Il était, il est et il sera une fois, quelque part dans l'univers, éternellement, une petite particule bleue. Elle avait pour famille, une flopée de particules, comment dire... particulières qui partaient et revenaient sans cesse, éternellement, qui étaient là et ailleurs. Difficile dans ces conditions de rencontrer ses amis, ses frères et sœurs qui comme elle, tournaient, tournent et tourneraient éternellement autour d'un noyau : quelle idée saugrenue, me direz-vous ! Mais bon on ne choisit pas toujours sa destinée, et encore moins sa destination, dans le monde des particules. Sa famille était, est, sera... assez compliquée et ses modes de fonctionnement, parfois peu compréhensibles. Pour simplifier, nous ferons comme si elle avait une famille normale. Un jour, enfin si l'on peut dire, sa mère lui demanda :
– Petite Particule Bleue il faudrait porter un paquet de formules d'une grande importance à ton grand-père Max, loin, très loin dans l'univers.
Petite Particule Bleue était serviable et elle adorait se déplacer dans l'univers, seule ou presque, pour échapper au noyau qui lui donnait le tournis et lui pesait sur le caractère.
– Oh oui ! Oui ! tout de suite, répondit-elle enthousiaste.
Max était un humain, c'est-à-dire un ensemble de particules assemblées fortuitement, du moins au début. Les humains peuplaient une planète depuis très peu de temps ; donc d'une certaine façon ils faisaient partie de la famille de Petite Particule Bleue. Planqué contre un mur, assez loin dans l'espace et surtout dans le temps (à 10 puissance -35 mètres et des poussières), c'est vous dire la distance et le moment. Ce savant cherchait depuis des lustres à passer de l'autre côté de ce mur, mais en vain. D'ailleurs cet obstacle est nommé mur de Planck en souvenir du nom de famille de Max. Ses collègues et amis se cassaient, se cassent et se casseraient encore longtemps les dents et la tête pour résoudre ce problème. Ils étaient restés sur la Terre, pour eux Planck était mort depuis longtemps. En fait il avait réussi à se rendre, grâce à ses équations et ses formules... assez magiques, au pied du mur ; maintenant il apparaissait sans les atours dont se parent les humains pour pouvoir se supporter : s'ils se voyaient tels qu'ils sont en tant qu'un assemblage de particules, ils ne pourraient pas l'accepter. Sa mère lui confia le paquet de formules. Elle lui prodigua les conseils de sécurité habituels mais insupportables pour notre amie :
– Fais très attention aux trous noirs, ne te laisse pas attirer par eux car... – Oui, je sais, je resterais prisonnière et le temps ralentirait, continua Petite Particule Bleue en soufflant, et quoi encore ? – Surtout ne t'arrête pas quand tu passeras devant la maison de Schrödinger pour essayer de trouver et de caresser son chat... – Mais cela fait longtemps qu'on ne le voit plus et... – Justement, tu sais très bien que ce vieux fou l'a enfermé dans une boîte et personne ne peut dire s'il est encore vivant... – Ou bien mort ! renchérit la particule agacée. – Ou bien mort et vivant ce qui est totalement anxiogène si tu veux mon avis. Donc ne t'amuse pas à essayer d'ouvrir cette boîte !
Petite Particule Bleue ne voulait pas son avis : elle avait hâte de partir et d'utiliser le canon à particules construit par les humains, elle n'en n'avait nul besoin, mais elle profitait des facéties que cet instrument lui permettait de réaliser aux dépens de ces voyeurs invétérés. Comme si elle la devinait sa mère lui lança :
– Et si, d'extraordinaire, tu prends le canon ne t'amuse pas à passer par deux trous à la fois ou à te transformer en onde tu sais... – Oui je sais, je sais, cela les perturbe, mais si on ne peut plus rigoler un peu...
