Ça commençait à bien faire ce micmac. Depuis le commencement de l’éternité. Depuis des millénaires qu’elles triomphaient ces vacheries. Depuis le début qu’elles lui pourrissaient la vie à Zoée. En fait, autant que la jeune femme s’en souvienne, depuis sa plus tendre enfance. Mais d’où pouvaient bien provenir toutes ces méchantes entourloupes. Elles l’empêchaient de grappiller… tiens, ça serait bien ça, chaque dimanche. Pas plus. Voilà ! Chaque dimanche. Un quart d’heure de répit. La trêve dominicale. C’est pas grand-chose quand-même ! Un petit quart d’heure de bonheur. Une fois le dimanche.
Ah bon ? Tout bien considéré, ce serait exagéré, vous dites. Plus de cinquante fois par an si on compte bien. Quand même ! Je reconnais. J’avais pas percuté. Bon ! Mettons ! Rien que les jours de fête, alors. Les fêtes les plus importantes, seulement. Tiens ! Noël, le jour de l’an et le 14 juillet. L’Aïd al-Kebir, peut-être aussi. Pas plus. Quatre fois par an. C’est pas le bout du monde ! Nom de Dieu ! Une heure de bonheur dans l’année.
Elles l’empêchaient de grappiller la moindre lueur de sérénité, ces perfides diableries. Dame, ça aurait été à l’insu de son quotidien désenchanteur si d’aventure la magie avait opéré. Une fois ! Même que deux ou trois fois dans sa vie ça n’aurait pas été le bout du monde. Grand merci au Tout-Puissant. Ni vu ni connu. Bien entendu ! Une seule journée et je t’embrouille. Le tour est joué. Les jours qui auraient suivi n’en auraient rien su. Ils auraient renoué avec le miteux quotidien comme si de rien n’était. Sans se douter du subterfuge. Par la force des choses ils auraient retrouvé le minable ordinaire. Mais la métamorphose se serait produite. Au moins une fois. Par un miracle providentiel. Éphémère mais enivrant.
Pas possible ! Ciel ! Serait-ce enfin pour aujourd’hui ? Décidément, une journée vraiment pas comme les autres, ce vendredi 21 janvier. Ça tombait pile poil. À point nommé, pour son anniversaire, à Zoée. Son vingtième anniversaire. Le plus beau dans une vie. Depuis ce matin, aucun reproche. Pas une seule anicroche. Inimaginable ! Une débauche de présages rassurants, tous, de bon augure. Dès le lever. Tiens, il restait de la braise dans la cheminée. La petite araignée du matin, d’habitude si ponctuelle, celle du placard à balais, eh bien, elle avait eu le fair-play de ne pas se montrer. Même que le savon de la douche n’avait pas glissé une seule fois. Ça allait se produire aujourd’hui ! Le flash divin. La bénédiction du saint chrême allait la transformer, elle. Bienheureuse Zoée soyez bénite. Soyez bienheureuse entre toutes les femmes. Elle et pas une autre. Incroyable ! Elle, intouchable ! Invulnérable ! Préservée des intempéries de l’adversité. Au beau milieu d’une éclaircie céleste qu’elle serait. Ça allait la changer drôlement. L’embellie inespérée qui tombe des cieux. Radieuse, enfin. Du matin jusqu’au soir. Oublieuse des désenchantements d’hier et d’avant-hier et de ceux qui, à coup sûr, ne manqueront pas de revenir.
Chimérique, que se voiler la face. L’inéluctable recommencement des crasses était programmé. Et imminent. Il fallait s’y attendre. Bien sûr, elle ne l’emporterait pas en paradis. Son mauvais sort, en catimini, ruminait savamment ses représailles. Bof ! Un sursis fugitif, cette journée, sans plus. Une diversion. Vous dites fugitif, mais grandiose tout de même, cette journée. Phénoménale ! C’est l’évidence même. Ce serait bien de le reconnaître. Géant oui ! Énorme ! Aujourd’hui. Tout à l’heure. À l’instant même. La parenthèse d’extase qui ne survient qu’une ou deux fois par siècle. C’est maintenant. L’aubaine inespérée était des plus prometteuses, enchanteresse et surtout à portée de main…
Patatras ! Ne voilà-t-il pas que la fatalité y allait de son habituelle fourberie. Bis repetita placent. Une fois de plus, un coup pour rien. Un de plus. Toujours lui. Ce quotidien poisseux et machiavélique dont elle ne pouvait pas se dépêtrer. Qui revient sans cesse à la charge, chaque jour, goguenard et vicelard. Qui ne lâche rien. Malveillant. Terne. Médiocre. La fatalité, comme d'hab'. Le fourbe train-train. Je te tiens. Tu me tiens par la barbichette. Bon Dieu de bois ! Encore loupé. Que le diable l’emporte cette guigne chronique. Quelle poisse ! Il fallait qu’elle se fasse toujours de la bile. Pour n’importe quoi pardi ! Une brindille. Une coquille à moitié vide. Une peccadille de trois fois rien. S’il faut, toutes les sorcières s’étaient liguées contre elle depuis la nuit des temps rien que pour se marrer entre elles, le soir venu, bien au chaud, à quelques pas des feux de l’enfer. Elles avaient manigancé une gigantesque toile d’araignée festonnée de pieds de nez et de coups de Jarnac de toutes sortes pour gâcher son existence. Il n’y avait pas d’autre explication.
