À chacun de ses pas, elle s’enfonçait dans la boue jusqu’aux mollets. Elle pouvait alors sentir, de l’extrémité de ses orteils, les petites pousses qui allaient bientôt sortir et couvrir le chemin d’un beau tapis vert. Elle était courbée par le poids des bambous. Par le poids de l’âge aussi. L’eau qui dégoulinait de son chargement glissait le long de son dos. Le châle brun enroulé sur sa tête était trempé et lui faisait comme un casque qui recouvrait entièrement ses cheveux blancs. La vieille avançait lentement. Décollant un pied après l’autre de leur gangue brune. Sur un rythme calme et régulier. De loin, on ne voyait qu’un gros fagot de bambous qui semblait avancer tout seul, par petites secousses, et qui se rapprochait imperceptiblement d’une énorme pile, posée au bord de la rizière. Le ciel était gris, presque noir, et on ne pouvait deviner si l’on était le matin ou bien le soir.
Un peu plus loin, en bordure de la route, la case était posée sur six gros pieux profondément enfoncés dans la terre molle. Les pieux permettaient de surélever l’abri. Suffisamment pour être hors d’atteinte des brusques montées d’eau, au plus fort de la mousson. Au-dessous de la case, de gros rochers plats pavaient grossièrement le sol, pour recouvrir la boue et former un espace à peu près sec où entreposer le bois de chauffage et les outils. Au-dessus, l’habitation était recouverte d’une épaisse couverture de feuilles de palmiers qui arrêtait la pluie et la renvoyait dégouliner loin sur les côtés. Les murs étaient faits de lamelles de bambous tressées. Le tressage était large et la lumière passait facilement entre les mailles. Grâce à ce tissage ajouré, on n’avait pas besoin de découper une fenêtre, qui aurait laissé passer les rafales de pluie et fragilisé la mince paroi. Il y avait deux pièces dans la case. Séparées par une simple cloison de bambous. Une pièce pour manger et une pièce pour dormir. Le sol était également en bambous, mais en bambous plus gros et étroitement liés pour empêcher rongeurs et serpents de se glisser à l’intérieur pendant la nuit. Dans la seconde pièce, invisible depuis l’extérieur, quelques nattes étaient roulées dans un coin. Deux moustiquaires sales pendaient du plafond. Elles étaient nouées à mi-hauteur pour faire de la place pendant la journée. Une petite cantine métallique, rouillée sur tous les angles, renfermait les biens de la famille. Elle contenait quelques ustensiles de toilette, une pile de vêtements usés, un rouleau de billets retenu par un élastique, et une sacoche en cuir fatigué qui protégeait quelques photos et leurs précieux documents d’identité. Dans le fond de la cantine se trouvait aussi un petit coran en arabe, aux pages collées par l’humidité, et que personne n’avait encore lu. C’était tout ce qu’ils avaient. Mais ils n’avaient ni plus ni moins que toutes les familles qui habitaient dans le village voisin. Et cela suffisait. Tant qu’on avait assez de riz et qu’on ne tombait pas malade.
La vieille se rapprochait petit à petit de l’imposante meule de bambous. Elle pourrait bientôt décharger son fardeau. Et recommencer. Cela faisait six fois depuis ce matin. Et la pluie ne s’était pas arrêtée. Quelquefois en trombes violentes, ou comme maintenant en crachin régulier. En cette saison, il pleuvait parfois une semaine entière sans aucun instant de répit. La vieille avait l’habitude de vivre dans l’humidité. Les vêtements ne séchaient plus. Il fallait tous les jours remettre des habits humides et sortir sous la pluie, marcher dans la boue collante et reprendre les corvées de la veille. Jusqu'à ce que la mousson s’arrête enfin. C’était son quotidien et elle faisait le même travail depuis un nombre incalculable de saisons. Sans jamais se plaindre.
