laissent leurs instincts faire à leur place. Une pause entre deux étages, histoire de gagner du temps, de ne rien précipiter, juste des baisers infinis qui s'inscrivent dans leur mémoire. Enfin libres de s'enlacer, de se serrer, de s'abandonner dans cet appartement vide, rien que pour eux. Leurs gestes sont prudents, fougueux, retenus, lents et d'une douceur absolue. Peur partagée de l'émotion, de ce qu'ils n'ont plus connu depuis si longtemps ; ces sensations physiques mystérieuses, envoûtantes. Il met ces mots superbes qui la touchent « tu veux bien qu'on prenne le temps de se découvrir, de se connaître ? » Bien sûr, elle veut bien tout, elle aime la progression, elle aussi est remplie de cette peur d'aimer trop fort et trop vite. Comme lui, elle a besoin de franchir chaque étape, de se laisser le temps de chaque parcelle de peau à toucher, à caresser, à aimer. Elle perçoit la subtilité de ses mouvements, de ses gestes, de leur même amour du contact charnel, leur même aspiration d'une fusion des corps et de l'esprit. Cet homme inespéré, elle voudrait l'amener au-delà de ce qu'il pense pouvoir donner et recevoir. Leur rencontre est un renversement dans son existence. À quarante-neuf ans, que lui arrive-t-il ? Il l'a rendue à la vie. Elle l'a rendu à la lumière.
16 décembre 2010 Trois ans que son père n'est plus. Trois ans qu'elle se demande ce que cette absence va libérer chez elle, ce père aimé mais craint, redouté. Cette date de décembre marque un tournant, celui où elle est devenue définitivement orpheline. Ce soir, invités chez une amie, ils seront une dizaine mais lui sera le seul homme. Il vient à toutes les fêtes, il aime la fête, les amis, la convivialité. Les copines arrivent les unes après les autres et lui est le dernier, comme souvent. L'appartement rempli de bibelots et d'objets africains est accueillant, les mets sont savoureux et l'ambiance est au « 'tit punch » pour tous. Déjà elle l'attend. Lorsqu'il entre, il fait la bise à toutes sauf à elle, il la regarde sans la voir… serait-ce un signe particulier ? Cette idée lui plaît mais n'est-ce pas le fruit de son imagination déjà en marche ? Assis par terre, l'un à côté de l'autre, leur conversation va durer toute la soirée, tous les sujets y passent. Pendue à ses lèvres, elle n'écoute que lui, n'a d'yeux que pour lui, ne remarque même plus les autres qui plaisantent, débattent, rient. Elle est là mais ailleurs, ils continuent inlassablement de discuter, leurs dialogues sont fluides, faciles, passionnants. Elle vit un rêve éveillé. Depuis combien de temps ce sentiment ne lui est-il pas arrivé ? Un seul mot lui vient en tête, « je l'adore ». Elle a besoin d'air, va plusieurs fois à la fenêtre se rafraîchir le visage tant elle rougit d'émotions intenses. Heureusement il y a l'excuse du rhum qui la sauve des apparences. Son corps tremble, qu'elle cache sous les mots et l'humour mais ses regards parlent pour elle et tant mieux s'il y voit toutes les étincelles. Une personne les observe plus que les autres, amusée puis surprise ; elle comprend qu'il se passe quelque chose entre eux. Il se fait tard, quelques-unes partent et ils ne sont plus que quatre. Elle voudrait que cette nuit n'en finisse pas. Elle voudrait continuer à regarder son visage, son sourire éclatant et charmeur qui la chavire. Il fait très froid cette nuit-là et la température, au-dessous de zéro toute la journée. Au sortir de l'immeuble la neige les surprend. La rue est silencieuse, l'air glacé et un brouillard épais se mêle à la neige dans un décor irréel. Une atmosphère feutrée les entoure, accentuée par les verres bus et les émotions vécues. Il lui emboîte le pas, marche à ses côtés, il ne l'aura pas quittée de la soirée. Elle n'en peut plus de résister, son impulsivité et l'alcool aidant, elle décide de se laisser aller à son désir ; elle se penche vers lui et l'embrasse. Juste un baiser bref et ses lèvres qui lui répondent. Électricité et douceur les traversent dans ce baiser fugace mais inoubliable. Pris de court, il relève la tête, la regarde, médusé. Elle lui sourit, lui prend la main qu'il garde quelques minutes puis la retire subitement. Devant eux, les deux amies sous leur parapluie n'ont rien vu. La neige qui tombe blanchit visages, chevelures et vêtements. Encore éblouis, ils traînent en arrière. L'une des amies se retourne et lui lance : « Allez viens, arrête de flirter. » Flirter, comme des adolescents, oui elle se sent comme une adolescente. Tout va trop vite dans sa tête, dans son cœur qui n'en finit pas de cogner. Arrivée devant son immeuble, elle s'arrête. Va-t-il rester ou suivre les deux autres? Il