Certaines personnes ont un genre de don pour agacer leurs proches, une forme d’incrédulité qui peut confiner au négationnisme obstiné chez les plus talentueux. Mon copain Fred est certainement de cette dernière caste, celle des seigneurs du broyage de noix. Je l’apprécie plus que toute autre de mes connaissances, mais certainement pas pour sa propension à systématiquement remettre en doute ma parole, mon jugement… Mes espoirs aussi, parfois.
Nous étions assis au relais de la gare, il pleuvait comme vache qui pisse, mais de l’intérieur du hall, ça ne changeait rien. Moi, j’avais du soleil plein la tête, comme jamais peut-être. Je bronzais de l’intérieur… Et l’autre mariole s’évertuait à essayer de me faire reposer les pieds sur une terre que j’avais quittée depuis belle lurette ; enfin depuis quelques heures. Ce coup de fil.
- T’es chiant putain… J’aurais dû venir seul. - T’inquiète, vieux ! De toute façon je me casse dans un quart d’heure maxi. Tu seras seul pour attendre ta Madeleine, me dit-il en souriant, comme si je n’allais pas jouer le restant de ma vie ce jour-là. - Tu fais dans les références musicales toi maintenant ? C’est nouveau… Je l’aime bien cette chanson…
Et il partit à me fredonner faux la chanson de Brel tandis que je vidais d’une main tremblante mon deuxième et dernier verre. Pas question d’attendre la Providence avec un coup dans l’aile, des fois qu’elle s’envole une nouvelle fois. J’avais laissé passer une de ces occasions dont on devine qu’elles ne se représenteront pas sitôt qu’elles ont foutu le camp. Et pourtant elle allait bien se repointer, mon palpitant en feu était formel.
- Tu sais quoi ? Je crois que… Non... Non, redis-moi exactement ce qu’elle t’a sorti à la fin… - Ben elle m’a dit qu’elle avait hâte de me revoir, depuis tout ce temps, qu’elle avait changé mais pas tant que ça, et qu’elle espérait vraiment que je serais là… - Mouais… Tu te rends compte du temps que ça fait ?…
Deux ans. Et demi. Deux ans et demi qu’on ne s’était plus revu, Marlène et moi… Deux ans et demi d’abstinence sentimentale ; deux ans et demi à attendre, vautré dans les bras moelleux d’une quelconque aventurière de passage, que le vent me rapporte la femme de mes rêves sur ce paillasson welcome ridicule que je n’avais jamais osé changer de peur qu’elle n’ose pas entrer si elle revenait…
Deux ans et demi merde ! Pourquoi avait-elle subitement changé d’avis, décidé de me redonner une chance, à moi qui n’en avais jamais vraiment eu ?… Pourquoi n’avait-elle pas continué à me détester, comme un salaud normal ? Et s’il avait raison, mon emmerdeur de copain ?
- Tu m'emmerdes, Fred… Casse-toi s’te plaît. - J’ai encore du temps avant de te laisser peinard mon ptit père… Il avait dans les yeux la lueur narquoise du vainqueur à plate couture, tandis que je luttais contre ses évidences trop évidentes pour être humainement envisageables. - Tu sais… - Quoi ? - Quand je… Enfin quand j’ai fait le con avec Marlène. - Avec Séverine tu veux dire ? - Oui. Ben justement, j’ai aussi cafouillé avec sa cousine, à Marlène. Julie. - Mon salopard ! T’es vraiment un chien en amour toi, hein ?…
Il me jouait la scène du bon pote fier de mes conquêtes, mais je savais bien qu’au fond de lui il se disait que j’allais me faire tailler un smok’ sur mesure.