Son fils et ses trois petits-fils travaillaient un peu plus loin dans la rizière. Retournant des mottes de terre grasse pour consolider les digues. Leurs tee-shirts sans manches étaient collés au corps et la boue sombre imbibée dans le tissu se confondait avec la couleur de leur peau. Quand les digues seraient bien solides, ils pourraient planter. Repiquer les pousses de riz qui, serrées les unes contre les autres dans leurs petites pépinières, faisaient des taches de verdure à la périphérie du champ. Le plus âgé des trois adolescents avait déjà une barbe fine dont trois poils pointaient comme un plumeau en direction de sa poitrine.
Un grondement métallique perça brusquement le bruissement monotone de la pluie. D’un seul mouvement, les quatre planteurs se redressèrent bien droit, les jambes écartées et les pieds solidement enfoncés dans la boue. Le bruit enfla encore et un camion vert sombre s’engagea en cahotant sur le chemin du village. Un vieux camion de l’armée birmane, avec une aile cabossée et sans pare-chocs à l’avant. Les pneus étaient tellement lisses que les roues ne mordaient plus suffisamment dans la terre molle et le véhicule patinait tous les dix mètres en crachant à chaque fois un nuage de fumée sale. Les hommes dans la rizière ne bougeaient plus. Attendant. Aux aguets.
Le tas de bambous, un peu plus loin, continuait toujours sa progression, sans accélérer ni ralentir. Comme si la vieille n’avait pas entendu le bruit du moteur. Elle avançait vers la route. Un pas lourd après l’autre.
Le camion stoppa, le moteur toujours en marche. Ronronnant gravement. Les paysans dans la rizière restaient immobiles. Leur regard s’était glacé. Leurs yeux étaient rivés sur l’engin menaçant qui fixait leur maison de ses gros phares lugubres. Rien ne bougeait. À part le fagot de bambous qui continuait de se rapprocher de la route sur le même rythme lent. Le moteur s’arrêta enfin. Le bruit de la pluie reprit son murmure de fond. Les balais d’essuie-glaces continuèrent de nettoyer laborieusement la vitre avant du camion. Mais on ne pouvait rien voir à l’intérieur de la cabine. Comme si elle était vide.
Il ne se passa rien pendant un long moment. Rien pour accompagner le lancinant va-et-vient des essuie-glaces. Les balais usés ne parvenaient toujours pas à rendre la vitre suffisamment claire pour voir s’il y avait quelqu’un derrière. Quelqu’un qui devait épier depuis la cabine.
Rien ne bougeait non plus dans le champ. Les quatre hommes ruisselants étaient toujours figés comme des statues. Les jambes profondément arrimées dans le sol.
La porte de la cabine s’ouvrit enfin en grinçant. Puis la capote qui masquait le hayon arrière claqua et se releva. Six soldats sautèrent de l’arrière du camion. Casqués. Chacun avait un fusil. Bizarrement, leurs pieds n’étaient pas chaussés de bottes. Mais de tongs en plastique bon marché.
Les militaires se postèrent devant la case sur pilotis. Ils fixaient de loin les paysans qui s’étaient mis en mouvement et se rapprochaient. Lentement, en faisant de grandes enjambées dans la rizière détrempée. Comme des golems d’argile. Le père était devant. Ses trois fils suivaient, un peu en retrait. Ils regardaient droit devant eux, leur regard fixé sur les soldats qui maintenant ne bougeaient plus et semblaient les attendre.
