Je suis un magicien. Je papote avec la brise, la brume, la bruyère dorée, l’humble bibelot aussi. Du reste, c’est lui qui m’a soufflé : « Rien n’est anodin », « Distinguer le monde des vivants de l’autre monde, c’est prétendre. » Depuis, j’entends, dans chaque silence chuchoté par les nuits, l’étoile de ma vie. C’est lui, aussi, qui m’a dit :
- Ignore le chardon décapité sinon il s’irrite.
- Effleure la campanule, sous les feux de la canicule. Alors, des larmes de cendre rafraîchiront les sanglots du crépuscule, en sourdine, avant que l’orage capitule, tandis qu’aux aguets, rouge de colère, s’immobiliseront les scrupules de l’horizon.
Cette campanule, subtilement fluette, me confiait, après que mon pied a appris à l’éviter, sa devise la plus déconcertante : « Traverse ta vie comme tu traverses une forêt ».
Pénombres, Prés sombres, Clairières.
Près des ombres, Je sombre, Prières.
Lumières de soies, Poussières de joie, En catimini.
Je suis un magicien, uniquement au réveil. Le sommeil à peine repoussé, ma conscience ranimée fait la fête dans le dernier méandre où petit jour et nuit fripée se défont de l’ultime étreinte. Confrontation entre le sourire félon du cauchemar crânement repoussé et annonciation de la journée naissante. Poésie de l’éphémère, à n’écrire qu’une seule fois, au verso du parchemin de la nuit, sur le chemin du lendemain. Lequel vais-je parcourir, d’ailleurs ? Cheminer, c’est ma passion. Je m’échappe, des « moi-même » qu’il m’a déplu d’être hier et de leurs échos moqueurs. Je parcours les vallons où mes chimères vont, tantôt, se ranimer. Je deviens le héros du Couserans. C’est moi le Don Quichotte des estives.
À ce sujet, avec POLO, mon brave chien POLO, nous venons de découvrir une estive prestigieuse. Nous avons quitté, plein sud, le col de la Core, pour gravir le GR 10 D. D’abord, par des lacets nonchalants, mélancoliques qui traversaient des bosquets lascifs, balancés par un vent froid et cafardeux. Le brouillard, comme assombri au fusain, inventait à chaque détour un rébus indéchiffrable. Même POLO était subjugué par l’âpre beauté de ces figurines changeantes. À tel point qu’il ne remarqua pas, à l’occasion d’une rare et facétieuse apparition du soleil, un isard, un bref instant miraculeusement à découvert. Ce chamois des Pyrénées n’était vraiment pas du tout farouche, probablement disposé à engager la conversation mais fort intrigué par la posture irrévérencieuse de mon POLO, ébloui et surpris par les lubies d’un soleil versatile. La truffe de mon chien, ostentatoirement pointée en l’air, à l’inverse de son arrière-train, dénombrait les nouvelles sensations.
La tranquille nonchalance du chemin avait disparu. Nous franchissions, maintenant, des balconnets pierreux aux angles grincheux et glissants. La montagne dressait de petits défilés aux géométries désordonnées, larges ou étroites, toutes sauvagement tailladées. À travers le silex mutilé, l’homme et le chien poursuivaient la rude montée. Rude, surtout pour le premier. Ce jour-là, l’effort l’a transporté jusqu’aux planètes improbables, ces étoiles d’aquarelle, trop vite éclipsées, aperçues une seule fois, une seule seconde, pour qu’à la seconde même, l’adrénaline se transforme en champagne, enivre le réel, mélange les cartes et embarque l’horizon pour d’autres saisons, sans aucune raison. La griserie du moment trichait sur les formes et les couleurs indécises. Elle empourprait la pâleur des sommets tout proches et faisait tituber les ombres trop sombres. Le randonneur peinait. Sûr ! Peut-être le chien aussi. Certes, il n’avait pas, la queue moulinant à tous vents, cessé de distancer son suivant. Il s’arrêtait cependant à chaque palier. Était-ce pour souffler, lui-même, aussi ? Était-ce par compassion pour le partenaire à bout de souffle ? Le fait est qu’à la dernière plate-forme, POLO s’affala sur un tapis herbeux, lâchant un formidable jappement aigre-doux dans la fraîcheur paradisiaque d’un gazon incroyablement frais et inespéré.
Nous venions d’arriver au premier embranchement. Tout droit, le GR descend jusqu’à l’étang d’Ayes. Au sud, un chemin de traverse monte à l’étang d’Eychelle. D’ailleurs, il nous y mena, par une pente légère, ondulée, sensuelle, rabelaisienne, souffletée par les allées et venues d’un brouillard fantasque. À la longue, le temps avait creusé, dans la paroi, des niches aux cicatrices rupestres. D’immenses retables rocheux, tagués de ciel et d’argile, réconciliaient des architectures de diables et d’anges que d’inconstants copeaux de brume ranimaient par à-coups. En fin de matinée, la brume consentit à se dissiper si bien que nous butâmes, littéralement, au dernier instant, contre l’étang, jusque-là invisible. L’étang d’Eychelle. Sans vie. Sans souffle, tétanisé, décoloré, tout comme les deux pêcheurs, transis de froid, emmurés dans leurs dérisoires parkas. L’instant s’était figé jusqu’au terrible bondissement de POLO qui tel un scud dément, enfin libéré de son orbite originelle, déboula dans l’eau. Subitement, tout retrouva un sens pour reprendre vie. Notamment pour les deux pêcheurs, surtout pour le plus jeune du moins, le moins engourdi des deux qui tenta une honorable résurrection pour me dire :
- Bon Dieu. Il n’a pas froid aux oreilles votre chien.
Je me serais bien aménagé une pause, mais les complications prévisibles d’indispensables excuses me firent hâter le pas.
Au lointain, entourée d’imbroglios de brume rendant enfin l’âme, la cabane du berger, maintenant ensoleillée, en profita pour faire des clins d’œil à POLO. Il se précipita. Le patou de garde, ébahi par l’intrusion d’un congénère aussi inattendu en oublia tous ses devoirs. Les trois ou quatre moutons les plus opportunistes du troupeau en profitèrent pour décamper. La bergère, une professionnelle, certainement d’occasion, se rassura en récitant à mon encontre et en patois, une rocailleuse ronde de jurons. Penaud, traînant POLO par la laisse, je poursuivis le chemin en direction du portillon de la Crouzette, impassible éboulis que des gargouilles calcaires encore enneigées, balisaient. Ce sont des sentinelles obstinées, coiffées des mémoires de jadis qui s’entêtent à raconter, depuis la nuit des temps, certainement, toujours avec la même pudeur, à chaque passant attentif, la délicate et puissante beauté du Mont Valier.
Dès que vous y serez passés vous serez convaincus d’avoir escaladé l’éternité.
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