À quelques mètres de nous, dans les relents tiédasses de ces pissotières qu’on est toujours surpris de devoir payer tant elles sont perpétuellement crades, se débobinait le film souvent grisâtre des dimanches après-midi… Une mère pressée de rentrer chez elle rapatriait manu militari la marmaille aux yeux gonflés qu’elle venait d’intercepter au sortir d’un wagon trop bruyant… Un gros type lisait le Figaro aux frais de la Comtesse et sur un présentoir, un cigarillo éteint coincé entre une paire de lèvres amphibiennes… Une petite vieille essayait de vendre ses jonquilles à des passants qui la regardaient à peine, installée sur une table pliante facile à ranger au cas où les forces de l’ordre viendraient lui demander d’aller faire chou blanc ailleurs. La pluie redoublait… Et un pauvre hère n’attendait plus son heure lui, bâtissant en un temps record une Byzance de cartons entre un banc et un mur, face à cette gare où, quelques minutes plus tôt, le froid et la pluie manquaient encore à l’appel de ses souffrances…
- Oh ! Tu n’dis plus rien… - Et alors ? - Pff… Ok ! C’est bon, je vais me tirer, dit Fred en faisant mine de prendre sa veste. Mais putain mon vieux, c’est complètement nase de réagir comme ça… Elle ne vient que dans deux heures ! Deux heures, quoi… Ça te laisse le temps de causer un peu avec moi non ? Plutôt que de faire ton bigorneau dès que je te charrie un peu… - T’as raison… Ouais, t’as raison, je suis un chien en amour. Elle le sait bien tout ça, je lui ai tout dit à l’époque. - Et elle s’est tirée, dit-il en cessant de faire semblant de partir. - Elle revient, aujourd’hui… - Il paraît... Fais gaffe quand même ; tu sais quoi ? Si tu veux je reste avec toi, pour… - Arrête ça tu veux ! C’est hors de question !
Et je me levai en direction de la table pliante, prêt à n’importe quoi pour changer d’air une minute. La vieille parut surprise de mon arrivée, sursautant d’une façon ridicule et donc forcément touchante comme je lui demandais le prix de ses bouquets. Elle se reprit ensuite, et me dit que, de toute façon, elles seraient fanées demain peut-être, ses fleurs.
Elle me mit deux ou trois bottes dans les mains, parce que j’avais tout l’air d’un amoureux et que peut-être qu’avec de l’amour demain les fleurs seraient encore belles. Elle refusa mon fric, puis l’accepta finalement voyant que je m’énervais, et qu’il serait dommage que j’attire les condés juste avant qu’elle ne parte de son propre chef…
- Oula ! Elle va tomber la culotte rien qu’en descendant les marches, mon gars, avec des fleurs comme ça ! - T’es con ! dis-je, éternel bon public aux vannes de Fred… N’empêche que je me demande ce qu’elle vient faire là, la vieille, si elle ne veut pas gagner du fric avec ses fleurs… - Oh il paraîtrait qu’elle est tarée ! C’est mon pote Hassan - tu sais, le vigile - qui me disait ça l’autre jour. Paraît qu’ils la foutaient dehors tous les jours à une époque, mais qu’elle revenait toujours, comme si de rien avec ses petits bouquets jaunes…
La fable de la marchande de jonquilles n’était qu’une mise en bouche : Fred s’affaira ensuite à extraire quelques pépites de la prodigieuse montagne d’anecdotes en tous genres qu’il semblait garder en permanence coincée sous son bras. Il m’a toujours terriblement impressionné pour ça : savoir à tout moment, tel un prestidigitateur (ces gars qui vous emmènent là où eux-mêmes ne seraient pas foutus d’aller), m’embarquer sur des chemins de traverse pour éviter l’impasse qui se profile devant lui… On appelle généralement ça un beau parleur. Fred est carrément magnifique, dans son genre…
Il m’énervait à ne pas me croire, il me gênait à rester là, attendant le train de l’amour comme pour mieux me dire après coup « tu vois bien ! Je te l’avais dit… »… L'enfoiré… Le vrai pote. Il le savait bien, que j’aurais voulu qu’il arrête de me causer, qu’il parte enfin, mais pas question de me laisser comme ça… Avec le recul aujourd’hui, je comprends son attitude. Je crois que j’aurais aimé pouvoir un jour faire la même chose pour quelqu’un : lui tenir la main jusqu’au bout alors que je sens qu’il va se casser la gueule au final.