Finalement, ça durait depuis toujours. Et au train où allaient les choses, c’était pas prêt de s’arrêter C’était plus fort qu’elle. Chaque fois, impossible d’oser. Laisser faire le hasard ? Il n’en était pas question ! Se payer une incartade, quelle blague, vous n’y pensez pas ! Risquer une boutade, même pas en rêve ! Un pet de travers, alors. Ça va pas non ? Dites, soyez poli, au moins ! Une fanfaronnade ? Mais vous dites n’importe quoi ! Envoyer bouler l’ordinaire, il ne fallait pas y songer, non plus. Inimaginable ! Et ce n’est pas faute de s’être mille fois juré d’essayer au moins une petite fois. Une seule petite fois. Une seule petite amusette. Une bêtise. Petite. Pour voir ce que ça donne. Promis ! À la prochaine occasion, elle se jettera à l’eau. Chiche !
Ce soir là, comme tous les vendredis, elle rentra chez elle en coupant par le jardin des plantes du centre ville sauf qu’elle était un peu plus pressée que d’habitude. Le jardin des plantes est un raccourci champêtre apaisant. Un petit paradis. Il lui fallait bien ça, ce soir-là. Et puis ça s’accordait merveilleusement avec les bonnes grâces de cette surprenante journée d’anniversaire dont l’invraisemblance la gâtait en miséricordes inexplicables tombées tout droit du ciel. Dieu tout- puissant, cela ne pouvait être que lui, avait décidé ce vendredi 21 janvier de prospecter dans son intimité rien qu’à elle pour y proclamer la grande révolution, histoire d’envoyer balader l’ordinaire existentiel d’une toute jeune femme accablée par l’adversité.
Elle avait pris du retard Zoée. C’est que le jardin des plantes allait fermer. Elle hâta le pas. Mince ! Elle ne retrouvait pas sa montre. À l’idée de louper sa soirée son menton se mit à trembloter. Ces garces de micro-convulsions, c’était le signal qui annonçait la déconfiture toute proche. Bé oui ! Une fois de plus ça allait capoter. C’était foutu. Il fallait s’y attendre. C’était trop beau. Les copines allaient drôlement la charrier. Ça ne serait pas la première fois. Loin s’en faut. Quel foutage de gueule en perspective. Sûr, elle allait se faire piéger bêtement dans le jardin des plantes. Ça lui pendait au nez.
C’était à parier. Bien sûr, le jardin des plantes était fermé. La porte bien cadenassée. Impossible de débloquer la serrure. Impossible de franchir les grilles. Elles étaient trop hautes. De toute façon, les barreaux étaient emmanchés de pointes en fer de lance fort acérées et très dissuasives. Elle allait louper son premier thé Tupperware Zoée. Déjà qu’elle avait dû le reporter par deux fois. Et dire qu’elle avait minutieusement tout organisé de A à Z. Pourtant, agencer, combiner, prévoir ; c’est pas son fort. Elle avait pris sur elle-même. C’est une intuitive forcenée, Zoée, prompte aux pulsions les plus déconcertantes. Qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Pas une méthodique non plus.
