Il était une fois un octogénaire pétant de santé, à la crinière d’un blanc de neige et au teint buriné de coureur des mers, qui pianotait sur un clavier d’ordinateur, une paire de lunettes à double foyer juchée sur le bout du nez. C’était un bel homme qui ne faisait pas son âge, grand, costaud, à peine épais, superbes fausses dents blanches et vêtu d’élégante façon : veste de velours vert chasseur, pull à col roulé de couleur rouille, pantalon de lin beige clair. Le genre œillet à la boutonnière qui met le feu dans les homes avec des chansons de Jean Sablon ou André Claveau.
Pour l’instant, il cherche avec application un ‘chat’ ou un forum sur lequel il pourrait échanger avec d’autres petits vieux des considérations de personnes âgées ou évoquer avec faconde le temps béni où il régnait dans les colonies. « Compwis, mon commandant… à wotwe sewvice ! »
Une tasse de café fume près de sa main poilue aux veines saillantes. Le studio autour de lui est envahi de bouquins, revues, poufs et bibelots divers, qui indiquent clairement une présence jeune et féminine, mais n’en tirez aucune conclusion scabreuse… Jean Ribaux fait du baby-sitting chez sa petite-fille et profite du sommeil de l’arrière-petit-fils pour s’initier (assez bien d’ailleurs) aux mystères de l’informatique et du www, le world wide Web.
***
Napoléon : Bonjour Mamiblue, comment va ?
Mamiblue : Pas mal Napo… J’ai demandé a Elvis pour ton 33 tours… Il va s’informer.
1mecseul : Hé ho Rital, t’es toujours là ? Et cætera.
Les petits messages colorés, le plus souvent phonétiques, se poussent les uns les autres par saccade et grimpent lentement vers le haut de l’écran où ils disparaissent derrière une bannière que traverse toutes les dix secondes une voiture japonaise.
On se croirait dans une rame de métro avec trente-six personnes qui bavardent en même temps de trente-six choses différentes et notre beau vieillard (léger parfum de Vétiver) suit ces bribes de vie en hochant la tête avec commisération. Car on ne peut pas dire que ce soit bien passionnant.
Il cherche un site 3x20 et retombe inlassablement sur ces colonnes d’inepties virtuelles qui l’amusent, sans doute, mais sans répondre à son attente : trouver un correspondant qui a connu le Congo dans les années 50 ou qui, comme lui, souffre honteusement d’hémorroïdes qui l’empêchent de s’asseoir correctement à table. Une tâche de couleur jaune citron attire son attention, une barrette de quelques caractères qui essaie de s’intercaler dans la file et répète timidement :
Méméjeune : Bojour… Méméjeune : Bojour…
Une petite voix fluette à laquelle personne ne semble s’intéresser et dont le minuscule trait lumineux monte par à-coups, entraîné dans la file des autres messages.
Méméjeune : Bojour…
Jean Ribaux pousse son curseur tout en haut de la page, clique sur le bouton ‘inscription’, comme sa petite-fille le lui a appris, se choisit un pseudonyme, Arlequin, et tape un message qui se glisse aussi vite dans la liste.
Arlequin : Bonjour Méméjeune, bonjour avec un ‘n’...
La réponse se fait attendre et il comprend que de l’autre côté de la toile, quelque part à cinquante mètres de l’appartement où il se trouve ou à mille kilomètres de là, à Marseille par exemple, une vieille dame cherche, un doigt suspendu en l’air, la ou les lettres qui compléteront son message… puis soudain :
Méméjeune : Bpnk…
La barrette jaune saute d’un cran, emportée aussitôt par les traits rouges et bleus de deux autres chatteurs en plein délire. Et enfin, à nouveau :
Méméjeune : Bonjour.
