En rentrant à l’intérieur de l’Éden, James s’attendait à voir une vieille télévision retransmettant un match de football quelconque, avec deux ivrognes se provoquant mutuellement jusqu’à ce que le poing de l’un finisse dans la figure de l’autre. Mais il ne vit rien de tout ça. Il y avait une télévision à écran plat accrochée sur le mur du fond, mais elle était éteinte. Le cadre était simple, mais classe. Quatre tables étaient disposées à gauche du bar et les murs étaient remplis de photos d’oiseaux. Un aigle par ici, une cigogne par là, et un nombre impressionnant de cygnes et colombes. Au milieu de tous ces volatiles se dressait une croix du Christ, entourée de colombes. Une seule personne était présente, un homme assis près du bar. D’où il se tenait, James ne pouvait apercevoir qu’un dos muni d’épaules monstrueusement larges. D’un pas lent, peu rassuré, il s’installa à côté de l’homme.
— Bonsoir, dit James.
L’homme ne répondit rien. Il regardait la télévision, le regard fixé sur l’écran noir où on voyait se refléter la salle, comme une autre version plus sombre de la réalité. James avait une impression étrange. Il lui semblait que l’homme le regardait quand même, par l’intermédiaire de l’écran. Le malaise qu’il ressentait montait de plus en plus car il n’avait jamais aimé les silences gênants, et faisait généralement tout pour les éviter. Il s’apprêtait à briser le silence quand le barman fit son apparition. C'était comme si l’homme venait de tomber du ciel juste devant lui.
— Bienvenue mon ami, qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
Il était brun, avec une barbe de trois jours et un sourire qui semblait s’étendre sur la totalité de son visage. James se racla la gorge pour s’éclaircir la voix.
— Eh bien, pourriez-vous…
Le barman lui coupa la parole avec une aisance remarquable.
— Première règle ici, petit : pas de vous. D’accord ? Tu peux m’appeler par mon prénom : Sam. Je déteste le vouvoiement, il dresse des barrières entre les gens. — Pas de problèmes, dit James. Dans ce cas, je vais te prendre une bière, Sam. — Tout de suite.
Il se baissa pour s’emparer de la bière, et James fit un tour de tête dans la pièce. Le colosse qui lui servait de voisin n’était plus là. James ne savait pas à quel moment il était parti et commençait déjà à se demander s’il avait pu l’imaginer. Avec la journée qu’il venait de passer, ça n’aurait rien eu d’étonnant. Inquiétant, oui, mais pas étonnant.
— Il a la carrure d’un ogre et la discrétion d’une petite souris, dit Sam en riant. — Excusez-moi ?
Sam le barman frottait un verre tout en parlant.
— L’homme que tu cherches des yeux. Il est parti depuis cinq minutes. Ne t’inquiète pas, j’ai eu la même réaction la première fois que je l’ai vu. Il vient depuis des années. Il ne parle pas beaucoup, mais il n’est pas méchant. — Il est muet ? demanda James. — Disons plutôt qu’il choisit à qui il veut parler. — Et vous – James se reprit – toi, tu l’as déjà entendu ? — Une fois, oui.
Sam regardait vers le plafond, le regard amusé comme s’il venait de comprendre une blague qu’on lui avait racontée un jour plus tôt.
— Il y a environ quatre ans, reprit-il, il est entré dans le bar comme tous les soirs, mais il portait un costard magnifique. Je ne l’avais jamais vu comme ça. Il avait la même dégaine que d’habitude, mais je sentais qu’il y avait autre chose. J’avais l’impression qu’il avait pleuré.
James fit glisser son tabouret pour se rapprocher de Sam.
— Ce soir-là, le bar était bondé et l’un des clients s’était approché de lui en criant : « Tu t’es marié ou quoi ? » Le pauvre n’avait pas eu le temps de finir sa question que ses dents se mirent à voler dans le bar. Le colosse que tu viens de voir s’est alors tourné vers moi et m’a dit un mot avant de détaler avec sa chemise tachée de sang : « Désolé. »
James se tourna pour voir si la porte d’entrée était ouverte, mais non. Il venait de sentir un courant d’air qui lui donnait des frissons.
— Et ensuite ? demanda-t-il. Qu’est-ce qui s’est passé ? — En fait, il sortait de l’enterrement de sa fille de six ans. Elle s’était fait tuer sur la route par un chauffard qui ne s’est même pas arrêté pour elle. Elle aurait eu dix ans aujourd’hui, tu te rends compte ?
