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Réalisme/Historique
Blitz : Le diable au corps
 Publié le 22/12/15  -  4 commentaires  -  12815 caractères  -  57 lectures    Autres textes du même auteur

Un homme en noir épie la sage-femme dont il est secrètement amoureux. Mais leur idylle est impossible car ce n’est pas un homme ordinaire…


Le diable au corps


Le petit rideau de tulle permettait de masquer ce qui se passait dans la pièce. Mais de l’intérieur on pouvait très bien voir à travers et observer tous ceux qui approchaient de l’hôpital. Le petit homme en noir était debout près de la fenêtre depuis près d’une heure. Elle allait bientôt sortir de chez elle. C’était son heure. Il ne voulait pas la rater. Tous les matins il venait dans ce bureau un peu après l’aube. C’était celui qu’il s’était attribué. Personne ne s’y était opposé. C’est ici qu’il recevait les demandes, les doléances et les rapports que faisait régulièrement l’administrateur de l’hôpital. Il aimait bien cette pièce. Elle était plus claire que celle que le gouverneur lui avait allouée, dans le centre de la ville. Et il se sentait près de celle qu’il attendait. Comme s’il devait être là par devoir. Au cas où il faudrait la protéger.


Justement, les autres étrangers étaient partis précipitamment. Ils avaient eu peur d’une attaque, suite au décès en couche d’une malade. Selon les rumeurs, le docteur français qui l’avait opérée ne l’avait pas bien soignée. Certains prétendaient même qu’il avait bu de l’alcool. Alors la famille avait décrété une vendetta contre l’étranger impur. Avertis à temps, tous les étrangers avaient évacué l’hôpital et s’étaient repliés à Djellalabad, la capitale de la province. Mais Élisabeth, la sage-femme, n’avait pas voulu partir. Elle était fière et il l’admirait encore plus. Elle était restée malgré les ordres et même les supplications de son directeur. Elle était forte et pouvait tenir tête à un homme. Il était troublé par son entêtement. Mais ravi également qu’elle soit toujours là. Il pouvait continuer à l’observer, jour après jour.


En tout cas, il n’y avait plus de risque pour eux maintenant. La veille au soir, le petit homme en noir était allé lui-même calmer les villageois. Il avait dû menacer un peu. Juste ce qu’il fallait. Après deux heures de palabres, la famille de la défunte avait finalement promis de ne pas s’en prendre aux étrangers, ni au personnel de l’hôpital. C’était la volonté d’Allah si la femme était morte. C’était tout. Il n’y avait pas à revenir là-dessus. L’affaire était réglée.

Il rajusta son turban noir pour passer le temps. Une douleur au côté droit le faisait souffrir depuis la veille. Il aurait bien aimé s’asseoir un moment dans un des fauteuils de cuir rouge. Mais s’il s’asseyait, il risquait de la rater. Et il ne l’avait pas ratée depuis le moment où il avait commencé à l’épier. Il y avait deux mois. Comme religieusement, tous les matins. C’était devenu un rituel.


Il savait bien que c’était ridicule. Jamais il ne pourrait lui avouer. Et cela ne se faisait pas. Même si elle se convertissait. Il y avait des règles à respecter. Il était un personnage important dans la province. Il ne pouvait pas se permettre de révéler son trouble à qui que ce soit. Ce n’était pas un péché, non. Ou alors un petit péché. Mais comme elle était veuve, il ne contredisait aucune règle. Il ne convoitait pas la femme d’autrui. Théoriquement il pouvait prendre une autre femme. En plus des deux autres. La petite qu’il avait épousée l’an dernier était trop jeune. Il avait essayé de l’honorer la première nuit. Elle s’était soumise sans rien dire, mais son corps s’était crispé et l’avait refusé. Il n’avait pas pu la pénétrer. Il n’avait pas insisté très longtemps. Il avait bien senti que ses hanches étaient trop étroites. Pareil pour ses seins. Le peu qu’il avait effleuré dans la pénombre n’était pas assez gros pour allaiter. Elle n’était pas finie. Il ne voulait pas lui faire mal. Il attendrait encore. Peut-être une année de plus. Et alors il essaierait de nouveau. Il fallait être patient avec ces choses-là. Il le disait même ouvertement à ceux qui venaient le consulter. En tant que mollah en charge des affaires de santé, beaucoup venaient chercher ses conseils.


