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Réalisme/Historique
calouet : La bulle
 Publié le 24/03/08  -  5 commentaires  -  27032 caractères  -  29 lectures    Autres textes du même auteur

Un gars qu'on croise en descendant du train. Il faisait du stop pour rentrer chez lui. Retrouver sa chérie, son quotidien, retourner dans sa bulle...


La bulle


La journée capitule. Au loin dans la rue, on entend encore les gammes de l’autre taré avec son cor de chasse. Quand je suis passé tout à l’heure à côté, ça me résonnait dans le ventre tellement c’est puissant ce genre de truc ; comme si le ciel n’était qu’une immense cloche de verre sous laquelle le bruit infernal de son instrument se répercuterait à l’infini… Ça m’a rappelé, le temps de passer devant le hangar où le cuivre s’égosillait, quand j’étais tout gosse. À cet âge où on ferme sa gueule quand les grands demandent quelque chose, où on suit la famille sans broncher le dimanche… On allait sur la place du Palais parfois, voir des défilés en novembre, ou peut-être en juin, peu importe… Je me souviens très bien du désintérêt formidable qu’éveillait en moi le défilé de ces gusses trop droits pour l’être naturellement, la peau rosie par le rasage réglementaire, en costards sombres, aux épaulettes moutonnantes sous le crachin. C’était sûrement en novembre… Je me souviens très bien aussi de ces chars chiants, de ces lance-roquettes casse-noisettes, de la multitude de flingues d’apparat, de manœuvres d’opéra censées sans doute faire se pâmer les femmes délaissées et impressionner les pauvres morveux dans mon genre. Dans le genre « toi aussi un jour, mon petit gars… », on n’a pas fait moins bandant pour l’homme que je pense être devenu sans vous, les copains…

Merde c’est con de repenser à tout ça pour un stupide joueur de cor, sans doute un chasseur qui rêve de briller dans quinze jours au milieu de ses potes, des bêtes apeurées et des chênes solognots, dans le sanctuaire inviolable des amateurs de trous de balles et de canons… Il y avait tous ces militaires, qui déambulaient impassibles sous l’œil conquis d’une foule complice, ces drapeaux tricolores qui se vendaient sur place et s’agitaient mollement dans le pesant respect des traditions. Il y avait ce petit gosse de huit ou neuf ans, qui faisait un peu semblant de s’intéresser aux engins que son père lui décrivait… Et puis la fanfare. Ces musiciens cacophoniques qui levaient haut les jambes, précurseurs sans le savoir d’une des démarches à la con des Monthy Pythons, qui soufflaient, cognaient, comme si le sort de la sacro-sainte patrie en dépendait vraiment… Les petits soldats ne m’ont jamais tellement amusé, même les vrais. Et le pire c’est que ceux qui jouaient de la musique, ils me filaient la chiasse par la simple puissance de leurs organes métalliques… Ça résonnait dans mon bide, l’impression que le sol tremblait sous mes pieds à chaque coup de grosse caisse, mes tympans qui se vrillaient sous les cymbales… Comme tout à l’heure, devant le hangar du cor de chasse, quand j’ai senti mes tripes se décoller l’espace d’un instant.


- Hep M’sieur ! Vous auriez pas une cigarette ?…


Je m’arrête. Le gars est sur le trottoir d’en face, il gueule comme un poissonnier malentendant.


- Une roulée ? J’ai que ça…

- Pas de problème M’sieur, merci ! dit le type en traversant la rue, d’un pas plus décidé que joyeux.


Je lui tends mon paquet de tabac ; sors une feuille. Le type est basané comme ces gars qui coulent du bitume en plein cagnard, sous le regard des automobilistes blanc bec qui gueulent parce qu’il n’y a plus qu’une file pour circuler… Une moustache d’entraîneur de foot portugais, des cheveux ébène un peu dégarnis plaqués en arrière à l’ancienne et à la gomina. Ou peut-être à la sueur, à bien y regarder.


- Oh, c’est des roulées !

- Oui je…

- Je sais pas rouler ça moi, me dit le stentor en riant grassement. Il est peut-être lui-même joueur de fanfare ou fan de chasse à courre.

- Ok, je vais vous la rouler, dis-je en m’asseyant sur un banc tout proche, posant ma propre clope un instant sur les lattes moussues.


