La baraque avait un drôle d’air, adossée ainsi au talus de la nationale, comme un ivrogne à son réverbère. Depuis les volets clos, vermoulus et cernés de ronces, jusqu’à cette toiture, vague épiderme écailleux épousant de trop près la carcasse du colosse… À l’évidence, depuis des lustres, l’antique ferme des Storozinsky n’abritait plus d’autres battements de cœur que ceux des rats... Pourtant, les voisins et même certains de mes collègues étaient formels : ça ne faisait guère plus d’une semaine qu’on n’avait pas revu la tignasse clairsemée de la vieille s’affairer près du puits. Elle était sans doute la dernière à boire de cette eau, dans le coin. Les usines, les champs de maïs et des milliards de véhicules étaient passés par-là, du moins juste à côté, juste au-dessus… Comme lorsqu’elle avait dix ans, en Pologne, la vioque continuait à puiser chaque jour dans son puits de quoi s’abreuver, se laver, comme si ce temps qui avait fini par faire d’elle une harpie malingre et voûtée n’avait jamais eu la moindre prise sur son esprit et ses habitudes. Mais à en juger par l’odeur répugnante qui régnait autour de nous, elle avait bel et bien passé l’arme à gauche, la vieille sorcière - c’est ainsi que l’appelaient les gamins du coin.
- Alors, ça donne quoi ? - Toujours rien, chef, me répondit ce grand dadais de Castinel, en se penchant par-dessus la margelle par pure convenance… - Gaffe à pas trop te fatiguer hein… Je voudrais pas avoir à te signer des vacances trop tôt.
Le puits. J’y avais pensé de suite, évidemment. À la seconde même où mes hommes étaient venus m’annoncer la nouvelle, j’avais déjà tout en tête ; une scène d’une banalité assommante, comme la plupart des morts de petits vieux : la misère de quatre-vingt-dix balais se pointe au bord du gouffre pour en remonter quinze ou vingt kilos de liquide suspendus au bout d’une corde. Forcément, ça peut faire du dégât… Elle trébuche sur un pavé mal imbriqué, ou s’appuie sur la margelle couverte de mousse, glisse, et se retrouve ni une ni deux dans la peau suintante de l’étron chutant au fond d’une cuvette !… Elle heurte une ou deux fois les parois, se fracasse en bas dans un bruit mat d’os broyés étouffé par la vase du cloaque. Un fait divers comme tous les autres, j’étais persuadé qu’on la retrouverait au fond de son trou, peut-être plus par confort intellectuel que par réel bon sens. Pire, j’avais même rêvé d’elle la nuit précédente, la robe sombre un peu déchirée, à plat ventre sur le fond, une de ses jambes faisant un angle bizarre avec le reste de son corps sans vie…
Mais quand Montero - un stagiaire capable de faire bien mieux que le café - était remonté, le visage couvert de merde, je compris vite dans ses yeux ahuris que je m’étais planté en beauté. Castinel émit un drôle de bruit de gorge, comme s’il allait gerber à la simple vue de son pauvre équipier… Dès lors, la visite de la bâtisse prenait un tour particulier, et c’est avec une appréhension de débutant que j’entendis craquer les lattes pourries de la porte sous la pression d’un pied-de-biche.
