Elle n’était pas vraiment belle. En tous cas, pas selon les standards de la beauté infligés en Europe par des mannequins faméliques aux jambes grotesquement longues. Mais même ailleurs, on aurait eu du mal à lui trouver un quelconque attrait esthétique. Son visage était grêlé de marques brunes et de points noirs qui étaient probablement le résultat d’une mauvaise alimentation ou d’une mauvaise hygiène. Et puis il y avait son nez ! Il était aussi busqué que celui d’un philosophe grec et s’ornait d’une grosse boucle d’oreille en métal blanc posée à même la cloison nasale. Ses cheveux d’un noir sans éclat étaient remontés très haut sur le sommet de son crâne par un chignon totalement plat. Ses yeux, très pâles, étaient beaucoup trop grands et faisaient penser à un lémurien. Pour le moment, on les voyait à l’envers. Elle était en effet en équilibre sur sa tête et ses coudes, dans la position dite du « poirier ». Sa minijupe vert bouteille recouvrait presque entièrement son justaucorps blanc sale et masquait ainsi fort opportunément des seins du type « œufs sur le plat » qui n’avaient rien d’appétissant. Pour compléter le portrait, elle avait enfilé un collant rose fluorescent qui dénotait affreusement avec le reste de ses nippes. Elle portait des couleurs qui n’allaient pas du tout ensemble et leur combinaison gênait le regard car on ne s’attendait pas à les trouver juxtaposées. C’était même étrange. Après un moment d’adaptation au contraste violent des teintes dépareillées, son apparence et sa tenue faisaient presque pitié. C’était sans doute voulu.
La fille passa soudainement de la position du poirier à celle de l’appui tendu renversé. En équilibre sur les mains, les pieds tendus vers le ciel. C’était un mouvement difficile qui exigeait de la souplesse et de la force pour projeter d’un coup tout le poids du corps sur les paumes. Surtout qu’elle n’était pas maigre, sans être pour autant grassouillette.
Elle tourna une fois, puis deux, toujours en équilibre et sans que ses jambes ne bougent. Le troisième tour fut plus difficile et elle dut se stabiliser en pliant les genoux, pour ramener son centre de gravité au plus près du sol. Ses bras se mirent à trembler et tout le monde crut qu’elle allait interrompre son mouvement. Mais elle resta sur les mains, malgré l’effort physique que lui demandait un rétablissement à la position précédente. Elle avait du mérite, c’était indiscutable. Ce n’était apparemment pas une gymnaste de classe internationale mais elle s’accrochait courageusement en serrant les dents.
Quelques spectateurs applaudirent mollement. La plupart passaient leur chemin après un bref regard à cette fille des rues en tenue vulgaire qui faisait des acrobaties tristes sur le parvis des Halles. Elle ne serait pas embauchée par le Cirque du Soleil, c’était sûr. Pas avec une performance de ce niveau. Le bonnet en laine posé par terre n’avait recueilli que quelques pièces de un franc, sans doute déposées bien en vue par la fille, pour amorcer un geste charitable parmi l’audience.
Toujours en équilibre sur les mains, elle écarta les jambes à l’horizontale. Le grand écart à l’envers. La position suscita immédiatement un regain d’intérêt lubrique chez les passants mâles. Beaucoup marquèrent un temps d’arrêt pour fixer la fille en minijupe. Il était évident qu’elle ne portait rien sous le collant, tant les formes boursouflées de son entrejambe se devinaient nettement à travers le tissu. Le collant rose avait en plus un long accroc à l’intérieur de la cuisse gauche et beaucoup se mirent à fantasmer que l’accroc allait s’agrandir d’un coup, révélant l’intimité de l’acrobate, vulve ouverte et pointée vers le ciel. C’était à la limite de l’obscénité. Limite habituellement définie selon un subtil consensus sur ce qui était « socialement désirable ». Et là, sur le parvis des Halles, on dépassait sans doute les limites. Mais personne ne s’en offusquait dans l’assistance, du moins ouvertement. Hommes – ainsi que quelques femmes – semblaient comme fascinés par les chairs bombées qui se devinaient sous le tissu rose tendu.