Il se pose à côté de moi, un peu essoufflé… Me regarde positionner les fibres cancérigènes comme si j’étais un grand chirurgien, mais je ne suis pas dupe : il cherche un sujet de conversation. Il veut qu’on parle.


- Pff !… C’est pas facile aujourd’hui…

- Ah oui ? Pourquoi donc ?…


Pas terrible son ouverture… Là, au fond de moi, je suis vraiment fier. Je suis un gars vachement sympa, ou vachement joueur, pour saisir une telle perche aussi facilement.


- Ben ouais, reprend-il en se raclant la gorge, avec rien que le RMI c’est pas facile…

- …

- Faut que je rentre chez moi là, alors je fais du stop, mais putain y a personne qui s’arrête.

- Ben… la route n’est pas très passante non plus, dis-je en laissant traîner mon regard sur les pavillons alentour. La nationale n’est pas loin et…

- Non, mais moi M’sieur, c’est dans l’autre sens que j’vais ! Hé c’est pour ça que c’est pas facile !…

- Et c’est loin ?

- Dix-sept bornes !

- Merde.


Il a l’air content de parler, c’est déjà pas si mal. Une drôle d’énergie se dégage de lui, comme si ça bouillonnait là dedans, pour une raison qui m’échappe carrément. Ça me gêne un peu de me faire servir des M’sieur à trente balais, surtout par un gars plus vieux que moi… Les temps changent.


- Mais je veux pas vous embêter plus longtemps hein, vous avez sûrement à faire, pas vrai ?… La famille, tout ça… dit-il mollement, comme pour me signifier que ce tout ça lui est étranger.

- Oh c’est pas grave. Je rentre juste de la gare…


Quel con je suis, d’avoir honte de lui dire que je bosse… Comme si c’était de ma faute si ce pauvre gusse n’a pas un radis ! Je suis vraiment ridicule, parfois. Un pauvre Saint-Bernard qui se fait du mouron au moindre bulletin météo pessimiste…


- Bon j’vais réessayer de faire du stop. Merci bien M’sieur…

- C’est sûr que si vous étiez une gonzesse, ça irait sûrement plus vite.

- Ouaaarf !!! Ça c’est sûr bon Dieu…


Il revient un peu vers moi, hilare. Ma blague était nase pourtant. L’effet de surprise, sûrement… Il me regarde bizarrement, les yeux encore plissés par son sourire, la bouche mangée par les poils… Et se retourne soudain.


- Y va la fermer sa soufflante l’autre connard ?! Je vais y aller moi, tu vas voir mon pote que celle-là elle va venir te faire bonjour sur la gueule si tu continues ! hurle-t-il en brandissant un poing velu en direction de la grange, qui lui répond d’un barrissement goguenard.


Une petite vieille qui jardinait à côté rentre chez elle, sans doute pas simplement à cause des trois gouttes qui commencent à tomber… Il va finir par nous attirer des emmerdes, le moustachu. À bien y regarder, il n’a sûrement jamais goudronné de route de sa vie ; sa peau a la pigmentation et l’aspect boursouflé si particulier des gars qui n’ont jamais vraiment été sevrés. Il me fait pitié c’est clair. Et tandis que le chasseur nous gratifie de quelques fausses notes humiliantes depuis son hangar, je devine déjà ce que je vais lui dire dans deux secondes. J’habite à deux pas. J’aimerais ne pas être comme ça parfois.


*****


- Bon Dieu c’est vachement sympa en tout cas, M’sieur.

- David…

- Ah ok, David alors. Hé ! Putain en plus t’as vu ce que je me serais pris sur le coin de la casquette ? Moi c’est Alain… Et on se dit tu alors ?

- Oui, bien sûr…


L’essuie-glace écarte à grand-peine les trombes d’eau qui s’abattent sur mon pare-brise. On ne voit rien du tout, la route est sinueuse, le ciel sournois.


- C’est vraiment du bol de t’avoir rencontré mon gars. J’ai beau être encore jeune, dix-sept bornes c’est pas une partie de plaisir…

- Bah, c’est normal. J’avais rien de particulier à faire… Et puis si un jour je me retrouve dans la merde, j’aimerais bien qu’on m’aide un peu, c’est pas grand-chose parfois…

- Ben tu vois, c’est drôle ce que tu dis, parce que moi la mouise, jamais j’aurais pensé m’y trouver… Y a encore deux ans de ça. Jamais, tu m’entends ?!