***
« Ah, voila qui est mieux… » s’exclame l’ancien en levant les mains en l’air. Elles retombent déjà sur le clavier pour frapper avec l’aisance de quelqu’un qui a beaucoup dactylographié :
Arlequin : Que faites-vous au milieu de ce mic-mac ? Vous avez l’air perdue ? Il se lève et va remplir sa tasse à la cuisine, certain que, de l’autre côté, on mettra bien une minute pour répondre. De fait, l’écran a le temps de se remplir aux trois quarts avant qu’un nouveau trait phosphorescent réapparaisse :
Méméjeune : Jatten Mamie…
Ribaux contemple, interloqué, la petite phrase qui grimpe par à-coups sur l’écran, poussée par les autres intervenants, puis enchaîne :
Arlequin : Je ne comprends pas, qui est Mamie ?
La réponse arrive déjà plus vite. On commence tout doucement à s’habituer…
Méméjeune : Mamie est pati chercher des clopes…
Une hésitation déjà remplie par d’autres lignes rouges et vertes, puis à nouveau du jaune…
Méméjeune : Jé pas droit de touché a l’ordi…
Mais bon sang, se demande notre octogénaire, avec qui suis-je en train de chatter ?
Arlequin : Qui êtes-vous ?
La réponse est quasi immédiate.
Méméjeune : Magda.
Arlequin : Bonjour Magda, quel âge as-tu ?
Méméjeune : i2…
Un flottement… puis la correction.
Méméjeune : 12… et toi ?
***
Pause. Ce qui va suivre demande un peu d’explications, ce que les politiciens appellent, dans les débats télés, une remise dans son contexte.
Jean Ribaux n’a pas toujours été l’aïeul sympa, original et plein de sagesse, que la famille vénère. Enfant turbulent et bagarreur, ses parents l’orientèrent vers l’armée autant pour s’en débarrasser que dans l’espoir de le ‘redresser’, comme on disait à l’époque. Bien leur en prit, car le jeune sauvage monta rapidement en grade et devint même la coqueluche des bals de quartier, où son uniforme fit bien des ravages dans les basses-cours.
C’était un aventurier et l’Afrique convint tout particulièrement à son tempérament de fonceur. Puis, l’âge aidant, ainsi qu’un mariage heureux, il se calma pour devenir ce chêne plein de vigueur que ses camarades de collège envient et jalousent un peu lorsqu’ils se retrouvent une fois par an au dîner des anciens.
Tout ceci pour tenter d’expliquer sa réaction infantile à la question posée par Magda…
Méméjeune : 12… et toi ?
Sa main hésite un instant au-dessus des touches, ses doigts s’agitant dans l’air, puis l’index et le majeur retombent sur le pavé numérique et frappent…
Arlequin : 14
Un gros mensonge de 69 ans !
***
Méméjeune : Cool… que fé tu dans ce site de viok ?
Arlequin : La même chose que toi. Mon grand-père est parti promener le chien et a laissé l’écran ouvert…
Les messages s’intercalent maintenant dans le flux comme autant de petites bouteilles à la mer et Ribaux sent monter en lui une grande bouffée d’air frais, un parfum de printemps, une émotion étrange et vivifiante qui enflamme son vieux cœur un peu desséché.
Maintenant, la petite bavarde comme une pie et lui raconte sa vie d’ado dans le menu détail, avec un nombre de fautes au centimètre qui défie l’entendement.
Tout y passe. Sa meilleure amie, Nana, à qui on a fourgué un Ipod chinois, une vraie camelote dont la pomme n’était même pas croquée ! Il n’y a pas assez de mémoire pour un album et presque pas de volume ! Une vraie arnaque… Le jean baggy que sa mère lui a acheté, un bleu délavé qui déchire…
Le bouquin qu’elle doit lire pour la fin du mois, un truc chiant, plus de cent pages imprimées tout petit avec un titre de rapeur ‘j’irai cracher sur vos tombes’…
Notre octogénaire sourit, s’esclaffe et s’amuse comme un fou en se contentant de relancer le moulin à paroles avec quelques interjections du genre Oh ! ah ! Et alors ? Pas une seule fois Magda n’a demandé ce qu’il faisait ou ce qui l’intéressait, toute remplie de sa petite personne, sans même s’étonner des réponses de son vis-à-vis, rédigées en bon français et exemptes de fautes d’orthographes.
