Chapitre II
Le phénoménal Sergent Major
Sans plus attendre, les méninges bouillonnantes d’incrédulité et de colère, le Général empoigna le combiné en fer forgé de son téléphone Louis XVI :
- Allo Sergent ? - Ouais… Qui c’… - Potame. C’est la catastrophe mon ami ! Ce satané reportage sur Arte !… - Ah oui, justement. Je regardais avant que tu… Mais ce JR quand même, on a beau dire hein, mais quel œuf ! Pas vrai ?… - Arrête tes conneries ! Cette étude est à moi ! Tu te souviens ? Tu l’avais lue au jour de l’an… J’ai des droits dessus ! Ce Conrenz Lorad est un usurpateur, un arnaqueur ! - Pas possible !… - Si !!! Lorad n’avait pas le droit de vendre ce film sans m’en avertir ! Je compte sur toi pour me pondre un rapport gratiné sur ces œufs, Sergent !…
Sergent raccrocha quelques dizaines de minutes après le Général, interloqué, mais cependant ravi, de la confiance que lui accordait son vieil ami… À ce stade, je comprendrais aisément que le patronyme de ce nouveau personnage vous intrigue : sachez simplement que cette dénomination ne révèle aucunement un grade militaire quelconque. Il aurait en réalité dû s’appeler Serge, comme l’avaient initialement décidé ses parents, Monsieur et Madame Major. Chefs d’État d’une minuscule nation aujourd’hui disparue des cartes - et étonnamment méconnue bien qu’étroitement imbriquée dans les luxuriantes terres du département de Meuse-et-Loire (considéré par d’éminents géographes comme étant en quelque sorte la cuisine américaine de la France, là où la Beauce en est le grenier, la Côte d’Azur la salle UV, Paris le cendrier et la Bretagne la chasse d’eau), les Major étaient affublés d’un accent pitoyable, propre aux gens de ce discret terroir. Ainsi, une propension très particulière à traîner mollement sur les « e » muets en fin de mot avait-elle induit en erreur le fonctionnaire chargé d’enregistrer l’état civil du petit Major, « Sergeeeaan » ayant été malencontreusement transcrit en « Sergent » sur l’acte de naissance de l’enfant. Son père, trouvant après une toute aussi malencontreuse réflexion que ce jeu de mots involontaire était désopilant, choisit de conserver ce prénom… Sa femme le quitta quelques jours après (« Espèceean de Connareeeeeaaann !!! Jeaan t’ai donné les plus belleeeans annéeeeaaanns de ma vieeeaaan !… » On l’entendait hurler depuis la Placean de L’Hôtel de Villean). On raconte même du côté de Gourbi-lès-Tremblards (l’ancienne capitale de leur défunte patrie) qu’elle aurait aussi voulu noyer son jeune fils, en le jetant d’un pont... Hélas ! ou plutôt heureusement ! cela se passait à l’été soixante-seize, marqué par une fameuse quoique dramatique – la renommée est souvent à ce prix - canicule qui avait asséché le lit de la Loire et de quelques menus ruisselets sans grande importance autre que celles que leur accordent certains écologistes désœuvrés. La chute de vingt mètres que fit le nourrisson se termina sur du sable fin et ne lui fut pas fatale ; il fut recueilli et élevé pendant quelques mois par un couple de moules d’eau douce, se sustenta grâce à d’infimes organismes planctoniques séchés et, un peu plus tard, à quelques ventrées mémorables de moules d’eau douce farcies, et s’en tira simplement avec une rate explosée, une jambe estropiée et quelques séquelles intellectuelles qui valurent notamment – le sort est facétieux, décidément – à Sergent Major d’être réformé de service militaire vingt ans plus tard…
Sergent Major, une bonne heure après avoir raccroché – m’ayant ainsi laissé le temps de vous expliquer les étonnantes origines de son prénom – se mit aussitôt au travail. La tâche s’annonçait rude : il ne se souvenait pas d’un traître mot du rapport cité par le Général, n’avait vu que dix minutes du documentaire sur les œufs sauvages, et ne connaissait pas Conrenz Lorad. Pourtant, les faits étaient là, son ami l’appelait à l’aide, il lui fallait rédiger un rapport inattaquable au nom du SLIP (Syndicat de Lutte contre les Impostures Potentielles, une émanation du MALE, le méconnu car top-secret Ministère des Affaires Longuement Étudiées) ! Le Général Potame, en sa haute qualité de membre honorifique de l’académie des défenseurs du secret national, était un des rares à connaître les activités sous-marines de Sergent Major, qui voyait dans sa scandaleuse infirmité la plus efficace des couvertures vis-à-vis du grand public. Même le petit public s’y laissait prendre d’ailleurs, puisque les enfants du quartier lui lançaient fréquemment des cailloux en se moquant de sa démarche tirebouchonnée. Même s’il rentrait parfois en larmes chez lui, perclus des stigmates que ces bambins cruels lui avaient infligés (« à douze ans certains arrivent à lancer des parpaings à dix mètres, c’est très impressionnant » avait-il dit une fois au Général), Sergent Major sentait tous les jours couler dans ses veines et sous ses narines le sang sacré de ceux qui œuvrent pour le bien de la Patrie.