Elle se régalait quand elle se déplaçait et qu'ils ne pouvaient savoir sa position ou sa trajectoire ; son oncle Heisenberg avec ses grands principes lui répétait souvent : « Mais enfin Petite Particule quand je te vois je ne sais pas où tu vas et quand je sais où tu vas je ne te vois pas, c'est insupportable je ne peux pas te surveiller ! » À sa décharge il faut préciser que l'univers est surtout « vide » malgré la quantité de matière quasi infinie qui le compose, donc lors de ses voyages Petite Particule Bleue s'ennuie ferme pour ne pas dire plus !
– Il faut arrêter avec ça, on a besoin d'eux tu le sais aussi je suppose !
Elle n'écouta qu'à peine le dernier conseil de sa mère :
– Et tu sais que ton grand-père est un peu soupe au lait, ne le contredis pas, donne-lui son paquet et ne traîne pas près de ce mur, je ne sais pas trop ce qu'il trafique et... – Bon et bien si cela ne t'ennuie pas je vais y aller car ce n'est pas la galaxie à côté quand même, coupa-t-elle court à la conversation.
Évidemment la petite particule bleue se laissa séduire par le premier trou noir qu'elle rencontra : c'était un trou énorme doté d'un très bel œil, béant, attirant en diable et d'un jais absolu, qui tenta de l'avaler en lui proposant de laisser toutes les informations la concernant au vestiaire de l'entrée ce qui lui permettrait, insista-t-il, de ressortir sans dommage, citant sur ce point le grand Stephen. Cela lui mit la puce à l'oreille, ce trou aussi attirant soit-il, n'était certes pas une lumière, mais finement, il ne lui avait pas tout révélé pour mieux l'aspirer le bougre de séducteur. Heureusement, à peine engagée, elle se sentit plus pesante qu'à l'ordinaire et un voile d'obscurité l'enveloppa, la théorie de tonton Hawking lui revint dans son entier en un éclair : elle pourrait ressortir, certes, mais pas dans cet univers ! Et de plus elle n'arriverait jamais à temps pour livrer ses formules, car le temps, ralenti, serait tellement plus long dans cet intérieur, qu'il se décompterait en centaines de millions d'années, humaines s'entend ! Petite Particule était casanière, quant à son univers en tout cas, elle freina des quatre fers et se dégagea de ce grand noir, non sans mal. Ouf, sauvée ! Elle s'éloigna et fit, comme on pouvait s'y attendre, le détour par la maison de Schrödinger pour essayer de voir le chat. Par chance les deux étaient là. Le savant tenait le chat d'une main et une boîte ouverte de l'autre.
– Ah ! te voilà, dit-il, je me doutais que tu passerais par ici. Probablement, bien sûr... – Comment ça ?
Trop occupé par son expérience il ne répondit pas.
– Schrödi, Schrödi, elle l'appelait Schrödi, le chat est vivant ? – Oui, enfin ce n'est pas tout à fait le même et... – Tu peux faire l'expérience, mais un peu vite car je suis assez pressée, je dois... – Porter un paquet à Max. – Comment le sais-tu ? – L'observation et la déduction probabiliste, Petite Particule. Bon, d'accord, je vais doser l'élément radioactif et cela prendra dix minutes, pas plus.
Erwin installa le mécanisme, le poison violent, le compteur Geiger et l'élément radioactif ; il força le félin non sans peine à rentrer dans la boîte puis la referma. Au bout de cinq minutes exactement il questionna :
– Alors, le chat ? – Mort et vivant, oncle Erwin. – Exact.
Ils attendirent encore cinq minutes pile.
– Et maintenant ? – Mort ou vivant ! – Équiprobable, précisa-t-il fier de son mot.
Il ouvrit la boîte.
– Alors le chat ? questionna à son tour la petite particule bleue. – Merde, répondit le savant autrichien dans la langue de Molière, le petit chat est mort !
La mort ou la vie du chat lui importait peu, seules comptaient l'expérience, ses probabilités et la mise en évidence des paradoxes de la physique quantique. Petite Particule avait un peu de peine, surtout parce qu'elle ne pourrait pas caresser le chat.