Des relents métalliques nous parvenaient des rails, témoins invisibles du crissement strident des trains terminant leur course ici. Cette odeur de freinage me glaçait le sang à chaque fois un peu plus, à mesure qu’approchait l’heure fatidique, cet instant où je serais seul sur le quai pour accueillir celle que je n’avais jamais cessé d’aimer, malgré toutes mes trahisons.
Fred continuait à parler, je ne l’écoutais plus vraiment. Peu à peu, nous nous éloignions l’un de l’autre, devenions deux entités bien distinctes là où nos discussions nous réunissaient habituellement, même lors de nos fréquentes engueulades. Il devait le sentir, car son monologue devenait insistant, piquant, tandis que mes yeux n’osaient même plus se hasarder en direction du cadran de l’horloge anémique qui trônait dans le hall de la gare…
- … et tu vois, pour toi je crois que c’est pareil. Faut apprendre à perdre, faut savoir accepter la défaite ; mais là, je te vois mal barré. - … - Oh ! Tu m’écoutes ?!! - Oui…
Il savait bien que non.
- Tu vois mon ptit pote : ta Marlène à mon avis, elle est très loin d’être du genre à te bouffer dans le creux de la main dès son arrivée. Et toi t’as typiquement la gueule du blaireau qui va au casse-pipe la fleur au fusil ! - Pff… Si c’est un casse-pipe, autant y aller comme ça… - Arrête tes conneries ; tu n’en penses pas un mot, me dit-il à raison. T’es encore tellement accro que tu n’arrives pas à imaginer une seule seconde la probable désillusion qui t’attend. Et ça mon vieux ça n’est pas du pessimisme, c’est de la lucidité ! - Tu me fais chier… Oh le voilà !
Le train de Marlène venait de s’afficher sur l’écran des arrivées, me sauvant la mise avec Fred, tandis que déjà mes mâchoires se crispaient de trouille.
- Il arrive dans une demi-heure seulement… Y a encore un peu de temps. - C’est rien une demi-heure. Il arrive ! Je vais aller sur le quai, ça me détendra de marcher, dis-je en me levant pendant que Fred appelait le barman pour payer. - Ok. C’est une façon presque polie de dire « casse-toi », remarque… Enfin je peux comprendre ton impatience, ça fait au moins une chose que je pige chez toi aujourd’hui…
Je lui serrai la main machinalement, sans même le regarder, moi qui ai horreur de ça en temps normal. Tandis que je m’éloignais déjà, il me lâcha un « au fait » qui me força à émerger un peu, et à me retourner un instant vers lui, en même temps qu’une demi-douzaine de péquins autour de nous :
- Je te souhaite… euh, un bon courage mon vieux. Je suis chez moi en cas de besoin, à toute heure. Je… boirai une canette à ta santé, enfin à votre santé en rentrant à l’appart’… J’espère vraiment qu’elle tombe raide en te voyant avec tes… Oh ! T’allais oublier tes fleurs, ptite tête !
Il ramassa les bottes décaties sur la table du bar, me les apporta. Je souris en le voyant approcher : on aurait cru une mère à la rentrée des classes, qui vient moucher une dernière fois son morveux avant de le laisser filer, la mort dans l’âme.
- Fais-en bon usage. Enfin, donne-le lui bien…
Ses yeux enfiévrés crevaient d’inquiétude pour moi.
Le bitume sale du quai crissait mollement sous mes semelles hésitantes. Un vent faible mais humide me titillait la nuque, comme une langue froide surgie du passé, venant me caresser de mes remords les plus enfouis. Je me sentais à la fois pressé et paniqué, résolu et disloqué... J’allais jouer ma vie tout entière dans quelques minutes, j’allais d’un simple premier coup d’œil, de quelques paroles de retrouvailles, savoir si oui ou non les pires erreurs peuvent un jour s’effacer... Je l’avais trompée, humiliée sans doute, plusieurs fois. Je l’avais oubliée le temps de quelques heures de plaisir facile, de jouissances factices car incomplètes… J’étais jeune et con, et je le serais toute ma vie sans doute… Restait à la convaincre du contraire, je n’avais pas le choix. J’étais prêt à tout pour qu’elle oublie un petit peu, même mentir.
Pour qu’elle me veuille à nouveau.