Du gibier. Comme du gibier faisandé, oui, c’est exactement cette odeur qui m’assaillit en pénétrant dans l’enceinte. Mon regard balaya avec tout le professionnalisme possible le sol de l’unique pièce à vivre, y cherchant le désormais probable cadavre de Mareva Storozinsky… Comme chaque fois où j’ai eu à traiter ce type de cas, j’étais tiraillé entre l’envie d’en finir au plus vite et la crainte de poser pour la première fois mes yeux sur le macchabée… Comme chaque fois, j’avais un peu trop chaud alors que, comme chaque fois, quelque chose de glacial m’irradiait en dedans. Comme chaque fois…
Elle était bien là, morte et puante déjà, mais trouva, dans cette ultime apparition, le moyen de nous surprendre. Et de me flanquer la trouille. Son dos, que parcourait une de ces grosses araignées ménagères qui apparaissent à la pénombre, incroyablement décharné, ployait sous le poids de sa tête ; l’ensemble de son corps rachitique tenant encore d’aplomb sur une chaise. Ses jambes, nerveusement repliées sous la paille, ses bras croisés et plaqués contre son ventre, tout semblait indiquer qu’elle avait souffert, mais pas lutté. Comme si elle avait simplement attendu que l’on vienne la chercher…
Sur la table cirée, devant sa silhouette vaguement fœtale, reposait un livre. Sans doute avait-il lui aussi largement fait son temps, à en juger par sa reliure pompeuse – du simili cuir orné de dorures tape-à-l’œil – et surtout son état pitoyable… La tranche jaunie était largement gâtée d’écornures, souillée de taches de moisi. Ce bouquin devait être vraiment remarquable pour qu’elle ait encore envie de l’avoir en main, si près de la fin… Mais je ne pris finalement pas la peine de m’y attarder. L’odeur douceâtre et forcément répugnante du cadavre m’oppressait en continu, mais sans parvenir à atténuer la curiosité plus ou moins saine qui me titillait à l’idée de découvrir le restant de l’antre de la vieille. Encore quelque chose d’immuable chez moi : une fois le plus dur passé, je ne suis jamais pressé de repartir…
Après tout, beaucoup auraient voulu en faire de même. Mareva Storozinsky, femme mystérieuse et inquiétante, était devenue au fil des ans une légende locale. Une de ces bêtes inquiétantes qui hantent la mémoire collective, que chacun dit connaître, mais que personne ne voit jamais vraiment. Ça n’avait pas toujours été le cas, à croire d’autres racontars plus anciens encore… Elle avait perdu les deux hommes de sa vie à la Guerre. Son mari d’abord - elle avait à peine vingt ans, enceinte jusqu’aux yeux, qu’elle avait jolis paraît-il - dont la tête avait malencontreusement embrassé la trajectoire d’un obus du côté de Charleville, en 1917… Un drame atroce pour une gamine à peine débarquée sur le sol français… Et puis bien sûr son gars, Adrien, fils unique et adoré, fait prisonnier en aller simple par les boches, alors qu’il tentait de rejoindre le maquis solognot en 40. Un coup fatal, certainement, que la perte de ce grand gamin, qu’elle chérissait plus que tout, aux dires des anciens…
Dans un pays n’ayant jamais vraiment su comment accueillir les étrangers, et surtout dans un climat de suspicion épouvantable, elle s’était donc retrouvée seule, et avait fini par se couper complètement de la vie locale. Et la vie locale de l’époque, inutile de préciser qu’elle se passait plutôt bien de la compagnie de la « putain polonaise », comme la surnommaient les jalouses du coin, ayant pour la plupart eu la chance de naître sur place, et la déveine d’être moins attirantes que Mareva…
Elle se retrouva ainsi plongée dans la plus opaque des solitudes, celle qui assombrit le cœur et les yeux… La guerre terminée, pourtant, on raconte que de nombreux gars en mal de tendresse, des gueules cassées, surtout, vinrent chercher dans les bras et entre les cuisses de Mareva le réconfort qu’ils ne trouveraient pas ailleurs à meilleur prix… Les plus vachards disent même que, consciente du charme dont elle jouissait alors, elle avait de tout temps su être accueillante, et que l’arrivée d’Adrien en était déjà la preuve la plus évidente… Mais après tout, comment la blâmer ? Elle était seule, encore jolie, dans le besoin, discrète… L’amante idéale, pour peu qu’elle ne tombe pas amoureuse, est certainement dotée de ces deux attributs : seule et discrète.
Et j’étais seul, moi aussi. Montero et Castinel, qui m’accompagnaient jusqu’alors, n’avaient pas le cœur aussi bien accroché sans doute, et je les aperçus bien vite occupés à griller un clope dehors et à l’abri des regards, par l’entremise fêlée de l’unique fenêtre du séjour. Le soleil entrait dans la pièce à regret, éclairant la table et la carcasse de Mareva d’un halo jaunâtre. Le reste de l’habitation sombrait rapidement dans une pénombre déprimante. Comme beaucoup, elle avait dû, en vieillissant, réduire au strict minimum son espace d’activité. La table, la chaise, l’allée, le puits, le lit… Je ne voyais pas de chiottes. L’allée, peut-être, un coin du jardin… Pas de traces de vivres, ni de frigo. Je savais qu’on lui déposait tous les midis un repas devant sa porte – je m’étais rencardé auprès de l’association locale de service à domicile – mais j’ignorais qu’il s’agissait là de son unique repas journalier. Oui, la vie se rétrécit vraiment, avec le temps.
