À la clinique médicale Amen du Caire (où manifestement cette référence à la fatalité suscitait moins de circonspection que chez moi), si on attendait d’être appelé pour pénétrer dans le bureau du docteur Maged, on risquait de passer des journées entières à se tourner les pouces. Il fallait faire comme tout le monde, glisser la tête – ou même le reste – par la porte entrebâillée (elle l’était toujours), et attirer l’attention du grand homme.
Ce jour-là, comme à son habitude, il me fit signe d'entrer dès qu'il m’aperçut :
– Itfaddal, itfaddal habibi !
sans que cela ne paraisse le moins du monde incommoder la patiente qui lui faisait face, et qui continuait allègrement son papotage. Le docteur profita de ce qu’elle reprenne un instant son souffle pour faire les présentations, comme s’il s’agissait d’une rencontre fortuite dans un café. Le farrash1 arriva d’ailleurs justement à cet instant avec une tasse de mazbout2 pour la dame, et me demanda ce que je voulais boire : haga sukhna walla sa’a3 ? Je déclinai, réticent à ce qui pourrait faire durer ma consultation au détriment du temps précieux du médecin et de ses patients. Une impulsion malvenue, un scrupule sans objet en Égypte. La conversation entre Maged et sa cliente se poursuivit en effet sans qu’on semblât se soucier le moins du monde de l’eau qui coulait entretemps sous les ponts.
Je me demandai tout de même si de laisser ainsi entrer le patient B alors que le patient A est encore là ne serait pas un peu un moyen d’inciter ce dernier à songer au départ. Quoi qu’il en soit, son breuvage terminé, mais seulement après m’avoir dûment adressé les questions d’usage – Vous êtes d’où ? Comment trouvez-vous l’Égypte ? Vous avez des enfants ? –, la dame éteignit sa cigarette, me serra la main et celle du docteur, puis quitta le bureau.
Je l’aime bien, mon docteur Maged. Sa bouche édentée, où seuls quelques chicots brunâtres survivent dans un épouvantable désordre, ne l’empêche pas de sourire à tout vent, beau temps mauvais temps. Son apparente désinvolture cache un réel dévouement, et surtout une disponibilité qui résiste à toutes les épreuves. Chef du département de gastro-entérologie à la clinique Amen, il a pourtant fort à faire, et son bureau est constamment pris d’assaut par des patients et des plaignants en tous genres. Comme le veut encore la coutume – bien qu’elle tende à se perdre dans certains milieux –, il laisse entrer les gens à mesure qu’ils se présentent, de sorte que deux ou trois problèmes qui n’ont aucun rapport entre eux sont souvent traités, ou maltraités, en parallèle.
Véritable virtuose de cet art, le docteur Maged peut répondre à vos doléances tout en ayant le téléphone à l’oreille, un œil à l’ordinateur, et en faisant signe au farrash de lui apporter un autre café. Toutefois, et malgré mon admiration pour sa dextérité, je lui fus reconnaissant ce jour-là de se concentrer un instant sur mon cas en me faisant passer de l’autre côté d’un rideau pour m’examiner.
– Gamiiil giddan4, very nice !
Bien que flatté qu’on s’extasie ainsi devant mon anus, je fus avant tout soulagé. Je n’avais nulle envie de me faire tronçonner un autre bout d’hémorroïde, ni surtout de revivre les jours de tourments qui avaient suivi l’opération quelques mois plus tôt. L’intervention à peine terminée, Maged m’avait fièrement exhibé, les gants pleins de sang, la pièce de viande dégoulinante qu’il avait mis une bonne demi-heure à charcuter, à cause de sa « taille gigantesque ». J’en rêve encore.
Le retour de l’hôpital, une affaire longue et compliquée, me laissa tout le temps de réfléchir à mes autres soucis de santé. Dans le tramway d’Héliopolis, un invraisemblable amas de ferraille qui me bringuebala jusqu’à la plus proche station de métro, je revis défiler les examens auxquels mon orthopédiste m’avait soumis au cours des dernières années. Après les ultrasons, les rayons X, les rayons gammas du scan osseux et les ondes radio de l’IRM, restait-il encore une longueur d’onde qu’on n’avait pas utilisée pour découper ou bombarder ma pauvre carcasse ? En dépit de mes douleurs chroniques – et du bon sens –, l’ortho m’assurait que je possédais une constitution de jeune homme. À bout de ressources, il me suggérait maintenant la psychanalyse ou la méditation transcendantale… Je m’étonnais qu’il n’ait pas songé à la prière ou à la danse de la pluie.