James semblait soudain à des années-lumière de ce que Sam lui racontait. Il était blanc comme un linge. Sam continuait à sourire en le regardant.
— Tu as entendu parler de cette histoire ? — Où sont les toilettes ? demanda James. — Première à droite, répondit Sam, après le pélican.
En s’y dirigeant, James ne pouvait s’empêcher de regarder le Christ sur sa croix. Il avait l’impression qu’il lui rendait son regard et le suivait dans la pièce. Les toilettes étaient munies d’un unique lavabo, d’un miroir et d’un distributeur de papier. James avait lu un jour qu’il ne fallait jamais juger un établissement avant d’avoir vu ses toilettes. Si c’était vrai, l’Éden était l’exception qui confirmait la règle. Il se regardait dans la glace et ne put supporter son reflet plus de dix secondes avant de régurgiter tout ce qu’il avait dans l’estomac. Il avait l’impression de tout revivre, comme si ça ne datait que d’hier et que le miroir était devenu un écran retransmettant l’épisode le plus regrettable de sa vie. Il revoyait aussi le sourire de Sam le barman, un sourire qui semblait cacher beaucoup de choses. James se passa de l’eau sur le visage, s’efforçant de penser que tout ce qui arrivait n’était qu’une étrange coïncidence. On peut dire ce qu’on veut, c’est souvent plus facile de se mentir à soi-même que de mentir aux autres. De retour au bar, James sentait ses pieds se dérober sous ses jambes. Rien n’était plus pareil, comme s’il venait d’entrer dans cette sombre réalité qu’il entrevoyait dans l’écran de télévision quelques minutes plus tôt. Les colombes et autres oiseaux majestueux avaient laissé leur place à des centaines de corbeaux et de vautours aux yeux rouges, semblant prêts à sortir de leur cadre à la moindre occasion. Des oiseaux de mauvais augure qui se mouvaient et croassaient tout autour de James. La croix du Christ avait disparu. La télévision s’alluma brusquement. Derrière le bar, Sam souriait.
— Viens vite, dit-il. Le film va commencer.
James avançait sans pouvoir contrôler ses jambes. Sa gorge était sèche et la salive qu’il avalait ne l’aidait en rien. Il prit place docilement en face de Sam, et ce dernier lui pointa l’écran du doigt.
— Je ne crois pas que tu l’aies déjà vu, mais tu l’as vécu en tout cas. — Qu’est-ce que… — Chut, ça commence !
Soudain l’écran noir laissa apparaître une date, le 21 juin 1997, et des images commencèrent à défiler, comme si on faisait une avance rapide dans un film. C’était surréaliste tant les images donnaient l’impression de se superposer à l’écran au lieu d’en sortir.
— Cette date te dit quelque chose, pas vrai ?
Sam le barman posait ses questions d’un air blasé, comme si les réponses lui importaient peu. James se disait qu’il semblait déjà avoir toutes les réponses de toute façon. Les images continuaient d’apparaître, et finalement il vit un homme sortir d’une maison pour se diriger vers sa voiture. Cet homme, c’était lui. Ce fameux soir du 21 juin qui avait fait basculer sa vie et qui avait conclu celle d’une enfant. Il venait de se disputer avec sa femme, qui lui avait annoncé qu’elle souhaitait divorcer, à l’amiable si possible. Il lui avait dit qu’elle pouvait se foutre son amabilité où il pensait et s’était de suite dirigé vers le bar le plus proche. C’était l’un des moments les plus confus de sa vie, et ça n’allait pas en s’arrangeant. Il y eut une sorte d’avance rapide sur l’écran une fois de plus, et soudain James se voyait au volant de sa voiture. Il avait les yeux rougis et à moitié fermés, et le soleil se levait.
— Ce soir-là tu as bu jusqu’à plus soif, reprit Sam, et tu t’es battu avec deux hommes. En voyant ton état, ils t’ont envoyé sur les roses en un coup de poing et abandonné près des poubelles d’un restaurant du coin. Tu t’es réveillé une heure après, et tu es retourné boire. Tout de suite. Sans même y réfléchir une seule seconde.
La voix de Sam était posée, sereine.
— Tu t’en souviens ? demanda-t-il.
