On arrive chez Stéphanie par une de ces rues qui semblent sculptées dans le sucre et la crème fouettée : des façades moulurées, des grandes portes soutenues par des athlètes en pierre, des fenêtres à petits carreaux entourées de stucs blancs, vert pistache et rose. C’est bientôt Noël et Vienne ressemble à la capitale des pâtisseries. Les rues sont décorées comme un gâteau avec des guirlandes rouges et dorées – et pour le sucre glace on peut compter sur la neige qui saupoudre les voitures garées et les fontaines muettes.
Mon idée en venant ici n’est pas de visiter les crèches ou de boire du vin chaud dans les marchés de Noël. Je veux aider les réfugiés, Syriens, Afghans, Africains qui ont, dit-on, déferlé sur l’Europe. Je m’y suis pris à l’avance. Un mois de congé non payé ne s’improvise pas quand on est pris dans le filet de la vie familiale et professionnelle. Longtemps à l’avance j’ai annoncé mon absence lors de ces fêtes de fin d’année et j’ai refusé tous les rendez-vous de décembre. J’ai envoyé des messages à des associations d’entraide en Autriche pour proposer mes services. Aucune réponse. Mais je suis venu quand même, me prenant sans doute pour la comète : qu’elle soit ou non annoncée par les astronomes, elle apparaît un beau jour dans le ciel, même si on ne l’y a pas invitée. J’ai rêvé de distributions de thé chaud à travers les barbelés des camps, je voyais des visages aux lèvres bleuies par le froid, reconnaissants. Des humanitaires souriants se hélaient sous des toiles battues par les vents et distribuaient des jouets donnés par les enfants bien joufflus dans les chaudes maisons d’Europe. Pour le moment je monte chez mon amie d’enfance installée à Vienne, Stéphanie. Impossible de compter les étages ici, avec ces escaliers presque plats où un cheval pourrait passer. Je monte, je monte, les paliers sont tous les mêmes, avec leurs stucs et leur moulures blanches. Enfin la bonne porte, marquée par une petite sculpture de lion et un autocollant anti-nucléaire.
Je compte beaucoup sur la cuisine de Stéphanie pour trouver une piste où aller offrir mes services aux réfugiés. C’est en effet ici, sous les hauts plafonds et le lustre de cristal déniché chez un brocanteur du Naschmarkt, que s’épanche le cœur palpitant de la ville. À toute heure du jour ou de la nuit on y verse du thé bouillant ou du Grüner Veltliner (ce vin blanc autrichien parfumé et un peu âcre), on y prend une assiette de goulasch, on y déguste des Knödel à la framboise, un Apfelstrudel nappé de crème… et surtout on y apprend tout ce qui se passe dans la ville. À l’heure où j’arrive, tard dans la soirée, je trouve dans la cuisine les deux filles de Stéphanie avec leur chien gris à longs poils, un baroudeur adepte de l’agriculture bio, un philosophe en train de parler à qui veut l’entendre, une sculptrice au regard fixe, un danseur chaleureux et hilare. Et Stéphanie, très droite sur sa chaise, la grande classe avec ses yeux profonds et sa longue chevelure blonde, ses vêtements blancs très serrés sur ses jambes fines et son cou élancé.
Stéphanie, au courant de mes désirs d’humanitaire, m’a arrangé un rendez-vous pour demain matin. Ce sera avec Bakolaï, un ancien producteur de cinéma reconverti dans l’agriculture urbaine à la Ferme de Ville, de l’autre côté du Danube, où il aide les réfugiés et autres jeunes en attente de trouver une place d’apprentissage. Voilà une piste ! Des réfugiés ! Un travail avec eux ! Jusque tard dans la nuit, couché sur le canapé du salon, je me passe en boucle les images de l’Autriche enneigée que je viens de traverser en train et ne parviens pas à quitter mon état d’épuisement frétillant, mélange mousseux de fatigue et d’impatience.
