Cette nouvelle est une participation au concours n°3 : Le Conte de Noël (informations sur ce concours).
Il y a fort longtemps, vivait dans les montagnes bleues, une famille très nombreuse. Une année, l’hiver fut particulièrement rigoureux. La famille Daumas entama donc ses provisions, patiemment amassées lors de l’année, bien plus tôt que prévu. Rapidement décembre arriva et le garde-manger avait triste mine : il n’y avait quasiment plus rien à manger, une catastrophe quand il y a neuf bouches à nourrir…
Assise devant l’âtre qui rougeoyait de ses dernières lueurs, Caliste Daumas énumérait à son mari les derniers vivres qu’il leur restait. « Nous ne tiendrons pas jusqu’au printemps, Baptistin… Comment allons-nous faire ? Et les enfants ?... Il faut absolument trouver une solution. » L’homme tira sur sa pipe avant de répondre à son épouse : « Demain, je prendrai la route et demanderai au voisinage. Ils pourront peut-être nous donner quelque nourriture… Si cela ne marche pas, nous aviserons alors… » Elle hocha tristement la tête avant de se lever. « Viens dormir… Il te faut du repos ».
Au petit matin, alors que le soleil teintait de rose et d’or le paysage, Baptistin Daumas embrassa sa femme et prit le chemin qui descendait dans la vallée. Il lui en coûtait de devoir demander de l’aide, mais il n’avait pas le choix. Arrivé à la première ferme, il expliqua la situation dans laquelle sa famille et lui étaient, mais rapidement son voisin l’interrompit : « Je ne peux rien pour toi, Baptistin : les récoltes n’ont pas été bonnes cette année… Je suis désolé. » L’homme repartit tenter sa chance dans d’autres maisons sans grand espoir. Chaque chaumière lui donnait une réponse similaire, refermant rapidement la porte pour conjurer le sort, craignant d’être plus vite que prévu dans la même situation. Abattu, Baptistin s’assit un instant avant de remonter dans les collines annoncer la mauvaise nouvelle à son épouse. Tout à coup, il aperçut dans un coin de la vallée une grande maison qu’il ne connaissait pas. « Après tout, se dit-il résigné, ce ne sera qu’un refus de plus, mais qui ne tente rien… », et il se dirigea vers la demeure. Devant la porte, il contempla un instant le lourd marteau avant de s’en saisir. Cinq bonnes minutes se passèrent... Un homme de petite taille ouvrit et le regarda de haut en bas avant d’aboyer d’un air pas très aimable : « Que voulez-vous ?... » Impressionné car il n’avait jamais vu d’homme aussi court sur pattes, Baptistin Daumas bredouilla : « J’ai une famille nombreuse et nos provisions sont quasiment épuisées… Je pourrais travailler pour vous en échange de quelques denrées pour finir l’hiver… » « Il faut en parler à mon maître. Entrez… » Baptistin passa le seuil, « et surtout ne salissez pas tout ! Ne bougez pas ! », tandis que la porte se refermait derrière lui et que le domestique s’éloignait en bougonnant.
Baptistin était bien content d’avoir trouvé une demeure dont les habitants ne lui disaient pas « non ! » de suite. Comme on lui avait ordonné, il resta sur place, jetant des coups d’œil à droite et à gauche. Un silence presque inquiétant régnait dans la maison. Il n’était pas très rassuré, sentant que quelque chose n’était pas tout à fait normal, mais il mit cette impression sur le compte de la fatigue et du froid. Soudain, sans qu’il ne l’ait entendu arriver, le petit serviteur lui dit : « Suivez-moi ». Baptistin emboîta le pas à ce drôle de personnage dans un couloir si long qu’il semblait ne jamais finir. Les murs étaient couverts de trophées de chasse de toutes sortes… et il sembla à Baptistin, glacé de peur, que les billes noires de leurs yeux le dissuadaient d’avancer… « Ce n’est que de la fatigue, » pensa-t-il, « cette maison me semblait quand même bien plus petite, vue de dehors… » Il ne se sentait vraiment pas à l’aise mais le souvenir de ses enfants riant dans leur petit salon lui redonna du courage. Enfin, ils pénétrèrent dans une immense salle où trônait une magnifique cheminée, la plus belle et la plus grande que Baptistin n’ait jamais vue. Elle suffisait à elle seule à éclairer la pièce car le feu qui s’y trouvait aurait pu éclipser le soleil d’hiver, si ce dernier ne s’était pas caché derrière les nuages depuis quelques temps déjà. Ébloui par tant de lumière, Baptistin ne remarqua pas immédiatement le gros fauteuil, la petite table et surtout… l’homme calé dans le siège profond, emmitouflé dans une fourrure aux reflets d’ébène. Un collier de barbe poivre et sel encadrait son visage carré ; ses yeux étaient deux topazes qui mettaient mal à l’aise l’audacieux osant les fixer. Un sentiment de force malveillante émanait de cet homme, impression qui envahit notre pauvre hère au point qu’il ne put plus parler.
