— Pourquoi avez-vous appelé votre avion le Malabar Princess ?
La vieille Suédoise s’était exprimée dans un français parfait, avec une pointe d’accent nordique qui perçait bien le bruit du moteur. Le pilote congolais se tourna vers sa passagère et lui répondit avec une puissante intonation africaine :
— Vous n’avez jamais entendu parler du Malabar Princess ? C’est un avion qui s’est écrasé dans les Alpes en 1950. Il faisait la liaison Bombay-Londres. Il y avait quarante-six personnes à bord mais aucune n’a survécu et il y a même un sauveteur qui est mort en voulant accéder à l’épave. On raconte qu’il y avait un trésor à bord et qu’il dort toujours là-bas, dans le glacier.
La touriste fit une moue appréciative alors que le pilote poursuivait :
— C’était un Lockheed L-749 Constellation, propulsé par quatre moteurs à piston de dix-huit cylindres. Sa vitesse maximale était de 525 km/h. Son envergure était de près de quarante mètres. C’est très grand. Beaucoup plus grand que celui-ci. — Vous pensez que cela va vous porter bonheur de prendre le nom d’un avion qui s’est écrasé ? — Ah c’est possible, j’aimerais bien découvrir un jour un trésor. Je cherche, je cherche.
L’avion survolait maintenant le lac Kivu, du côté Congo.
— À droite c’est le Rwanda. Avant on le survolait pour aller de Bukavu à Goma, c’était plus sûr. Maintenant on ne peut plus, il faut demander une autorisation. — Il y a des beaux arcs-en-ciel dans la région.
Elle pointait une magnifique courbe de toutes les couleurs.
— Oui, ça dépend des jours, là aujourd’hui c’est vraiment exceptionnel.
Il s’interrompit quelques secondes puis reprit :
— Vous voyez dans le lac, quelquefois on peut voir des crocodiles depuis l’avion. Mais il faut avoir de la chance. Il y a un énorme croco quelque part en dessous de nous. On l’appelle Victor. Il a déjà mangé au moins trente personnes. — Vous l’avez déjà vu ? — Je crois bien mais je ne suis pas sûr, vous savez. — Il est vraiment extraordinaire cet arc-en-ciel, c’est fait comment ? — C’est un phénomène optique. C’est la réflexion des rayons du soleil sur la pluie. — … — Normalement, on ne le voit que sous un certain angle et quand on s’approche on ne voit plus la réflexion des rayons. Mais là c’est drôle on continue à bien distinguer les couleurs. — … — Il est vraiment énorme. Je crois bien que je n’en ai jamais vu d’aussi net et aussi grand depuis que je vole. On a de la chance aujourd’hui. La chance du Malabar Princess. — C’est étrange, plus on s’approche et plus il est net. On dirait presque une peinture sur une toile. Il n’y en a jamais comme ça ? — Ah non, ça c’est vraiment extraordinaire. On va le voir de près et même passer dedans. Il doit y avoir beaucoup de pluie là-dedans pour renvoyer les couleurs aussi nettement. Un phénomène climatique exceptionnel. Ou la marque de Dieu ! — On ne voit même pas à travers. La lumière est réfléchie comme sur un miroir. — Vous voulez qu’on passe dans quelle couleur ? — Le jaune, le jaune, c’est ma couleur favorite. Qu’est-ce que c’est beau ! Il n’y a pas de danger, n’est-ce pas ?
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— Alléluia, alléluia… des dizaines de fidèles de l’Église pentecôtiste barraient la route en tendant les bras au ciel. — Alléluia, il revient dans toute sa clarté.
Une femme coiffée d’un foulard brun s’était mise en transe et se roulait fébrilement dans la poussière du fossé pendant que les hommes dansaient et les femmes faisaient tourner leurs bras comme des moulins à vent. Thérèse Nyambere avançait au ralenti à travers cette marée d’illuminés qui la retardait. Elle était pressée et avait déjà rencontré plusieurs groupes qui scandaient chacun sa peur ou sa bêtise. Deux kilomètres plus tôt c’étaient les enflammés du Réveil Éternel qui essayaient de s’immoler en groupe. Elle avait dû accélérer en pleine foule pour éviter qu’un de ces allumés ne fasse exploser sa voiture en se jetant sur le réservoir. Elle passa tout doucement ce barrage et monta le son de l’autoradio.