Et puis soudain :
Méméjeune : Voila Mamie qui rentre… Je coupe… Mercredi 2h, ca colle ? A+
***
La BMW de Ribaux est presque aussi vieille que lui, mais son moteur ronronne comme un chat assoupi devant un feu de bois. Il descend l’avenue de Tervueren à petite allure en direction de Waterloo, où il occupe une villa beaucoup trop grande pour lui depuis la mort de Rosa, mais qu’il ne se résout pas à quitter. Peut-être à cause du jardin, une pelouse mal entretenue entourée d’arbustes où se nichent les oiseaux.
« A+ » ? Qu’est-ce que cela signifie, se demande-t-il en longeant les étangs Mellaerts, devant lesquels se promène un couple de pensionnés autour duquel gambade un chien fou, la queue en accent circonflexe.
Une formule algébrique ? Un code informatique ? Ou alors ‘A’ pour amour et ‘+’ pour beaucoup… le genre ‘peace and love’ des années 80 ? Douze ans. Comment était sa petite-fille à cet âge-là ? Il l’ignore, car c’était l’époque où son fils avait accepté ce poste commercial en Suède…
Il imagine sa chatteuse avec des cheveux courts, rouges ou bleus, hérissés de toutes parts comme les modèles des magazines pop. Il les voit défiler en riant dans la rue, toujours par deux ou par quatre, bras dessus, bras dessous, effrontées et moqueuses, ivres de jeunesse et sûres de plaire.
Qui sait, peut-être porte-t-elle un brillant sur la narine ou, pire, un clou sur la langue comme la nouvelle caissière du grand magasin qui, elle, par contre, a l’air de s’emmerder ferme avec ses grands yeux vides, fardés de noir ?
Un coup de klaxon appuyé lui rappelle que le feu rouge devant lequel il traîne rêveusement est passé au vert depuis trois secondes trois dixièmes. Il esquisse un geste d’excuse et passe la première, tandis que l’impatient le double avec un regard noir et méprisant. Un gamin de quarante ans qui fonce à toute allure dans le mur qui l’attend au bout de la vie.
« Dégage hé, grand-père ! » Il disparaît déjà à l’horizon.
‘Arrière grand-père’, précise Jean en souriant in petto. La voiture rugit un peu. Il passe la deuxième.
Magda. Drôle de nom pour une ado du vingt et unième siècle ? Lui qui pensait qu’elles se prénommaient toutes Nathalie, Cindy ou Jennifer ? Ce soir, il va terminer le plat chinois qu’il n’a pu finir hier. Le temps de ranger les assiettes et couverts dans le lave-vaisselle puis de mettre le café en route, il sera tout juste temps de plonger dans le fauteuil, le dos bien calé par deux grands coussins, pour suivre le match de la ligue : Arsenal contre Villa Réal. Les anglais vont gagner, c’est couru.
Et mercredi prochain ? On verra… répond l’octogénaire au visage usé qui le regarde dans le rétroviseur. Y’a pas le feu au lac. La forêt de Soignes se referme sur la grosse berline qui glisse à cinquante à l’heure vers le sud.
***
« Hé bien, Papi… On peut dire que t’es mordu ! » s’écrie la petite fille, en bouclant la ceinture de sa veste Chanel, « … tu dragues ou quoi ? »
« Tu ne crois pas si bien dire… » répond-il en l’observant par-dessus ses bésicles, les doigts suspendus au-dessus du clavier. « Et le p’tit bout ? »
« Il dort comme un ange. Je t’ai fait du café. Je rentrerai vers six heures… » Elle prend son sac au vol, lui donne un bisou sur la joue et ouvre la porte, lorsqu’il la rappelle avec sa belle voix ‘à la Jean Rochefort’.