Les amuse-gueules étaient fin prêts et attendaient bien sagement au frigo, depuis le matin, sur la tablette supérieure, là où la température est la plus basse et la plus constante. Elle n’avait pas lésiné sur les boissons Zoée. Elle avait même prévu le jus de tomate. Du jus de tomate bio, bien sûr. Il était stocké dans le recoin de sa petite cave qui lui servait à l’occasion de cellier. Pour les grandes occasions. Elle était bien obligée de se débrouiller avec ses moyens à elle. Il faut le boire, le jus de tomate, ni tiède ni froid. Frais, sans plus. Zoée s’était renseignée auprès de la brasserie qui fait angle avec la rue Guigne. Le barman ne rate jamais une occasion pour lui être agréable. Ce n’est pas pour autant qu’il est payé de retour le pauvre Thibault. Dès qu’il voit Zoée, il laisse tout tomber. Plus rien n’existe si ce n’est l’apparition de sa déesse. Fi donc de toutes les rebuffades qu’elle a pu lui infliger les fois précédentes. C’est oublié. Pardonné. Thibault accourt, prêt à rendre service. À se sacrifier. À s’immoler. À dévoiler la combine du jour qu’il ne faut surtout pas rater en jouant avec les anciennes et la dernière promotion. Combien de juteux profits aurait-il pu lui faire réaliser. Ce n’est pas que Zoée refusait de gaieté de cœur. Mais elle déclinait la proposition pour le principe. Bien sûr que ça aurait amélioré son ordinaire, mais pas question de transgresser les bonnes manières. Un contournement même anodin ? Une fois par-ci, par-là ? Impardonnable ! Inimaginable ! La règle d’or, respecter les conventions. Elle envoyait tout simplement Thibault promener sans pour autant s’affranchir pleinement d’un étrange arrière-goût d’amertume.
Cette soirée Tupperware aurait dû être une réussite. Zoée s’était même pitulé un petit laïus clair et habile pour chaque article. C’était bien ficelé et bien fixé dans sa mémoire. Elle en était toute surprise, tout à fait intriguée. Elle n’est pas douée pour ça non plus. Les belles phrases, faire la conversation, les boniments, tout ça, ça l’agace. C’est une contemplative à l’humeur taciturne. Pas une théoricienne. Elle avait même pensé à régler le thermostat d’ambiance pour dix neuf heures trente. Nickel !
Et puis vint le drôle d’oiseau. L’apparition farfelue. Une survenue tout à fait incongrue. Absolument impromptue ! Une alouette lulu. Inattendue, bien entendu. Du jamais vu. Aux acrobaties grandioses. Impossible de ne pas la remarquer. Les alouettes lulu en mettent plein les yeux même à ceux qui ne s’étonnent de rien. Elles peignent dans le ciel des arabesques délicates. Des aquarelles fragiles, immenses et fantasques, mouchetées de dentelles malicieuses. Auréolées de révérences irréelles. Elles improvisent dans les airs des figurines acrobatiques sans jamais donner l’impression de fatiguer. Leur chant est remarquable de beauté. Même que le rossignol en est admiratif. Ce balaise des trilles en tout genre reconnaît en la matière la supériorité de l’alouette lulu. Ses trilles à lui ne sont pas aussi envolés, ils manquent parfois de raffinement et de subtilité. C’est que l’alouette lulu est très subtile. Celle-ci à n’en pas douter encore plus que les autres. C’était une alouette lulu venue hors du temps.
L’oiseau entreprit une gymnastique aérienne des plus insolites. Une extraordinaire démonstration de virtuosité qui exigeait à n’en pas douter des dispositions exceptionnelles dans la maîtrise de la voltige aérienne. Une alouette lulu rompue aux compétitions de haut niveau, assurément. Elle enchaînait, sans transition aucune, vrilles dissymétriques, retournements inversés et loopings tourbillonnants. Pour stopper net, sans prévenir, sans apparente raison, au grand regret de Zoée qui aurait bien voulu voir la fin du formidable show.
D’un seul coup, l’alouette lulu en question se mit à faire du surplace, à hauteur du visage de Zoée, exactement à quelques battements d’ailes de la jeune femme. Un contrôle du survol parfaitement maîtrisé. L’oiseau s’immobilisa, très concentré d’ailleurs, suspendu avec obstination à son idée fixe, pour dire vrai. Toujours est-il que l’alouette lulu mettait à profit ce stand-by pour débiter avec grande obstination une série d’arpèges stridents, toujours les mêmes et pour le coup pas du tout harmonieux, criards, il faut bien le reconnaître. Rien à voir avec les accords mélodieux de tout à l’heure. Cette cacophonie de crécelle dura une courte minute puis cessa, comme ça, par enchantement, avant d’être plusieurs fois répétée, une fois puis une fois encore et ainsi de suite. C’est sans interruption que l’oiseau remettait ça, avec entêtement, sans ménager sa peine et dans le strict respect de la première version. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que Zoée, à force de suivre l’oiseau, entra émerveillée et bouche bée dans un ravissement extrême. À tel point qu’un sourire de gratitude respectueux embellit le modelé enchanteur de son doux visage, le constellant de louanges impalpables. C’est bien à elle que l’alouette lulu s’adressait. Aucun doute. Et pour cause, elle était toute seule dans le jardin des plantes, Zoée. La jeune femme ne comprenait pas le propos de l’oiseau. Certains passages lui paraissaient abracadabrantesques. Sans queue ni tête. Un charabia complètement déjanté. Sauf une phrase, toujours la même, que l’alouette lulu ne cessait de répéter sans discontinuer et qui était parfaitement intelligible.