La suite de la visite prit presque des airs routiniers : deux chambres obscures impeccablement rangées mais empestant le moisi, un couloir aux parois visqueuses, une malle pleine de vêtements masculins d’un autre âge – Adrien, ou son père officiel - et c’est à peu près tout… J’allais repartir taper un rapport d’une banalité extrême et prévenir les services d’hygiène, lorsqu’un bruit étrange attira mon attention. Un rat sans doute, dont je ne pus que deviner la course jusque sous le buffet de chêne, mais qui eut le mérite de me faire poser à nouveau les yeux sur le bouquin, face à la vieille. Je me suis avancé, ai pris l’ouvrage en main. L’odeur m’indisposait un peu moins ; on s’habitue à tout.
Il s’agissait d’un recueil de poésies apparemment sans intérêt, Les étoiles du crépuscule ou un truc dans le genre… Je me souviens que le titre m’avait fait penser que cela allait bien avec le lecteur moribond qui l’avait parcouru en dernier. Mais l’important n’était pas sur la couverture.
- Oh chef !… Y a du monde devant le portail… me souffla Castinel, depuis l’embrasure de la porte d’entrée, paniqué à la simple idée de devoir peut-être se sortir les doigts... On fait quoi ? - C’est pas « on », Castinel… c’est toi tout seul. Prends tes responsabilités, merde ! Moi, je reste encore un peu, j’ai presque terminé. - Et… on fait quoi avec les curieux ? - Vous les virez. Et après, quand je serai prêt, on partira. Capice ?
Castinel, après plus de dix ans de maison, avait toujours la jugeote de l’escogriffe monté trop vite en graine qu’il était en arrivant. On peut laisser du gros qui tache en cave tant qu’on voudra, ça ne fera jamais un bon vin.
- Chef !… - Ouais. - C’est Montero… Il est malade. - Putain, vous les enchaînez, les gars ! Quelle heure il est ? - Cinq heures moins dix, chef. - Ok, dans ce cas, vous vous tirez avec la bagnole, moi je reste finir le boulot. Je rentrerai à pied ! Il n’est pas si loin, le commissariat… - D’accord, chef, à plus ! me dit-il d’une voix qui aurait sans doute voulu masquer son allégresse. - Hé ! Castinel !
Sa tronche réapparut de derrière le mur, une lueur d’inquiétude dans les yeux.
- Pas question que le petiot dégueule dans ma caisse, d’accord ? Tu roules tout doux, et tu t’arrêtes s’il n’ose plus te parler… Et pas la peine de lui raconter tes souvenirs de boulot les plus crades, il a suffisamment morflé pour aujourd’hui…
La couverture du livre craqua un petit peu quand je l’ouvris. C’était peut-être du vrai cuir… Et un faux recueil de poésies. Sur les pages parcheminées de ce qui avait dû être un répertoire à bluettes adolescentes, quelqu’un avait écrit, d’une main visiblement peu assurée. L’écriture, tordue et stressée, me faisait penser à la mienne quand, tout gamin, je m’évertuais à bien former les lettres sous l’œil castrateur de cette vieille carne d’institutrice qui nous tirait les petits cheveux de la nuque pour nous apprendre le sens du mot « application »…
Pourtant, les mots que l’on avait juxtaposés à ceux des poèmes compilés dans l’ouvrage n’étaient pas ceux d’un gosse. C’étaient des déclarations, des confidences, des enflammades… Des mots d’amour un peu maladroits la plupart du temps, mais touchants de sincérité. De ces petits trucs cons que l’on a parfois envie d’écrire quand on commence à s’éprendre de quelqu’un, et que l’on a l’impression qu’on n’aura jamais assez de temps et de place dans le cœur pour tout garder… Alors on commet ce genre de conneries, on essaie d’écrire ce que l’on est incapable de dire, ni même d’analyser.