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Voilà déjà dix jours que je travaille chez Bakolaï à la Ferme de Ville. Et voilà neuf jours que je tente de m’enfuir. Non pas que je sois enchaîné mais je suis venu ici avec l’idée d’aider des réfugiés et me sens dans une situation aussi absurde qu’un papillon qui essaierait d’apprendre à une taupe comment faire pour avoir sur son pelage des couleurs chatoyantes. Vous aller comprendre très vite si je vous raconte à quoi ressemble une matinée – et en raconter une suffira, car elles se ressemblent toutes. Dans l’aube glaciale un bus m’amène vers un groupe de cahutes blotties sur un terre-plein entouré de marais et de nœuds d’autoroute. Dans l’une de ces cahutes a été aménagé un café, mais il est toujours vide et non chauffé. Sur la terre durcie des environs, une serre côtoie un enclos pour les chevaux, une grange et des dépendances. Un groupe d’enfants de la capitale arrive en pépiant sous la conduite de monitrices en tenues fluo spéciales thermo-truc. Incroyable ce que les gosses ont l’air à l’aise dans la bise polaire qui souffle ce matin. Bakolaï, immense échalas à lunettes et cheveux de paille, maigre et hirsute, m’a expliqué ce qu’il attendait de moi. « Les jeunes sont trop nombreux, disait-il. Un chef ne suffit plus. Tu pourras diriger un groupe pendant que j’en dirige un autre. » On m’encourage. « Tu as de la chance d’être à la Ferme de Ville en hiver, car l’été c’est des nuages de moustiques. »
C’est à l’atelier, encore plus glacial que le café, qu’attendent les jeunes placés là par le Service social de Vienne. Il y a Ibrahim, Julian, Sara, Fatima, recroquevillés sur les bancs, clope au bec. Ibrahim est afghan, il sait déjà un peu l’allemand. Sara est viennoise avec toute la panoplie de la révolte urbaine conventionnelle : piercings, cheveux orange, habits noirs troués et bas léopards. Julian est un mystère : il se prétend d’origine roumaine mais ne sait pas ce qu’est Bucarest quand je lui en parle, mange halal et, à le voir réagir à certaines paroles entendues dans le bus, semble comprendre l’arabe. D’ailleurs il cause dans cette langue avec Fatima, irakienne d’après ce que je comprends. Le prétendu Julian serait-il syrien mais voudrait avoir l’air européen pour s’intégrer ? Chacun doit noter son heure d’arrivée à un tableau posé sur l’établi. On note 08.00. Erreur ! Le géant Bakolaï arrive. Il contrôle le tableau des présences :
– Ibrahim, tu as noté 8.00. À 8.00 heures j’étais là et tu n’étais pas là. Alors corrige ton heure d’arrivée. Il faut apprendre à être ponctuel.
Ibrahim, qui a gardé son allure de fier Sikh avec turban, barbiche et pantalons bouffants, corrige piteusement son heure d’arrivée. Je déteste ce comportement de Bakolaï qui, pour être éducatif, me semble exagérément pointilleux. Bakolaï commence son discours de mise au travail, plein de reproches. Aujourd’hui, ce sont les toilettes et les chevaux qui ne vont pas. Les jeunes fument lourdement et regardent ailleurs pendant le discours, comme s’ils étaient eux-mêmes les bêtes de somme dont on parle. Bakolaï précise :
– Le fumier doit être ramassé partout avant que les enfants arrivent, qu’ils puissent marcher sans trop se salir.
Je m’insurge intérieurement : pourquoi notre équipe de réfugiés et jeunes en déshérence devrait nettoyer la m... des autres qui ne font que les activités « supérieures » et éducatives ? Mais je me tais, pour rester le petit nouveau qui ne juge pas avant de connaître.
– Et maintenant, déclare Bakolaï, nous allons au champ.
Sous les gros flocons de neige commence une longue matinée de travail à la houe pour désherber les futures places à salades. Les jeunes grattent bien bravement les mottes de terre gelées sans rechigner, avec une docilité qui me stupéfait. Au cours des conversations j’apprends qu’ils sont là pour un an. Ils ont l’air de voir comme un privilège le fait de travailler là. Quand ils me racontent comment sont traités leurs grands frères ou sœurs dans des entrepôts des environs, ceux des multinationales de distribution et de vente par Internet, je comprends pourquoi. Je leur demande s’ils espèrent faire ensuite un apprentissage ? Pas vraiment, plutôt trouver du travail, même sans formation. Dans l’agriculture ? Pourquoi pas. Les futurs employés agricoles, prêts à revenir à des techniques dignes du néolithique. Ah, pardon : en plus de la houe, on a la brouette, on est à l’âge de la roue !
– Bakolaï, demandai-je en voyant arriver l’antique char à fumier poussé par quatre jeunes, pourquoi ne pas faire travailler les chevaux pour les gros travaux ?