– Suis-moi. Suis-moi, je te dis. Mais suis-moi donc à la fin. Je connais le jardin des plantes par cœur. Le vendredi le garde est très pressé. Il lui tarde de partir en week-end. Il ne pense plus qu’à sa nouvelle marotte, les courses. Il ne prend même pas la peine de faire le tour en entier. Si bien que la petite porte, derrière l’entrepôt, reste ouverte. Il ne s’inquiète pas. Peu de personnes connaissent le passage. Suis-moi. Suis-moi, je te dis. Fais vite, sinon tu seras en retard pour ton thé Tupperware.
– Ah ! Enfin ! Vous voilà Zoée. J’espère que vous n’avez pas eu d’ennuis avec la nouvelle milice. Je dis des bêtises. Vous ne seriez pas là sinon, ils vous auraient gardée jusqu’à demain soir. Au moins. Et puis vous, c’est pas pareil. Vous les impressionnez. Dès le début vous avez su vous y prendre. Avec vous, ils ne savent plus sur quel pied danser. Ils ne savent plus à quel saint se vouer. Si si ! C’est ce qu’on dit partout. On vous a réservé la seule chaise que nous avons. Elle est bancale mais c’est de bon cœur. Je vous en prie, asseyez-vous.
Zoée resta debout. Éternelle. Rebelle, belle et irréelle. Souveraine. Mais surtout toute simplette. Elle mit au grand jour, ce matin-là, jusqu’aux éclats, son intrépide sourire d’ange du dimanche matin. Un ingénu sésame qui bénit avec tendresse les âmes en détresse, les pénètre et s’y répand. Il ne tenait plus en place son sourire enfant de chœur à Zoée. Divin, inébranlable. Zoée était fin prête pour accomplir son traditionnel miracle du matin. Ce sourire d’ange, c’est son rituel matinal, machinal aussi et qui a lieu dès l’aurore, certains jours seulement, c’est selon, mais pour lequel, étonnement, Zoée n’accorde aucune importance. À dire vrai ces miracles n’ont aucune existence à ses yeux.
Ce n’est pas tout. De surcroît, elle se mit à déployer fièrement son regard porte-bonheur. Elle l’avait équipé pour la circonstance d’infaillibles douceurs. Elle le hissa précautionneusement jusqu’au plus haut qu’elle put, très haut dans le ciel, en prenant bien soin de le régler pile-poil au millimètre pour atteindre à coup sûr le groupe des femmes, le dressant encore plus haut que d’habitude, résolument, conquérante. Que des noires, toutes ces femmes rassemblées ! Épuisées, entassées, dévastées de détresse. Déchirées. Déformées par des recroquevillements apeurés et sans voix.
– Sainte Geneviève-des-Bois, priez pour elles !
Elles tremblaient par à-coups écorchés, figées dans des nippes délavées, étriquées ou trop larges. De toute façon pas à la bonne taille.
Tellement déterminé cet intrépide sourire d’ange qu’il parvint malgré tout à apaiser les captives. Pour autant, elles étaient confinées les unes sur les autres, corps et âmes avachis et défaits sur quelques caisses déglinguées en bois délavé. Les malheureuses ! Elles avaient attendu Zoée toute la nuit. Désespérément. À moitié groggy, des moins que rien qui avaient guetté, sans trop y croire, une étoile secourable. Une grâce du ciel aussi détestable qu’improbable, en définitive, cruellement déloyale. Du fond de leurs yeux, la désespérance avait clos leurs paupières, sauf chez la plus jeune dont le gracieux sourire, en éveil depuis les origines, se risquait en ces lieux morbides, contre toute attente. Il était plein d’audace et de certitudes. Il s’en fichait, lui, ce sourire conquistador du sinistre décor. C’était le phénix intrépide. Qui renaissait à chaque rugissement. Peu lui importait l’impitoyable adversité.