- Oui… Si tu pouvais gueuler un peu moins, d’ailleurs…

- Ah ouais merde, désolé. J’suis dur de la feuille… Treize ans à la SKH à côté d’une centrifugeuse, ça m’a un peu bousillé les oreilles.

- Pas grave. Je suis rassuré même, tu vois… Je croyais que tu jouais du cor de chasse toi aussi.

- Ah ! Putain t’es con toi !


Il est vraiment très bon public. Bizarrement, alors qu’il devrait me paraître de plus en plus sympa, je me sens oppressé. Comme si le semblant d’intimité que la promiscuité commence à tisser entre nous deux devait m’engager vers quelque chose que je ne contrôlerais pas… Une plage de silence commence à s’étirer dans l’habitacle, me séparant malgré moi de ce drôle de naufragé.


- Tu vas voter quoi toi ? me balance-t-il enfin, juste pour rétablir le contact.

- À quoi ?

- Ben à l’Europe ! Oui ou non.

- J’en sais trop rien encore…

- Moi tu vois, je me pose des questions aussi. Mais je suis même pas inscrit alors c’est pas grave.

- Pff… En effet.


Il arrive quand même à me faire sourire… Pourtant mes doutes ont largement pris la teinte de la certitude, alors qu’on doit à présent pas mal approcher du probable taudis où se terre habituellement la bête… Cette échéance libératrice me donne un peu plus de courage, suffisamment pour attaquer franco :


- Dis, Alain…

- Ouais ?

- Depuis tout à l’heure, j’ai une drôle d’impression. Comme si t’avais quelque chose à raconter. À moi ou à un autre. Comme si t’avais un gros truc sur la patate et que t’osais pas m’en causer… Faut pas hésiter, tu sais.

- …

- Je me trompe peut-être, mais à voir ta gueule en ce moment, je ne crois pas. Tu fais comme tu veux hein, mais au point où j’en suis, je peux bien t’écouter un peu. Personne ne m’attend ce soir, dis-je, complètement inconscient.

- T’es pas con toi. Tu pourrais faire psychologue, ou docteur, à mon avis. T’es peut-être bien docteur si ça se trouve, je t’ai pas demandé…

- Non…

- Bon, c’est pas grave… Mais tu pourrais ! dit-il en me tapant sur la cuisse comme un père fier de son fiston…

- Parce que j’ai raison ?

- Oui, parce que t’as raison. Il m’en est arrivé de drôles depuis 99… J’étais pas comme ça avant, tu sais. J’avais un boulot, je te l’ai dit. Et j’ai eu une femme aussi, même un gosse ; un p'tit gars… murmure-t-il, la tête basse…


Je m’arrête sur le bord de la route pour l’écouter. En plus, je crois bien qu’on est paumés.


On est tous les deux, seuls au milieu de champs de colza d’une platitude infinie à peine perturbée par quelques silhouettes de silos à grain. Un crépuscule beauceron, c’est souvent triste, presque toujours chiant. Tandis que je nous roule deux nouvelles tiges, je le sens farfouiller en silence sa mémoire, comme on range vite fait sa piaule avant une visite-surprise.


- Non ! Non, coupe pas le contact. Enfin pas complètement… Laisse l’essuie-glace, ça berce.

- Comme tu voudras…


Faudrait pas qu’il s’endorme non plus. Je commence à craindre que ce pauvre type n’ait pas de chez lui, qu’il m’ait bourré le mou depuis un bail et qu’il soit en train de chercher une histoire à me vendre pour acheter mon hospitalité. Pour que ma main tendue ne se transforme pas en pied au cul trop vite…


- Tu vois, David… Y a un truc que j’ai appris, de tout ce que je vais te raconter : quand tu traverses le désert, tu peux oublier tout ce que tu avais avant, tu peux même oublier ton nom. Mais à côté de ça, ben je peux te dire que c’est le meilleur moyen pour savoir qui tu es. Moi tu vois, j’ai galéré salement depuis des mois, parce que tout ce que j’avais s’est cassé la gueule. Mais aujourd’hui je sais que je file droit, j’ai la vraie certitude que peu de gens ont, je connais vraiment le gars que je vois dans la glace le matin…


Une drôle d’entrée en matière. Mais il a l’air sincère. Ses ongles sales et rongés se bagarrent nerveusement, je lui tends un clope, comme une main sur l’épaule. Vas-y, Alain.