***
Une décennie plus tard, le tramway d’Héliopolis a disparu, terrassé par les assauts du temps et de la rouille. En attendant le super monorail futuriste que promettent les propagandistes gouvernementaux, on doit se contenter du minibus ou du taxi.
Sale et vétuste comme elle était, la vieille bête métallique avait pourtant quelque chose d’attachant. Sa lenteur permettait souvent d’y sauter sans façon en marche, parfois aidé par un passager qui prenait le vent sur le marchepied. Rarement bondée, Dieu sait pourquoi, il régnait à l’intérieur une atmosphère particulière : on s’y sentait un peu comme en famille, ou entre initiés, à observer tranquillement la cohue du dehors. Et puis il y avait cette façon décontractée dont le préposé circulait entre les passagers pour collecter la demi-livre5 en échange du billet. On aurait dit un animateur qui passait vous souhaiter la bienvenue dans son wagon. Quelle que soit l’intensité du va-et-vient, il semblait toujours reconnaître son monde, et revenait éventuellement vous rendre la monnaie un peu plus tard sans apparemment jamais se tromper ou vous oublier. Qui sait ce qu’il est devenu aujourd’hui ? Je peine à croire qu’il ait pu se recycler en ce chauffeur de taxi bourru qui tente de m’extorquer dix fois la somme habituelle, un prix pour touristes qu’il me chiffre en dollars. Et qu’il n’obtiendra pas.
Me revoici donc aujourd’hui devant la clinique, fortement incité par ma prostate qui, après soixante-quinze ans de labeurs assidus, réclame l’assistance de la science médicale. Les forces maléfiques qui m’ont depuis longtemps pris en grippe semblent s’être lassées de mes os, et ont résolu de s’attaquer à plus mou. Et les meilleurs spécialistes des parties molles en tous genres, à ce qu’on m’en dit, se trouvent justement chez Amen. N’ayant pas revisité le lieu depuis tout ce temps, je constate que l’institution a ajouté quelques lettres à son nom, devenu maintenant Amenities, le manager – ou son conseiller en communication – ayant sans doute perçu que la soumission à la fatalité suggérée par « Amen » cadrait assez peu avec un établissement censé lutter contre elle. Joignant cette utile précaution aux agréments de la mode, la nouvelle appellation s’est en même temps anglicisée, et on a pris soin de l’écrire exclusivement en lettres latines, confirmant ainsi hors de tout doute le sérieux et l’absolue modernité de l’établissement.
La réception a aussi radicalement changé d’époque : derrière un grand bureau trônent quatre préposés se tenant droit devant leur écran d’ordinateur ; ils servent les clients qui doivent prendre un numéro rendu par une petite machine capable de les cracher dans les deux langues. Lesquels préposés seront néanmoins fort surpris et dépourvus lorsqu’un patient, qui n’aura pas compris la véritable intention derrière cette anglophilie affichée, aura l’idée saugrenue de s’adresser à eux dans la langue de Shakespeare. Ils pourront tout de même pointer un doigt en direction de la pléthore de panneaux d’indications et de règlements, rédigés presque exclusivement en anglais, et presque sans fautes.
Les aléas du trafic cairote ayant mystérieusement accéléré le débit habituel de la circulation ce matin, je suis un peu en avance chez Amenities, et je décide d’en profiter pour faire une petite visite amicale au docteur Maged. Il y a trop longtemps que je ne l’ai vu, et j’aimerais bien me faire offrir un café – que j’accepterai, cette fois –, en partageant quelques souvenirs du bon vieux temps. Les départements d’urologie et de gastro-entérologie étant voisins l’un de l’autre, tout comme leurs objets d’étude respectifs, je n’ai que quelques pas à faire pour passer de l’un à l’autre, et me voici devant le bureau de mon cher ex-toubib. Mais la plaque dorée sur la porte indique, en anglais bien sûr, « Dr Ahmed Mostafa, Director », dans une calligraphie tarabiscotée que je peine moi-même à déchiffrer. Voulant savoir où on aurait relogé Maged, et plein d’illusions sur la permanence des bonnes habitudes, je frappe à la porte tout en tentant de l’ouvrir, mais la poignée ne se laisse pas faire. Ayant remarqué mon manège, un infirmier aux traits asiatiques accourt avec une précipitation qui m’effraie un peu dans un pays qui m’a accoutumé à moins d’empressement. Assez sèchement il me lance, dans un arabe laborieux :
– On peut vous aider, monsieur ? – Je voulais simplement voir le directeur, pour… – Montrez-moi votre numéro s’il vous plaît. – Mon numéro ? Ah, c’est que… je voulais seulement lui demander si… – Si vous avez une réservation avec le docteur Ahmed Mostafa, allez prendre un ticket à la réception s’il vous plaît.