En entrant, c’est justement à l’enfant que Zoée pensait. C’est alors que vint à son esprit une drôle d’idée. Une drôlerie insensée toute biscornue, vraiment saugrenue. Une pitrerie de sa pensée plus téméraire que les autres qui sans crier gare passa au travers de sa prudente retenue habituelle. Zoée est toujours pleine de modération et de tact. Quasiment en toutes circonstances. Sa question étonna tout le monde, même que la doyenne, ébahie par l’audace de l’interrogation, elle en avait entendu bien d’autres pourtant, ne put retenir un pitoyable gargouillis de réprobation.
– Qu’est-ce que vous avez vu comme animal, hier, voyons ? Dites-moi ! Parce que sachez-le votre bonheur dépend avant tout de votre animal fétiche.
En un seul éclair l’étrangeté de ces quelques mots embellit le misérable cachot. L’horizon s’illumina. La prison s’était bariolée d’arcs-en-ciel incroyablement lumineux et facétieux. Parce qu’il faut bien dire les choses dans toutes leurs vérités, le calvaire sévissait depuis déjà plusieurs mois. Les jeunes filles et les jeunes femmes furent les principales victimes des envahisseurs de l’hiver dernier. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire elles se retrouvèrent cloîtrées pour être mises à la disposition des tyrans. C’est à la fin de la saison des pluies que le nouveau chef de guerre et ses acolytes avaient sauvagement déferlé de leurs montagnes. Ils n’avaient guère rencontré d’obstacles pour s’assurer la mainmise sur tous les hameaux des alentours. Leur obsession, avant tout, imposer leurs doctrines. Contre toute attente ils y parvinrent facilement. Le concept de supériorité de l’homme sur la femme devint rapidement la norme. Pas de problème. Même que les consciences les moins favorables s’étaient aisément accommodées des nouvelles règles. Bof ! Tout bien considéré, ces codes de vie de barbares ne présentaient pas que des inconvénients. Après tout, peu importe les scrupules pourvu que l’homme accède aux délices de débauche. Quand bien même l’âme y perdait en dignité les outrages y gagnaient en légitimité. Et en raffinements de toutes sortes.
C’est alors que la petite Zoéline raconta son incroyable aventure. Une drôle d’histoire. Une histoire à dormir debout. Zoéline eut tôt fait de capter l’attention du groupe tant le récit était hallucinant. Zoéline est une enfant du pays, elle aussi, une petite sauvageonne de douze ans qui court toute la sainte journée dans la campagne environnante, un tas de pensées plus farfelues les unes que les autres à l’esprit et à qui il arrive tout un tas de péripéties.
– Vous n’allez pas le croire. C’est un arbre. Mon sauveur à moi, c’est pas un animal, je vous dis, c’est un arbre. Un pommier. Celui qui est tout au bout et qui a les pommes en or. Tous les deux, nous avons eu une grande discussion. Toute la nuit.
La doyenne s’irritait de plus en plus de ces divagations extravagantes. Ça commençait à bien faire. Des chimères enjôleuses, sans plus, toutes ces sornettes. Elle aurait bien fait la sourde oreille, la matriarche, pour préserver sa tranquillité d’esprit mais l’heure était trop grave. Elle se devait d’intervenir. C’était son devoir. Jamais entendu de sottises de la sorte nom d’un chien. Vivement que ça cesse.
– Voyons Zoéline ne dis pas de bêtises. Arrête de faire l’intéressante. Tu es restée avec nous toute cette nuit. Il n’y avait aucun arbre ici. Et puis un arbre ça n’a jamais parlé.
La jeune enfant ne lâcha pas pour autant le morceau. Elle reprit de plus belle.
– Mais si ! D’ici, à travers le treillis, on voit jusqu’au fond de la montagne. On entend tout. Mon pommier aussi m’avait repérée. Nous nous sommes reconnus. Même que nous avons discuté toute la nuit. Et que nous aurons bien des choses à nous dire, encore. Je vous promets.
Akia, c’est son nom à la doyenne, ne put davantage contenir son indignation. Elle sortit de ses gonds. Par peur ? De crainte de se laisser embobiner par de stupéfiants sortilèges ? Le fait est qu’elle répliqua sèchement.
– Ça suffit Zoéline, tais-toi maintenant. C’en est trop.
Les propos saugrenus de l’enfant et de Zoée avaient-ils joué le rôle d’antidote ? Avaient-ils aidé les femmes à recouvrer quelque peu de combativité ? C’est bien possible. Toujours est-il qu’elles se tournèrent vers Zoéline impatientes de connaître la suite du récit. Zoéline laissa bondir ses enthousiasmes et le cortège de débordements qui les accompagnaient. Elle les illustra par de multiples gestes démonstratifs.