- Ça a commencé dans un troquet. J’étais avec P’tite bite, un pote à moi. On l’appelle comme ça pour équilibrer… Parce que ce salaud il sait tellement bien y faire avec les gonzesses qu’on s’est dit qu’il devait bien avoir un défaut caché. Lui ça le fait marrer, il s’en tape de son surnom… La preuve qu’en plus il a sûrement une matraque… L’enfoiré, glisse-t-il dans un vrai sourire d’amitié. Là c’est certain, il ne ment pas…

- C’était quand ?

- Y a six ans, ou peut-être même sept. Non, six je crois… Enfin bref : on était attablés dans un PMU, on sirotait un muscadet en attendant que la course du jeudi démarre… On joue deux fois par semaine avec P’tite bite – en vrai il s’appelle Jean-Patrick, mais je vais t’épargner ça… On causait tranquillement, au milieu des autres joueurs, que des connaissances ou presque… Et puis tout d’un coup, je vois la moitié des gusses accoudés au zinc se retourner vers l’entrée. À la façon dont tout le monde ferme sa gueule d’un seul coup, je comprends tout de suite que c’est une greluche qui vient d’entrer, et qu’elle est sûrement pas bonne qu’à torcher des mioches, si tu vois ce que je veux dire… Alors moi aussi je me retourne. P’tite bite, lui, c’est un vrai prédateur, il est déjà debout, fait mine d’aller s’acheter un paquet de chewing-gum ou n’importe quelle autre connerie. Façon de savoir si la souris est avenante ou pas ; si oui, dans deux minutes elle boit un canon avec nous. Enfin avec P’tite bite.

- C’est un rapide ton copain… T’aurais pu l’appeler précoce aussi…

- Arf t’es con… J’y avais pas pensé à ça. Bref. Je me retourne, les vois tous les deux en train de minauder. Tous les jaloux baissent pavillon autour, parce que mon pote c’est un cador niveau charme, et que si tu tiens pas à être ridicule, vaut mieux pas te mesurer à lui dans cet exercice tu vois ?… Il a bon goût en plus : la nana est un genre de grand machin d’un mètre quatre-vingt, avec de grands yeux noirs, des jambes de déesse, le cul qui va avec… Une sacrée jument. La classe.


Il marque une pause. Une bande de corneilles vient de se poser dans l’unique arbre du coin. Un vieux machin à moitié crevé, tout tordu en bord de champs… L’essuie-glace commence à miauler comme une gamine, signe que la pluie se calme. Je tourne complètement la clé, le silence s’installe, juste entrecoupé par la voix de mon copilote.


- J’avais vu juste, la fille s’est pointée à notre table, un sourire un peu gêné aux lèvres, tu sais quand tu ne relèves qu’un côté de la bouche. Presque comme un petit clin d’œil… Ce que j’avais pas du tout prévu par contre c’est l’effet que j’aurais sur elle. Elle en avait rien à cirer de P’tite bite, elle regardait que moi. P’tite bite causait, son numéro habituel, et nous deux on se regardait. Elle était polie, elle lui jetait un œil de temps en temps, répondait un peu aussi, mais je sentais bien que son ventre brûlait comme le mien. Tu sais, c’est le genre de truc qu’on devine parfois, quand quelque chose se passe entre deux personnes. Une petite sensation bizarre qui te dit que c’est dans la poche… J’en revenais pas qu’une beauté pareille s’intéresse à moi.

- Et P’tite bite ?

- Ben il a mis des plombes à piger. Pas habitué à c’que je lui vole la vedette, tu parles ! Il a continué sont baratin, pendant encore une bonne demi-boutanche, et puis finalement il nous a sorti qu’il devait aller faire du sport. N’importe quoi, c’était juste histoire de se tirer avant que j’emballe la gamine… J'étais pas dupe, surtout qu'on venait juste de se faire quatre cents balles au multi.

- Et t’as emballé alors ?

- Je veux, mon vieux, j’ai emballé tout ce qui y avait à emballer, et je peux te dire que le paquet c’était pas une boîte de Smarties.