Le problème des jeunes épouses se posait souvent. Et l’on évoquait parfois les conséquences d’une grossesse trop proche de la puberté. Certaines femmes ne pouvaient plus retenir leurs urines après avoir accouché trop jeune. Pour toute leur vie. C’était terrible. On lui avait même demandé si cela pouvait justifier une répudiation. L’odeur dans le foyer était souvent insupportable et les autres membres de la famille s’en plaignaient. Mais il avait toujours été très clair sur ce sujet. Les sécrétions involontaires et les mauvaises odeurs ne pouvaient en aucun cas servir de prétexte à répudiation. Il conseillait alors aux malheureux d’acheter des parfums pour leur épouse. C’était autorisé à l’intérieur de la maison et était très efficace pour masquer les effluves incommodants. Et cela ferait plaisir à leur femme. Mais il fallait bien veiller à ce que le parfum ne serve pas à l’extérieur de la maison. Bien entendu. On ne pouvait prendre le risque d’exciter d’autres hommes que le mari. Les visiteurs le remerciaient toujours chaleureusement pour ses bons conseils. Le mollah avait l’impression de trouver les réponses justes. Et de protéger ainsi les femmes. Il aurait bien aimé le dire à Élisabeth. Partager avec elle une fierté commune. Mais il n’osait pas. Peut-être devait-il demander au docteur Nasser, le médecin-chef, de lui raconter. Oui, c’était une bonne idée. Quand il en aurait l’occasion. Bientôt. Ce qu’il aurait voulu lui faire comprendre en premier, c’est qu’il n’était pas un sauvage. Il avait pu maîtriser ses pulsions pour ne pas féconder trop tôt sa dernière épouse. Il savait patienter. Bien sûr, il n’était pas obligé de raconter qu’il visitait toujours régulièrement sa première femme, celle qui lui avait déjà donné quatre enfants. C’était une femme ronde et agréable. Avec de bonnes hanches bien pleines. Mais avec un caractère très fort. Derrière les murs, elle se permettait de lui dire ce qu’il devait faire et elle ne perdait aucune occasion. C’était quelquefois gênant et il devait la rappeler à l’ordre sèchement. Alors elle se calmait et quittait la pièce en secouant la tête.


Il savait bien que cette première épouse ne pourrait pas s’entendre avec Élisabeth. Ce serait la guerre dans la maison à toute heure. Alors non, leur union n’était pas possible. Il devrait un jour arrêter de penser à cette étrangère. Il le savait. En plus, elle était âgée. Beaucoup plus que lui. Mais il ne pensait pas à des contacts charnels. Non. Pas du tout. Jamais. C’était seulement sa présence qui le rendait bizarre. Il se sentait même heureux quand elle quittait son service le soir en secouant la tête à son passage. Oui heureux. Il attirait son attention, il ne la laissait pas impassible. Il voyait bien les flammes dans ses yeux à chaque fois qu’elle croisait involontairement son regard. C’était de la colère, mais aussi quelque chose d’indéfinissable. Quelque chose de magique. Il était convaincu que derrière son masque de furie, à chaque fois qu’elle s’opposait à ce que lui, le mollah de la Santé, décidait, il y avait quelque chose d’autre. Un lien qui les unissait. Une guerre au quotidien qui laisserait un grand vide si l’un ou l’autre partait. Une habitude qui les liait.


La sage-femme française faisait un travail remarquable. Elle avait permis de sauver beaucoup d’enfants et de femmes. C’était bien. Il l’admirait. Il fallait préserver les femmes et les enfants. C’était un devoir. Son devoir à lui aussi. Ils avaient un but commun tout compte fait. Et lui non plus n’aimait pas quand cela se passait mal.


Il se rappelait souvent avec un goût amer l’événement regrettable qui s’était passé deux ans plus tôt. Une souillure qui lui rappelait que les hommes étaient quelquefois bien pervers. Ce qui était arrivé les avait tous tachés au lieu de laver la faute.

Un jeune berger était parti dans la montagne en amenant une fille des alentours. Une jeune fille mariée à un homme beaucoup plus vieux qu’elle, mais qui avait disparu quelques années auparavant. La famille du vieux mari disparu avait pourchassé les deux jeunes et les avait ramenés de force à Metherlam. Ils avaient insisté pour qu’un conseil se réunisse et fasse appliquer la charia dans toute sa rigueur. La famille avait même produit trois témoins qui avaient assuré que les deux jeunes avaient été surpris en situation compromettante. La jeune fille était toujours légalement mariée, c’était grave. Très grave.