Et il ajoute :
– Il y a un système ici, monsieur ! S’il vous plaît.
Surpris par cet argument incongru, je me demande si ce jeune homme, sans doute fraîchement arrivé de quelque contrée lointaine, s’attaque en toute connaissance de cause au dogme « mafish nizam ! » (« il n’y a pas de système ! »), cette expression que les Égyptiens lancent invariablement pour dénoncer (ou célébrer) la désorganisation chronique des services dans leur pays ? Je ne serais pas autrement étonné de l’entendre ajouter : « On n’est pas en Égypte ici ! » La phrase doit lui brûler la langue.
– Dites-moi au moins où est le bureau du docteur Maged. – Ce nom ne me dit rien, désolé. Demandez à la réception. S’il vous plaît.
Le valeureux tartare se tient courageusement devant la porte, prêt à contrer tout assaut de ma part. À grands coups de « s’il vous plaît ». Je n’insiste pas et lève le siège.
À la réception de l’unité de gastro-entérologie, je constate que le préposé y est aussi sous la protection d’un distributeur de tickets. En attendant mon tour, je pense avec nostalgie au joyeux déficit de système de la clinique Amen, qui permettait toujours de lancer une courte question au-dessus de la tête des clients agglomérés au comptoir (suivant la logique du « dernier arrivé, premier servi »). L’annonce de mon numéro me tire de ma rêverie, et je m’avance au comptoir avec ce qu’il me reste de confiance et d’énergie.
– C’est pour un renseignement… – Le bureau des renseignements est à l’entrée, rez-de-chaussée. Ici, c’est pour les patients qui ont une réservation.
Ah non ! Pas question de céder cette fois. Il me faut une réponse :
– Euh… bien sûr, j’ai rendez-vous avec le docteur Maged.
La préposée me demande mon nom, tout en pianotant à une vitesse stupéfiante sur son clavier. J’ignore la question, espérant avoir sa réponse avant de subir un nouvel aiguillage. Mais on ne berne pas si facilement une employée qualifiée chez Amenities :
– Mmmh… Laissez-moi vérifier l’orthographe du nom. Montrez-moi la confirmation que vous avez reçue sur WhatsApp ou en SMS.
Inutile de demander ce que ouatsappe et essemesse signifient, je suis piégé de toute façon. Il ne me reste qu’à battre en retraite, dans le déshonneur :
– Merci madame, au revoir.
L’heure de mon vrai rendez-vous ayant sonné, je me résigne à me rendre en urologie, laissant le destin – ou une attaque contre mon appareil digestif – statuer sur d’éventuelles retrouvailles avec le docteur Maged.
Longeant les corridors qui mènent à l’unité en question, mon attention est attirée par l’une des photographies encadrées sur les murs. Contrairement aux autres, celle-ci est ceinturée par une large bande noire. En m’approchant, je lis au bas du cadre « Docteur Maged Magdy Ahmed Ezzeldin, 1951–2023 ». Inquiet, j’examine le visage du bonhomme, et lui trouve une ressemblance certaine avec mon docteur Maged, mais dans une version nettement plus jeune que dans mes souvenirs, qui datent pourtant d’une dizaine d’années. Sa peau semble plus lisse, et ses impressionnantes poches sous les yeux ont disparu. Mais surtout, il a maintenant toutes ses dents, qu’il étale au milieu d’un sourire fabriqué que je ne lui connais pas. Et pourtant c’est bien lui, son nom complet ne trompe pas. Le blanc éclatant de sa moustache, qui est toujours là, écarte la possibilité qu’il s’agisse d’une photographie très ancienne, mais je me refuse à croire que Maged, qui est resté toute sa vie indifférent aux pressions des dentistes, ait subitement cédé sur le tard à leurs assauts, ainsi qu’à ceux des chirurgiens esthétiques. Je préfère penser que c’est ce cliché, plutôt que lui-même, qui a été trafiqué, dans un souci d’aligner jusqu’à l’apparence des disparus avec la nouvelle image de la clinique. Sous le coup de l’émotion, il me vient à l’idée que le spécialiste des communications chez Amenities a pu le faire assassiner, en 2023, pour mettre fin à toute résistance à la marche du progrès et à l’émergence du new look de la boîte.