La sonnerie à trois tons résonna fort sous le hall, dans ma poitrine, annonciatrice de l’ouragan prochain. Elle me fit l’effet d’une corne de brume entendue depuis une île déserte. Je crus vomir, mais les remugles des boissons ingurgitées plus tôt s’arrêtèrent par miracle au seuil de mes amygdales. Je pris une cigarette, malgré la résolution de ne pas empester le tabac prise cinq minutes auparavant... Une jeune femme me demanda du feu. Mes mains tremblaient. Elle dut penser que c’était pour elle… Autour de moi commençaient déjà à se masser quelques poignées d’inconnus, de stupides inconscients qui ne semblaient pas savoir l’importance de cet instant. J’ai eu envie de les engueuler, leur demander de ne pas rire à côté, ne pas trop parler, ou alors doucement, religieusement. Le train était en phase d’approche, de loin les deux phares brillaient déjà au milieu des ténèbres. Elle arrivait. Je sentais à nouveau son parfum, ce parfum démodé qu’elle portait lorsqu’on s’aimait, espérant secrètement qu’elle n’en aurait pas changé. Les gens tourbillonnaient autour de moi à présent, me bousculant même, tandis que je restais là, comme un piquet au bout du quai.
Les premiers crissements me déchirèrent les tympans d’une incroyable décharge de romantisme. Pour la première fois, leur violence me plut, semblant à la fois sincère et pure… Elle me réveilla aussi, me faisant tout à coup prendre conscience que je ne savais même pas quoi lui dire, comment me comporter lorsque je la verrais descendre les marches du wagon… J’avais préparé mon coup pourtant. Marlène... Deux nuits blanches, plus quelques rêves en fin d’après midi. Je croyais m’être blindé. J’étais mort de trouille. Le train s’arrêta. Le long cylindre de ferraille et de verre n’était qu’à un mètre de moi, peut-être son cœur battait-il aussi fort que le mien, directement derrière la tôle ?… Ma tête tournait. Les gens s’affairaient. S’embrassaient. S’entraidaient pour porter des bagages monstrueux. Je me mis à marcher. À courir le long des wagons. Personne. Ils riaient, pleuraient même parfois. Bande de cons ! Rien. Vous ne comprenez rien. Je t’aime. Elle ne venait toujours pas. Marlène. Des gens descendaient encore. Elle est polie, elle laisse passer les autres. Elle a peur elle aussi. Oui c’est sûrement ça. Je cours. Tout le monde est descendu. Personne. La serrer fort dans mes bras. Ne pas dire pardon. Ou si, peut-être. Le bout du quai. Personne. Je t’aime. Je pleure.
Elle ne vint pas. Jamais. Et pourtant, elle était là… Assise derrière une vitre, me regardant lorsque le train repartit poussivement, un quart d’heure plus tard. Incroyable. Elle souriait. Moi aussi j’ai souri en la voyant, pleurant de joie même, de soulagement devant ces yeux que je croyais avoir presque oubliés. Ses petits plis de bonheur étaient devenus des rides, fines et gracieuses. Je l’aimais. Elle me dit quelque chose au travers de la vitre, alors que je lui criais d’arrêter le train. Elle articulait posément, moi je courais déjà, encore, pour ne pas laisser partir mon ultime chance. Je hurlais, ridicule : Pourquoi ? Descends ! Je t’aime. Je crus un instant qu’elle me répondait qu’elle m’aimait elle aussi, et ce sentiment prédomina jusqu’à ce que le train disparaisse à l’horizon… Ce n’est que quelques minutes après que je compris sa vengeance. Elle ne me criait pas « je t’aime »… Bien sûr que non, sinon pourquoi aurait-elle ri, pourquoi ne serait-elle pas descendue ?… Elle avait faim. Un buffet froid. Le mouvement de ses lèvres se répétait à l’infini alors que je rentrais chez moi, par les ruelles endormies. Ses mouvements ne me trompaient plus… Elle ne disait pas « je t’aime » non, elle ne reviendrait plus jamais. Elle était heureuse. Comme jamais peut-être… Vengée. Elle me criait sa joie, après plus de deux ans, de passer enfin à table.
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