Elle comptait doucement jusqu’à dix, calant sa cadence sur le bruit de l’eau tombant sur la grève. Les vagues léchaient la plage, au même rythme régulier et lent. La mer était calme cette nuit, c’était bon signe. À chaque fois c’était une grêle rassurante de quelques secondes, le son des petits galets que la mer faisait rouler, depuis des siècles. Depuis bien plus même. Cela lui rappelait le bruit d’un « bâton de pluie ». Elle en avait acheté un pour sa nièce au marchand africain du marché. Un grand Noir en boubou bleu, avec une espèce de turban enroulé en désordre sur son crâne. Comme c’était un musulman lui aussi, on le tolérait sur le marché. Comment avait-il échoué en Turquie ? Il s’était sans doute trompé de côté de la Méditerranée. Mais comme il semblait bien vendre ses colifichets, ce devait sans doute être une bonne affaire. Il n’avait qu’à acheter un permis de séjour tous les ans, c’était facile à se procurer à Izmir. C’est lui le premier qui l’avait surnommée « Princesse » et ça le faisait rire à chaque fois qu’elle passait devant son étal. Du coup tout le monde s’était mis à l’appeler comme ça : Princesse. Ce soir Princesse attendait, debout enroulée dans un grand châle noir. En comptant l’espace entre les vaguelettes qu’elle entendait sans les voir. Elle devinait par contre les tas de déchets abandonnés sur la plage. Elle avait demandé à son équipe de nettoyer, c’était trop visible et indiquait clairement un point de départ pour les îles en face. Mais ils ne l’avaient pas fait, trop peu consciencieux pour se salir les mains. Il fallait qu’elle change d’associés. Elle serrait un talkie-walkie contre sa poitrine. Ils n’allaient pas tarder à arriver. Que faisaient-ils donc ? Jamais à l’heure. Il faisait un peu frais, pas encore trop froid, on pouvait organiser une rotation par semaine en cette saison. Bientôt il faudrait arrêter. Trop de vent, la mer allait devenir dangereuse et Princesse ne voulait pas risquer d’envoyer des gens se noyer, ou mourir de froid. Les autres continuaient, même en plein hiver, c’était de la folie. Mais il y avait de plus en plus de demandes, les prix chutant pendant la saison froide. L’appareil grésilla et une voix crachota un bref message. C’était étrange ce bruit mécanique qui troublait le calme de la plage obscure. Il était trois heures du matin, le bon moment pour partir et ne pas risquer une opération de la police. C’était arrivé un an auparavant. Elle avait été arrêtée et avait dû payer une grosse somme pour sortir. Le fait d’être une femme célibataire n’avait pas été un atout, bien au contraire. C’était sans doute la seule en Turquie, elle avait été lourdement condamnée. Pour s’en sortir, toutes ses économies faites sur les passages y étaient passées et elle avait dû emprunter le reste. Il avait fallu graisser les pattes à plusieurs niveaux. Des policiers aux juges. Tout ça à cause de ce foutu reportage des chaînes de télévision sur le bateau qui s’était retourné, emportant une vingtaine de personnes, dont trois petits enfants. Al Jazeera avait relayé l’événement en boucle et le gouvernement avait décidé de ne plus fermer les yeux – en apparence tout au moins – et de lancer quelques coups de filets bien médiatisés. Le durcissement du gouvernement avait cependant eu un effet notable sur le marché. Auparavant tout le monde faisait passer la frontière, à travers la montagne surtout. C’était même encouragé et les paysans le faisaient gratuitement de temps en temps. Maintenant, avec ce durcissement, il fallait ruser et seuls les professionnels étaient restés. Les prix s’étaient bien entendu envolés. Au moins ce n’était pas sur ses bateaux que les naufrages arrivaient. Il y avait toujours des risques bien entendu, mais Princesse était connue pour être très pointilleuse sur la sécurité. Le moteur de chaque bateau était toujours neuf, ou presque. Pas de risque de se retrouver à la dérive à cause d’un engin rouillé en fin de vie. C’étaient ses concurrents qui faisaient ça, toujours à raboter sur les coûts pour faire le maximum de profits sur ces pauvres