Un officier sortit finalement de la cabine. Il avait une casquette et des chevrons dorés sur les épaules. C’était un homme trapu, d’une cinquantaine d’années. Il avait une longue cicatrice verticale, sous l’œil gauche, qui lui donnait un air triste en permanence. Il cria un ordre en birman. Deux des soldats casqués posèrent leurs fusils et s’avancèrent vers la case. Les quatre statues de boue se rapprochèrent encore. Toujours à grandes enjambées lentes. Les soldats saisirent le long crochet qui bordait habituellement toutes les maisons de Birmanie. Il était obligatoire d’en avoir un. Par décret, c’était la loi. Le long crochet était destiné à arracher les plaques de palmes des toits en cas d’incendie. Retirer les palmes en les tirant au sol. La façon la plus efficace pour arrêter la progression du feu. Les précieuses palmes étaient assemblées par plaques qui recouvraient les toits en s’entrecroisant. C’est ce qui coûtait le plus cher dans la construction d’une maison. Du moins si on voulait de la bonne qualité. Et ici, dans le nord de l’Arakan, il fallait de la bonne qualité pour contrer la pluie incessante et ne pas se retrouver trempé pendant la nuit.
La première plaque fit un bruit sourd en s’écrasant sur le sol. Deux des fantassins tirèrent leur butin vers l’arrière du camion. La pluie fine continuait à brouiller l’air d’un voile triste.
Dans la rizière, les quatre hommes s’étaient mis à courir dès que les palmes alourdies d’eau avaient frappé le sol. Ils n’étaient maintenant qu’à une vingtaine de mètres des soldats. Le plus âgé des fils, le plus costaud aussi, arriva le premier à leur hauteur. Il ramassa un long bambou coupé en biais et continua à avancer vers le groupe de soldats. Menaçant.
Un fusil se leva et le mit en joue. Le père hurla. Un aboiement rauque, guttural. Bref et glaçant. Le monde se figea de nouveau. Seule la pluie continuait de tomber. Comme si plus rien n’existait en dehors de l’eau qui glissait sur les visages. Un long moment se passa. Personne ne bougeait. La tension était si forte qu’il y avait comme des ondes qui irradiaient des masques crispés qui se faisaient face. Puis l’officier à la cicatrice parla rapidement, en birman, aux soldats qui avaient tous armé leurs fusils. Deux phrases longues saccadées qui brisèrent momentanément la tension. Mais personne n’osait bouger. Le jeune armé de sa perche acérée continuait à défier le soldat qui le menaçait en retour de son fusil. Ils étaient face à face. À cinq mètres l’un de l’autre. C’était un tout jeune soldat. À peu près du même âge que le paysan en face de lui. Le paysan qui allait peut-être se ruer sur lui pour le transpercer de sa longue pique. Il faudrait alors tirer. Et on sentait que le jeune soldat n’était pas venu pour tuer. Il n’était pas prêt. Il hésitait. Il aurait aimé se trouver ailleurs. Bien loin. Dans sa région natale, près de Yangon, la capitale. À plus de cinq cents kilomètres de là. À trois jours de routes défoncées. Et il était maintenant au bout du monde, dans ce trou perdu où personne de sain d’esprit ne voulait aller. Il s’était enrôlé récemment. Sa famille n’avait pas pu payer ses études. Comme pour beaucoup d’autres jeunes de son village. S’engager dans l’armée était la seule solution pour ne pas se retrouver à la charge des parents. C’était ça ou se raser le crâne et devenir moine. Il avait choisi le vert sombre de l’uniforme. Et la vie loin des siens. Son frère avait choisi le rouge safran de la robe du moine et méditait quelque part près de Mandalay, en apprenant par cœur les préceptes du Bouddha. La famille était contente. Un militaire et un moine. C’était un bon équilibre et ils avaient rempli équitablement leur devoir de citoyens et leur devoir de croyants. Quand leur fils était parti pour le nord de l’Arakan, ils l’avaient réconforté autant qu’ils avaient pu. En le félicitant d’aller protéger la frontière. Mais la jeune recrue avait bien senti dans les propos de ses parents qu’ils étaient secrètement désolés pour lui. Et soulagés aussi car, si le mauvais sort s’était ainsi abattu sur un membre de la famille, les autres ne risquaient donc plus rien. Le jeune soldat aurait tout de même préféré se retrouver quelque part près de Yangon. Ou même à Mandalay ou Bago. Chez les Bamars, les vrais habitants de la Birmanie. Pas ici, loin de tout et dans un environnement hostile. À faire face à des sauvages qui l’auraient volontiers égorgé s’ils avaient eu l’occasion. La lueur de haine qu’il voyait dans le regard de celui-là commençait à le paniquer. Le jeune soldat avait un nœud au creux de l’estomac. Il ne voulait pas tuer. Pas aujourd’hui. En plus on était mercredi et il avait fait le vœu de ne jamais commettre d’actes violents les mercredis. C’était son jour de naissance. Un jour sacré pour lui. Mais il savait que si l’autre avançait encore d’un pas, il serait capable de presser sur la gâchette. Pour se protéger. Par peur.
