« Racle ta gorge, mâche, mange, gros estomac. Ô mon grand mangeur, mon grand ventre, mange tout ce que tu peux ; car ce que tu peux, tu le dois ! »
Lorsque le soleil se lève ce matin-là, il n’a plus d’ardeur, il est essoufflé. Son manteau brille timidement. Au sol, le mangeur sieste, jambes écartées, attaché à cette terre sans sel dont il est l’avidité. Il n’y a plus de nuages entre lui et l’astre meurtri, partis qu’ils sont après la grande vague de sucreries, après que les porcs aux groins de goinfre aient assemblé de hauts tubes en caoutchouc, assez hauts pour en aspirer les carbones, les foutre dans leur bouche. Mâcher, bouffer, bouffer les nuages !
L’œil gras du mangeur s’ouvre tandis qu’une lumière pétrole se faufile au travers des gratte-ciel. Dans l’immense ville, des parties de la nuit se cachent au derrière des immeubles. Le mangeur s’élève, titube de la beuverie nocturne, se sert quelques quartiers de la ville, fourre sa tête dans les sols sablonneux, pleins de sucre perlé, de fondant, de saccharose, de glucose. « Ô mon grand mangeur, mon grand ventre ! » Il voudrait encore manger mais se retourne d’abord vers la veille. Pourquoi avait-il dormi jusqu’au matin ? Qu’ont fait les porcs aux groins de goinfre cette nuit ?
Au sud, dans la faune, d’où résonne le tambour, les porcs aux groins de goinfre concoctent leur prochaine salve, l’estomac impatient. À l’orée, le mangeur hume leurs préparatifs alors qu’ils dressent des conciliabules. Il renifle un peu plus fort, sent les troupeaux gratter des grottes dans les sous-sols, à la bouche, langues comme des pelleteuses, affrontant les racines sucrées, par leur poids attirés vers le centre de la terre, vers le soleil réfugié, sur lequel, dit-on, sont cuits les plus beaux lardons.
Le mangeur doit protéger du mieux qu’il peut la ville de gratte-ciel noirs. Il craint les porcs aux groins de goinfre, que leur appétit ne dérobe ses friandises, ne détruise à jamais sa ville et ses gratte-ciel ; eux, ces infâmes intestins ayant mâché ses enfants cependant qu’ils vaquaient à leur cerf-volant, trop aux abords de la faune, ayant enrobé sa chair épouse dans de l’aluminium, histoire d’en conserver la fraîcheur, avant de l’emmagasiner dans une tartine géante où par tonnes ses pairs sont morts engorgés de mayonnaise. « Groouuuum ! Grouuumm ! » avait-il entendu jusqu’aux portes de la ville, versant une larme sur sa joue ronde, une larme au goût salé, léchée avec caresse par sa langue orgasmique, exquisément mêlée à ses ragoûts de ferrailles, enfournés l’après-midi même afin d’en affaiblir le deuil.
Dès que la nuit s’effondre, que le soleil s’écroule d’un coup de masse, les porcs aux groins de goinfre bondissent hors de la faune, en meute, langues pendues et visqueuses, précédés de leurs cris de truie ; s’avalanchent sur la ville, plantent leurs molaires aux coins des immeubles d’où des formes de visages apeurés se manifestent, dont les plaintes alertent le mangeur. Hardi, le gardien titanesque traverse en trombe les légions de bouches qui s’amoncellent, aplatit d’un pied les corps purulents, assomme leurs crânes avec ses os rongés, brûle un grand feu duquel il défourne ses torches dont le ciel même ne pourrait être le toit ; rage contre la meute jetée à son ventre avec cette voracité d’insectes pullulants. Le gardien de la ville est mille fois plus fort que tous les porcs aux groins de goinfre, mais leur nombre fait décroître sa puissance. Bien qu’il soit un prédateur sans adversaire à sa mesure, il préserve trop de sa bête belliqueuse, trop de son chien grogneur que pour tous les chasser. Intrépide malgré tout, il allonge sa course en travers d’eux, proute sur leurs bedons puants, shoote dans ces petites têtes louches dont des gencives pourries restent mordues dans l’asphalte et le béton, shoote à ce qu’elles s’envolent tels des ballons. Sous ses pas battent les soupes de leurs corps péris, d’où émane un arôme de bière et de gaz.