Au sein du SLIP, Major occupait un rôle particulier, sorte de charnière renforcée entre les membres du premier rideau, constituant les équipes d’intervention rapide, et le personnel administratif de l’arrière, formant l’assise de ce mouvement quasi occulte. Il était chargé de la rédaction de rapports techniques, multiples et variés, sur des sujets que lui seul était en droit de déterminer avec fiabilité, sous la houlette de René Rouston, chef du service de la charnière. Seul Rouston jouissait de la teneur des rapports de Major, avant que ceux-ci ne soient détruits par souci de sécurité. Las, depuis la mort accidentelle de cet excellent superviseur lors d’une mission de reconnaissance, Major devait gérer en solo cette tâche ingrate, mais indispensable, et assumer seul les responsabilités allant de pair avec ses prodigieux émoluments.
Tandis que Sergent Major s’affairait à souligner le titre de son rapport en rouge incarnat comme le veut le règlement intérieur du SLIP, tout en se disant que ledit titre ( « Les œufs de la Patrie aux mains d’un truand ») n’était peut-être pas aussi bon qu’il y paraissait après une brève réflexion de deux heures, le Général avait eu le temps de se préparer pour la réception chez le Baron Dechaise, tout en visionnant pour la treizième fois l’épisode de « La petite maison dans la prairie » où Charles Ingalls emmène les Olson à la pêche dans la montagne et où l’insupportable Nelly se fait mordre par un crotale, ainsi que d’assister à la retransmission de la finale d’un obscur tournoi de pétanque au Burkina…
Regrettant que Laura ait choisi de sauver Nelly des affres d’une mort certaine, douloureuse et amplement méritée, en lui transfusant en urgence les deux tiers de son propre sang grâce à un cathéter à vérin inversé improvisé à partir d’aiguilles de pin et d’une racine de pissenlit, juste avant qu’une affriolante ménagère publicitaire lui explique comment nettoyer les taches de gras sur lesquelles a malencontreusement vomi un convive grâce à une lessive nouvelle formule concentrée aux extraits de tricarbonate ferrique, le Général repensait à la stratégie finaude qu’il entreprenait de mettre en action chez le Baron afin de reconquérir la belle Gloria d’Entretouffe. Ouf ! Cette tactique avait été mise au point grâce à la lecture d’un projet de rapport dérobé par le passé chez son ami Major, intitulé « La température céphalique des moines tonsurés serait-elle moins élevée que la normale sans leur capuche ? ».
Il convient de préciser à ce stade, à l’attention des lecteurs non initiés aux ficelles habituellement employées au SLIP, que le titre d’un projet de rapport se termine conventionnellement par un point d’interrogation, tandis que le rapport en lui-même comporte un titre qui doit obligatoirement être une affirmation répondant à ladite question. Cela vous permet, chers lecteurs, de mieux jauger la difficulté de la tâche de Major lorsqu’il s’attaqua au rapport concernant les œufs du Général, sans avoir réalisé le moindre projet en préalable : répondre à une question qui n’a jamais été posée. Autant essayer de pêcher un gardon (ou une ablette) dans un pré, marquer un but sur un terrain de tennis ou dénicher une idée humaniste dans le discours de Bridget Bardjones… Sergent mit au moins deux heures à trifouiller mentalement cet insoluble contexte, avant de se remettre au travail, se disant qu’après tout l’oseille rouge n’avait pas de raison de mieux résister à la dessiccation que la verte (il avait perdu le fil de ses idées).
Pendant qu’une femme bavarde et totalement dénuée de savoir-vivre l’empêchait de visionner correctement la carte météo du journal télévisé en posant devant sans grâce aucune, le Général crut entendre un téléphone sonner au loin. Désireux de connaître avec exactitude les prévisions à deux mois de Météo France, il décida que ce devait être le chat du voisin dans le rectum duquel leur garnement de fils aurait introduit quelque instrument de musique de forme plus ou moins appropriée afin de souffler dedans pour voir le bruit que ça fait. Imaginant déjà avec horreur la mère dire sans conviction à son rejeton que ce n’est pas bien de souffler dans le cul de Colombine – pauvre bête - tout en nettoyant le trombone de Papa souillé d’excréments, Potame découvrit avec soulagement qu’il ne devrait pas pleuvoir le seize octobre, condition sine qua non au bon déroulement du barbecue aux chandelles qu’il avait organisé pour fêter ses quasi certaines retrouvailles avec Gloria.
C’est ainsi que se termine ce deuxième chapitre de très haute volée scientifique, qui ne doit cependant pas décourager les amateurs de beaux sentiments, les plus limités intellectuellement d’entre vous ou bien les probables névropathes qui suivent encore le Général à ce stade de ses folles aventures.
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