James ne pouvait décoller ses yeux de l’écran. Il voyait sa vie défiler devant lui, pour de vrai. Jusqu’au dernier moment il pensait que rien de tout ça n’était réel, que c’était juste le pire cauchemar qu’il avait pu imaginer. Mais la voix de Sam, elle, était bien réelle. Et il donnait l’air de perdre patience.
— Regarde-moi, est-ce que tu t’en souviens ? — Non, dit James, tout en regardant l’écran. Je ne me souviens de rien. — Quand tu te décidais à rentrer chez toi, il était six heures du matin. Justement, regarde.
Sam pointa une nouvelle fois l’écran du doigt.
— C’est presque fini.
Cela avait duré à peine deux secondes. Et ce n’était qu’une suite d’images rapides se concluant par un crissement de pneus. Mais dans ce cas, pour James, rien qu’une seconde signifiait l’éternité. Il se revoyait regarder dans le rétroviseur, voir un homme courir vers le corps inanimé d’un enfant. Il n’y avait personne d’autre qu’eux dans les environs. Il ne savait même pas si c’était un garçon ou une fille. Et tout était allé si vite. Il avait passé sa première, et repris la route sans même jeter un œil en arrière.
— Il allait juste acheter son pain en compagnie de sa fille, reprit Sam le barman, mais il a fallu qu’il croise ta route. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Tu plaisantes, j’espère. — Non, répliqua James, je veux dire pourquoi vous me montrez tout ça ? Et comment vous le savez ? Comment vous faites tout ça ?
Sam étira alors un sourire qui glaça le sang de James en un instant.
— Qu’est-ce que je t’ai déjà dit à propos des vouvoiements ?
Malgré la paralysie générale qui s’emparait de lui, James parla une fois de plus.
— Pourquoi tu fais ça ? — Parce que j’ai un marché à te proposer.
L’un des cadres photos était tombé par terre et s’était brisé, et James pouvait entendre l’agonie du corbeau prisonnier à l’intérieur.
— Si je refuse ? — Eh bien je me verrai obligé de mettre au courant notre ami le géant sur ton identité, tu comprends ?
James essaya de se concentrer un instant, mais c’était impossible. C’était un vrai boucan, et il lui semblait que la pièce rapetissait lentement, comme si elle se dévorait elle-même.
— Et quel marché ? demanda James. — Un jour. Ça peut être demain, comme dans vingt ans, mais un jour j’aurai besoin de toi. Et tu seras obligé de répondre présent, tu n’auras pas le choix. Tu comprends ?
C’était une blague, forcément. James espérait vraiment qu’il allait voir une équipe de caméra sortir des coins, en criant : « Ha, ha, on vous a bien eu, hein ? » Mais au fond de son cœur, il savait que c’était faux. Et au fond de son âme, il avait déjà fait son choix.
— J’accepte, dit-il. — Eh bien, pas d’hésitation ! s’exclama Sam, le sourire aux lèvres. Vous êtes nombreux en ce moment à réagir comme ça.
James ne voulait même pas en savoir plus, il pensait que son cerveau allait exploser.
— Je dois signer quelque part ? — Ne t’inquiète pas, c’est déjà fait. Je connaissais ta décision au moment même où je t’ai posé la question.
Sam claqua des doigts, et tout redevint comme avant. La pièce était de taille normale, et il n’y avait plus de bruit d’oiseau criant à la mort. C’était comme passer d’une tempête à un désert en un battement de cils.
— Maintenant, dit Sam, tu pars et tu ne reviens jamais ici. Et rappelle-toi qu’un jour on se reverra, et tu n’auras pas le choix. Tu l’as déjà eu, et tu l’as fait.
Sans dire un mot, James se leva et se dirigea vers la sortie. Arrivé au milieu de la pièce, il se tourna une dernière fois vers Sam.
— Tu es le diable, c’est ça ?
Le sourire sur le visage de Sam disparut en un éclair qui rappela à James la fois où le courant s’était coupé dans sa chambre quand il était un petit enfant. C’était un souvenir qu’il pensait avoir oublié, et il en avait les larmes aux yeux de terreur. D’un coup, il avait à nouveau cinq ans. Sam le barman s’approcha doucement de lui. Il s’exprima d’une voix terne, sans vie.
— Le diable n’existe pas. Moi, oui.
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