Mais de plus dangereux enjeux habitent les salves, lorsque certains porcs aux groins de goinfre osent poser, au milieu des gratte-ciel, une oreille sur le rail. Le mangeur sait ce qu’il recèle. Parfois, alors que le tambour de la faune retentit dans son ventre, que son rythme sourd prend possession de ses membres, il se surprend lui aussi à y poser l’ouïe. Il peut entendre le refrain, le refrain de la locomotive sur les rails, cette poussée phénoménale qui vrombit à travers tous les paysages depuis l’enfer, ses wagons pleins de charbons noirs, suivie par des hordes de corbeaux protecteurs. De son voyage à l’horizon, elle ne peut nous atteindre seulement si notre tympan se prête à son rail. Mais il n’y a pas de ces repos dans lesquels sombrer sur cette route, confiants que nous ne l’amènerons jamais jusqu’ici. Car il existe des esprits prêts à mourir la gorge tranchée pour qu’elle vienne, qui malgré le son strident de sa venue ne penserons jamais à retirer leur nuque à temps du rail ; qui ne se soucient plus d’à leur tour être tranchés : les porcs aux groins de goinfre, habitants de la faune, dont seuls les contes pour enfants ne craignent de traiter. Le mangeur tremble en lui. Ramèneront-ils la locomotive jusqu’à la ville, oseront-ils vraiment écouter jusqu’au bout ? Hésiteront-ils à l’approche du sifflement strident, de cette poussée phénoménale qui vrombit à travers tous les paysages depuis l’enfer ? Le mangeur tremble car il croit que les porcs aux groins de goinfre, des marques autour du cou, ont ceci de terrifiant que lorsqu’ils amènent la locomotive sur sa route, celle-ci ne vient pas que pour eux, elle vient pour tous les hommes.
Au sortir de la lutte, cependant que les cadavres bronzent tranquillement du soleil, le mangeur délaisse l’agglomération de sa ville, l’esprit saoul. Il grimpe sur une butte d’où il brave ses gratte-ciel, en révérence devant la lumière du soleil. Épuisé de la bataille, il relaxe son menton au niveau de son torse et fixe cette tartelette ardente lui rendant en regard sa majesté. Il aimerait tant être muni d’une bouche assez grande pour s’en nourrir, tant son goût, tant sa rondeur.
Tandis que crépuscule le crépuscule, tandis que nuit la nuit, une tarte féminine et laiteuse, entourée de granulés célestes, se montre à la grande fable nocturne. Ensemble, des joyaux par milliers s’enquièrent de son envie. Le rythme sourd de la faune vrombit en son ventre. « Ô mon grand mangeur, mon grand ventre, mange tout ce que tu peux ; car ce que tu peux, tu le dois ! » Menotté, loin de ces désirs, il boit quelques de ses larmes, une mauvaise mine pendue à ras bord de son visage. Le mangeur aimerait tant tout manger. L’en empêche uniquement son esprit où régime et boulimie s’affrontent en pires ennemis. Même si la faim est parfois plus forte que tout, il ne veut pas devenir un porc aux groins de goinfre. « Tout mais pas comme eux » se dit-il, tout en émoi de sa chair mère, partie trop tôt, dévorée par ces cannibales alors qu’il n’avait que cent douze ans.
Hurlent les visages sur les gratte-ciel noirs ! Une nouvelle salve vient de commencer. Électrisé, le mangeur arrache un tronc d’arbre, part bride abattue vers la ville, crie tous ses poumons sur sa route. À peine entré à toutes jambes par l’arc principal, il sonde les allées vides : derrière la statue à l’effigie de son grand-père, à l’intérieur du puits sans fond, derrière le battant de porte qui ne mène nulle part, voire du côté de la gare désaffectée face à laquelle le rail est droitement couché. Autour de lui les visages continuent leurs plaintes, ne lui offrant aucun indice sur le danger qui les affole. Surpris, le mangeur déambule dans la ville, à la recherche des porcs aux groins de goinfre. Alentour, les avenues se taisent, il n’y a de ces abominations dans aucun des couloirs de la ville. Inquiet, il rejoint le sud, du côté de la faune, source de sa misère profonde.
Dans la faune, les arbres bougent. Dans la faune, des brouhahas s’entrechoquent. Dans la faune, la meute jacasse. De la faune, quelque chose s’apprête à surgir. Les formes de visages rugissent dans son dos.
Alors qu’il fait face à l’orée, persuadé d’une manigance, des parfums irrésistibles pénètrent les narines du mangeur. Poussées par une bourrasque née de l’inspiration qu’il ne peut retenir, des milliers de petites fées odorantes grouillent et fourmillent dans son antre nasal. Au toucher des effluves les enjambant, ses vibrisses frétillent, s’ouvrent aux senteurs remontant à ses cornets qui goulûment se délectent de l’abordage dont ils sont les victimes. Tout s’efface dans l’esprit du mangeur, bien qu’un phare rouge et bruyant tente à tout prix d’en appeler à ses défenses. « Comment des êtres aussi abjects sont-ils parvenus à mélanger des essences aussi pures ? » admire-t-il alors que déjà sa vision s’étrangle, qu’une trappe se referme sur sa raison. « Ne sont-ils pas plus que de vils morpions pour pouvoir me piéger ainsi ? Comment pourrais-je ne pas m’émerveiller que de tels putrides adversaires soient à la hauteur d’une telle traîtrise ? » À la fois fasciné par ce surprenant virage au sein même de ses convictions et l’âme floutée par l’enivrante fragrance, ses pieds le convient au seuil de la faune, là où il s’est toujours défendu d’entrer. À peine fait-il quelques pas que deux lèvres juteuses se portent à sa bouche, un concentré aromates et épices que ses muqueuses et maintenant tout son être voudraient croquer.