gens. Ils opéraient un peu plus au sud d’Izmir, sur les criques qu’ils contrôlaient bien. Sans doute avec l’aide de la mafia du coin et en payant les douanes. Non, elle ne faisait pas ça. Elle « aidait ». Bien sûr les coûts étaient élevés pour les passagers, mais il fallait bien qu’elle gagne un peu sa vie et qu’elle approvisionne suffisamment son compte pour pouvoir payer en cas de saisie. Depuis qu’elle était sortie de ce mauvais pas, l’an dernier, tout y était passé et elle repartait à zéro. Alors elle ne pouvait plus se permettre de prendre des risques. Ni pour elle, ni pour les passagers d’ailleurs. Enfin, le van arrivait, feux éteints. Il se gara près de la plage et la portière coulissa sur ses rails avec un son sourd qui devait s’entendre loin. Ali arriva en soufflant, il précédait une colonne d’une vingtaine de personnes. Ils avaient dû bien s’entasser dans le van pour tenir tous. Mais ils ne pouvaient risquer d’avoir deux véhicules, il fallait être discret. Un deuxième homme arriva avec un ballot de gilets de sauvetage bleus. Il devait y en avoir pour chacun, Princesse insistait toujours là-dessus, mais elle savait bien qu’Ali et son frère essayaient de gratter le plus possible et les gilets n’étaient jamais en aussi bon état qu’ils auraient dû. Certains étaient peut-être des faux gilets et ne flottaient même pas. Il faudrait qu’elle prenne le temps de vérifier elle-même. La prochaine fois elle le ferait. Elle avait bonne réputation dans le quartier où elle recrutait. C’était une femme, les gens lui faisaient plus facilement confiance. Elle ne faisait que les Syriens. Ils avaient de bonnes raisons de s’enfuir de leur pays et elle trouvait que c’était légitime qu’ils essayent de gagner l’Europe. Lorsqu’ils venaient au magasin de matelas qui hébergeait ses services, près de la mosquée de Basmane, elle les faisait passer dans une pièce à l’arrière et elle leur parlait, longuement. Pour être sûr qu’ils étaient capables de faire le voyage. Et aussi pour vérifier qu’il ne s’agissait pas de piège de la police. Mais elle savait reconnaître les vrais candidats à l’exil. Il y avait quelque chose de résolu dans leur voix, toujours. Comme s’ils avaient déjà mûri longuement leur décision. C’était aussi pour eux un investissement énorme, ils donnaient tout ce qu’ils avaient et devaient souvent emprunter pour payer leur passage. La famille, à Londres en général, payait les prêts en virant de l’argent sur des comptes dans une ville du Moyen-Orient, pas toujours la même. Princesse, elle, ne prenait que le cash déposé chez un commerçant de la ville qui servait d’intermédiaire de confiance. Une fois arrivés de l’autre côté, les passagers avaient dix jours pour appeler le commerçant et confirmer qu’ils étaient arrivés en Grèce. Alors seulement elle empochait la somme, quarante mille livres par personne en cette saison. Moins de risque d’être traquée sur des comptes en banque. Et elle n’avait pas suffisamment de contacts pour organiser un autre moyen de paiement. Elle y pensait cependant, il fallait qu’elle s’organise mieux, qu’elle accepte la « protection » que les gros réseaux lui proposaient de façon de plus en plus pressante. Elle savait qu’elle commençait à attirer leur attention et qu’elle devrait un jour s’arrêter ou rentrer dans leur système de pieuvre. Mais elle ne gagnait pas assez pour que ce genre de combines soit intéressant. Surtout qu’elle ne faisait que de petits bateaux, plus discrets et l’investissement était encore à sa portée. Bien sûr elle aurait pu augmenter ses tarifs, ou mettre plus de personnes sur les bateaux, ou encore emprunter pour acheter des bateaux plus gros à l’usine d’Izmir. Mais elle ne voulait pas. Elle savait qu’en allant sur cette voie, on dérivait et on se retrouvait plongé dans un monde trouble, celui des commerçants de viande humaine, sans scrupule, qui ne pensait qu’à l’argent. Comme ceux de la plage plus loin. Ou encore Ali et son frère Ahmet avec qui elle avait de plus en plus d’accrochages. Les deux Syriens d’Azaz la pressaient de mieux s’organiser, de voir plus