Pas de réponse, comme d’habitude. En fait Bakolaï, je le découvre peu à peu, est à peu près aussi ignorant que moi en agriculture et en plus il a un sens de l’organisation digne d’un nuage. Je fais mentalement la liste des travaux qui j’ai observés et qui m’ont semblé absurdes – un bon deux-tiers de toute notre activité. Je ne donne qu’un, non deux, trois exemples : – L’eau des chevaux : on en met chaque matin dans les bassins six jerricans, ce qui est trois fois trop. Le matin suivant on verse les bassins à trois quarts pleins sur place. Résultat : inondation, puis patinoire. Le pré est devenu une marre, maintenant gelée, sans un brin d’herbe. – L’eau des chevaux (bis) : on la porte en lourds jerricans tout autour des bâtiments et jusqu’au pré, au lieu de dérouler un tuyau pour mettre ce qu’il faut d’eau dans les bassins directement. – … Et finalement, conclusion logiquement absurde de toutes ces absurdités : dans la serre, pour « préparer la place pour l’année prochaine », nous arrachons des pieds de tomates encore couverts de tomates rouges qui n’ont pas été récoltées à temps !
Les jeunes sont déjà rompus aux techniques de résistance passive propres aux esclaves et aux manœuvres : ils poussent la brouette le plus lentement possible, grattouillent la terre sans chercher la moindre efficacité, ne posent aucune question même quand les ordres sont de toute évidence absurdes. Une jeune fille arrive aujourd’hui après un mois d’arrêt de travail obtenu pour un doigt foulé… Mais des quasi-esclaves savent se transformer en Ulysse aux mille tours dès que le chef a le dos tourné. Quand Bakolaï quitte le champ avec sa grosse Volvo mes collègues de peine deviennent très créatifs. Les houes et les brouettes sont immédiatement abandonnées, on se dirige vers une table entourée de bancs, dans un coin un peu discret sous le bosquet. Un parasol est déployé pour se protéger de la neige, des couvercles de bidons émergent de sous la table pour faire des coussins secs, des sandwiches et des canettes de bière sortent des sacs et on se met joyeusement à l’agape. On goûte aux fromages mous d’Ibrahim et à la saucisse vegan de Sara, Julian pioche dans sa boîte de sardines, on fume, on cause de météo, du futur et de politique. Julian se met à me raconter sa traversée des Balkans à pied, en été heureusement. Pourquoi à pied ? c’était le moyen le plus sûr pour avancer discrètement. Sara a sorti un livre de son sac. Je lui demande si c’est bon, elle me le montre : des poèmes écrits par un anarchiste allemand. Une lectrice parmi les esclaves ! me dis-je. Nous bavardons un bon moment. Elle me demande ce que je sais du mouvement des « Gilets jaunes » en France. À ce mot tous les autres dressent l’oreille vers nous. Je raconte le peu que je sais. Ils émettent des questions : mouvement spontané ou téléguidé ? Je demande à Sara si ça l’intéresserait de venir voir ce qui se passe du côté du grand camp d’internement pour réfugiés de l’autre côté de Vienne, à Traiskirchen – et puis par exemple y amener des livres ?
– Ah oui, apporter des livres, ça m’inspire, dit Sara.
Donc on leur amènera des bouquins, car ils doivent s’ennuyer ferme. Aux champs, la pause dure une demi-heure, une heure. Je ne me sens pas de faire le chef comme le voudrait Bakolaï – d’ailleurs ces jeunes en connaissent bien plus long que moi sur le travail ici. Et puis la pause est bien plus intéressante que le travail. Elle dure jusqu’à l’apparition de la Volvo entre les grands arbres au bout du champ. Sans trop se presser on range les pique-niques, on cache les coussins et quand Bakolaï demande « qu’est-ce qui se passe ici ? », la réponse est toujours la même, réglementaire : « on fait notre pause, vingt minutes ».
Le plaisir de mes enquêtes à la Petite Ferme de Ville ne me suffit pas et mon sentiment d’inutilité me pèse. Chaque soir, après ma journée harassante, je cherche d’autres associations d’aide aux réfugiés. Dickonie est ma première trouvaille, des religieux occupés à l’accueil des pauvres. Ils m’ont donné rendez-vous dans leur hangar au milieu d’une vaste zone industrielle. J’y trouve une salle d’attente remplie de réfugiés. Au moins vingt ! On m’offre un thé à la cuisine au milieu d’une bonne quinzaine de bénévoles, des jeunes en train de faire leur service civil obligatoire et des retraités.
– Vous ne pourrez malheureusement pas faire de vrai travail ici, à cause des règlements compliqués, m’explique la directrice avec un délicieux sourire de missionnaire. – Pas grave, dis-je. Je suis en « mini-sabbatique ». Ça m’intéresse de faire du bénévolat tout simple, pourvu que ça puisse avoir du sens, en particulier pour les réfugiés.