C’est marrant cette idée que l’on a que les moches doivent forcément emballer des cageots. Faut dire ce qui est, avec la façade qu’il se tape, le petit père Alain n’est pas nécessairement le genre de gars à qui l’on pense en premier quand il s’agit de se farcir autre chose qu'une dinde aux hormones à Noël… Même sans les bacchantes, il n’a pas le cv… Pourtant, et je viens juste d’en prendre vraiment conscience, à un point qui m’essore la cervelle, un beau mec et un cloporte ont au moins un truc en commun : les fantasmes. Pris dans le jeu des confidences, je me laisse un peu aller, moi aussi :


- Y a un truc qui me tracasse, Alain… Tu t’es jamais dit, à un moment donné, que cette fille elle était trop bien pour toi, qu’elle allait finir par retomber sur terre ?

- Bien sûr que si, tu me prends pour un jambon ? me glisse-t-il dans un sourire de mafieux. C’est pas parce que t’as pas d’ailes que t’as pas envie de voler, une fois de temps en temps… L’amour, c’est un peu comme la pêche, tu vois : quand la marée monte, les poiscailles se radinent. Là, englué dans le goémon, les os de seiche et les cannettes de bière, t’as de tout. Faut voir quel genre de filet t’as, savoir si tu vas ratisser large ou juste choper du menu fretin, une fois que tu l’auras lancé… C’est une question de mailles, sûrement… C’est ce qu’on t’apprend tout gosse, à mots couverts, selon que t’as une belle gueule ou pas… Mais y a un truc dont je suis sûr, c’est que l’engin qui pêche les sirènes et les thons, c’est exactement le même. La différence, elle se fait juste dans la tête du pêcheur. Y a ceux qui croient aux sirènes, et ceux qui se contenteront de bouffer du thon toute leur putain de vie.


On ne voit presque plus rien. Un peu de fumée sort de sa bouche à chaque nouvelle tirade, qui semble ensuite se déposer en buée grasse sur les vitres de la bagnole… Je n’ai plus vraiment envie de rentrer, du moins pas aussi rapidement que le sens commun le voudrait.


- Rapidement, après cette première rencontre, on s’est revus. Au cinoche souvent, c’est peut-être bien les plus beaux souvenirs que j’ai avec elle, tu sais… C'est drôle de te rendre compte que t’es pas tout seul avec ton amour, que tout le trop-plein que t’as envie de laisser déborder, ben juste à côté de toi t’as le récipient impec' pour le récupérer, pour y faire pousser de sacrées belles fleurs… Je lui ai même écrit des poèmes, j’me souviens… Enfin non je m’en souviens pas vraiment, je saurais pas t’en réciter un. Mais y'en a un qu’on préférait, tous les deux, il s’appelait juste « Julia ». Comme elle.

- C’est joli, comme prénom, c’est pas très courant en plus… Et… ça a duré longtemps entre vous ?

- Ouais. Vachement longtemps. Des années. Je saurais pas te dire non plus vraiment, mais crois-moi c’est pas de ma faute : dès qu’on a commencé à se butiner sérieusement tous les deux, y a plein de trucs qui ont changé dans ma vie… Le temps a cessé de s’écouler comme d’habitude. Le goût de plein de choses à changé, moi-même j’ai changé, putain. Elle a tout de suite eu un effet terrible sur tout ce qui nous entourait, elle a – sans vraiment s’en rendre compte je crois – réussi à nous mettre à l’écart de toutes ces conneries qui rythment la vie des gens. Tu vas me prendre pour un taré, sûrement, mais j’ai arrêté de regarder l’heure. Même pour aller au boulot, tout venait naturellement, tout coulait sans effort apparent. J'étais toujours à l'heure, toujours en forme, pas fatigué ni blasé comme la plupart des gars qui taffent sur une chaîne ou ailleurs... tout allait bien, c'était dingue. Il faisait tout le temps beau, c’est pas croyable quand j’y repense, que j’ai pas trouvé ça bizarre… J’étais amoureux. On était comme dans une bulle, tous les deux, puis rapidement tous les trois. Parce que pour taper dans la butte j’ai jamais été un fainéant, et que la drôlesse elle savait y faire quand il s’agissait de me donner envie d’être un champion…

- Vous avez eu un gosse ?

- Ouais, on a eu un gosse.

- Oh... Et...

- On l’a plus.

- Oh merde, désolé… Je…

- Laisse pisser va… Je fais avec tous les jours que l’autre fait, je vais pas plus chialer que d’habitude parce que tu m’as rappelé que j’avais le nez dans ma merde. L’odeur elle était déjà là, elle sera toujours là.