- Que me voulez-vous pour oser troubler ma quiétude ? demanda Téoufraste d’une voix grave et comme assourdie, du fait de la grandeur de la pièce.
Baptistin reçut les mots comme des coups de poing.
- Je… Je… - Oui ? Dépêchez-vous, je n’ai pas que ça à faire !
Baptistin avala sa salive et se lança :
- Je viens vous demander si vous n’auriez pas besoin d’un serviteur en échange de quelque nourriture. J’ai une famille nombreuse et nous avons épuisé quasiment toutes nos provisions…
Le sorcier – car c’en était un – le jaugea d’un air condescendant, tout en réfléchissant.
- Vous avez combien d’enfants ? Quel est l’âge de votre fille aînée ? - Sept, monsieur. Et Manon a seize ans.
Une lueur mauvaise s’alluma dans les yeux de l’homme.
- Je n’ai pas besoin d’un autre domestique, Corentin me suffit largement…
Baptistin vit s’envoler son dernier espoir.
- Mais j’ai besoin de prendre femme… Je me sens bien seul dans cette grande maison, entouré uniquement de mes serviteurs.
Baptistin pâlit mais continua d’écouter.
- Je vous donnerai les ressources dont vous avez besoin pour finir l’hiver si vous me donnez la main de votre fille aînée. Nous célébrerons les noces lors de la veillée de Noël. Descendez de vos montagnes avec votre famille dans une semaine.
Notre pauvre père de famille était si abasourdi qu’il n’arrivait plus à prononcer un mot. Il pensait déjà à la réaction de son épouse, celle de sa fille, mais il voyait aussi le garde-manger rempli, ses autres enfants sauvés d’une famine certaine. Le sorcier voyait ce combat des sentiments avec délectation. Il savait déjà qu’il avait gagné la partie.
- Corentin, ramenez-le et donnez-lui du vin et de la nourriture pour son retour.
Baptistin, perdu dans ses pensées, suivit machinalement le domestique. Ses sentiments étaient bien embrouillés ; au fond, il sentait que quelque chose n’allait pas, mais il avait une solution pour ramener à manger à la maison et à ce moment précis, il n’y avait que cela qui comptait à ses yeux. Il prit le baluchon, remercia le petit homme et remonta vers sa chaumière. Le retour fut bien difficile : le vent jouait dans les arbres et faisait s’envoler par bourrasques les flocons de neige déposés la nuit sur les branches. Baptistin arriva transi chez lui. Toute sa famille l’attendait impatiemment. Caliste était bien contente de le voir enfin car elle avait craint le temps de son absence qu’il ne lui soit arrivé un malheur durant son périple.
- … Et lorsque je lui ai demandé s’il pouvait nous aider, il a commencé par refuser, puis il m’a proposé ceci : lui donner la main de notre fille aînée...
Honteux, il n’osait regarder sa femme en lui racontant la dernière partie de son voyage, et surtout ce chantage auquel il n’avait pas opposé de refus, mais qu’il n’avait pas accepté également.
- Qu’en penses-tu ?... - Te rends-tu compte que tu veux vendre notre fille ?... Je ne comprends pas Baptistin… mais je vois à ton air que tu as déjà pris ta décision. - Ce serait la solution à nos problèmes… C’est un homme riche, nous n’aurions plus à nous soucier de rien… - Bien. Nous irons donc chez cet homme, mais si quelque chose se passe mal, ne viens pas te plaindre !!! Tu parleras à Manon demain matin et tu lui expliqueras.
Après une nuit tourmentée, Baptistin vit arriver le petit matin avec soulagement. Quand son aînée fut levée, il lui exposa la situation. La jeune fille, une jolie brune au tempérament bien trempé, obtempéra avec grâce car elle aimait plus que tout ses frères et sœurs. Elle alla donc préparer ses maigres affaires et rassurer sa mère qui avait les yeux rouges d’avoir pleuré toute la nuit. Les quelques jours avant le départ furent tumultueux mais tout le monde s’était mis aux préparatifs de bon cœur. Les enfants se prenaient déjà à rêver de la grande cheminée dont leur avait parlé leur père et de repas abondants. Malgré un reste de discorde entre les parents, des derniers s’efforçaient de faire bonne figure devant leur progéniture, mais Manon n’était pas dupe.