Je reçois l’autorisation d’assister à la consultation à Dickonie, sous serment de respecter le secret médical bien sûr. On reçoit surtout des femmes enceintes qui reçoivent ici le papier qui leur permettra de faire le suivi de la grossesse dans un autre centre. Je suis un peu déçu de notre rôle de simple rouage administratif. D’autant plus que les autres patients viennent pour de la « bobologie », un rhume, un bleu, des problèmes qu’on n’aurait jamais l’idée de montrer à un médecin. J’essaie de comprendre s’ils viennent pour une autre raison – peut-être simplement se chauffer à la salle d’attente et y papoter ? – mais les consultations sont trop courtes pour en explorer les raisons inavouées. Le docteur émet un diagnostic, l’infirmière imprime une ordonnance, le docteur la signe… – Suivant ! Et moi et moi et moi ? On ne me donne rien à faire.
Toujours plein d’espoir de pouvoir finalement me sentir utile quelque part pour les réfugiés, je m’adresse à une autre association d’entr’aide, Moïnerhaus, une association très prometteuse qui offre, d’après leur site Internet, des soins gratuits aux sans-papiers et à leurs animaux, ainsi qu’un repas à prix libre. La bâtisse est splendide comme une villa qu’un architecte aurait construite pour démontrer son audace et son talent. Les murs argentés du centre de santé étincellent, l’espace cafeteria ressemble aux lieux les plus branchés de la capitale avec des meubles au design épuré, un éclairage digne d’une scène de théâtre et un bar en acier brossé. On ne dira pas qu’on offre aux réfugiés et aux sans-abri un accueil de seconde classe ! Stéphanie – toujours elle, car personne dans cette ville ne répond à mes courriels et téléphones -- m’a mis en contact avec le vétérinaire bénévole, Seïf, un Irakien. Tout jeune, tout sourire, peau très blanche entre des yeux très noirs, il m’envoie l’attendre à la cafétéria pendant qu’il finit ses consultations. Là je fais un brin de causette avec mes voisins de table, deux bénévoles en train de faire leur pause. Il n’y a d’ailleurs personne d’autre dans le café, sauf les autres bénévoles en cuisine. Il est pourtant midi et les bonnes odeurs de repas me font saliver. Pourquoi ce vide ? Les bénévoles m’expliquent qu’à Vienne, entre les jeunes qui font leur service civil et les retraités qui cherchent des activités sensées, on a partout trop de monde qui veut aider, trop de bénévoles. Arrive un grand garçon tout dépenaillé – seize ans, peut-être – avec un gros chiot beige. Un des bénévoles me demande si je peux aider à traduire le français. Je bondis de joie : une tâche, une tâche ! Il s’avère que le type est parisien. Il a recueilli ce chien en Serbie, après avoir été témoin d’un accident de voiture où sa mère (au chien) a été tuée. L’animal tousse, le garçon est inquiet. Je lui demande :
– Où avez-vous passé la nuit ? – On a dormi dehors depuis quelques jours. Il faisait froid, avec la neige. Maintenant on a trouvé un lieu d’accueil d’urgence pour la nuit. On doit quitter à huit heures du matin. Mais on a aussi trouvé une maison de jour pour les sans-abri. Vous n’auriez pas des croquettes pour mon chien ?
Je demande au vétérinaire Seïf qui vient de nous rejoindre. Il a déjà donné des croquettes. Il explique que le chien est surtout fatigué, il a besoin de dormir. Les bénévoles se précipitent, disposent par terre une couverture, amènent une écuelle pleine d’eau. Le garçon se fait servir une grosse assiette, comme c’est prix libre, il paie avec les trois centimes d’euro qu’il trouve dans sa poche. Il sort de son sac une écuelle et transfère la moitié de son repas pour le chien. Voyant cela, les cuistots font une drôle de tête. Que fait ce jeune homme ici ? N’a-t-il aucun projet ? (À part s’occuper d’un chien.) Est-ce qu’il serait simplement en fugue ? Je n’ose pas poser trop de questions, car il semble prêt à prendre la fuite à la moindre inquisition. Seïf lui donne rendez-vous lundi prochain, pour faire une radio des poumons du chien. Quant à moi, aucun rendez-vous ne m’est donné. Trop de bénévoles partout. L’assemblée nocturne chez Stéphanie réagit avec enthousiasme à mes difficultés à trouver un travail de bénévole :
– C’est merveilleux, dit le baroudeur, de savoir qu’autant de gens veulent aider à Vienne. – Trali trali trala ! chantonne le danseur. Comme au temps des Turcs : quand ça va mal, ils sont un peu là les Viennois, et ils passent à l’action !