Toujours sous le choc, je poursuis mon chemin jusqu’à la section d’urologie où, obéissant docilement à l’injonction, je prends un numéro. Sur ma chaise, mon petit papier à la main, je jette un regard vers mes collègues d’infortune autour de moi. Les têtes basses, immobiles dans le silence qui règne dans la salle d’attente, contrastent tristement avec l’animation très égyptienne du lieu de mes souvenirs. Qu’ils soient penchés sur leur téléphone cellulaire ou écrasés par leur soumission à l’ordre nouveau, les patients sont tous devenus parfaitement patients, et surtout muets, résultat cocasse de l’entrée dans l’ère des communications ; ainsi que, sans doute, du modernisme musclé de la nouvelle orientation.
Après avoir finalement accédé au comptoir, et y avoir décliné mon identité, le préposé me signale d’une voix neutre que je suis quatorze minutes en retard sur l’heure de mon rendez-vous.
– Malheureusement, vous devrez prendre un autre rendez-vous.
Je suis abasourdi ! Aurais-je dormi, ou changé de continent, depuis l’époque où se présenter à un rendez-vous par ici avec moins de quinze minutes de retard était plutôt mal vu, presque une incivilité ? Où suis-je ?
Trop abattu, vaincu, je ne peux que répondre :
– Bon, prenez-moi un rendez-vous le plus tôt possible. – La procédure est de le faire par téléphone. Désolé monsieur. Vous pouvez utiliser WhatsApp, c’est le plus commode, et vous recevrez une confirmation. Avec un avis d’être à l’heure, si je puis me permettre.
Les mots me manquent devant un tel mélange de courtoisie et de cruauté. J’en reste comme anesthésié pendant quelques longues secondes, puis, toute résistance étant vaine, je quitte le comptoir et me dirige comme un automate vers la porte par laquelle je suis entré il y a maintenant presque une heure. Dernier outrage, un planton en uniforme m’y bloque le passage, me signalant que je dois emprunter une autre porte un peu plus loin, celle-là étant réservée aux entrants – qui sont pourtant inexistants à cet instant.
Sous le poids de ma croix, je m’incline pour la troisième fois. Maged, Maged, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Arrivé enfin dehors, je retrouve avec un soulagement mitigé le chaos immuable du Caire. Je souffle un peu, avant d’affronter la périlleuse traversée du boulevard Sadate. Une fois en (relative) sécurité sur le trottoir d’en face, je me retourne pour jeter un dernier coup d’œil à l’élégante affiche lumineuse de la clinique. Dois-je croire que celle-ci finira par céder sous les coups de la joyeuse pagaille nationale ? Que le naturel y reviendra par la fenêtre, faute de le laisser pénétrer par la grande porte ?
Impossible, me dirait sûrement le manager. Ici comme ailleurs, on n’arrêtera pas de sitôt le Progrès !
Que Sa volonté soit faite !
Amen
Postface
Ce récit est bien sûr, comme il est de rigueur de nos jours, « basé sur une histoire vraie ». En fait, les seules libertés que l’auteur s’est autorisées sont les suivantes :
– Il existe bien une (ou plusieurs) clinique médicale Amen, mais elle se trouve en Tunisie, pas au Caire. L’auteur, dûment effrayé, n’a pas osé y entrer. Et elle ne semble pas avoir « modernisé » son nom en quoi que ce soit d’autre.
– La scène initiale de consultation a bien eu lieu (au Caire) telle que relatée, aussi étonnant que cela puisse paraître aujourd’hui, mais rien ne permet de croire que le docteur Maged ait maintenant rejoint son créateur.
__________________________________________________________________________________________________ 1. Homme à tout faire dans les bureaux. On l’utilise en particulier pour préparer le café. 2. Littéralement « juste à point », l’expression désigne la quantité de sucre désirée dans son café turc, version égyptienne. 3. Quelque chose de chaud ou quelque chose de froid ? 4. Trèèès joli ! 5. Environ 5 centimes à l’époque.
|