– Ah non ! C’est pas ce que vous croyez. C’est depuis que je suis toute petite. C’est grâce à mes parents. Ils sont sourds et muets. C’est de naissance. Je connais tout de leur langage et de leur silence. C’est le langage des signes. C’est depuis bien longtemps que je le parle. Mon pommier à moi aussi. Grâce au vent. Quand le vent fait tournoyer les branches, il parle mon pommier. D’accord, il ne dit pas grand-chose. C’est parce qu’il n’a qu’une seule chose en tête, les grands secrets de la vie. Des révélations qu’il s’évertue à confier depuis des millénaires à qui voudra bien le croire. Seulement voilà, il ne trouve jamais le bon interlocuteur. Ou la bonne interlocutrice. Personne ne le croit. Jusqu’à aujourd’hui. Il m’a dit que tous les deux nous étions en profonde communion spirituelle et que j’allais connaître le grand mystère de mon existence.
– Eh bien oui ! Il m’a révélé le grand secret de ma naissance. Il y a très longtemps l’univers a inventé la vie. En une seule journée. Avant, il s’ennuyait continuellement. Ça l’agaçait que tout soit gris et tristounet. En ce temps-là, c’était un joyeux drille l’univers, un forcené de la déconnade qui n’en ratait pas une. Un beau matin, ça l’a pris subitement, il a fabriqué une multitude d’étincelles. Pour se changer les habitudes. Sans s’interrompre. Jusqu’au soir. Il a inventé les étincelles originelles. Des étincelles de toutes les couleurs. Des étincelles de vie. Des étincelles grognons et des étincelles porte-bonheur, aussi. En vrac. Des incandescences d’envies, jaillies du plus profond des volcans, pour brûler toute une vie, pour être choyées par le destin ou noyées dans le chagrin. Ça dépendait de son humeur à l’univers.
Seulement voilà, il a vite compris qu’il n’aurait jamais le temps d’en fabriquer assez pour tout le monde avant que la nuit ne tombe. Il a eu une idée géniale. Chaque fois, avec une seule étincelle, il s’est débrouillé pour donner d’un seul coup la vie à plusieurs substances à la fois. Forcément, ça allait plus vite. Ça augmentait considérablement le rendement. Le problème, c’est qu’il n’a pas tenu compte de la seconde loi de Fick ni de la théorie de la diffusion de la matière qui démontre l’irréversibilité de la composition de tout corps dans l’univers. D’aucunes étaient totalement incompatibles. Les substances qu’il a utilisées n’avaient parfois rien à voir les unes avec les autres. L’univers a tout mélangé. Il n’était pas encore suffisamment rationnel en ce temps-là. Pour sa décharge, il faut dire qu’il était bien jeune et qu’il manquait d’expérience. Il n’avait pas suffisamment de recul. Pour parler crûment il a fait tout en dépit du bon sens.
Il a mélangé les humains, les animaux, les végétaux et même les pierres ! Comme si c’était la même chose. Ce qui explique que certaines d’entre nous partageons les mêmes caractères qu’un animal ou qu’un végétal pire qu’un grain de sable. C’est comme ça. Je viens de vous donner l’explication. Il faut se résigner. Ou se louer. Ça dépend de qui nous sommes nés. Nous avons en commun le même génome ou le même génie de notre jumeau d’origine, je ne sais plus très bien comment il a dit mon pommier aux pommes d’or. Moi, j’ai eu de la chance. Beaucoup de chance. C’est avec le pommier aux pommes d’or que je suis née. Nous avons reçu la même étincelle de vie. Je suis bien tombée. C’est à mon pommier aux pommes d’or que je dois mon pouvoir. Je rayonne comme lui. Quoiqu’il puisse se passer autour de moi. Je suis comme lui. Rien ne m’assombrit. Je rayonne de mille feux. Tout le temps. Même dans la nuit la plus noire. Et sans aucun effort. C’est gravé dans ma nature. À tout jamais.
Zoée réagit immédiatement.
– Ah ! Ça me fait grand plaisir ce que tu viens de dire Zoéline. Je ne suis donc pas la seule. Ça me rassure. Je suis comme toi. Moi aussi j’ai un jumeau originel. Enfin, une jumelle. Toi, c’est le pommier. Moi, c’est un oiseau. C’est une alouette. L’alouette lulu. Il n’y a pas longtemps que nous nous connaissons. C’est elle qui m’a repérée la première fois. Moi je n’avais pas fait tellement attention. Je ne comprends pas bien encore ce qu’elle dit. Je ne l’ai rencontrée que deux ou trois fois, pas plus. C’est que chaque fois, je bloque quand je la vois. Je ne suis pas encore assez habituée à ses turlutements, c’est certainement ça. Et puis, elle turlutte trop vite. Je crois que moi aussi j’ai un pouvoir surnaturel. D’ailleurs, à certains moments je me sens toute étrange. Je ne me comprends plus. Je me demande ce que je fais et où je peux bien être. Comme si j’avais basculé dans une autre vie. Quand c’est sur le point d’arriver, je ressens plein de picotements sur la peau. Quelques secondes avant. C’est comme un signal. Tiens, voilà que ça recommence. Qu’est-ce qui va bien encore pouvoir m’arriver ?