- …

- Il est mort, y a presque pile six mois. De notre faute, à mon avis. C’est là que j’ai pris la décision de quitter Julia. Enfin que j’ai décidé d’essayer.


Bizarrement, à cet instant précis, l’évocation de ce gosse à l’existence fugace sans doute, je me braque un peu. Je n’ai pas bronché jusque-là, j’ai même plutôt bien pris le fait qu’un inconnu me tienne compagnie en pleine nuit, dans ma caisse arrêtée en bordure de champs… J’ai bien accepté aussi le fait qu’il ait envie de me raconter sa vie, l’ayant même encouragé dans ce sens, tout en lui roulant de quoi fumer, comme j’aurais pu lui servir des coups de gnôle pour lui affermir les tripes… Mais là, ce gamin né d’un amour hors norme, mort précocement, il éveille en moi le sceptique que j’avais laissé roupiller depuis quelques heures déjà. Surtout que c’est à cause de ça qu’il dit avoir largué sa princesse… Tu vas voir qu’il va l’accuser d’avoir zigouillé son môme…


Je commence à vraiment flipper, fixant quelques grains de poussière amassés sur le tableau de bord pour me ressaisir… Alain lui, il ne se rend compte de rien. Il continue de me narrer son amour pour cette femme qui n’était faite que pour lui, cette drôle de miss météo qui prévoit que chez eux il fera toujours beau, avec une émotion plus qu’évidente, à tel point que sa clope s’est éteinte depuis belle lurette, collée à ses lèvres invisibles, imbibée d’un liquide corporel dont je ne saurais dire s’il s’agit de sueur ou de larmes…


- Et pis tu vois, David… Tu vois, moi j’étais heureux comme ça. J’aurais jamais cru pouvoir vivre ça, jamais… Et je me prenais pas la tête, je profitais de ce que Julia m’offrait. Parce que tout allait tellement bien que j’aurais été un fieffé connard de me poser des questions… Julia, tous les soirs elle m’attendait à la maison. On passait des soirées entières, rien qu’à se regarder dans les yeux, à s’aimer sans rien dire. On arrivait même à deviner ce que l’autre pensait, tellement on était bien mariés… La vie n’avait plus qu’une couleur, une seule saison. Tout était changé, putain… Mais justement…

- Justement quoi ? lui dis-je sans vraiment pouvoir cacher mon début d’agacement.

- Ben… C’est le petit… Il était beau comme c’est pas permis ce morveux ! T’aurais vu ça, et pas con avec ça tu sais…


Il se met à rire tout en pleurant, à moins qu’il ne sanglote en souriant, à l’évocation de son rejeton. Moi je fais le maximum pour ne plus me laisser trop attendrir, de plus en plus convaincu qu’il me bourre le mou, d’une façon ou d’une autre. Je remets le contact.


- C’est pas la peine, me dit-il entre deux larmes, l’index tendu vers le pare-brise… C’est là-bas que je vais, c’est pas loin tu vois. T’auras qu’à me laisser là, je finirai à pied.

- C’est où ?

- Tu vois les grands arbres là-bas ?… Ma maison est juste au pied de celui de gauche.


Un alignement morbide de trois grands peupliers élancés barre effectivement la campagne à quelques centaines de mètres de là… Je ne les avais pas remarqués en arrivant. À les fixer, on aperçoit effectivement la silhouette massive d’un bâtiment dans la pénombre…


- C’est là-bas que vous avez vécu ?

- Tu me crois pas hein, c’est ça ?

- Je sais pas… Et ton gosse alors ? T’allais me dire un truc…

- Oui… J’allais te dire que c’est notre bonheur qui l’a tué.

- ?

- Il est mort d’une pneumonie. Enfin, de froid. Parce que Julia et moi, on vivait dans notre petit monde à nous deux, comme je t’ai dit… Et que le petit, ben on croyait qu’il aurait sa place lui aussi dans notre bulle, mais on se foutait le doigt dans l’œil. On s’en est pas bien occupés. Il a pris froid, un de ces jours où l’hiver des autres ne nous atteignait même pas, un de ces soleils de bonheur qui ne brillaient que pour nous. Et pas pour lui… On s’est rendu compte de rien avec Julia… Il est mort tout seul, caché par notre amour.

- Et là… Tu ne te demandes quand même pas si je te crois ?…

- Non… Non, je sais bien que c’est pas croyable. T’as déjà été sympa va ! Tout le monde aurait pas fait autant, tu sais. Après, tu me crois, tu me crois pas, ça change rien au fond… J’suis déjà bien content d’avoir vidé mon sac, au moins une fois.