Il y en avait des tonnes, sur chaque page du bouquin, on avait noirci les interlignes et les marges d’une prose pompeuse et romantique. Et moi, malgré l’intérêt très limité que je portais à ce genre de choses, malgré la gêne grandissante que j’éprouvais à m’immiscer ainsi dans les recoins les plus intimes du passé de la vieille Storozinsky, je tournais les pages. Je lisais en diagonale chacune d’entre elles, me demandant qui avait bien pu écrire ça… Si c’était elle ? Je me suis assis, sur une chaise similaire à celle où se tenait la vieille, évitant soigneusement de croiser du regard sa silhouette rabougrie. Le bruit du moteur de la voiture de service qui partait ne me sortit guère plus d’un instant de mes pensées. Une seconde enquête commençait.
Au fil de ma lecture, il apparut clairement que l’auteur de ces lignes (il n’y en avait qu’un, à en juger par la médiocrité constante du récit) était de sexe masculin. Un des prétendants de Mareva, pourquoi pas ? Ou même son mari, qui lui aurait écrit depuis les tranchées… Je rouvris le livre à la page de garde : Éditions de la Belladone, achevé d’imprimer à Paris, 1931… Un prétendant, certainement.
Le rat fit à nouveau du raffut sous son meuble, et en sortit comme une balle, pour aller s’emparer d’un vieux croûton de pain rassis tombé au sol. Une sacrée belle bête, absolument répugnante, qui ne parvint pourtant pas à me tirer durablement de ma curieuse lecture. À mesure que je progressais dans les pages, l’écriture devenait plus serrée, plus nerveuse. Un peu comme si le gars avait tremblé en écrivant ça. Je me mis à lire avec plus d’application, à chercher plus sérieusement à déchiffrer les pattes de mouche…
… comme j’aimerais pouvoir te serrer contre moi. Tu le sais bien, c’est impossible. Les boches gagnent du terrain chaque jour et réduisent d’autant nos chances de vivre heureux. J’ai peur, Ninon. Pas la peur d’aller au Front, ça non, mais la peur de ne plus jamais te revoir. La peur de ne plus sentir l’odeur de ta peau le matin, tes cheveux contre moi…
Évidemment, le gars ne voulait pas aller se battre, et fantasmait comme un dingue sur le corps de la belle, qu’il n’avait pas revue depuis longtemps. Quand on commence à parler à une fille de sa peau et de ses cheveux, c’est une façon élégante de dire qu’on espère le reste… Je me prenais au jeu, comme une ménagère devant un feuilleton à l’eau de rose, avec en plus la jouissance stupide et malsaine de me dire que tout ça était bien arrivé, un jour, et que j’étais peut-être le seul, à part Mareva et son amoureux transi, à le savoir…
Au bout de deux pages de décryptage intégral, quelque chose commença à me chiffonner. Un truc qui clochait. Il y avait de drôles de passages comme « Maman a eu une idée formidable hier, pour ne pas que j’aille me battre avec les autres », ou encore « Si Maman veut bien, j’essaierai de sortir demain, ou peut-être plus tard »… Déjà, un gars qui commence à parler de sa mère à tout bout de champ est à coup sûr mal barré pour jouer les jolis cœurs… Soit, passons. La fille était peut-être niaise ou mal dégrossie, elle aussi… Mais ce qui m’intriguait encore plus, c’est le fait que type soit obligé d’avoir le droit de sortir seul de chez lui, alors qu’il était visiblement largement en âge de le faire… Bizarre, mais en essayant d’imaginer la chose, il me sembla qu’un gusse comme Castinel, mis dans des conditions semblables d’isolement campagnard et affectif, aurait sûrement été aussi empoté.