Une voix étrange perça soudain derrière eux. L’attention se reporta d’un coup sur une autre cible. C’était une petite voix nasillarde qui parlait à toute vitesse dans une langue pleine de mots hachés qui crépitaient comme de la grêle sur un toit de tôle. La vieille, son fichu mouillé sur la tête, venait de se glisser entre les soldats et se planta devant leur chef. Elle était plus petite que lui de vingt centimètres au moins. Mais elle le toisait sévèrement. Son visage grimaçant et les sons qui sortaient de sa gorge semblaient le réprimander. Comme elle l’aurait fait pour un enfant ayant commis une faute grave. L’officier, tête nue, la fixait avec de grands yeux horrifiés et surpris. Respecter une personne plus âgée était une règle absolue en Birmanie. On ne pouvait contredire une personne âgée. Encore moins en public. Ce n’était pas concevable. Mais là, dans cette situation et avec ces gens, que fallait-il faire ?
La vieille continuait à le haranguer à toute vitesse dans une langue dont il ne comprenait pas un mot. Les Birmans ne parlaient pas le bengali. Certainement pas. C’était la langue des kalars, les musulmans à peau sombre qui vivaient de l’autre côté de la frontière, au Bangladesh. C’est aussi la langue des Rohingyas, les réfugiés qui s’étaient installés sur cette bande de terre et dont personne ne voulait. Ceux qui n’avaient aucun droit sur le sol birman. Même s’ils prétendaient le contraire. Ils devaient obligatoirement rester à l’intérieur de leurs villages. Jusqu'à ce qu’on trouve une solution pour eux. Cette famille avait construit sa hutte pouilleuse en dehors des limites autorisées. On ne pouvait pas tolérer ça. Sinon ils prendraient les champs plus loin, puis plus loin et finalement tout le pays. Alors, s’ils voulaient rester encore un peu, ils n’avaient qu’à obéir. Ou s’en aller en Iran ou en Afghanistan !
La vieille continuait son babillage incohérent. Le père fit un pas de plus. Il était sorti de la rizière et avait pris pied sur la route. Il fixait l’officier birman avec des yeux remplis d’une colère qui pouvait déborder d’un moment à l’autre. Ce serait alors une véritable explosion de violence. Le chef des soldats birmans comprit que s’il faisait un geste menaçant en direction de la petite vieille qui le grondait, l’autre lui sauterait à la gorge d’un seul bond. Les balles ne l’arrêteraient pas. Pas assez vite. Les trois autres bondiraient aussi, comme des chiens enragés. Même les plus jeunes avaient cette haine meurtrière dans les yeux. Il calcula un moment les différentes options qui s’offraient à lui. Il pouvait tous les faire tuer. Facile. Mais il y aurait une enquête, c’était la procédure en cas de décès, et c’était toujours ennuyeux. Il y aurait des liasses de papier à remplir et des questions embarrassantes à répondre devant une commission. Mais il s’en sortirait facilement. Ils avaient été attaqués, ils s’étaient défendus. Point. Personne ne mettrait en doute leur version des faits. Aucun risque de ce côté. Non, ce n’était pas cela qui le retenait de donner l’ordre de tirer. C’était plutôt de savoir que lui et sans doute un ou deux de ses hommes seraient physiquement agressés et sans doute blessés avant qu’ils ne puissent stopper leur assaut bestial. Et il n’était pas venu pour encaisser des coups. On racontait qu’un jour, un de ces sauvages, avec trois balles dans le corps, avait eu la force d’arracher l’oreille d’un soldat avec ses dents. On avait dû lui écraser la tête à coups de crosse avant qu’il ne lâche prise. Et même avec la tête en bouillie, on n’avait pas pu récupérer l’oreille. L’autre l’avait sans doute avalée ! L’officier birman n’avait pas envie de subir le même sort. Surtout avec cette pluie qui tombait et toute la vermine qui devait recouvrir leur peau sombre et sale. Une simple griffure s’infecterait à coup sûr et on devrait peut-être l’amputer d’un bras ou d’une jambe. Il avait déjà vu des situations de ce genre. L’officier choisit donc. Il allait laisser vivre cette famille de parasites. Pour cette fois. Et il n’y aurait pas de casse non plus dans leur camp.