La semaine passa rapidement et l’heure du départ sonna bien plus vite que prévu. Couverts des pieds aux oreilles, les enfants gambadaient joyeusement sur le chemin de la vallée, loin devant leurs parents. La neige était encore tombée, recouvrant d’un manteau blanc le paysage. Manon, qui s’était montrée plutôt volubile toute la semaine, avançait en silence, plongée dans ses pensées. Son père la rejoignit et cala son pas sur celui de sa fille. - Tu m’as l’air bien songeuse… Que se passe-t-il ? - Comment est-il ? Dis-le-moi, s’il te plaît… - Tu verras bien par toi-même. Ce n’est pas bien que tu te fasses une idée d’après ce que je vais t’en dire…
Manon se tut. Elle avait bien tenté durant la semaine passée d’en savoir plus, sans grand succès. Et pour cause… Les sentiments que Baptistin éprouvait envers son futur gendre étaient assez mitigés et il ne savait s’il devait se réjouir ou s’inquiéter. Puis, lui revenaient sans cesse en mémoire les mots prononcés par son épouse : « te rends-tu compte que tu es en train de vendre ta fille ? » ; ces paroles lui faisaient mal. Il tentait bien de se justifier en se disant que c’était pour le bien de sa famille, mais cela ne l’apaisait guère… La grande maison fut bientôt en vue. Les enfants s’exclamèrent, n’ayant jamais vu de demeure aussi imposante… Caliste s’arrêta, un soudain malaise l’envahissant.
- Baptistin, ce n’est pas une bonne idée… J’ai un mauvais pressentiment…
Son mari la sermonna :
- On ne va pas s’arrêter là, comment allons-nous faire sinon ? Allons Caliste, sois sérieuse, je ne vois pas ce qui pourrait arriver de mal !
De mauvaise grâce, elle se remit à marcher vers le lieu de son tourment. À peine étaient-ils arrivés au seuil de la porte que cette dernière s’ouvrit sur le valet. Pas plus grand que les plus jeunes, ces derniers se turent, impressionnés. Après tout, c’était bien la première fois qu’ils voyaient un homme plus âgé que leur sœur mais ne dépassant pas leur propre taille. Corentin les fit rentrer dans la maison, un voile de tristesse et de compassion passa rapidement dans son regard.
- Je vais vous montrer vos quartiers, dit-il d’un ton bourru, en les conduisant dans un autre couloir que celui emprunté par Baptistin lors de sa précédente visite.
La décoration était similaire, les yeux des animaux empaillés avaient des éclats angoissants à la lueur de la bougie. La famille Daumas resta silencieuse, tandis qu’elle suivait docilement leur guide. Rapidement, ce dernier leur indiqua les mansardes qu’il avait préparées sur les ordres de son maître. Les enfants furent mis dans une immense chambre où de petits lits avaient été installés. Manon eut droit à la sienne, et les parents prirent la dernière.
- Le repas sera servi dans une heure. Les enfants mangeront à l’office, le maître vous attend dans la salle à manger. Je viendrai vous chercher. dit-il, tout en s’éloignant dans le couloir sombre.
Manon se tourna vers ses parents, les yeux brillants :
- Je crois que je vais me plaire ici… J’ai hâte de rencontrer mon futur mari !
Baptistin et Caliste ne répondirent rien, rongés par une sourde angoisse, l’un parce qu’il avait déjà rencontré ce noir personnage, l’autre toujours en proie à de sombres pressentiments que l’intérieur de la demeure n’avait fait qu’augmenter.
- Va te préparer, ma chérie, furent les seuls mots que son père réussit à prononcer.
Alors qu’il se dirigeait vers l’office, Corentin repensait aux paroles de Téoufraste après le départ de Baptistin :
- Corentin, il tombe du ciel, ce paysan ! C’est parfait, vraiment parfait ! La lignée sera sauve… Tu accueilleras nos invités comme il se doit, quant à moi… je dois m’occuper de quelques préparatifs d’ici-là.