« … sonne ne connaît la nature du phénomène. Le petit bimoteur, le Malabar Princess, qui faisait des navettes régulières entre Goma et Bukavu était piloté par Georges Lezundu qui avait près de trois mille heures de vol à son actif. L’appareil s’est écrasé à la base du pilier sud mais semble toutefois s’être désintégré en plein vol peu avant de tomber. La police a abandonné les secours pour prêter main forte à l’armée venue canaliser la foule qui s’est massée devant la section verte, accessible depuis la route. »
Des centaines de villageois se pressaient maintenant sur la piste, à pied, en vélo ou en char à bœuf. Ils avaient tous un outil, qui une pelle, qui une pioche ou simplement des fourches recourbées qui pouvaient retourner la terre. Thérèse les dépassait en faisant hurler le moteur de la Jeep à chaque bosse. Elle aurait voulu arriver avant eux. Mais c’était comme si toute la population de Bukavu essayait de rejoindre le pied sud qui s’était matérialisé à dix kilomètres à peine du centre-ville. La colline qu’elle devait contourner ne lui permettait pas de voir directement ce qui se passait, mais les arbres semblaient éclairés en contrejour de touches chatoyantes venant de l’autre côté du massif. La voiture vira enfin à droite, enchâssée étroitement dans les ornières sculptées par les camions qui l’avaient précédée. Elle put enfin le voir. Elle pila, bouche bée. C’était donc vrai. Un pilier gigantesque, de toutes les couleurs, se dressait au milieu du plateau. Il devait faire cinq cents mètres de largeur et elle n’arrivait pas à distinguer jusqu’où il montait. Les couleurs crevaient même les nuages et semblaient continuer loin, loin, en direction du Lac Kivu. Elle avait entendu à la radio que le deuxième pied s’enfonçait justement au beau milieu du lac. Des centaines de barques tentaient de l’atteindre et des dizaines de morts étaient déjà rapportées. Des noyés qui avaient plongé dans l’espoir de trouver sous l’eau un trésor, de l’or ou d’autres métaux rares. On ne savait pas encore si certains avaient réussi mais on disait que les acheteurs d’or de la frontière faisaient le plein en ce moment. Les esprits étaient donc surchauffés et le chaos allait bientôt être général. Thérèse vit deux camions militaires garés sur le bas-côté mais, constatant les uniformes étalés par terre, elle comprit vite que les soldats avaient aussi pris part à la ruée. Un magma d’êtres humains s’était massé contre le titanesque mur vert brillant et tous creusaient la terre de façon totalement désordonnée. On ne voyait déjà plus certains, bien enfoncés dans leurs tunnels, passant des sacs en osier pleins de terre au frère ou au cousin qui restait en haut pour déblayer. Certaines galeries avaient dû s’effondrer ensevelissant leurs occupants inexpérimentés. D’autres avaient l’habitude et venaient sans doute des mines de coltan du voisinage. C’était leur quotidien de creuser d’étroits boyaux pour gratter le précieux métal qui servait à construire les batteries des téléphones, quelque part en Chine ou ailleurs, loin de l’Afrique. Mais ici on parlait d’un métal encore plus précieux. De l’or. À voir briller les yeux, on s’imaginait des pépites grosses comme des têtes, si lourdes à porter qu’il fallait être à deux et apprendre à partager. La fièvre montait par paliers. Des bagarres éclataient çà et là, vite réglées par un coup de pelle ou de pioche qui laissait à chaque fois un des belligérants au sol. Mais personne ne semblait s’offusquer de l’élan barbare de la curée.
Thérèse avait un autre objectif. Il lui fallait retrouver le Malabar Princess et prendre des photos. Il leur fallait la preuve qu’il s’agissait bien d’un « acte de Dieu », comme mentionné dans le contrat d’assurance. Une petite clause qui excluait toute couverture. Ces messieurs de Kinshasa n’auraient ainsi rien à payer. L’enjeu était financièrement de taille. Avec la famille d’une touriste européenne à dédommager, c’était un coup à couler la boutique.
Elle se força un chemin à pied, à travers les petits arbustes aux couleurs devenues fades, vers la partie jaune citron qui jouxtait la partie vert pomme. Le jaune plongeait presque entièrement dans un gouffre rempli d’arbres, de jungle et on ne savait quoi. Beaucoup avaient déjà entrepris de descendre et on entendait par moment les cris rauques de ceux qui chutaient et allaient s’écraser dans l’inconnu. Elle avait de la chance, un cinquième de la partie jaune reposait à cheval en dehors du gouffre et c’est là que l’avion s’était écrasé. Il y avait des morceaux éparpillés un peu partout. Certains avaient dû être projetés en contrebas mais elle put trouver le morceau de carlingue avec le nom peint en grosses lettres rouges. « Malabar Princess ». Deux gros sacs noirs, de forme allongée, étaient posés près d’un morceau d’hélice planté dans le sol. Les pompiers avaient fait leur travail au strict minimum puis étaient sans doute allés avec leur lance d’incendie creuser un endroit rien qu’à eux. Thérèse mitrailla tous les éléments de taille identifiable, en prenant bien soin d’avoir une partie de l’arc-en-ciel dans le fond.
De l’autre côté de la combe où s’enfonçait le pied jaune, elle distingua la partie orange. Au contraire du chaos qui régnait dans la partie verte, des camions étaient soigneusement alignés et une clôture de barbelés avait déjà délimité la zone. Thérèse prit ses jumelles. Elle distingua nettement sur les flancs des camions le nom de la compagnie minière qui faisait la pluie et le beau temps sur la région. Ils avaient déjà acheminé de gros engins d’excavation et elle pouvait maintenant percevoir le bruit des pelleteuses au travail. D’où elle était, elle pouvait également voir que la partie rouge suivante avait également été réquisitionnée par la société et ses hommes en armes. Il semblait toutefois qu’ils avaient du mal à progresser après la zone rouge, à l’extrémité visible de l’arc-en-ciel, comme si un brouillard les repoussait. Des types gesticulaient là-bas et elle sentait comme un état d’énervement qui gagnait le chantier. Thérèse sourit en visualisant la mêlée qui allait sans doute se déclencher là-bas sous peu. Comme il y avait beaucoup d’armes qui traînaient et que les cerveaux allaient s’échauffer rapidement, elle savait que ce serait un carnage avant la tombée du jour. Elle regagna sa Jeep, elle en avait assez fait pour aujourd’hui. Elle alluma la radio. On annonçait l’apparition quelques minutes plus tôt d’un deuxième phénomène identique, un peu plus au sud, sur la route d’Uvira. Un sourire gourmand passa sur les lèvres de Thérèse. Elle pourrait être dans les premiers si elle se dépêchait. Et elle savait où elle pouvait trouver un marteau-piqueur en chemin. Elle écrasa la pédale d’accélérateur et le véhicule bondit sur la piste. À la radio, quelqu’un avait trouvé de bon goût de mettre le morceau « Over the Rainbow » d’un gros chanteur hawaïen mort au nom complètement imprononçable.
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