Zoée pressait le pas. C’était pas bon signe ça. Heureusement qu’elle tomba nez à nez avec son alouette lulu. Tout de suite, elle fut rassurée. Cette fois, l’oiseau prit tout son temps pour expliquer. Calmement, en s’appliquant et en faisant avec les ailes tous les tours et détours adéquats pour préciser habilement son propos. En prononçant ses turlutements à la perfection. Et pour une fois, Zoée comprit les dires de l’oiseau. Bien qu’elle fût étonnée de ce que l’alouette lulu puisse raconter.
– Tout va bien Zoée ? Mais non, ne fais pas cette tête. Écoute-moi bien. Tu es à deux pas du quartier général des rebelles. C’est tout près. Je te préviens, dans quelques instants tu vas rencontrer leur chef. Ne panique pas. Mais non, tu ne seras pas sans voix. Tu ne vas pas bégayer non plus. Laisse-toi aller. Lâche-toi. Il s’appelle Attiba. Dès que tu le verras, ne réfléchis surtout pas à ce que tu vas dire. Prends les mots comme ils te viennent. Même dans le désordre. Ça n’a pas d’importance. C’est eux qui vont mettre au monde chaque instant présent. Ils vont les choisir. Tu verras, ils vont rendre chaque moment plus beau que son pareil et lui donner ce petit je-ne-sais-quoi d’unique qui dès sa disparition donnera naissance au moment d’après. Laisse-les s’envoler tous ces mots, s’amuser et vivre leur vie. Accepte-les tous, dans tous les patois du monde. N’aie pas honte des gros mots et méfie-toi des belles paroles. Allez, je suis sympa, je vais te confier un secret. Plus tu penseras sans réfléchir mieux tu t’en trouveras.
Zoée, bien qu’elle se le fût mille fois juré en oublia de questionner l’alouette lulu tant elle fut saisie d’étonnement. Elle resta bouche bée. L’oiseau s’envola. Zoée poursuivit son chemin, toute chamboulée et très pressée de rencontrer Attiba. Elle hâta le pas du plus possible qu’elle put.
Depuis un bon moment Attiba haranguait avec fougue ses hommes de main, juché sur une estrade de fortune bricolée à la hâte. Cette façon de resquiller quelques centimètres de plus malgré sa petite taille lui conférait une incontestable grandeur. De surcroît, il s’était coiffé d’un immense keffieh judicieusement rehaussé d’une cocarde en soie dorée, malencontreusement récalcitrante. Elle n’y mettait pas du sien. Elle ne tenait pas et nécessitait qu’on la remette souvent en place. Du reste, Attiba était fort élégamment accoutré. Sûr ! Le choix des vêtements n’avait pas été fait à la légère. Il témoignait d’une recherche esthétique indéniable, reconnaissons-le. Attiba voulait convaincre. C’est certain. L’auditoire était subjugué, figé dans un silence respectueux. Le baraquement de pierres s’était transformé en une majestueuse basilique aux céramiques orientales. Sapristi ! Zoée reconnut la voix.
– Ah ! Tu ne crains pas le ridicule. Tu peux me dire ce qui pendouille lamentablement à ton keffieh ? Ça fait pompon bonnet de nuit pour couche-tôt, lança-t-elle à l’adresse du tribun.
Encore plus étrange, Zoée ne reconnut pas sa propre voix à elle. Les soubresauts d’hésitation qui lui faisaient honte encore hier avaient disparu pour laisser place à un florilège d’arpèges hardis mais délicats. Dans un premier temps, le public fut dans son ensemble abasourdi, puis enchanté, mine de rien. D’aucuns furent quelque peu dubitatifs. Sans plus. C’était les moins nombreux. Tous les autres affichaient des mimiques jubilatoires. Les officiels esquissèrent un franc sourire de contentement. Ils avaient trouvé l’algarade amusante et d’un à-propos pertinent, de bon aloi à dire vrai. Ce n’était pas pour leur déplaire. Ils ne purent retenir un petit regard de gratitude vers Zoée.