Et tandis qu’il disait cela, les deux topazes brillaient d’une joie mauvaise… Corentin sentait que Téoufraste mijotait encore un de ses tours machiavéliques. Ce n’était pas la première fois… et il était peiné pour cette famille qui semblait si soudée.
Époustouflés, Caliste, Manon et Baptistin s’arrêtèrent sur le seuil de la salle à manger. Une même pensée les avait traversés : ils n’étaient pas assez bien pour pouvoir s’asseoir sur ces chaises en bois d’ébène, manger à cette table où semblaient s’être posées des étoiles et goûter à ces mets dont le fumet leur donnait l’eau à la bouche. Une cheminée aussi grande que celle du salon réchauffait l’atmosphère et donnait un éclairage chaleureux à la pièce. Téoufraste n’était pas encore arrivé. Manon en profita pour aller admirer l’argenterie sur la table, les tableaux exposés, les tapisseries… Elle avait bien du mal à croire qu’elle serait bientôt la maîtresse de cette maison ! Tant de beautés ne pouvaient être amassées par un mauvais homme…
Il entra dans la pièce. L’atmosphère devint soudain lourde. Un petit chat crème sauta de son siège pour se réfugier sous la table. Caliste pâlit en voyant son futur gendre : il ne lui inspirait aucune confiance de prime abord. Manon observa son promis avec un mouvement de recul : le visage carré et les deux yeux bleus dans lesquels flottaient de noirs nuages et apparaissaient des éclairs la mettaient mal à l’aise, sans qu’elle ne sut expliquer pourquoi.
- Bonjour et bienvenue ! J’espère que vous avez fait bonne route… - Oui monsieur, nous vous remercions de votre accueil, bégaya Baptistin. Permettez-moi de vous présenter mon épouse, Caliste, et Manon… - Mademoiselle, je suis enchanté de votre venue et ne m’attendais pas à voir une si délicieuse jeune femme. Je suis honoré que vous ayez accepté l’offre que j’ai faite à votre père...
Le sorcier jubilait en effet. Non seulement, il voyait dans cette fille sa lignée assurée et jeune comme elle était, il pourrait la modeler à sa guise. C’était vraiment parfait ! Bien mieux que ce qu’il n’espérait !...
- Aux noces ! Je vous propose que celles-ci aient lieu demain tantôt, si vous n’y voyez pas d’inconvénients…
Surpris, personne ne répondit. Caliste trouva bien que cela était un peu précipité mais n’osa rien dire et porta le verre à sa bouche. L’apéritif terminé, Corentin vint placer chacun autour de la grande table. Les verres à peine vidés furent de nouveau remplis. Manon, qui n’avait pas l’habitude de ce breuvage, coupa discrètement ce dernier avec de l’eau. Petit à petit, au cours du repas, l’ambiance se détendit, les angoisses et craintes disparurent. Leur hôte avait en effet versé dans la carafe de vin une poudre d’oubli, ôtant souvenirs et peurs à celui qui en absorbait.
De leur côté, leur repas terminé, les enfants savouraient tranquillement un chocolat chaud saupoudré de cannelle ; c’était la première fois de leur vie qu’ils goûtaient à cette boisson… Mais le sorcier était également passé par là… et y avait versé une potion dont les propriétés étranges transformaient les chérubins en plants d’arbres fruitiers durant leur sommeil. En effet, Téoufraste raffolait des fruits et ses réserves avaient vite baissé au cours de cet hiver particulièrement dur. Il avait donc vu dans la venue providentielle de Baptistin l’occasion de renouveler rapidement ses stocks, moyennant quelques subterfuges. Le brouhaha enfantin cessa doucement dans l’office. La journée avait été bien emplie. Ils terminèrent leurs tasses et se dirigèrent donc d’un commun accord vers leurs lits. À peine les yeux fermés, la transformation eut lieu ; d’étranges personnages aux ordres de Téoufraste rentrèrent dans la chambre pour s’en emparer et les mettre en terre dans le jardin d’hiver.