Il se redresse péniblement, ouvre la portière, mi résolu mi mortifié.


- C’est bon Alain, attends ! C’est pas parce que j’y crois pas vraiment que je vais te laisser finir à pinces. Rassieds-toi, on y va.

- Non. Non, c’est bon, merci.

- Allez j’insiste, j’voulais pas te vexer…

- Non… Mais je vais te montrer un truc quand même, puisque toi non plus tu m’crois pas… Un truc que j’montre pas souvent, pour ainsi dire jamais… me dit-il en farfouillant nerveusement dans ses poches, pour en extirper finalement un portefeuille hors d’âge, plein comme une outre de paperasses dégueulantes et écornées.

- T’as une photo ?

- C’est exactement ça, mon p’tit pote !


De profil, son sourire mal contenu lui déforme complètement la joue, de rides multiples et profondes. On dirait presque qu’il a la larme à l’œil ce con. Ses doigts fébriles trient avec une minutie maximale les documents empilés dans les pochettes, comme ceux d’un archéologue, occupés à exhumer un vestige mésopotamien…


- Ah ! La voilà… Tiens, regarde ça mon vieux, tu m’en diras des nouvelles…

- !!!

- C’est ma Julia.


Je relève mes yeux du cliché. Il faut lui dire quelque chose, vite.


- Elle est vraiment jolie, c’est clair, que je lui lâche, tétanisé. Félicitations… je… je m’excuse de ne pas t’avoir cru jusqu’au bout…

- Bof c’est pas grave, j’suis habitué, tu sais, dit-il en sortant de la voiture. Personne me croit jamais, alors un de plus un de moins… C’est sûr qu’une fille pareille avec un gars comme moi, c’est pas commun…

- Non… Tu l’as dit.

- Bon je file, merci du coup de main hein. À bientôt peut-être…

- Ouais. Rentre bien…


Il me gratifie d’un petit signe de la main au bout de quelques mètres, le rictus du triomphe encore accroché aux lèvres. Un sourire moustachu que je ne peux que deviner dans le noir. Je le laisse filer, sans bouger… Il va rentrer chez lui, y retrouvera sa vie à lui, cette vie qu’il rêve en solitaire, simplement accompagné d’un fantasme américain. La photo était cruelle, assassine. La fille était jolie certes, un très beau sourire, un charme certain. J’ai rien osé lui dire sur le coup, je ne me suis pas senti la force de briser en une seule phrase les dernières illusions de quelqu’un… Cette fille est célèbre, et même si je ne la connais pas une chose est sûre : ils ne sont pas ensemble. C’est une actrice connue, une actrice américaine… Et ce mec est un malade. Je prendrais presque peur après coup. C’est ridicule, mais le fait est que j’ai partagé un long moment avec un taré, rien que lui, moi, et sa folie… La fille sur les photos, la jolie grande fille qu’il dit avoir séduite dans un troquet minable avec un Don Juan qui se fait appeler P’tite bite, elle s’appelle bien Julia ; il la voit souvent au cinoche, tu parles… C’est Julia Roberts. Elle est partout dans son portefeuille, ses paroles, ses yeux qui brillent d’amour parfois… Partout dans sa tête sûrement, partout dans sa vie, dans sa petite bulle à lui… Je ne peux réprimer un sourire un peu triste, franchement désolé en imaginant le quotidien de ce pauvre bougre… Ses soirées à regarder dans les yeux l’amour de sa vie. Au fond, la lumière de la bicoque s’allume, il enlève sûrement sa veste. Il va peut-être même vouloir embrasser sa chérie une dernière fois, se dire qu’il aimerait bien rompre…


 
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   marogne   
24/3/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Je me suis dit au début que je n'allai pas finir, pas supporter ce langage cru jusqu'à la fin. Mais ça m'a scotché, et un peu comme le capitaine haddock, ne suis pas arrivé à m'en défaire avant la fin, et je suis sur qu'il est resté attaché quelque part, aux commandes, et que chaque fois que j'en verrai un, de ces abandonnés, je ferai une embardée.

Merci pour ce texte qui malgré le début est tout de tendresse et d'humanité; l'idée n'est certes pas nouvelle, mais la forme est plaisante.