choisit de rester et la suit sous le porche. Elle ne pourrait définir ce qu'elle ressent à cet instant, entre joie et soulagement. Ils regardent les deux silhouettes s'éloigner, rentrent s'abriter dans le hall, se jettent dans les bras l'un de l'autre. Ce premier baiser est un vertige. Leurs bouches, leurs lèvres s'unissent dans un mouvement naturel, lent, profond, mystérieux, infini. Cela fait si longtemps qu'ils n'ont connu un tel émerveillement, sans doute des années. L'alchimie entre eux est immédiate. Il lui parle beaucoup « tu es une belle femme et tu le sais ». Non, elle ne le savait pas, s'il savait combien cette phrase lui fait du bien, elle doit embellir à l'instant même ! Il lui avoue qu'il est fragile, qu'il faut faire attention à lui, que sa femme n'attend qu'une chose, qu'il parte, elle ne l'aime plus… Elle comprend, peut tout comprendre. Elle aussi est fragile mais ne le dit pas, n'a jamais su le dire. Elle le trouve fort de ses faiblesses. Il cherchera une excuse pour venir bientôt, ne sait pas encore quand mais ça se fera. Il faudra faire attention, ne pas se montrer, il est connu dans le quartier et sa femme encore davantage. Oui elle sera discrète pourvu qu'ils se revoient. Ce soir il ne viendra pas jusqu'à sa chambre, ni lui ni elle ne le souhaitent. Cela ne sera pas une aventure entre eux. Quelque chose de décisif vient de se passer cette nuit. Elle a rajeuni d'un coup, elle a vingt ans, ses sensations sont intactes et l'âge n'a plus d'importance. Sentiment d'un véritable raz-de-marée qu'elle ne pourra plus contrôler les jours suivants. Ce qu'elle ressent est d'une force inouïe. Être heureuse peut-il être aussi bouleversant ? Elle veut croire que ce soir, son père lui a fait un signe, vient de lui faire ce cadeau. Parce que cet homme, elle l'attendait…
23 octobre 2010 Elle est invitée aux cinquante ans d'une copine et cela fait bien longtemps qu'elle ne s'est rendue à une fête ! C'est un grand rassemblement, beaucoup de monde du quartier, connu ou inconnu mais de toute façon croisé au détour d'une rue, d'une boutique ou des écoles. Le lieu choisi est un bel endroit, un loft décoré de lumières tamisées, de bougies sur des tables de bistrot. Intellectuels, journalistes, musiciens, comédiens, commerçants de luxe, tout ce microcosme qui va à l'encontre de la caricature d'un quartier qui serait uniquement peuplé d'immigrés et personnes défavorisées. Elle connaît peu de monde et se sent mal dans sa peau, dans son corps, elle n'a plus l'habitude de plaire, de se plaire ni de sortir hors de son cercle habituel. Un peu perdue, elle s'assoit seule à une table, en retrait, en attendant que le bar ouvre, que ses amies arrivent, le temps de se mettre dans l'ambiance. Elle regarde les gens, leurs expressions, leurs attitudes, les mouvements, les visages connus ou pas. Et elle finit par l'apercevoir avec sa femme et son fils. Elle les observe longuement, sont-ils proches ou distants ? Ils se parlent mais leur expression est neutre. Ils sont polis mais sans chaleur. Bizarrement elle se dit que ça la rassure. Ne l'appelle-t-il pas « la mère de son fils » et non sa compagne ? Rien ne semble les rapprocher si ce n'est leur enfant qui va de l'un à l'autre un peu excité mais charmant. Elle remarque le même sourire enjôleur que son père. Sa femme restera très peu de temps et rentrera tôt avec l'enfant. La soirée commence par la surprise d'anniversaire, puis l'apéritif, le repas, les verres qui se succèdent et l'atmosphère qui se réchauffe. Peu à peu le clan des « chanteurs » se forme autour de discussions animées sur les chants, les projets, les avis partagés sur les uns et les autres. Il est le nouveau du groupe mais déjà très investi. Le climat est amical, chaleureux, drôle et ils ne se quittent pas de la soirée. Elle est charmée par son allure décontractée et calme. Il est sociable, agréable, liant, souriant, loquace mais à l'écoute. Elle trouve son sourire éclatant, séduisant, ses yeux expressifs, son regard perçant et doux. Cet homme a une telle capacité à regarder la personne en face de lui que dans ses yeux on se sent véritablement exister. C'est rare et prenant. Elle remarque qu'il aime manger et boire, elle se surprend à souvent l'observer ce soir-là et sorti de son champ de vision, à le chercher des yeux… Les pauses cigarettes dans la cour réunissent du monde et une complicité s'installe peu à peu parmi les fumeurs et fumeuses. Il est minuit passé. Une amie annonce qu'elle est fatiguée, une autre va bientôt rentrer. Elle, n'a pas du tout envie de partir, elle voudrait continuer la fête pour être avec lui. Elle vient de passer plusieurs heures