Durant ce temps, dans la salle à manger, Manon, Caliste et Baptistin finissaient tranquillement leur repas. La poudre d’oubli commençait à faire son effet et le couple Daumas avait occulté ses autres enfants, persuadé au fur et à mesure de la soirée qu’il n’avait qu’une seule fille. Manon, bien qu’elle n’ait pas bu autant, assimilait la fatigue qu’elle ressentait aux émotions qu’elle avait pu avoir au cours de la journée et ne faisait pas vraiment attention aux paroles de ses parents. « Je me marie demain… C’est un peu vite quand même, il m’a à peine regardée depuis le début de la soirée… Je me demande comment cela va se passer... Et puis maman, c’est étrange : elle qui n’était pas d’accord avec cette union, elle est à présent tout sourire… Je n’y comprends rien… J’aimerais aller dormir… ». La soirée touchait à sa fin, et c’est avec un soulagement certain que les Daumas suivirent Corentin vers leurs chambres avant de s’allonger et s’endormir comme des souches. Pas une pensée pour leurs autres enfants… et pour cause ! Ils avaient bu plus que de raison de ce vin empoisonné, contrairement à Manon qui avait réussi à éviter d’être servie et resservie sans cesse…
Lorsqu’elle se réveilla, la jeune femme fut étonnée du silence qui l’entourait. Ses frères et sœurs étaient bien silencieux et elle profita de ces quelques moments de quiétude pour tenter de faire passer sa légère migraine. Après quelques instants, elle commença néanmoins à s’inquiéter : « Ce n’est pas normal ! Je me demande bien ce qu’ils peuvent mijoter encore ! ». Elle se leva et s’habilla donc rapidement avant de se diriger vers la chambre qui leur avait été attribuée, mais quelle ne fut sa surprise en ne voyant personne !!! Elle toqua à la porte de ses parents pour les avertir et n’eut pour réponse que des ronflements. Désemparée, elle réfléchit quelques instants avant de se lancer à leur recherche : « Ils ne peuvent pas être bien loin… Ce n’est vraiment pas le jour pour faire des bêtises ! ». Elle reprit le long couloir sombre, tentant d’ouvrir sans grand succès les portes qu’elle rencontrait ; elle trouva la cuisine, mais les marmitons ne les avaient point vus depuis la veille au soir. Elle continua : six enfants ne peuvent disparaître ainsi !! Couloirs et pièces furent traversés, sans l’ombre d’un bambin… Manon était de plus en plus inquiète. Dans un corridor, elle suivit le petit chat crème de la veille qui, après lui avoir fait quantité de câlins, semblait vouloir lui indiquer un chemin. Elle entra dans une curieuse salle emplie de lumière et de plantes vertes : le jardin d’hiver. Émerveillée, elle prit le temps de visiter la serre : des linges étaient étendus sur le sol pour faire sécher noix, noisilles, avelines et amandes, des pots étaient remplis de fleurs étranges. Les autres végétaux se paraient d’or, de rouge et d’argent : les oranges et les mandarines, les sorbes et les pommes, les poires et les melons décoraient joliment les plants qui avaient poussé dans la nuit. Manon se sentait chez elle au milieu de ces arbres, bien qu’elle soit extrêmement étonnée de voir des arbres en pleine floraison au milieu de l’hiver. Bizarrement, il lui semblait entendre le chant des feuilles qui bruissaient, comme si les arbres voulaient lui transmettre un message. C’était une musique douce et qui aurait pu être apaisante sans ces quelques notes angoissantes qui répondaient à l’inquiétude de la jeune femme… Elle repartit donc, mais lors de ses pérégrinations, entra dans le salon.
Ses parents s’y trouvaient avec son promis et riaient à une plaisanterie de ce dernier.
- Manon, tu arrives à point nommé ! Nous nous demandions où tu pouvais bien te trouver, lui dit son père. - Père, savez-vous… - Prenez donc cette coupe, ma chère, l’interrompit Téoufraste. Le prêtre ne devrait pas tarder à arriver, nous célébrerons la noce dans un couple d’heures. Cela vous laisse-t-il le temps de vous préparer ? Une de mes servantes vous aidera si nécessaire… - Oui, oui, bien sûr, je vous remercie mais… - J’ai préparé ta robe, je vais t’aider, déclara Caliste. Allons-y ! Cela va être le plus beau jour de ta vie !