« Dis-moi, ma Puce… que signifie ‘A+’ ? »
Elle le regarde, interloquée, ses jolies boucles blondes ondulant autour du visage. « Mais ma parole, tu chattes ? »
« Mais bien sûr, qu’est-ce que tu crois ? » Il hausse les épaules d’un air faussement accablé, « … si on ne peut plus rien demander ! »
« À plus tard… ‘A+’ veut dire, à plus tard. C’est une expression de jeunes, un truc pour SMS. Bon, je file, je vais être en retard… »
Le battant claque derrière son dos et notre bisaïeul retourne à son écran sur lequel défilent depuis quelques minutes déjà les barrettes colorées des Trucmuch et autres Grandezoa qui s’échangent leurs dernières vannes.
‘À plus tard ! Tu aurais pu trouver tout seul…’ se dit-il en faisant une moue désabusée, ‘… tu vieillis, mon vieux. Tu vieillis !’ Un coup d’œil sur le bas de la fenêtre Windows, à droite. 13 : 52. Il a encore le temps de se préparer un expresso à la cuisine.
***
Méméjeune : Bonjour… avec un n… me sus entrainé… tè la ?
Il est quatorze heures pile et le message jaune citron clignote timidement en commençant déjà à grimper sur l’écran, poussé par un Wilfried vert bouteille et une Marylin rouge fluo.
Arlequin : Bonjour, tu es à l’heure…
Méméjeune : Me sus ouver un salon…clik en ho sur salon é tape Magda…
Un salon ? Pour Jean Ribaux, ce terme a deux significations possibles. Un endroit pour intellectuels où on échange des considérations pédantes sur ‘Les bienveillantes’. Ou une alcôve retirée dans un bar où on peut tripoter une entraîneuse, pour autant qu’on renouvelle sa coupe de champagne toutes les cinq minutes. Vu les circonstances, il doit forcement exister une troisième explication ?
Il examine son écran et remarque en effet, en haut à droite, en-dessous d’une bannière lui proposant de trouver l’homme de sa vie, un onglet grisâtre intitulé ‘Autres salons’. Il clique dessus et ouvre une fenêtre pop-up qui lui demande un nom. Il tape Magda.
Ça y est, elle est là… petit trait jaune qui scintille doucement comme une étoile sur une vaste page blanche. Car tous les autres ont disparu. Envolés comme une nuée de moineaux piailleurs. Ils sont seuls.
Méméjeune : T’en a mis du tan…
Arlequin : Je suis content de te retrouver, comment vas-tu ?
Méméjeune : Mè tarrivé un truc pas possib…
Et la voila repartie dans un maelstrom d’aventures extraordinaires, où sa prof d’histoire a un bas qui file, Nana un voisin qui ressemble à Jérémy de la Starac, un vieux qui a au moins seize ans, et elle une grosse entorse à la cheville. En dévalant l’escalier pour prendre le téléphone…
Ribaux est ravi et boit des yeux ces florilèges d’enfant qui s’envolent sur l’écran comme des bulles de bande dessinée. Il intervient de temps à autre avec un ?? un !! ou un émoticon. Ça suffit.
La gamine continue à mouliner et mouliner comme quelqu’un qui pédale dans le vide sur un vélo d’appartement. Intarissable. À croire qu’elle a vécu depuis un an avec un sparadrap sur la bouche.
Elle est lion, ce sont des gens volontaires et narcissiques, mais ignore ce que cela signifie… À l’école, ils sont devenus fous et donnent des devoirs tous les jours, même le week-end. Une devinette : ‘qu’est-ce qui est blanc quand il est sale et noir quand il est propre ?’ Il cherche, ne trouve pas. Et à l’instant où il donne sa langue au chat...