– Mais quand même, la pauvre bête... si tu étais à sa place ce ne serait probablement pas marrant... – Pas marrant c'est probable, par contre à sa place c'est impossible. – Et pourquoi s'il te plaît, Schrödi ? – Parce que cela voudrait dire que l'Autrichien est chat, dit-il en riant de son trait d'humour.
Petite Particule avait parfois du mal à supporter les humains et leur façon de voir les choses. Elle continua sa route, le mur n'était plus loin maintenant. Bientôt, il surgit : colossal ! Enfin colossal pour la pensée des humains ; Petite Particule, quant à elle, ne voyait pas grand-chose d'autant plus (ou moins !) que, ici et dans ce temps-là, l'univers était nettement plus dense et plus chaud que près du trou noir par exemple. Ce fut Planck qui la héla :
– Holà, Petite Particule je suis là ! – Où, là ? – Là, au pied du mur, enfin ! dit-il agacé sur un ton condescendant qui eut le don d'énerver la petite particule bleue. – Oui eh bien je te signale que tu es physicien et pas maçon ! Alors pour te voir au pied du mur comme vous dites... – Pas mal Petite Particule, tu es passée chez ce vieux fou de Schrödinger je vois !
Pressé, inquiet il s'enquit de ses formules :
– As-tu bien le paquet, hic et nunc évidemment !
Tout le monde aura compris que le lieu et le moment d'utiliser les formules étaient primordiaux, mais Max, bien que Germain, aimait de temps à autre glisser quelques locutions latines dans la conversation. Petite Particule lui tendit le paquet, enfin façon de parler. Planck s'en saisit.
– Merci, je pense qu'avec ça je vais pouvoir aller plus loin, j'en ai marre d'être bloqué... – Hic et nunc, bien sûr, c'est capital mon cher Karl Max ! plaisanta la petite particule. Mais, comment ça plus loin ? questionna-t-elle. – Oui, enfin, plus près du Big Bang, vers l'origine de cet univers, mais c'est peut-être trop compliqué à comprendre Petite Particule. – À comprendre ou à expliquer? lui répondit-elle, rageuse et vexée par sa prétention et sa suffisance.
Mais déjà Karl Max Ernst Ludwig Planck ne l'écoutait plus, se confondant en remerciements et avec le mur, il disparut. Pourrait-il passer au-delà ? À vrai dire la petite particule bleue s'en moquait. Sa mission accomplie, elle rentra chez elle où sa mère l'attendait un peu inquiète.
– Alors, tout va bien, Petite Particule ? – Très bien, je pourrai repartir bientôt ? – Sans doute puisque tu as suivi mes conseils à la lettre, répondit-elle.
Son ton ne laissait aucun doute à Petite Particule Bleue : sa mère, à l'instar des humains l'avait observée, se concentrant sur ses arrêts superflus : trou noir, Schrödinger...
– Je ne sais pas quelle voie tu as empruntée, mais tu as fait vite, je n'ai pas vu le temps passer, renchérit-elle. – Oui j'ai optimisé mes trajectoires pour livrer Max le plus vite possible, dit Petite Particule qui tentait sans espoir de noyer le poisson à défaut du chat, ce n'était pas facile, les temps sont durs dans cet univers, risqua-t-elle.
Pour enfoncer le clou sa particule de mère lâcha :
– Tu es passée par l'amas du Tigre, c'était une bonne idée Petite Particule tu aimes vraiment les félins ! lui dit-elle en riant. Moi j'aurais plutôt traversé par la constellation du Scorpion, mais bon...
Dans la queue le venin pensa la petite particule, on ne la lui fait pas comme ça ! Elle comprit que ses écarts spatio-temporels lui coûteraient quelques révolutions de pénalités autour de son noyau avant de pouvoir repartir... Comme toutes ses semblables elle se sentait attirée par les humains, irrésistiblement. Étaient-ils nés avec elles et resteraient-elles liées à eux éternellement ? Pour tout dire, la petite particule bleue commençait à comprendre qu'elles étaient eux, de plus, comme le disait un vieil atome crochu, sans eux pour observer cet univers, qui sait si nous existerions ?
Extrait des Contes de Pierrot.
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