La musique qui l’accompagnait depuis le début de son court spectacle crachotait depuis un vieux magnétophone à cassettes. L’engin avait deux grosses protubérances pour les haut-parleurs. Il était entouré d’un ruban adhésif bleu, pour l’aider à conserver une unité physique qui semblait compromise par des années de service. Sans doute de nombreuses années car les cassettes avaient été remplacées en moins d’une décennie par les disques compacts et on ne trouvait quasiment plus de magnétophone à cassettes sur le marché, à part celui de Saint-Ouen. La touche « marche » manquait et la fille devait à chaque fois enfoncer son petit doigt dans l’orifice correspondant pour le faire fonctionner. L’appareil allait finalement bien avec l’ensemble et renforçait le caractère pathétique du spectacle.
L’air qui dégorgeait du magnétophone était un grand classique de Led Zeppelin, « Stairway to Heaven ». C’était assez bien choisi car tout le monde aimait « Stairway to Heaven ». En particulier les cinquantenaires, nostalgiques, qui avaient tous un jour appris les paroles par cœur. Les cinquantenaires avaient une probabilité plus importante de libérer quelques pièces ou petits billets de leur portefeuille. Ils étaient installés dans la vie, n’avaient plus d’enfants à charge – pour la plupart – et commençaient à regretter de n’avoir pas plus donné aux pauvres dans leur jeunesse. Ils étaient à une époque de leur vie où on veut se racheter de n’être pas parti un jour avec Médecins Sans Frontières. C’était ce « cœur de cible » que les associations caritatives préféraient, ceux qui un jour sautaient le pas et se mettaient à parrainer avec application un enfant du Cambodge ou du Pakistan.
La fille était toujours en équilibre sur la paume des mains. Cela commençait à susciter de l’admiration, ou du moins de l’intérêt, dans le cercle des spectateurs qui, petit à petit, grossissait. Elle posa finalement ses pieds sur le sol et s’accroupit dans la position du fœtus. Elle resta prostrée quelques secondes pendant que Jimmy Page entamait son fameux solo de guitare. Puis la fille au collant rose se remit sur les mains et fit passer ses jambes à l’horizontale, de chaque côté de ses bras. Le bout de ses ballerines pointait vers les spectateurs comme pour les apostropher ou leur signaler quelque chose. Mais les regards étaient de nouveau rivés sur l’entrejambe de la fille et le collant rose trop serré sur ses parties intimes turgescentes.
Ce fut à ce moment que l’évènement se produit. Un homme se détacha des spectateurs. Il portait un jean et un survêtement à capuche, comme beaucoup de jeunes sur le parvis des Halles. Sa capuche était relevée et on ne voyait pas son visage. Il marqua un temps d’arrêt au bord du cercle. Comme pour s’assurer que personne n’allait se mettre devant lui. Puis il bondit vers la jeune acrobate, passa devant elle à toute vitesse et saisit le magnétophone à cassettes d’une main. Sans arrêter sa course il fonça vers la partie la plus clairsemée de l’assistance, se faufila entre deux touristes asiatiques et disparut par le passage qui menait à la station de métro Châtelet-Les Halles. L’évènement n’avait duré que trois petites secondes.
Stupéfaction. Que s’était-il passé ? Ce que les pupilles avaient enregistré arriva finalement aux cerveaux de la cinquantaine de spectateurs qui avait assisté à la scène. Un murmure de surprise s’éleva finalement. Mais l’homme était déjà loin et personne n’avait eu le réflexe de lui barrer le chemin. Même s’ils avaient eu le temps et le réflexe, il est peu probable que quiconque se soit interposé, de peur de prendre un mauvais coup. Surtout avec une racaille qui dissimulait à coup sûr un cutter dans sa poche !
La fille mit quelques instants supplémentaires pour réaliser. Il n’y avait plus de musique. C’était peut-être l’absence du fond sonore familier qui la fit revenir à la réalité. Ce qui venait de se passer avait du mal à former une information claire dans son espace de traitement. Elle était trop concentrée par son effort de gymnaste pour pouvoir réagir rapidement à un imprévu de ce genre. Elle se mit finalement debout et esquissa un pas vers l’entrée du métro. Elle s’arrêta aussitôt, comprenant qu’elle ne pouvait plus rien changer à la situation. Elle poussa alors un cri bref : « Oh ! ». L’appel résonna bizarrement net sur les murs de la petite place. Comme si la fréquence avait été réglée pour entrer en résonance avec les parois de verre qui entouraient le parvis. Au retour du premier écho, son visage changea d’un coup d’expression comme si elle avait encaissé une gifle. Tout le monde vit qu’elle avait enfin compris. On venait de lui voler, à l’arrachée, son magnétophone à cassettes. Et la cassette de Led Zeppelin qui s’y trouvait. Ses épaules s’affaissèrent alors d’au moins vingt centimètres. Comme une marionnette d’un théâtre d’ombres dont on relâche les ficelles. Elle regarda autour d’elle, hagarde. Son visage se décomposait muscle par muscle. Comme un immeuble qui s’effondre, dynamité de l’intérieur. Tout semblait lâcher prise. Elle perdit toute contenance adulte en un instant étonnamment bref. Ses joues marbrées se couvrirent de rouge et ses grands yeux se dilatèrent encore un peu plus. On aurait dit une toute petite fille à qui on arrache sa poupée favorite.