Méméjeune : Mamie è la… je coup … à mercredi… A+
Elle ne lui a même pas demandé son nom.
***
Plusieurs semaines ont passé. Dans la cuisine de Waterloo, les rayons du soleil tombent presque droit sur le frigo, signe qu’on vient d’entrer dans le mois de juillet. C’est dimanche, il fait étouffant et on entend à travers la fenêtre ouverte pétarader la tondeuse du voisin. Un bourdon entre en rase-mottes dans la pièce mais repart aussi vite, déçu sans doute de ne pas y trouver de fleurs.
Notre octogénaire rêvasse devant un café tiède, les coudes appuyés sur la nappe en plastique de la table. Il transpire, malgré la chemise largement échancrée sur sa gorge de dindon, et s’éponge avec un essuie-vaisselle. L’avantage d’être veuf. La télé joue toute seule dans le salon. Une étape d’un tour de France auquel il n’arrive plus à s’intéresser.
Elle n’appelle jamais le week-end, à cause des ‘vieux’. En semaine, c’est plus facile. Elle arrive à la maison vers 16h30 et peut chatter avant que se mère ne rentre du boulot. Car entre-temps, notre ancêtre s’est acheté un portable et loué une connexion à haut débit. C’est sa petite-fille qui est venue la lui installer, avec un tas de commentaires et de sous-entendus qu’il a su éviter avec habileté. Mais bon… au moment de démarrer le moteur de sa Panda, elle a quand même eu le temps de lui souffler dans l’oreille, mi-figue, mi-raisin : « Fais gaffe Papi… n’oublie pas de sortir couvert ! »
Il a regardé le ciel bleu d’un air consterné en se demandant ce qu’elle voulait dire par là. La voiture tournait déjà au coin de l’avenue.
Mais jamais le dimanche. Magda n’appelle jamais le jour du seigneur et rarement le samedi. Soupir. Il n’aime pas les jours sans. D’autant plus qu’ils deviennent de plus en plus longs, maintenant que le soir tombe après le grand film et que les merles, pinsons, mésanges et autres rouges-gorges font un tel ramdam dans le feuillage qu’il n’arrive plus à s’endormir avant minuit.
En plus, c’est bientôt son anniversaire ! Dans quelques jours, le 27. Après, elle suit ses parents en Espagne et il ne verra plus son petit clin d’œil jaune sur l’écran pendant tout un mois, trente fois vingt-quatre heures !
***
Poney : Tè là ? (elle s’est choisie un pseudo depuis qu’elle chatte au départ du PC familial) T’inquiètes… un copain m’a expliqué comment deleter les historiques.
Arlequin : Oui, je suis là… toujours, pour toi.
Les messages se suivent dix fois plus vite, les doigts volent sur le clavier rendant l’échange presque naturel, comme celui d’une conversation.
Poney : M’es tarrivé un truk pas possib…
Arlequin : Attends, j’ai quelque chose d’important à te dire…
Poney : (tête étonnée d’un émoticon jaune)
Ribaux se passe lentement des doigts déformés par l’arthrose dans sa crinière blanche, observe un instant la petite tête ahurie qui clignote doucement au bas du salon vide, respire profondément comme s’il avait une éponge mouillée au fond de la gorge, puis se lance, tête baissée, avec l’intime conviction de commettre une gaffe.