grand et de travailler avec les vrais professionnels. Mais elle essayait de ne pas franchir la ligne qu’elle s’était tracée, il en fallait bien une. Elle voulait pouvoir se dire que ce qu’elle faisait était finalement un acte de charité, quelque chose de bien. Elle avait même l’impression qu’elle donnait espoir à ces gens et les aidait à atteindre une vie meilleure. Ils en avaient le droit comme tout le monde. Bien sûr elle savait que de l’autre côté, en Grèce, leur chemin allait encore être long, très long. La plupart ne rejoindraient pas l’Angleterre ou l’Allemagne avant des années. C’était ça aussi le prix à payer pour changer de vie. Comme à chaque fois, elle tapa dans le dos de chacun des passagers qui défilaient devant elle dans l’obscurité. Un par un, en insistant bien comme pour les encourager et les aider à surmonter leur peur. Car il y avait de la crainte, presque de la panique, elle le sentait toujours. Chez tous. Comme une odeur étrange, sans doute certains secrétaient des hormones de peur, ou alors c’était ce goût métallique qui venait dans la bouche lorsqu’on sait qu’on va risquer sa vie. Les enfants n’avaient pas cette odeur-là, et pourtant elle les sentait terrifiés eux aussi, agrippant leurs parents de toutes leurs forces, avec dans les yeux ces interrogations sur comment allait se passer cette chose énorme qui leur arrivait. La file serrée se dirigeait vers le bord de l’eau, vers une masse longue qui semblait se balancer dans le noir. On devinait plus qu’on ne le voyait ce long bateau en caoutchouc noir qui était retenu par une très longue corde, attaché à un plot de béton en retrait de la grève. Il y avait cinq rangs de bancs en bois qui pouvaient en principe accepter quinze personnes, mais on pouvait aller jusqu’à vingt, surtout s’il y avait des enfants. C’était le cas ce soir, elle avait accepté sept enfants de moins de douze ans. Après c’était considéré comme des adultes. Et le prix était un peu plus cher bien sûr. Pas tellement mais il y avait une différence notable. Ses concurrents faisaient tous payer le plein tarif à partir de deux ans. C’était aussi la raison de sa popularité. Elle remplissait toujours ses bateaux rapidement. Chacun enfilait maintenant un gilet, avant de monter dans le bateau qu’un des passagers maintenait du mieux qu’il pouvait. C’était celui qui allait tenir le moteur et avait payé la moitié du prix, c’était le marché. Les passagers avaient été briefés la veille, ils savaient exactement ce qu’ils devaient faire et comment se comporter. Tout était très planifié, comme une mécanique bien huilée. Il n’y avait que l’autre côté qui était imprévisible. C’était chez les Grecs et on ne pouvait rien organiser là-bas. Mais elle savait que les gardes-côtes et les associations qui s’occupaient des réfugiés étaient prêts à les recevoir. Ils ne les renvoyaient jamais. De toute façon ils ne pouvaient pas, les bateaux n’avaient pas assez d’essence pour faire l’aller-retour. De plus, un des passagers, contre une ristourne, avait l’instruction de crever le bateau en atteignant la plage. Ou avant si c’était nécessaire. Cela aussi c’était calculé. Les deux bords étaient bien au courant, sans s’être jamais concertés. Princesse était maintenant avec le groupe qui commençait à grimper dans le bateau. Ali n’était pas à son poste pour aider à pousser. Cela l’irrita, c’est elle qui faisait le plus gros du travail et ils prenaient plus de la moitié des gains, une fois les charges déduites. En plus, elle se doutait bien que les deux frères gonflaient le prix du bateau et du moteur et qu’ils faisaient une marge plus importante que la sienne. Il fallait que leur collaboration avec Princesse s’arrête, c’était devenu intenable. Soudain, un des passagers qui se tenait déjà à l’arrière de l’embarcation cria quelque chose qu’elle eut d’abord du mal à comprendre. Mais elle sentit les couleurs sur l’eau sombre et en se retournant elle vit distinctement les gyrophares bleus qui arrivaient vers la plage. Vite, il fallait se sauver, les passagers se débrouilleraient bien maintenant, il