Le café était encore trop chaud. Elle en but une lampée, puis reposa sa tasse, trop pressée. Encore dans sa nuisette lavande, elle virevolta jusqu'à sa chambre, où elle fit tomber devant le miroir la légère dentelle qui la recouvrait. Malgré la pendule qui sonnait déjà les six heures, elle procéda à une inspection minutieuse de son anatomie. Aujourd'hui était un grand jour et elle devait mettre toutes ses chances de son côté. Comme à son habitude, rien de ce qu'elle voyait ne la satisfaisait : ses hanches magnifiques étaient à ses yeux trop rondes, ses fesses galbées pas assez fermes, et quant à son ventre, dans lequel rien n'avait jamais vécu, il était trop rond pour son œil impitoyable... même si dans d'autres circonstances, elle aurait voulu le voir encore plus arrondi.
À tous les hommes pourtant, elle paraissait être une belle femme, au charme enfantin. Sous ses courbes voluptueuses, on devinait une âme mutine, que ses yeux turquoise laissaient entrevoir. La petite flamme qui y brillait faisait naître chez tout un chacun une sympathie naturelle... Était-ce cette façon qu'elle avait de les plisser légèrement dès qu'elle souriait ou la douceur qu'on y lisait, on n’aurait su dire ce qui attirait chez cette femme. Mais elle ne le voyait pas de cet œil. Convoitée, certes, elle l'était, mais de qui ? De beaucoup... d'hommes de tous les acabits, elle avait vu défiler devant sa porte les timides, toujours penauds devant cette femme sûre d'elle, des beaux parleurs , la cajolant de belles paroles et malheureusement de peu de beaux sentiments, des hommes brillants ou inintéressants, oui elle avait vu de tout. Pourtant, un n'avait pas prêté attention à elle. Le seul qui aurait dû. Le seul qu'elle aurait voulu.
Oui, bien sur, elle était une personne forte. Elle s'efforçait d'afficher sur son visage un sourire toujours éclatant, et ce, de bon matin. Elle faisait son possible pour se rendre utile auprès de tous, à tel point qu'elle en devenait parfois indispensable. Son honnêteté était reconnue, elle savait être franche, en se gardant toutefois de blesser ; à quoi bon, les gens se font déjà mutuellement assez de mal pour qu'elle aussi s'adonne à ces plaisirs mesquins. Une femme forte oui, mais extérieurement. À présent, devant son miroir, elle se sentait redevenir adolescente, envahie de doutes, de questions, elle se demandait si au fond, la femme qu'elle était devenue était vraiment celle qu'elle aurait voulu être.
Elle s'attarda encore quelques minutes à la contemplation peu flatteuse de son corps, puis s'arracha, pas très satisfaite, de sa glace. Tout ce temps déjà ! Elle fila vers sa garde-robe bien fournie pour en extraire un petit pull en mohair noir et un jean moulant. Est-ce que ça lui plairait ? Il aime la simplicité bourgeoise... oui, avec un petit collier en argent peut-être. Un maquillage léger pour parfaire le tout, pensa-t-elle. Un trait de khôl, pour faire ressortir ses yeux, un peu de gloss, et ce sera tout. Naturelle ! Tout ce qu'il recherche.
Elle ne se posait plus de questions. Elle ne cherchait même plus à savoir pourquoi elle s'évertuait encore à plaire à cet homme, pourquoi elle tentait de rentrer dans le moule de sa femme idéale, elle, qui ne se laisse jamais guider par personne, qui n'obéit qu'à sa propre volonté, elle qui s'est toujours promis d'être une femme indépendante, pour venger toutes ses sœurs soumises. C'était bien la même femme cependant qui se pliait aux desiderata d'un homme qui ne l'aimait pas... et ne l'aimerait jamais. Elle savait que pour lui plaire, il lui faudrait gommer son caractère. S'il avait eu le moindre sentiment pour elle, alors elle aurait pu exprimer sa révolte, ses colères, ses opinions, mais ce n'était pas le cas : elle n'avait alors plus le choix, il lui faut se soumettre, pour ne pas le perdre...
Il lui avait toujours plu, toujours. Depuis la première fois qu'elle avait vu son regard charmeur. En se peignant les cheveux, elle repensait à ce jour. Il était arrivé dans son petit pull bleu marine, avec un look très BCBG, les cheveux en bataille... il ressemblait à un de ces Apollons grecs, au profil parfait, aux traits fins, à la blondeur impeccable, au sourire envoûtant, il était sorti tout droit des mains d'un sculpteur de génie, qui lui avait façonné un corps ciselé et un visage harmonieux. Elle se rappelait surtout ses yeux d'un bleu intense, ses yeux profonds dans lesquels elle avait plongé sans hésitation, à corps perdu. Elle savait dès le début qu'elle allait se perdre dans ces yeux, mais elle savait aussi qu'il serait pour elle l'unique, qu'il aurait à tout jamais la clé de son cœur. Elle sourit en repensant à la première fois qu'il lui avait parlé : déjà là il avait été désagréable, et forte de son petit caractère, elle lui exprima toute sa gratitude par une jolie baffe. Elle pinça ses lèvres... elle aurait dû s'en tenir là.