Il explique à la petite, qui reste muette et plisse probablement les yeux pour déchiffrer le déferlement de caractères qui envahit son écran (c’est bien la première fois qu’Arlequin parle autant), que lui aussi va partir en vacances, en Italie, et qu’ils ne se parleront donc plus pendant un mois… (envoi)
Il lui rappelle que ce sera bientôt son anniversaire et qu’il aimerait lui offrir un cadeau, en signe d’amitié… une surprise. Il est certain que cela lui fera plaisir… (envoi)
Mais pour cela, il faudra évidemment qu’ils se rencontrent ! (envoi)
Surtout qu’elle ne s’inquiète pas… il ne cherche pas à la draguer, une simple rencontre de copains (envoi)
Ils pourraient se voir à la terrasse d’un café, à mi-chemin entre l’école et la maison… (envoi)
Le 27 est un mercredi. Il a congé l’après-midi. Elle aussi sans doute ? (envoi)
Il dira à ses parents qu’il doit passer chez un ami pour compléter une feuille de devoirs… peut-être qu’elle pourrait s’arranger de la même façon avec Nana ? (envoi)
Il s’arrête le souffle court, la sueur au front et le cœur qui bat la chamade. Il a tout sorti d’une seule traite et regarde, presque hébété, la page complète qu’il vient de taper et le prompteur qui clignote derrière le dernier caractère en attendant une suite, ou plus exactement une réponse.
Cinq… ou dix… ou vingt secondes s’écoulent. Le temps peut s’étirer comme un élastique, quand on attend les yeux exorbités par le doute et l’impatience. Et toujours pas de réaction, comme si elle avait coupé la transmission. Il tente un dernier appel.
Arlequin : C’est d’accord ? Après ce sera trop tard ?
Et enfin, après une nouvelle attente, interminable, un petit point jaune, minuscule, phosphorescent, plus timide qu’une fillette qui remet un bouquet de fleurs à la Reine venue visiter son école, un trait lumineux d’un centimètre frissonne au bas de l’écran.
Poney : Où et quand ?
***
Mettons immédiatement les choses au point. Notre brave vieillard n’a strictement rien d’un pédophile et sa libido, par ailleurs fort diminuée, ne joue aucun rôle dans cette histoire. Mais il voudrait la voir, même de loin, comme un octogénaire qui perd le goût de vivre tente une ultime fois de caresser un enfant du regard…
Il pourrait se consacrer au petit bout qui dort dans le berceau de sa petite-fille, c’est vrai.
Mais son rêve, son grand film cinémascope, c’est de contempler, comme un tableau, une petite demoiselle dont les yeux brillent de bonheur et de fierté à la seule évocation de la vie qui explose en elle, comme les bourgeons du printemps.
Le bouton de rose, quelques instants avant d’éclore. Le ruisseau argenté qui rebondit sur les cailloux avant de se transformer en cette belle rivière limoneuse qui serpente paresseusement sous les frondaisons.
Est-ce mal, scabreux, insidieux, voir les prémices d’un dérapage pervers ? Ribaux ne le pense pas, mais s’étonne quand même de la fébrilité qui l’anime. Il a même l’impression de revivre un rendez-vous très ancien, alors que lui-même, encore adolescent, scrutait à s’en dessécher les yeux, le fond d’une rue où devait apparaître celle qui avait accepté de le retrouver.
Tout a changé et tout est pareil. Il a choisi pour cette rencontre, sans doute la dernière de son existence, un bistrot pour touristes qui forme l’angle de l’avenue des Gaulois et de l’avenue de Tervueren, juste en face du parc du Cinquantenaire et du métro Mérode. Une vaste terrasse dallée de schiste et entourée d’un petit muret de moellons sur lequel reposent des jardinières fleuries surmontées de claustras envahis de plantes grimpantes.
Une vingtaine de tables rondes en fer avec un parasol punaisé en leur centre et deux lauriers tige boule dressés sur leurs bacs en teck devant l’entrée. Un coin presque champêtre, avec vue imprenable sur la triple arcade du musée que surplombe le célèbre quadrige en bronze. Mais c’est aussi un endroit de grand passage, surtout en cette période de l’année, donc discret. Jean Ribaux s’est posté dans un coin reculé.
De là, il peut, sans se faire remarquer, observer à travers les fougères le trottoir de l’avenue et l’escalator du métro, d’où émergent et plongent des flopées de citadins pressés en lunettes de soleil, bermudas, chemises hawaïennes, tops et robes à fleurs.