J’essayais de m’imaginer la chose : dans les années où était paru le bouquin, Mareva avait au moins trente, trente-cinq ans… Comment une croqueuse d’hommes patentée aurait-elle pu se laisser séduire par un moineau qui peine tant à sortir du nid ? Comment aurait-elle pu en tomber folle au point de relire ses mots à l’aube de sa mort ? Non, ça ne collait pas, et la suite que, j’absorbai avec une avidité grandissante, ne m’aidait guère. À la limite, elle n’amenait que de nouvelles questions :
Mais tu sais, Ninon – drôle de diminutif pour Mareva – je crois qu’au fond, elle t’aime bien. Je suis vraiment déçu que tu n’aies pas pu la revoir depuis le mois dernier, quand tu es venue à l’improviste. Elle était de mauvaise humeur, ça lui arrive souvent, mais c’est une bonne mère. Elle veut me faire plaisir, elle l’a toujours fait…
Tu parles qu’elle l’a toujours fait !… À en croire le récit de ce pauvre gars, sa mère avait surtout veillé à l’éloigner le plus possible de cette Ninon qu’elle ne pouvait pas encadrer. Un schéma classique, la mère qui vit avec son grand garçon de vingt balais et redoute de le voir partir vers une autre… Bon, là, en plus, il y avait la guerre. Double péril. Visiblement, la marâtre craignait que son fils ne se fasse écharper au front, ce qui peut se concevoir d’une façon plus acceptable, humainement parlant... Il devait avoir écrit ça au début du conflit. D’ailleurs, au fil des pages, il parlait de moins en moins d’amour, ou alors d’une façon plus détachée. Sous sa plume, on voyait l’horreur grossir à mesure que le conflit s’envenimait ; son écriture, déjà assez pitoyable à la base, se dégradait encore, atteignant comme un paroxysme à la page d’un poème intitulé Avec les forces qui me restent. Tout un programme.
Nous mangeons peu, très tard le soir, une fois que les rues sont calmes, à la lueur d’une bougie… Hier, Maman et moi avons fini d’aménager la zone de repli. Les Allemands sont partout, elle va aux informations régulièrement. Moi, je dois rester, aussi discret que possible. Tous les hommes valides sont déjà partis depuis belle lurette, il ne reste que moi, qui t’attendrai le temps qu’il faudra au fond de mon abri (…) parfois tu sais, quand j’entends siffler les obus dans le coin, j’essaie de deviner où ils peuvent tomber, et je prie pour que tu sois encore en vie. Surtout, je prie pour que tu penses encore à moi (…) je vais remonter, bientôt, quand tout sera fini.
Je me suis redressé un instant, les yeux déjà piquants de fatigue. Le jour commençait à tomber. Je me suis levé de ma chaise, ai actionné l’interrupteur. Le néon collé au plafond clignota une bonne dizaine de fois avant d’irradier la pièce d’une lumière froide. Je me suis rassis, satisfait et impatient de pouvoir reprendre. Le macchabée assis face à moi, je ne le voyais plus. Crevant d’impatience, je suis passé d’un coup de la page quarante-deux à la soixante-dix-neuf.
… mais je crois bien que Maman ne viendra pas non plus, aujourd’hui. Sans doute sont-ils encore venus la voir, hier soir. J’ai entendu des bruits, on dirait qu’elle a crié, mais c’est pas sûr. Peut-être qu’ils rigolaient, je n’en sais rien. Je vis tellement peu de choses, ici, que j’en perds le souvenir… Je ne vois plus clair déjà, et je crois que même mes oreilles me jouent des tours. Je ne saurais même pas dire si on est en hiver ou en été. Ici, tout est toujours pareil, froid et humide. Mon unique saison est froide, noire, trempée… Elle n’a pas changé ma couvrante depuis longtemps, et ça pue.
J’avais de plus en plus de mal à déchiffrer, mais je mettais un point d’honneur à le faire. Passé un certain stade d’investissement, on ne veut plus s’arrêter.