   Athanor   
25/3/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Eh bien pour avoir corrigé ce texte, je voulais être le premier à mettre un commentaire. Tant pis pour moi, une Formule1 m'a devancé.

J'ai trouvé un peu long le début mais après lecture et relectures, la fin reste à mon esprit et me marque.
Un style légèrement familier (non rhédibitoire) mais avec des mots pesés, me fait penser qu'un auteur sensible se cache derrière.

Et puis il y a cette leçon d'humanisme... et cette vision de la société actuelle avec ses rêves, ses peurs et ses phantasmes... C'est d'ailleurs cela que je note en premier lieu.
Merci pour ça.

   David   
10/7/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Calouet,

"La journée capitule." le couplet anti-militariste du début, je ne savais pas trop comment le prendre à la fin de ma lecture, il se retrouvait presqu'à côté de l'histoire d'Alain... la patrie et cette Julia, ça pourrait être le lien... et les deux dans la bagnole sous la pluie avec la confidence qui s'effondre d'un coup, ça m'a évoqué un dialogue intérieur, la lucidité curieuse et l'utopie aliénée... qui retourne au fond du bois. Un grand bravo !

   studyvox   
10/7/2008
J'ai trouvé cette nouvelle "très bien plus"
Je n'aime pas, en général, les textes un peu crus, avec un langage familier, mais ici, sans trop savoir pourquoi, tout passe bien et le côté réaliste du dialogue n'entrave en rien l'émotion grandissante du récit.
Je ne pensais pas que l'on pouvait réussir aussi bien avec ce style imagé et un peu vulgaire.
C'est une belle prouesse.
Comme quoi tous les styles sont ppossibles, quand on a quelque chose à dire!
Bravo.

   Anonyme   
8/4/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Très belle histoire, lue avec intérêt sans le moindre ennui.
Juste quelques petites choses, avec le recul.
Une espèce de décalage entre la personnalité d'Alain, son langage et sa façon de raconter son histoire.

J'ai senti, surtout à partir du moment ou Alain entre dans le vif du sujet, une âme poétique, une grande sensibilité, un vocabulaire riche que je ne m'attendais pas à trouver chez ce personnage à cause de la façon dont l'auteur le dépeint au début.
J'ai eu l'impression que la crudité du langage n'était là que pour masquer ce romantisme, cette pureté des sentiments. Pas un instant je ne l'ai senti fou, ou inquiétant même quand l'auteur écrit : tu vas voir qu'il va me dire que c'est sa femme qui a tué le petit.
Pourquoi la femme d'ailleurs ? Pourquoi David a-t-il eu cette pensée ? Ca aurait tès bien pu être Alain le responsable.

Il y a des expressions, des phrases et des images vraiment très belles.Bcp d'humour. Ou d'ironie. Les deux personnages sont très attachants.

Je trouve ces mots "les temps changent" inutiles. Parce qu'ils donnent l'impression que David raconte cette histoire dix ans plus tard, or, c'est maintenant que ça se passe, quand il a trente ans.

Le seul truc qui me dérange vraiment, c'est l'arrivée de cet enfant.
Entretenir une folie comme celle-ci n'est déjà pas simple, lui-même doit se heurter à certaines réalités (elle est où ta femme, tu nous la présentes ? Et le petit, qu'est si beau, tu nous le montres, etc...) et j'ai du mal à concevoir qu'il ait voulu compliquer l'exercice en y ajoutant un enfant.
Mais c'est peut-être pour cela qu'il a décidé de le "tuer". C'est bizarre que ce meurtre imaginaire crédibilise cette folie. Si c'est voulu par l'auteur, c'est vraiment bien vu.

Un grand machin d'un mètre quatre-vingt et deux lignes plus loin, un vieux machin (l'arbre). Juxtaposition des images perturbante.

Pourquoi David ne le croit pas quand Alain lui dit que le petit est mort d'une pneumonie ? Surtout que vu le décor j'imagine sans mal la bicoque... Moi je l'aurais cru sans problème, et là, là maintenant, je me dis que l'auteur a voulu m'entrainer sur des fausses pistes et me faire gamberger. Bien vu aussi.

Bon voilà, c'est un très bon texte, l'écriture est un vrai régal, les phrases (une bonne partie) de vraies belles images chaudes, colorées, et ton histoire m'a vraiment bcp plu.
Bravo à l'auteur et longue continuation.


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