Il n’est que 13h30. Il lui reste une demi-heure pour considérer le spectacle et se préparer.
***
Une gamine surgit à l’instant, très jeune, en apparence décontractée mais dont les yeux font rapidement le tour de la terrasse, sans s’arrêter sur le vieux beau qui lit son journal. Elle porte un pantalon kaki, des kickers assortis et une tunique vaporeuse, dans les tons verts, qui descend à mi cuisses. Ribaux hésite… trop grande à son goût et puis ces cheveux d’un noir de jais qui lui tombent sur les épaules ? Il croit se souvenir que Magda est blonde et les porte courts.
Elle tient un portable à l’oreille et parle, tout en jouant avec une mèche sur laquelle elle a enfilé un chapelet de fines perles multicolores. Elle ne cherche pas à s’asseoir et gesticule avec un bras bronzé couvert de bracelets fluos. Elle est trop loin pour qu’il entende la conversation, mais notre octogénaire ne la sent pas. Non, ça n’est pas elle et puis… il est trop tôt. À moins que…
Nana ! C’est Nana.
Quand ell m’cass la têt, j’la traite de grand latte ! Tu devrais voir alors comm elle est mauvaise…
Elle a envoyé son amie en avant-garde !
Il la reluque à la dérobée (ça discute ferme) et sent une émotion inexplicable l’envahir. Magda est là, quelque part dans les environs, de l’autre côté du boulevard peut-être, ou près de la camionnette du marchand de glaces, à l’entrée du parc.
Il regarde discrètement aux alentours, mais ne remarque rien de particulier, sinon un groupe d’écolières en jean et t-shirt avec des sacs à dos et de larges besaces en toile qui pendouillent sur les hanches. Trop jeunes, trop nombreux, trop quelconques.
***
La grande latte est repartie, en même temps qu’un groupe de touristes allemands aussi vite remplacés par une invasion familiale, avec père bedonnant en short, mère affairée en transpiration, poussette trois roues et trois petits crânes rasés courts sur pattes qui grimpent en se bousculant sur les fauteuils en tôle peinte.
Il est moins cinq et Jean Ribaux est si agité qu’il voit distinctement le sang filer dans les grosses veines bleutées qui affleurent sur le dos poilu et fripé de ses mains. Son cœur cogne comme s’il essayait d’enfoncer la porte de sa maigre poitrine et… La voilà.
Jésus, Marie, Joseph… qu’elle est jolie ! Blonde et bouclée comme le blé qui ondule au soleil de l’été, quelques tâches de rousseur friponnes et de grands yeux clairs qui font le tour de l’esplanade avec une moue déçue.
‘Elle a dû s’apprêter pendant des heures’ songe Ribaux avec ravissement, en notant le mascara un peu osé sur ses cils d’enfant, la marinière Petit Bateau qui sort visiblement de la machine à laver, les bottillons de toile à talonnettes (pour faire plus grande) et ces fameux jean’s baggy que sa mère lui a achetés. Une petite fermière dans un sac à pommes de terre. Une superbe jeune femme… de douze ans !
Elle n’a pas l’air contente, la petite, et pour cause. Arlequin n’est pas là ou en retard ! Elle prend place à deux mètres de lui sans même le remarquer et demande un coca avec une voix si fluette que le garçon l’observe un instant, en se demandant s’il ne ferait pas mieux d’attendre les parents pour prendre la commande.
Il la voit de trois quarts. Elle a les sourcils froncés et le regard fixé sur l’entrée de la terrasse. Elle croise et décroise les jambes, s’est rendue à deux reprises déjà aux toilettes, histoire de vérifier s’il ne se trouve pas dans la salle, et tripote en permanence un minuscule GSM rose sur lequel elle consulte l’heure toutes les vingt secondes…
***
Rosa aussi était en retard le jour de leur premier rendez-vous. Une histoire de tram dont il ne se souvient plus très bien, mais qui l’avait rendu malade d’angoisse. Il ne peut pas la laisser dans cet état… c’est probablement la première fois et…
‘Tu n’es qu’un vieux menteur…’ se morigène t-il en silence. Tu as toujours su au fond de toi que tu n’en resterais pas là. Ce que tu voulais, ce que tu veux, c’est bavarder avec elle, rire avec elle et trouver cette complicité divine et radieuse qu’un grand-père ou un père peuvent avoir avec leur fille.