Mais il était irrésistible, tellement sûr de lui. Rien ne semblait le faire douter, armé de sa beauté et de son charisme, il savait pertinemment qu'il pouvait tout se permettre, que son bagout lui permettrait d'avoir le monde et les femmes à ses pieds. Et effectivement, ils étaient tous à ses pieds, hommes et femmes, jeunes et vieux... Enfin surtout les femmes, jeunes, et magnifiques de surcroît. Et elle, dans tout ça ? Et bien elle, elle avait essayé de se faire remarquer, perdue dans le lot, se sentant sans cesse inférieure à toutes ces déesses aux cheveux brillants, mais au cerveau souvent vide. Il la savait sous son pouvoir. Il en avait joué, beaucoup trop. Il l'avait manipulée, il avait, en maintes occasions, puisé allégrement en elle. Il l'avait longtemps fait espérer en vain, pour le plaisir de la séduction, il avait profité de sa gentillesse et de sa tolérance pour servir sa cause. Oui, il avait joué avec elle. Elle ne joue jamais d'ordinaire : après tout, n'est-ce pas toujours le casino qui gagne ? On jette ses jetons sur la table, on fantasme, on prie, on rêve d'une vie meilleure dans un palace arabe, on se voit déjà grand, jusqu'à ce que les cartes se retournent, que le croupier ramasse votre mise, et que tout s’écroule, qu'on perde tout, tout ce qu'on avait avant, mais, pire encore, ses espoirs.
C'est ce qui s'était passé avec lui. Elle enfila fébrilement ses chaussures à talons hauts, elle se faisait plus belle, plus grande qu'elle n'était. En passant la bride, elle s'appuya sur sa commode et son regard se posa sur une vieille photographie, dont la teinte avait déjà viré au sépia dans ses souvenirs. On voyait sur le petit carton brillant un homme à côté d'elle. Il avait l'air heureux, il lui souriait avec un regard enamouré. Lui, c'était l’Autre. Celui qu'elle aurait aimé aimer. Elle n'avait pas su, malgré ses efforts. Il était pourtant le contraire de l'autre, il était tout ce qu'on pouvait espérer chez un homme, tendre, attentionné, doux et fort à la fois. Malgré le piédestal sur lequel il la mettait, il n'avait jamais égalé l'autre dans son cœur. Elle savait pourtant qu'elle aurait été heureuse avec lui, plus qu'avec le fourbe et le prétentieux de ses rêves. Elle savait qu'elle aurait pu être la femme de sa vie, mais elle préférait être la femme d'une nuit de l'autre. L'homme de la photographie la méritait... l'autre non. Mais elle n'y pouvait rien, même comblée avec lui, elle n'était que l'ombre d'une épouse, l'ombre d'une amante...
C'était donc décidé, aujourd'hui fini les faux semblants. Si elle voulait être heureuse, il lui fallait saisir sa chance.
Elle avait déjà essayé beaucoup de fois de lui parler, sans succès il faut l'avouer. Une fois les confidences sur l'oreiller terminées, elle repartait chez elle, salie et malheureuse, mais en l'ayant eu à elle l'espace de quelques heures. Aujourd'hui, elle se sentait enfin prête à tout lui dire.
Elle attrapa le bouquet de roses rouges posé sur le guéridon puis claqua la porte derrière elle. Elle croyait beaucoup à la puissance des fleurs, et à leur langage universel... elle n'avait pas choisi les rouges par hasard.
Elle arriva devant chez lui. Fébrilement, perchée sur ses hauts talons, elle remonta l'allée en gravier, regardant les noms inscrits aux entrées, avançant vers celui tant recherché. Les cailloux crissaient sous ses pieds, mais on aurait pu entendre à des lieues à la ronde son cœur battre dans sa poitrine. Elle arriva enfin devant chez lui. Elle prit une grande inspiration, puis tendant son bouquet de fleurs, elle entama son discours sur le seuil. Elle lui dit tout simplement, et pour la première fois réellement, qu'elle l'aimait... mais ses yeux avaient déjà tout dit bien avant. Elle observa, attendit fébrilement une réponse. Mais encore une fois, elle n'eut droit qu'à l'ignorance et au silence. Il avait toujours désiré son corps, jamais son âme. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle comprit alors que rien ne serait jamais possible... et que sa vie était finie, que les années à venir seraient toutes vides de sens.
Elle trouva pourtant encore la force de sourire faiblement, posa le bouquet sur sa tombe, et partit...
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