J’ai eu de l’eau et du riz aujourd’hui. Elle m’a lavé aussi, en me disant que le puits commençait à baisser et qu’elle n’avait plus trop la force d’aller chercher de l’eau. Mes jambes, mon dos, tout mon corps me font souffrir. Je sens mes côtes s’enfoncer dans la terre, quand je m’allonge. Elle ne me rase plus. Je m’en fous, ici personne ne peut me voir. Je suis comme un caillou, je me mélange chaque jour un peu plus aux murs qui m’entourent et me protègent. Je m’enfonce, je m’intègre à mon environnement (…) La bataille fait rage au-dessus, depuis des années sûrement. Parfois je me demande si je n’aurais pas dû y aller, à la guerre. Avec les autres… Et je me demande aussi si je suis seul à vivre comme ça, caché, à attendre que cette folie se termine. Je me sens lâche, au fond… Et je n’espère plus vraiment te revoir, Ninon ; si je t’écris encore, c’est surtout pour ne pas perdre les rares souvenirs que j’ai encore avec toi…
En quasi-apnée, j’ai encore sauté dix pages ; j’arrivais aux deux tiers du livre. Des feuilles collées par l’humidité, noircies de salpêtre. Je sentis un courant d’air froid glacer la sueur de mes tempes.
Les nouvelles ne sont pas bonnes, ce matin. Comme tous les matins. On a encore un peu plus reculé sur le front Atlantique, mais nos soldats se battent vaillamment et ne lâchent pas prise… Ici, tu as dû t’en rendre compte, c’est devenu très calme. Même si j’entends de plus en plus de bruits de moteurs, signe que les blindés patrouillent en permanence, notre village est acquis à l’ennemi. Ils ne font plus que maintenir leur position. Maman me dit que quelques batailles ont encore lieu du côté de Salbris et de Romorantin, que les maquisards refusent d’abdiquer, mais nous sommes trop éloignés pour entendre les coups de feu. (…) j’ai faim, et je tousse de plus en plus. L’humidité me ronge, me dévore, comme ces rats qui viennent me mordre pendant que je dors. Enfin, dès qu’ils croient que je dors. Je me réveille sans cesse, me rendors tout pareil. Il n’y a ni jour, ni nuit, ici. Je pleure beaucoup, pour rien, ou pour tout, je ne sais plus vraiment… Le temps n’existe plus pour moi, tout comme je n’existe plus pour personne d’autre que Maman. Le seul repère que j’ai, c’est de sentir qu’elle vieillit lorsqu’elle me touche ou m’embrasse. Je suis devenu aveugle, ou presque : quand la trappe s’ouvre, je n’ai presque plus besoin de fermer les yeux. C’est beaucoup moins douloureux qu’avant… J’aimerais pouvoir dire que je ne regrette pas, mais ce serait faux. J’aurais dû aller me battre. Je le lui ai dit la dernière fois, mais elle m’a mis un coup de broc sur le crâne. J’ai encore mal… (…) des cafards, des vers. J’ai mal, et je bouffe tout ce qui me tombe sous la main. J’ai commencé à creuser un trou… Je ne pourrai jamais le terminer, mais j’ai besoin de faire quelque chose, de faire semblant d’avoir de l’espoir, aussi (…) au-dessus de moi, le sol tremble parfois sous les roues et les chenilles des centaines de véhicules qui passent. Je crève en silence, et tout autour de moi j’imagine le monde gueuler de rage.
À cet instant, un pressentiment étrange m’envahit. Plus rien ne collait vraiment avec les rares hypothèses que j’avais pu échafauder. Et surtout, en 1939-45, j’avais dû mal à imaginer des centaines de blindés sillonnant quotidiennement ce coin, finalement peu stratégique, sans intérêt particulier… J’ai reposé le livre, me suis doucement renversé en arrière. Dehors, c’était l’heure où le trafic en provenance d’Orléans commence à se tarir. Mais on entendait encore quelques voitures passer, de loin en loin ; certaines fois, elles faisaient tinter la vaisselle dans le buffet. Je me suis épongé le front avec mon avant-bras, puis ai repris le livre en vitesse, dix ou douze pages plus loin. J’arrivais au bout. L’écriture était terrible, celle d’un aveugle.