En sa qualité de mollah, il avait participé au conseil qui devait décider quoi faire. À cette époque, il n’était pas encore en charge de la santé, il était juste un petit mollah parmi d’autres qui avaient rallié la cause des talibans. Les jeunes amants avaient été interrogés et ils n’avaient pas contredit la version des faits. Il se demandait s’ils comprenaient bien ce qui se disait ou s’ils parlaient sous la contrainte morale de leurs familles. Ils avaient l’attitude embarrassée d’enfants que l’on a surpris à faire une bêtise. L’air penaud. C’était pitoyable. Vraiment une situation difficile. Les mollahs qui avaient été requis auraient préféré que la situation s’arrange à l’amiable, ou qu’il n’y ait pas de preuves suffisantes et indiscutables pour se prononcer. C’était souvent le cas, une des familles payait un dédommagement et on mariait en vitesse les fautifs. L’affaire était alors classée et tout le monde était plus ou moins content. Mais cette fois-ci la belle-famille avait insisté à grands cris. Les femmes sous leurs burqas étaient déchaînées. Elles étaient venues en groupe compact et hurlaient maintenant leur colère devant la mosquée. Toute la ville les suivait. Il y avait de l’électricité dans l’air. Il fallait faire un exemple pour éradiquer le vice. Ils réclamaient la mort. Par lapidation. Les talibans, nouveaux maîtres du pays, allaient être mis à l’épreuve. Auraient-ils le courage d’appliquer la loi coranique dont ils se disaient les champions ? Le gouverneur taliban était même venu parler à la famille pour essayer d’arranger les choses. Mais devant leur obstination, il avait déclaré que c’était du ressort des religieux et que la charia devait être appliquée si toutes les preuves étaient réunies. Les témoins ne démordaient pas et il fallait se rendre à l’évidence. Les jeunes étaient condamnés. On ne pouvait rien faire. Le petit mollah avait alors proposé qu’on épargne au moins la fille et que l’on punisse seulement le garçon. On aurait pu dire qu’elle avait été enlevée de force. Mais cela ne changeait rien de toute façon. Leur sort était scellé avant même que le conseil ne se réunisse. La famille avait décidé de se débarrasser de cette bru devenue encombrante. Il était clair qu’ils se servaient des nouvelles autorités pour leurs propres intérêts. Mais ils réclamaient la justice. C’était leur droit. Leur honneur ne pouvait se contenter que d’une seule sentence. Et les membres du conseil l’avaient rendue à l’unanimité.


L’exécution s’était passée derrière l’hôpital. À un endroit bien précis qu’il pouvait voir maintenant de la fenêtre de son bureau. Mais le petit mollah avait prétexté une tâche urgente à Djellalabad et s’était enfui. Il ne voulait pas assister à la mise à mort. Il avait déjà vu ce genre de spectacles, il n’y avait rien de glorieux ni de particulièrement réjouissant. Il savait que beaucoup avaient pris du plaisir à assister et même participer à la lapidation des deux jeunes amants. Les petites gens sans éducation se réjouissaient de ce lynchage légal. Mais pas lui. Il s’en voulait de n’avoir pas su argumenter en leur faveur. Il n’avait pas assez d’expérience alors et n’avait pas pu trouver les mots convaincants. Maintenant c’était différent. On l’écoutait car il parlait mieux. Comme il l’avait si bien fait la veille auprès des villageois. Pour empêcher leur expédition punitive sur les étrangers. Et sur Élisabeth.


La douleur sourde augmentait. Il sortit de sa tunique une pierre plate, un galet bien lisse qu’il avait choisi lui-même près de la rivière. Il se l’appliqua sur le côté droit du ventre et pressa. Un des médecins lui avait parlé de l’appendicite et il devait consulter de nouveau aujourd’hui. Avec peut-être une opération chirurgicale si le diagnostic se confirmait. Mais le petit mollah chargé par les talibans de superviser les services médicaux de la région, avait la frousse. Oui, il avait peur des hôpitaux ! Il essayait jour après jour de ne rien montrer, mais, en fait, il était constamment mal à l’aise quand il devait faire la tournée quotidienne des services et des salles de malades. Un comble ! Il y avait maintenant des gouttes de sueur qui perlaient de ses cils. Il sentit la nausée monter en lui.


Il fallait qu’il tienne encore un peu. Pour la voir sortir de la maison, descendre le petit chemin et rentrer dans l’hôpital. Il voulait encore entendre ses pas résonner dans le couloir lorsqu’elle passerait près de sa porte. Il fallait encore tenir un peu. Juste un peu.


 
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   hersen   
22/12/2015
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Tout d'abord, je trouve que c'est très culotté de reprendre le titre du roman de Radiguet.