Il rejeta la tête en arrière en criant un ordre bref. Les soldats reculèrent tout doucement vers le camion, en tenant toujours en joue les quatre paysans qui les fixaient, farouches. Ils remontèrent tous derrière d’un seul élan. Soulagés. Le véhicule démarrait déjà. La portière avant claqua. L’officier était déjà installé sur son siège. Par la fenêtre, il dévisagea longuement le jeune qui avait osé menacer un de ses hommes. Son regard était comme une promesse silencieuse. Il reviendrait. Il trouverait une occasion de le coincer. Ce n’était qu’une question de temps. Il passa alors lentement l’index sur sa gorge. Un geste que les paysans comprirent parfaitement. Pas besoin de traducteur, certains signes sont universels.
La boîte de vitesse craqua trois fois, puis le lourd véhicule, enveloppé de fumée noire, s’éloigna vers le village tout proche. En quête d’une proie plus facile.
Le père était maintenant près de la vieille. Ils parlèrent longuement. Rapidement. Sans même se protéger de la pluie fine qui tombait toujours. Ils semblaient ne pas être d’accord sur un sujet grave. Puis la vieille s’arrêta de parler et secoua lourdement la tête, les lèvres serrées. Ils se tournèrent alors vers l’aîné des jeunes. Celui qui avait failli bêtement se faire tuer par les soldats birmans. Le père s’avança vers lui et lui mit la main sur l’épaule. Il prit une voix grave comme s’il allait prononcer une condamnation. « Azam, rentre ! Il faut parler. » Le jeune homme hocha la tête. Il avait compris. Ils devaient le faire partir. Loin. Pour le mettre à l’abri. Il suivit son père en baissant les yeux. Sans rien dire.
La vieille aussi se dirigea vers leur maison de bambous et de palmes mouillées. Les deux plus jeunes avaient déjà remis à sa place la plaque de feuilles de palmier que les soldats avaient arrachée. La journée n’était pas encore finie pour eux et ils étaient déjà repartis au milieu de la rizière. Ils avaient encore le temps avant que la nuit tombe. Pour la vieille, par contre, c’était assez. C’était l’heure à laquelle elle rentrait prier. Elle prierait pendant que le père parlerait au jeune Azam et lui annoncerait ce qu’ils venaient de décider. Elle prierait leur Dieu bien entendu. Pas les faux dieux des Birmans. À la fin de la prière, lorsqu’elle serait en paix avec elle-même, ses pensées se tourneraient encore une fois vers son frère. Comme un rituel.