Même le philosophe s’intéresse au phénomène :
– Quand on pense que les Viennois ont la réputation d’être d’affreux grognons, ça fait plaisir de les voir si actifs pour aider des pauvres gens.
Un lundi je prends congé à la Petite Ferme pour aller à Traiskirchen, la fameuse caserne impériale qui a éclusé toutes les vagues de réfugiés, toutes les déferlantes venues de l’Est et du Sud depuis la Deuxième Guerre mondiale : les Hongrois en 56, les Tchécoslovaques en 68, les Tamouls, les Yougoslaves, les Érythréens. Et maintenant les Syriens. Un ami de Stéphanie nous amène en voiture à travers le bucolique « Weinviertel », des coteaux de vigne adossés au dernier bourrelet des Alpes, tournés vers l’Orient, vers les steppes où Gengis Khan a pu galoper d’une traite jusqu’aux confins de la Sibérie et du désert de Gobi. L’immense bâtisse Belle Époque, saupoudrée d’un sucre glace hivernal, a l’allure d’un immense gâteau de mariage. Les noces de Monsieur Bons-Sentiments et de Madame Real-Politik par exemple ? Au portail, deux vigiles aux envergures impressionnantes nous arrêtent.
– Pouvons-nous entrer pour nous présenter au bureau du camp ? demandé-je. – Nous ne pouvons rien dire, répondent les gros calibres. Interdit d’entrer. Pour les informations, vous pouvez consulter le site Internet du Ministère.
Ça valait bien la peine de venir jusqu’à Traiskirchen ! À ce moment nous voyons arriver de la rue deux jeunes gens avec des airs de personnes nées pour supporter des soleils bien plus généreux qu’en Autriche. Ils sortent une carte et entrent dans le territoire de la caserne. En regardant vers la rue nous en voyons d’autres, qui vont et viennent. L’idée nous vient de mener notre petite enquête sauvage directement auprès de ces passants. Sur le trottoir, sous la bise arctique, nous interrogeons un Ghanéen, un Iranien, une famille du Bangladesh, un adolescent du Nigeria, un couple de Marocains… Et voilà ce que nous apprenons : – Il y a encore dans les 500 réfugiés à Traiskirchen. – Autour du camp, rien d’organisé pour eux. Juste un gros village avec deux cafés, un kiosque et une petite gare. – Les besoins de base sont assurés. Les enfants ont une école en allemand. Les adultes ont des cours de langue. À part cela, pas grand-chose à faire dans la journée. – Il est interdit de quitter la localité. Pour aller à Vienne, les réfugiés doivent avoir une invitation et l’annoncer à l’avance. – La nourriture est la même pour tous. Ils n’ont pas le droit de faire la cuisine. Personne n’a entendu parler de bibliothèque dans le camp et tous s’ennuient ferme. Du coup je décide de réaliser le projet discuté avec Sara : amener des livres.
… Chose que j’ai faite, bien que finalement sans Sara. Hélas ! Je lui ai proposé plusieurs fois l’expédition, elle n’était jamais libre. J’y suis allé quand même, armé de courage et de détermination, sous la neige, dans le blizzard – j’y suis retourné plusieurs fois, parfois les yeux pleins de larmes dues au froid et je posais mes bouquins sur le bord de la boîte à recyclage, à l’entrée du camp. Chaque nouvelle visite a été l’occasion de bavarder un peu plus avec les réfugiés. Finalement, me disais-je en battant le pavé blanchi à l’arrêt du tram qui me ramenait à Vienne, peut-être que mon destin était d’être encore un peu plus insignifiant que prévu ? Je voulais le prendre comme une sorte d’exercice de modestie, une ascèse pourquoi pas ? Celle de la disparition de l’ego… Mon utilité humanitaire se limitait à offrir quelques livres et un peu de conversation. En tout cas, pensais-je malgré moi car je n’arrivais pas encore à renoncer à tout orgueil, les livres déposés disparaissent entre chaque visite ; j’en conclus qu’ils sont lus. Mais un jour où je parlais avec deux femmes venues du Bangladesh, la conversation est venue sur l’absence de bibliothèque dans le camp.
– Comment ? me disent-elles. Il y a une bibliothèque dans le camp, une grande, avec des livres dans toutes sortes de langues. Mais les gens qui aiment lire sont si rares !
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Le 25 décembre 2018
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