Ensuite, je suis très perplexe : la construction de la nouvelle est déroutante. On ne sait pas bien, pour finir, ce qui est important ou pas.
Certains aspects sont peut-être de l'humour ( le contrôleur des hôpitaux qui a peur de se faire opérer ) mais le ton est si lugubre que je ne sais qu'en penser.
l'histoire avec la sage-femme semble être la clé de voûte de la nouvelle, mais je n'arrive absolument pas à adhérer. Je vois un personnage sinistre, cynique, ne s'inquiétant nullement de ce que la femme pourrait en penser.
Enfin, entre le passage sur la seconde épouse ( mon Dieu, est-ce vraiment ainsi ?) et la lapidation ( oui, on dirait ) je regrette énormément qu'un autre ton ne nous amène pas à poser une réflexion sociétale.

A la fin de ma lecture, il me reste l'idée d'un homme abject. Rien à voir avec un homme qui ne serait pas ordinaire, comme annoncé en incipit.

Cela fait-il une histoire ?

Ce qu'il me manque, en fait, c'est de saisir le degré auquel on doit prendre cette histoire.

   Vincendix   
22/12/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un texte qui « décoiffe » et pourtant il est très proche de la réalité.
Sa construction peut paraitre un peu incohérente mais au contraire, la juxtaposition des deux volets est nécessaire et chacun explique l’autre.
Ce petit mollah est déchiré entre son admiration pour une sage-femme « Européenne » et sa peur de ne pas être dans la ligne imposée par les Taliban. Il est attiré par cette femme, pas vraiment par son physique mais par ce qu’elle représente, une opposition à ce qu’il vit au quotidien dans sa famille, dans sa communauté et qu’au fond de lui, il rejette.
Ce n’est pas un « barbare », il a une forme de respect pour sa jeune épouse, mais comme beaucoup d’autres le sont et l’ont été, tenant à sa position privilégiée et même à sa vie il est trop lâche pour se rebeller.
Il se défile pour ne pas assister à l’infâme lapidation, c’est Ponce-Pilate.
Il faut lire ce texte avec attention pour essayer de comprendre ce qui se passe dans l’esprit d’un homme vivant dans une contrée dominée par une idéologie destructrice. Un retour en arrière dans notre propre histoire, quand les « braves » paysans brûlaient des femmes accusées de sorcellerie, il n’a y a pas si longtemps que cela. Et plus près encore, quand la gestapo et les miliciens envoyaient des innocents à une mort quasi certaine sans que certains « notables » ne bougent le petit doigt. C’est exactement ce qui se passe actuellement dans les territoires contrôlés par les intégristes et, pour détruire cet édifice savamment construit, seuls ceux qui sont à l’intérieur le peuvent.
Seule interrogation, je sais que quelques Européens chrétiens étaient encore présents dans les zones occupées par les Taliban, je doute qu’il en reste actuellement et à plus forte raison dans celles contrôlées par Daesch.

   carbona   
23/12/2015
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Bonjour Blitz,

Bon alors là je suis un peu déroutée. Elle est où l'histoire ? Quelle surprise et déception quand le texte se termine. Que va-t-il se passer entre le mollah et la sage-femme ? Le début du récit est tellement insistant qu'on ne peut pas ne pas attendre de réponse à cette question.

Le récit est-il juste un prétexte à raconter l'épisode de la charia ?

Des remarques en vrac :

- "Auraient-ils le courage d’appliquer la loi coranique dont ils se disaient les champions ?" < le terme champion ne colle pas avec l'ambiance et la gravité du sujet

- "Oui, il avait peur des hôpitaux ! Il essayait jour après jour de ne rien montrer, mais, en fait, il était constamment mal à l’aise quand il devait faire la tournée quotidienne des services et des salles de malades. Un comble !" < j'ai trouvé ce passage HS, le brin d'humour ne colle pas du tout avec le reste de la nouvelle à mon goût.

- le mollah est assez détestable au début de l'histoire et je ne le crois pas quand il est dit qu'il aime juste la présence d'Elisabeth et ne cherche rien de sensuel alors qu'il y a des lignes de narration pour nous faire penser qu'il cherche, une femme pour faire des enfants, là ça m'a laissée perplexe

En conclusion une écriture toujours aussi agréable, nul besoin de me forcer pour lire votre nouvelle, je suis restée intriguée tout du long et ne me suis pas ennuyée mais je n'accroche pas avec le fond qui me paraît décousu.

Merci

   Epitete   
22/1/2016
 a aimé ce texte 
Un peu
Alors, je n'ai rien à redire sur la forme, c'est bien écrit.
Pour le fond, j'ai lu une longue réflexion sur une société, un système, vue par les yeux d'une personne qui en fait partie, et qui y tient même un rôle important, et ça, ça m'a plu. Elle était bien menée.
En revanche, l'attraction entre le mollah et la sage-femme n'est pas développée. Ceci est bien étrange, vu qu'au départ, on nous l'a vendu comme le sujet de la nouvelle. On s'attendait alors à toute autre chose.


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