Elle était très en colère quand elle a lu les premières pages. « Comment t’as pu me faire ça pendant tout ce temps ? » qu’elle m'a sorti de sa voix usée… Alors, je suis resté seul, privé de tout ce qui me restait, pendant de longues heures… Je m’en voulais de ne pas avoir entendu le bruit de la trappe qu’on ouvre, ses pas dans l’escalier. Le tunnel impossible n’avance pas vite, j’ai cassé mon bâton (…) Elle était terrible, elle tenait un couteau à la main, sa voix tremblait presque autant que moi. Elle est restée là, à me regarder un long moment. Elle m’a engueulé en serrant les dents, mais je n’ai pas vraiment compris. J’ai essayé de lui parler, mais elle n’écoutait pas, continuait à grogner, à respirer trop fort. J’ai supplié qu’elle me laisse sortir, partir au front, ou alors qu’elle me tue. Mais elle ne voulait pas, elle disait des choses étranges. Des choses qui remontaient à longtemps, que c’était à cause de moi tout ça, qu’elle m’aimait trop, et que j’en avais rien à faire. Que j’étais toujours son bébé, qu’elle savait bien que je ne partirai jamais. Que j’aurais dû le savoir, qu’elle n’aurait pas eu besoin de me cacher. Que je l’aurais fait tout seul, simplement par amour pour elle… Alors je lui ai crié que moi, je l’aimais, que je n’aimais plus rien d’autre qu’elle, qu’il fallait me laisser remonter ! Je lui ai dit que je ne t’aimais plus, Ninon… Alors là, elle s’est mise à pleurer, elle a lancé le couteau par terre, elle m’a rendu le livre aussi, et a mis ma tête dans ses mains toutes rêches. J’ai voulu me rapprocher d’elle, très doucement, à genoux. Je l’ai entendue me sourire en me voyant me rapprocher, puis tout à coup elle a hurlé en voyant mes mains et s’est enfuie… J’ai gardé le couteau serré dans mon poing, et j’ai continué à creuser mon trou avec. Je ne sais plus où cacher les gravats. Je ne vois plus rien du tout.
Cette fois, je n’avais plus vraiment de doutes. Et l’absence de cette relative couverture me gelait jusqu’à la moelle. J’ai encore parcouru quelques lignes, plus pour trouver le courage de descendre chercher Adrien dans la cave que pour confirmer mon scénario. Les dernières lignes avaient été écrites à la hâte, certainement, et la fin en était tronquée. Ce jour-là, Mareva avait dû aller reprendre le livre des mains de son rejeton.
Plus tard, j’essaierai encore de me tuer. Il faut que j’arrive à prendre plus d’élan avant d’aller cogner le mur. Si j’avais plus de forces, si je pouvais tenir debout, ce serait facile. Si je savais où est le couteau, ce serait facile… Dehors, la guerre est peut-être finie, mais je ne crois pas. Peu importe. J’ai tué un rat tout à l’heure, à mains nues. C’était plutôt bien… C’était bon : il était chaud, ça faisait longtemps que je n’avais pas touché quelque chose de chaud. Et aussi, plus tard, j’ai mangé un bout de bois pourri, trouvé en creusant. Il me faudrait plus d’eau. Si elle revient, je sais bien que
Après avoir glissé le livre dans ma poche, au mépris des consignes, j’ai jeté un dernier regard à la charogne assise, puis suis sorti en courant de la maison. J’aurais aimé être en état de marcher... J’ai dû faire plusieurs fois le tour du bâtiment pour trouver la trappe. Toutes les maisons du coin, faites de calcaire taillé, ont été érigées au-dessus d’une grotte aménagée dans le roc, d’où on extrayait les blocs… J’ai passé un coup de fil aux collègues, pour avoir des renforts. Pour ne pas me retrouver seul face à cette vérité-là. Une fois qu’ils sont arrivés, je ne leur ai pas vraiment expliqué. Je leur ai juste demandé de descendre à la cave, de remonter ce qu’ils y trouveraient. Je n’avais plus une once de courage en moi.
Adrien était encore en vie. Laminé, inerte et d’une maigreur effrayante, pneumonique… Mais vivant. Il aura survécu à son bourreau, à la guerre interminable qu’on lui avait imposée. Nous étions le 14 novembre 1966. Il n’est décédé que quelques mois plus tard, dans une maison de repos, parfaitement isolé du reste du monde. Je me demande même si quelqu’un a simplement osé lui parler, rompre le silence. Juste lui dire à quelle époque nous vivions eût été impossible. Il n’aurait pas pu s’y faire, lui qui ne vivait plus depuis si longtemps.
|