Son frère était une obsession depuis son jeune âge. Son frère occupait presque toutes ses pensées. Il avait pourtant disparu il y avait plus de soixante-dix ans. Elle avait alors à peine cinq ans et son petit frère était encore un bébé. Les soldats étaient venus, comme aujourd’hui. Mais l’issue avait été différente. Il y avait eu des coups de feu. Elle se rappelait bien le bruit qui l’avait assourdie et le sifflement douloureux dans ses oreilles. Elle se rappelait aussi nettement du sang par terre. Beaucoup de sang, qui se mélangeait avec l’eau des flaques. Elle entendait encore parfois les cris. Beaucoup de cris. Dans une autre de ses bouffées de mémoire, elle voyait son père allongé sur le sol. Les yeux grands ouverts vers le ciel. Les soldats avaient également frappé sa mère, mais elle ne se rappelait plus très bien la scène. D’après ce qu’elle savait, les soldats lui avaient arraché des bras le plus jeune des enfants. Un bébé. Son visage était flou dans les souvenirs de la vieille. Mais c’était un visage de bébé, alors on pouvait le remplacer par n’importe quel visage. Elle aurait pourtant bien aimé s’en souvenir. Le plus grand regret est de n’avoir pas pu lui dire adieu. Elle aurait peut-être même eu la force de le prendre dans ses bras de petite fille et de courir loin pour mettre son frère à l’abri. Mais personne n’avait pu intervenir. Ce jour-là tout le monde rampait pour se cacher dans les fossés. Et personne ne savait ce qu’était devenu le bébé. Ou personne ne voulait en parler. C’était comme un tabou dans la famille et on évitait soigneusement le sujet. Il avait disparu, c’était tout. Il y avait beaucoup d’enfants dans les familles. Comme beaucoup ne survivaient pas, c’était un moyen de garantir que quelques-uns seraient encore vivants à l’âge adulte. Les adultes prenaient alors la relève des anciens et s’occupaient d’eux jusqu'à ce qu’ils disparaissent. Et ainsi de suite. C’était le cycle normal de la vie. Alors un enfant qui disparaissait, c’était triste, évidemment, mais on s’en remettait. On avait l’habitude et Dieu prenait soin de ceux qui s’en allaient. Toutefois, la sœur aînée du bébé disparu était persuadée qu’il était toujours vivant. Que les soldats ne l’avait pas jeté dans la rivière ou vendu comme un animal. Depuis le début, elle n’avait eu aucun doute. Il n’était pas mort. Elle savait, ou elle pensait savoir, qu’une chienne l’avait trouvé près de la rivière. La chienne l’avait emmené et nourri. Elle venait de perdre ses chiots et avait reporté son affection sur l’enfant. Et son frère vivait toujours là-bas. Il avait même traversé la frontière et il vivait avec des chiens sauvages. Là-bas. Depuis soixante-dix ans. Elle savait au fond d’elle-même que c’était peu probable, que ce genre de balivernes n’était que des contes, des histoires pour enfants. Mais cela lui faisait du bien.
Elle avait donc décidé d’y croire vraiment. Et elle racontait à tous les enfants du village l’histoire de son frère. Elle imaginait toujours plus de péripéties, avec d’infinis détails et rebondissements. Les histoires de l’enfant-chien étaient plus palpitantes les unes que les autres. Chaque vendredi, une nouvelle histoire pour les enfants, pendant que les adultes et les adolescents allaient à la mosquée. Des générations de Rohingyas connaissaient la légende du frère de la vieille. Et on aimait les histoires de l’enfant-chien. Personne ne la contredisait. Personne ne se moquait. On écoutait toujours patiemment, avec respect, les mêmes radotages d’une grand-mère qui n’avait plus toute sa tête. En se disant que ses contes étaient un moyen de se rassembler autour d’une histoire commune.
Comme ils n’avaient pas d’histoire ancienne et que leur communauté n’était implantée ici que depuis quelques générations, c’était un moyen de se raccrocher à quelque chose. Surtout que ces contes, qui captivaient tous les enfants, vivraient bien après la mort de la vieille. On se les transmettrait sans doute de générations en générations. Même après avoir vu tous leurs biens confisqués. Ils auraient toujours quelque chose qu’ils garderaient précieusement. Des légendes que les bouddhistes ne pourraient pas effacer.
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