– Mais c’est tout ce que j’avais !
D’une voix forte, elle lâcha cette phrase simple sans colère. Comme une évidence, comme une supplique, avec une infinie tristesse qui donna la chair de poule à l’assistance.
Les spectateurs avaient d’abord eu l’air outrés. Ils se regardaient et commençaient à se parler les uns les autres, comme s’ils se connaissaient. Le mot « salaud » revenait dans presque tous les murmures d’indignation. La foule, progressivement, devenait une unité qui partageait la même opinion sur ce qu’ils avaient vu. Ce n’était plus des individus épars qui passaient en vitesse pour aller s’engouffrer dans leur rame de métro ou de RER. Ils avaient, sur le moment présent, construit une « identité temporaire », celle d’un groupe qui vient d’assister à une scène grave et qui réagit ensemble. Même si ce sentiment d’appartenance devait s’effacer dans quelques minutes, ils étaient quand même tous unis en ce moment précis par le coup du sort qui venait de frapper la petite acrobate.
La fille s’était assise, avait mis sa tête entre ses bras et pleurait abondamment. Sans bruit, ce qui était encore plus impressionnant. Son corps se soulevait à longs intervalles et s’affaissait brutalement. Elle semblait complètement désespérée, au bout du rouleau. Les spectateurs pouvaient alors imaginer tout le poids d’une existence ratée. C’était comme un livre ouvert. Devoir se contorsionner de façon indécente dans la rue pour pouvoir manger quelque chose au jour le jour. Elle était tombée plus bas que tout ce qu’elle avait sans doute redouté au cours des moments d’angoisse de sa courte vie. Elle devait loger dans un squat, ou pire, dans la rue. Personne n’était avec elle pour l’aider ou la protéger. Elle semblait seule au monde et incarnait à ce moment la tristesse la plus poignante qu’un esprit humain puisse se représenter. Beaucoup se dirent que, si cela leur arrivait, s’ils atteignaient cette extrémité du désespoir, alors ils choisiraient d’arrêter de vivre. La Seine n’était pas loin et pouvait tout effacer pour recommencer à zéro. C’était sans doute ce qui devait passer dans la tête de la pauvre acrobate avachie à même le sol dur de la place. Ce que tout le monde ressentait était bien au-delà de la pitié et de l’indignation.
Quelque chose d’inattendu se produisit alors. La foule, émue, bougea. Les gens se tournaient les uns vers les autres en se demandant quoi faire. Une vieille dame s’approcha de la fille et lui mit la main sur l’épaule. – Je suis désolée ma petite. C’est vraiment un salaud le type qui a fait ça.
Elle se pencha vers le bonnet et déposa une pièce de dix francs.
Un homme en costume cravate et attaché-case se détacha à son tour et vint déposer un billet dans le bonnet.
D’autres suivirent, avec chacun un petit mot gentil pour la fille qui continuait à pleurer en silence et ne répondait même pas aux paroles de réconfort, comme si elle était absente, totalement partie, noyée dans son chagrin et le désespoir d’une vie qui aujourd’hui avait décidé de lui dire qu’elle était une vraie ratée. Tout le monde se précipitait maintenant. Il y avait la queue devant le bonnet de la jeune fille qui se remplissait rapidement. Et pas de petites pièces comme c’est le cas d’habitude pour les mendiants ou musiciens des rues. Chacun voulait donner comme les autres, dix ou vingt francs. Il y avait même eu un billet de cinquante francs déposé sans un mot par un vieillard élégant marchant à l’aide d’une canne.
Les gens avaient le sentiment d’avoir fait leur devoir, satisfaits d’avoir contribué, en groupe, à racheter une injustice. C’était quand même autre chose que de donner de l’argent à des paresseux qui se trémoussent dans la rue en grattant une guitare désaccordée ou qui jonglent avec les bouteilles qu’ils venaient de boire.