Elle est là, dans ses bras, comme jetée dans son univers par surprise, belle, délicieuse, lourde comme lui. Il ne voit qu’à peine son visage, ne peut qu’à peine y porter un regard à tel point l’entrée spectaculaire de son corps ne laisse en ses pensées qu’un terrain vague, sans plus aucun de ses soldats pour le garder. Elle se frotte à lui, s’emmitoufle dans ses bourrelets avec aisance et savoir-faire, navigue ses passions comme on naviguerait l’amour lui-même, avec la maîtrise d’un marin connaissant tout des tumultes de la mer. La faune est dans son ventre et il ne peut plus qu’entendre son tambour. Il est le mangeur, le plus fort de tous les êtres, celui qui survit aux plus longues famines. Il est la bouche qui se sert de toutes les grappes tendues de la nature. « Je suis le mangeur ! » s’écrie-t-il alors que déjà croque la poitrine de cette denrée qu’on ne trouve en récompense que des plus longs périples, cette femme longtemps pleurée, tant d’années cachée par les porcs aux groins de goinfre.
Le soleil brille au-dessus de la Terre comme jamais il n’a brillé, la lune se montre comme jamais elle ne s’est montrée. Et les granulés célestes, ces fèves majestueuses, dévoilent enfin tout de leur pâleur exaltante. « Je suis le mangeur ! » s’écrie-t-il encore alors qu’il dévore tout entier le corps du cobaye devenu gibier. Il sait maintenant tout de sa puissance car elle cogne dans son abdomen, ses jambes, son cœur ; comme un torrent, elle a été libérée. Devant lui, plus profond dans la faune, le mangeur reçoit comme des bombes les congratulations que les porcs aux groins de goinfre s’administrent. Ses sens sont éveillés comme jamais auparavant, le monde entier lui parle et lui répète : « Mange ce que tu peux ; car ce que tu peux, tu le dois ! » Alors il s’enfonce dans la faune, traque les porcs aux groins de goinfre. Furieux, il gronde : « Tel est mangé qui mangeait trop ! » Ses proies fuient de terreur face à son appétit vengeur. Cependant qu’il n’en peut plus de se goinfrer, le mangeur grossit à vue d’œil. Les inconscients, les pauvres bêtes, jamais n’ont-elles pensé qu’un tel lion sur elles serait lâché. Jamais leur plan n’avait dépassé le fait même de la traîtrise.
La faune est maintenant déserte, il n’y a plus de porcs aux groins de goinfre, le mangeur les a tous tués. Il n’y a plus non plus d’arbres, de lianes ni de feuilles. D’ailleurs il suffit de se retourner, d’assister aux démarches éléphantesques de l’immense boule vorace, ce gros corps montgolfière, raccourcissant les gratte-ciel qui se noient sous sa salive diluvienne.
Bientôt c’est la ville qui s’éteint et ce n’est plus la ville que l’on voit. À la place du désert, le mangeur flotte au rez-du-sol. Ne reste qu’un vestige de la cité : le battant de porte qui ne mène nulle part que le mangeur, délivré, consomme enfin.
Le mangeur n’est pas boulimique, il est bien plus. Son appétit n’oublie jamais. Et même s’il en devient honteux, sa faim ne connaît pas les frontières, ne connaît pas les barrières, il engloutit tout ce qu’il peut enjamber.
Le mangeur, dans son insatiable folie, a mangé le monde. Son ventre est maintenant plus rond que Jupiter et il digère, il digère dans l’univers. Flottant comme un récif, les joues gonflées, il ne sait plus quoi manger.
C’est maintenant de la Lune qu’il essaie de se bâfrer. Son gras a réduit sa mémoire en purée. Il tend le bras une fois par mois, alors qu’à son contour la Lune rote. Il finira bien par l’attraper. Il finira bien par la mettre dans sa bouche d’où une mer de bave s’est mise à s’écouler.
Ne reste plus qu’un voyage à débuter. Car le mangeur ignore encore tout de sa faim et de ce qui peut être ingéré. Dans sa tête, il ne parvient plus à craindre le son strident de la locomotive rugissante, ce train furieux se rapprochant alors qu’est posée l’oreille sur son rail.
Au loin, le Soleil fier et revigoré l’observe maintenant dans tout son appétit. Et pour la première fois le mangeur voit enfin. Choyé dans le grand bain de sa chaleur, il mijote en son sein, salive à l’idée de toutes les merveilles qu’aucune faim, ni celle du mangeur le plus vorace ni celle des porcs aux groins de goinfre ne pourront jamais vider.
Le mangeur part à la dérive vers les breuvages s’écoulant à l’infini, avec en lui ce cri : « Ô mon grand mangeur, mon grand ventre, mange tout ce que tu peux ; car ce que tu peux, tu le dois ! »
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