en sa compagnie, se réfugiant derrière les copines pour parler et plaisanter. D'étranges sentiments, presque oubliés, remontent à la surface. Des sentiments qu'elle croyait éteints, qui la ravissent et l'effraient en même temps. Elle se sent irrésistiblement attirée par cet homme calme, charmeur, à la présence forte et silencieuse. Elle le trouve beau et se sent bien à ses côtés. Si elle s'écoutait, elle lui montrerait son attirance, jouerait de sa séduction mais elle n'a jamais su en jouer. Cela fait si longtemps qu'elle a mis une croix sur cette idée de séduire quelqu'un. Elle reconnaît pourtant cette excitation, ce trouble qui l'habite depuis quelques heures et cette envie folle qu'il l'embrasse et l'enlace. Elle est trop timide et puis elle ne lui plaît pas, d'ailleurs il n'a montré aucun signe particulier envers elle. Quand soudain elle l'entend dire : « Mais si vous partez toutes, vous allez m'abandonner, je vais rester tout seul. » Ses mots lui vont droit au cœur. Comment peut-il avoir ce courage de dire aussi simplement son besoin des autres et sa peur d'être seul ? Il est sincère, courageux ; elle comprend ce qu'il dit, elle est pareille mais elle, n'a jamais osé avouer sa fragilité, sa faiblesse. Cet homme à l'allure timide est en fait, un grand… Elle voudrait lui dire que sa seule envie est de rester avec lui, qu'il ne se sente ni seul ni abandonné. D'ailleurs rien ne l'oblige à rentrer mais comment faire sans la présence rassurante de ses amies ? Et puis elle n'aurait pas de conversation, il s'ennuierait avec elle. Non, elle préfère ne pas prendre le risque qu'il la trouve fade et ennuyeuse ! Elle va donc rentrer, à contre cœur, agitée par la certitude qu'il s'est passé quelque chose de particulier pour elle ce soir-là. Le lendemain elle a quanrante-neuf ans et un nouvel élan sourd et lointain a pris forme dans son esprit. Quand quelques jours plus tard racontant de façon très anodine la fête du samedi à sa plus proche amie, celle-ci lui dit « mais dis donc, tu en parles souvent de ce type ! » Cette réflexion la surprend. Ses pensées lui échapperaient-elles ?
16 octobre 2010 Un stage de chant est proposé pendant deux jours à la campagne. Elle a tout organisé, emprunté la voiture d'un copain, fixé les modalités de départ et contacté les personnes à venir. Ils seront cinq à voyager et c'est elle qui a la responsabilité du véhicule. Tous sont prêts, sauf lui qui est en retard ! Elle râle et peste contre cet homme qui avait exigé le lieu et l'heure avancée du rendez-vous. Il les rejoint enfin, un peu gêné d'être le dernier. Arrivé depuis seulement deux semaines dans leur groupe de chant, il s'est vite intégré et a investi rapidement la musique, les personnes et les projets. Elle le trouve sympa, intéressant. Elle s'installe au volant et lui sur la banquette arrière. Mettant le moteur en marche, elle regarde machinalement dans le rétroviseur intérieur et s'aperçoit qu'il la regarde fixement. Ce qu'elle voit lui fait un électrochoc : c'est le regard de son père ! Un regard perplexe, interrogatif et méfiant. Elle pourrait presque entendre son père lui dire « une femme au volant, c'est une catastrophe ! » Lui ne dit rien mais tous deux s'affrontent dans un dialogue silencieux mais manifeste. Elle pressent ce qu'il est en train de penser ; il n'aime pas être conduit et il n'en a pas l'habitude. Mais elle ne cédera pas et ne lui laissera pas le volant. Il n'est pas son père après tout, elle n'a rien à lui prouver. Elle va quand même lui montrer qu'elle sait conduire ! Elle n'est plus la gamine obligée d'obéir mais une femme prenant ses responsabilités. Cet échange muet, le temps d'un éclair, l'a remuée. Pourquoi cet homme lui fait-il ainsi penser à son père ? En quoi lui ressemble-t-il ? Il porte sur son visage un charisme, une personnalité déterminée et affirmée. Son regard qui scrute, réfléchit et évalue l'autre, impose une autorité qu'elle ressent innée et impassible. Elle ne saurait dire pourquoi mais elle le perçoit séducteur, sûr de son charme et empli d'une force tranquille, difficile à combattre. Depuis que son père n'est plus, elle n'avait ressenti de telles similitudes… Ces regards de défi vont la poursuivre tout au long du voyage malgré la bonne humeur générale et la détente qu'il affiche le reste du trajet. Car comme son père, cet homme doit être capable de rapports de force… Ils viennent de se mesurer ; se comprennent et se parlent sans prononcer un mot. Elle a l'intuition soudaine et profonde qu'ils se reconnaissent, qu'ils ne sont pas étrangers l'un à l'autre.
Marlène Bassam
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