n’y avait qu’à pousser et mettre le moteur en marche. Elle calcula combien de temps il lui faudrait pour rejoindre le van un peu plus haut et se sauver sur le chemin de la côte. Le van ? Mais elle le voyait qui bougeait et filait déjà sur la piste de secours. Elle comprit aussitôt qu’elle avait été piégée. Les deux frères devaient avoir passé un marché quelconque avec la douane ou avec les concurrents. La combine pouvait être très rentable. Elle sentit la colère monter. Ils allaient tous gagner beaucoup d’argent, son argent puisqu’elle devrait payer. Cela signifiait aussi pour elle emprunter une somme qu’elle mettrait des années à rembourser. Elle était piégée, finie. Elle ne pourrait plus opérer dans ce secteur. Tous ses projets s’envolaient. Elle allait devoir travailler pour payer sa liberté. Qu’arriverait-il si elle refusait d’emprunter ? Sans doute pourrirait-elle quelque temps dans une prison sale où on entasse les femmes pour les punir d’avoir désobéi et ne pas avoir tenu leur rôle. Ils la feraient craquer jusqu’à ce qu’elle accepte le marché. Elle ne serait alors rien moins qu’une esclave. Ils lui proposeraient peut-être même de se prostituer. La colère sourde lui remontait jusque dans la gorge, elle avait envie de la crier, de l’expulser vers le van qu’elle devinait au loin, se découpant sur le ciel presque noir. Non, ils ne l’auraient pas. Ils n’auraient rien. Elle ne céderait pas. Elle se retourna et enjamba le rebord du bateau en poussant fort sur sa jambe arrière. Tout glissa en avant et elle eut juste le temps de s’agripper à une poignée pour ne pas tomber dans l’eau. Autour d’elle des dizaines d’yeux la fixaient, incrédules. Que faisait-elle avec eux ? Est-ce qu’ils allaient vraiment pouvoir quitter le rivage et s’enfoncer dans le noir de la mer ? Déjà le moteur avait été lancé, il avait bien démarré, du premier coup. Au moins Ali et son frère ne l’avaient pas changé au dernier moment. Ils n’avaient pas eu le temps ou avaient eu peur qu’elle les surprenne. Les lumières bleues arrivaient sur la plage. Mais le bateau s’était déjà enfoncé dans l’obscurité. Ils pouvaient bien le balayer de leurs torches, ils ne pourraient plus l’arrêter maintenant, encore moins tirer dessus, cela n’aurait eu aucun sens. Quant aux gardes-côtes, à cette heure-là il leur faudrait des heures pour se réveiller, se rassembler, s’équiper et enfin partir dans le noir vers une cible bien difficile à trouver. En plus, il y avait toutes les chances qu’ils n’aient pas été mis dans la combine, cela aurait fait plus de têtes pour le partage. Elle sourit cruellement en regardant la plage et les lumières qui s’éloignaient. Ali et Ahmet allaient passer un sale moment car c’était sur eux maintenant que tout allait se déchaîner. Ils allaient vivre un enfer pour pouvoir régler livre après livre ce qu’ils avaient espéré lui faire payer. Avec un peu de chance, ils seraient battus pour commencer leurs tourments. Par la police ou le gang voisin. Elle aurait bien aimé voir leurs têtes à présent. La panique allait les prendre quand ils s’apercevraient que leur coup avait lamentablement foiré. Qui aurait pensé qu’elle s’enfuirait avec ses passagers ? Avec résignation, elle réalisa finalement dans quel autre guêpier elle s’était fourrée. Elle n’avait pas ses papiers, il allait lui falloir beaucoup de temps pour revenir chez elle. Beaucoup de temps en cachant qu’elle était turque sinon elle serait condamnée par les Grecs comme passeur et finirait sa vie en prison aussi. Ou alors il fallait qu’elle invente une bonne histoire. Être une femme pouvait lui donner un avantage cette fois-ci. Elle verrait plus tard. Il fallait déjà que le bateau atteigne les côtes grecques, l’île de Lesbos. Deux à trois heures si les courants étaient favorables et si le moteur donnait bien. Mais ils y arrivaient presque à tous les coups, surtout ses bateaux. Elle était bien contente d’avoir toujours été irréprochable sur la sécurité des voyages. Tout de même, pourvu que le bateau ne chavire pas, c’était la seule à n’avoir pas de gilet de sauvetage.
|