Emportée dans son élan oratoire, Zoée poursuivit son sermon sans réfléchir aucunement au coup de théâtre dont elle était elle-même l’objet. Sarah Bernhardt n’aurait pas recueilli un succès aussi reconnaissant.
– Mais non, je ne veux pas me moquer de toi. Je sais, tu ne me veux que du bien. Tu as toujours cherché à me faire plaisir. Mais quand même. Qui serais-tu si la judicieuse Umm Umara, à la naissance de l’Islam, n’avait pas interpellé les savants ? Et si Oum Salama n’avait pas avec tact et habileté conseillé son époux le prophète ? Qui serais-tu ? Le sais-tu ? Es-tu sûr de rester homme durant toutes tes vies d’ailleurs ? Après ta mort sais-tu où ton âme va habiter ? Chez un homme ? Une femme ? Ni chez l’un ni chez l’autre ? Tantôt chez l’un ? Tantôt chez l’autre ? Honte à toi pour ce que tu fais subir aux femmes d’ici. Bon, passons à autre chose. Réponds-moi sincèrement. Quel est ton animal à toi ?
Attiba répondit du tac au tac tant il est passionnément épris de son oiseau de compagnie.
– C’est mon gypaète barbu. C’est un rapace prestigieux. J’aurai bientôt fini de le dresser. Il va achever son apprentissage d’ici quelques jours. Je bute encore sur le dernier exercice. Il fait tout comme il faut sauf qu’il se trompe quand il me ramène ce que j’ai demandé. Je ne sais plus où j’en suis. Si c’est bien ce que je voulais ou pas. Lui, il me dit que j’avais beaucoup hésité et que je ne n’avais pas les idées claires. Et puis, il me pose toujours la même question. Il me demande si j’ai vu Zoée. Il voudrait faire sa connaissance. Bon, je ne sais pas vraiment pourquoi je te réponds. Ça m’étonnerait que tu t’intéresses aux rapaces.
Le petit laïus de Zoée en étonna plus d’un.
– C’est que tu n’y connais rien aux gypaètes barbus. Le savais-tu que c’est le seul oiseau au monde qui effectue un voyage initiatique avant de s’installer dans ses montagnes ? Il ne part pas pour un petit tour, ça dure au moins cinq ans. Des fois six ou sept. Il a besoin de tout ce temps pour apprendre le monde. Il veut tout savoir, tout comprendre. Il faut qu’il t’ait drôlement à la bonne pour rester avec toi. Il y a quelque chose d’incompréhensible là. D’après moi, il essaye de te faire passer un message. C’est pas toi qui apprivoises l’oiseau. C’est lui qui essaye de faire ton éducation.
Sur ces entrefaites, Zoéline se fit une fois de plus remarquer. Et de quelle façon !
– Devinez ce que je viens de trouver ? Là, derrière la chaise de Zoée. La clef. Regardez, ça marche. Je peux ouvrir. Nous sommes libres.
Illico, toutes les femmes regagnèrent le village. Sauf Zoéline qui s’empressa de rejoindre le pommier aux pommes d’or.
– Je suis content que tu sois venue me voir, lui dit-il. Je ne t’ai pas tout dit, l’autre nuit. Je vais te raconter la légende de la jeune femme pleine de grâce. Tu te souviens ? Je t’ai expliqué. L’univers a inventé la vie. En mélangeant tout. J’avais oublié de préciser, il y a trois grandes familles à part. Les oiseaux, les pommiers aux pommes d’or et les humains. Les pommiers aux pommes d’or, c’est simple. Ils donnent l’optimisme à tous ceux qui sont nés avec eux. Nous sommes faits pour ça. Pour les humains aussi, c’est simple, ils apportent les idées, les bonnes et les mauvaises, pêle-mêle.
Pour les oiseaux, c’est un peu plus compliqué. Parce qu’il y a plein de sous-groupes. Et chacun d’entre eux a son propre emploi. Par exemple les alouettes lulus, elles transmettent la confiance en soi aux femmes. À quelques-unes seulement. À celles qui en sont dignes. Si on prend les alouettes ferrugineuses, c’est tout autre chose. Ça n’a rien à voir avec les autres alouettes. Les gypaètes barbus eux sont des navigateurs explorateurs hors pair. Quoi de plus normal qu’ils explorent inlassablement le monde. D’eux dépend la survie du genre humain. Ils cherchent. Depuis l’origine du monde, ils cherchent une jeune femme pleine de grâce. Il faut qu’elle ait confiance en elle-même et qu’elle soit optimiste en toute occasion. Avant tout, elle doit être divinement humaine.
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