Mais voilà, tu as eu un garçon et la vie t’a empêché de connaître ta petite-fille, petite ? Elle avait vingt ans lorsque ses parents sont rentrés de Suède. Tu aurais tant aimé avoir une gamine comme celle-là, innocente et rieuse, une petite écervelée à qui tu aurais refilé cinq euros en cachette de sa mère, une poupée qui t’aurait plongé dans l’inquiétude au moindre retard, une gamine qui t’aurait trouvé pesant et casse-pieds, mais qui aurait su comment procéder pour te tourner en bourrique…
14h20. Elle a le front pâle et les joues roses de colère ou de dépit. Ses yeux tournent dans tous les sens et semblent sur le point de fondre en larmes.
Et si…
Et si le vieil homme se levait dignement, s’approchait de la demoiselle avec déférence et s’inclinait devant elle en lui expliquant calmement qu’il est le grand-père d’Arlequin, que le petit a eu un empêchement (il faudra bien inventer un pied cassé et un transport aux urgences pour se justifier) et lui a demandé de venir s’expliquer ?
Elle l’examinera d’abord avec étonnement, méfiance sans doute, mais il lui sourira de toute la largeur de ses fausses dents blanches puis s’invitera discrètement à prendre place devant elle. Il a toujours su s’y prendre avec les femmes.
Elle lui posera des questions, il répondra. Ils parleront, feront connaissance et plus tard… que signifie plus tard quand on va sur ses quatre-vingt-trois ans et qu’il faut porter une écharpe de soie pour cacher un cou chiffonné ? Oh et puis zut ! Il faut y aller. Car elle est sur le point de craquer et de s’enfuir en pleurant. Il respire un bon coup…
***
Et arriva ce qui devait arriver.
***
Il se lève… et elle se lève en même temps que lui. Il la regarde, s’apprête à l’accoster et elle s’écrie d’une voix a moitié étouffée par l’émotion « Arlequin » !
Mais pas à lui, Jean Ribaux, le vieux beau ! Elle ne le voit même pas. Un jeune homme vient de passer entre les deux lauriers en boule qui encadrent l’entrée et c’est à lui qu’elle s’adresse et fait signe de la main. « Arlequin… ici ! »
Il s’arrête dans son élan et la regarde, intrigué. Un gamin de quatorze ans au visage mince, grand, de longs cheveux noirs et de grands yeux bruns rieurs. Il porte en sautoir un sac de toile bourré de fardes et de cahiers.
« C’est moi, Magda… viens ! »
Il s’approche en souriant et lève les bras comme quelqu’un qui ne comprend pas. « Salut… on se connaît ? »
« Qu’est-ce que tu fous ? T’as vu l’heure… ça fait vingt minutes que je t’attends. »
Il tire un siège à lui et s’assied devant la gamine dont le visage rayonne déjà comme si le soleil venait de sortir des nuages et éclairait subitement le paysage de sa jolie frimousse d’enfant. « Moi c’est Roland… mais si tu veux que je m’appelle Arlequin… y’a pas de blem ! »
Le petit vieux au journal redescend lentement sur son fauteuil où il se ratatine comme s’il s’affaissait dans une chaise roulante. C’est vrai qu’au premier abord, il semble encore gaillard, avec sa belle crinière blanche. Mais à bien y regarder, on se rend compte qu’il est très vieux, usé, presqu’éteint.
Devinette : qu’est ce qui est noir quand il est propre et blanc quand il est sale ?
FIN
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