Puis les justiciers improvisés se désunirent et reprirent chacun leur route, vers leur métro ou leur magasin préféré dans lequel ils allaient finalement dépenser beaucoup plus que ce qu’ils venaient de donner à cette malheureuse.
Quand il n’y eut plus personne, la fille se leva. La tête toujours baissée, on ne voyait pas ses yeux. On devinait cependant qu’elle fixait, incrédule, le bonnet de laine qui débordait de pièces et de billets. Il y avait là de quoi racheter un autre appareil, neuf. Et même plusieurs. Elle ramassa le précieux butin et le cacha contre elle, comme si elle craignait que quelqu’un ne surgisse de nouveau et la dépossède de ce qui était maintenant à elle. Toujours serrant le bonnet contre sa poitrine, sans même lever les yeux, elle se dirigea à pas rapides, vers l’entrée du métro toute proche.
Un homme en uniforme bordeaux, sans casquette, ouvrit soudain une porte vitrée du centre commercial.
– Hep, mademoiselle !
La fille ne se retourna même pas et accéléra son allure, courant presque maintenant. Arrivée aux portiques, elle enjamba la barre du portillon dans un mouvement disgracieux, en se déhanchant exagérément. De l’autre côté, elle se pressa encore en rasant les murs d’interminables couloirs qui semblaient vouloir l’égarer dans un labyrinthe de faïence. Comme pour se moquer d’elle. Elle prenait les intersections en pivotant brusquement, comme si elle réagissait à chaque fois à une décharge électrique qui la faisait bifurquer et la ballottait d’un mur à l’autre. Finalement, elle dégringola des marches donnant accès à un quai. Elle s’engouffra dans une rame qui allait partir, au moment où hurlait le son long et désagréable de la sirène qui commandait les Parisiens depuis des décennies. Elle ne levait toujours pas la tête, semblait être perdue dans une autre dimension, sans doute un monde où elle n’aurait pas besoin de mendier pour vivre. Elle s’affaissa sur une banquette. Ce n’était pas une heure de pointe et il y avait de la place pour tout le monde. Elle restait tête baissée, comme si elle pleurait silencieusement, toujours sans bruit mais sans les longues secousses qui avaient animé son corps quelques instants après le vol. Personne ne faisait attention à elle. Il n’y avait dans ce wagon aucun des spectateurs qui avaient assisté à son infortune, puis à sa chance retrouvée.
Elle changea à Belleville et descendit station Saint-Ambroise. Le regard toujours baissé, elle remonta la rue Marcadet. Devant le numéro 21, elle sortit une petite clé d’une poche dissimulée dans la doublure de sa ceinture. Elle grimpa en courant les escaliers, comme si elle voulait échapper à quelque chose, comme s’il lui tardait d’être en sécurité quelque part. Chez elle.
La porte n’était pas verrouillée. Elle entra et claqua le lourd battant derrière elle. Le petit appartement de deux pièces était en désordre. De la vaisselle sale traînait sur la table, entre prospectus, vêtements et cassettes. Sur un matelas à même le sol, un type tout habillé, avec ses baskets encore aux pieds, était allongé en position latérale. Il ne bougea même pas à l’arrivée de la fille. Près de la paillasse, une petite table de nuit était couverte d’objets divers. Une coupe en métal utilisée d’habitude pour manger de la glace, une bougie chauffe-plat, un petit briquet jaune et un verre à haut bord. Dans le verre, une seringue, aiguille vers le bas.
– Ben tu n’as pas perdu de temps ! lança la fille. – … – Et il ne m’a rien laissé en plus, j’y crois pas !!!
Elle alluma une cigarette et se mit à aligner sur la table les billets et les pièces en tas de même valeur. Elle compta deux fois le total.
– Trois-cent soixante-trois francs. Pas mal. C’est quand même mieux qu’au Luxembourg, hein ?
Le type allongé ne répondait toujours pas.
– Le vigile de la FNAC m’a reconnue, on ne pourra pas revenir avant un moment. – … – Oh, tu m’écoutes ?
Elle commençait à trembler légèrement. Et ce n’était pas à cause du poids de son corps, comme tout à l’heure. Elle fixa longuement la seringue vide. D’un geste rageur elle écrasa finalement sa cigarette dans le pot de fleurs qui servait de cendrier.
– Enculé !
Elle introduisit le petit doigt dans un trou du magnétophone à cassettes posé sur une chaise. La voix de Robert Plant, qui se voulait d’une infinie tristesse, ponctuait le standard de Led Zeppelin.
« And she’s buying a stairway to heaven… »
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