Manon reposa le verre à peine tendu auquel elle n’avait pas touché, sans réussir à demander où se trouvaient ses frères et sœurs. Se dirigeant avec sa mère vers la sortie, elle se retourna vers le sorcier qui la regardait s’éloigner. Les deux topazes brillaient et la mettaient mal à l’aise. « Il y a vraiment quelque chose que je n’aime pas chez cet homme… » pensa-t-elle, mais elle ne dit mot. Caliste babillait, le breuvage qu’elle avait bu la rendait guillerette. Manon tenta bien de parler à sa mère, mais celle-ci ne l’écoutait pas… Ce revirement de situation inquiétait la jeune femme tout autant que la disparition du reste de sa famille. Dans la chambre où servante et mère habillaient la future mariée, l’ambiance était étrange. Manon aurait voulu faire part de ses inquiétudes, sans arriver à placer un mot. Caliste s’agitait comme une abeille, plaçant une barrette par-ci dans les cheveux de sa fille, ajustant un pli de cette robe par-là, essuyant une larme avant d’admirer son enfant. « Tu vas être heureuse, ma chérie, je le sens. Il a l’air d’être un homme bon, et puis cette maison… » Manon tiqua. Ce ne pouvait être sa mère qui lui parlait ainsi, elle qui était opposée à ce mariage ! Ce revirement de situation et de sentiments ne lui semblait vraiment pas de bon augure… Il se tramait quelque chose… Et ses frères et sœurs qui avaient disparu et ne montraient pas le bout de leur nez ! Enfin, elle fut prête. La servante les conduisit vers la petite chapelle qui jouxtait la maison. « Je ne l’avais pas vue… comment cela est-il possible ? Elle n’y était pas quand nous sommes arrivés… » À l’intérieur, les attendaient Baptistin, Corentin, Téoufraste et le curé du village. Ce dernier avait accepté de célébrer la noce contre une bouteille de vin et un bon repas, sans se poser de questions.
La cérémonie se déroula rapidement. Si les parents Daumas paraissaient émus jusqu’aux larmes, Manon trouvait néanmoins étrange que ceux-ci ne se demandent pas où était le reste de la famille. Elle n’arrivait pas à profiter de ce qui aurait dû être le plus beau jour de sa vie. Elle était de plus en plus inquiète pour ses frères et sœurs mais ne pouvait faire quoique ce soit sur l’instant présent. Elle se sacrifiait pour ceux de son sang et voyait le piège se refermer tandis que le prêtre prononçait les dernières paroles la liant pour le pire et le meilleur à cet homme qui la considérait à peine. Le mariage terminé, ils se dirigèrent vers le repas. Corentin servit les plats. À l’instar de Manon, il ne pouvait se réjouir de la situation. Il savait ce qu’il était advenu des enfants et, sans savoir comment il pouvait enrayer cette mascarade, voulait faire quelque chose pour les sauver tous des griffes de ce monstre qui le tenait prisonnier depuis si longtemps. Autour de la table, les parents semblaient hypnotisés et buvaient tant et plus de ce nectar que Téoufraste leur avait déjà versé la veille au soir. Manon ne touchait pas à son verre, elle ne se sentait pas d’humeur à fêter quoique ce soit.
Des pyramides de fruits et de desserts furent apportées. Les Daumas restèrent bouche bée devant une telle profusion de denrées, dont ils ne connaissaient pas la moitié. Téoufraste les invita à se servir, tout en s’emparant de quelques fruits. « Goûtez ces mandarines et ces fruits secs, ils sont exquis et proviennent de l’orangerie que j’ai faite construire. Vous avez également du nougat ici. Le chef cuisinier nous a préparé un de ses gâteaux favoris à partir des provisions qu’il me restait. Je crois qu’il nomme cette galette de la pompe.» Il commença à déguster tranquillement son fruit une lueur machiavélique dans les yeux. Ses beaux-parents hésitèrent avant de choisir l’un des mandarines et des figues, l’autre des poires et quelques fruits secs. Puis vint le tour de Manon de prendre quelques-unes de ces sucreries. Alors qu’elle prenait deux trois fruits, le petit chat crème qu’elle avait croisé plus tôt dans la journée, lui sauta sur les genoux. Surprise, elle renversa le plateau. Téoufraste, pris de colère, leva la main sur le félin qui s’enfuit à l’autre bout de la pièce avant de sortir. « Calmez-vous, mon cher, cela n’est pas grave ! » dit Baptistin à son gendre. Il ne comprenait pas pourquoi ce dernier se mettait dans un tel état pour quelques fruits à terre. Manon s’était levée de table pour ramasser ceux qui étaient près d’elle. « N’y touchez pas ! Vous mangeriez vos frères et sœurs… » entendit-elle chuchoter à ses côtés. C’était Corentin. Manon devint livide et sentit tout tourner autour d’elle, avant de tomber. Ce fut l’affolement ! Téoufraste pestait contre le chat, tout en soulevant sa femme pour l’installer dans l’une des chauffeuses. Baptistin, désemparé, tournait autour de sa fille tout en continuant machinalement à manger son orange. Caliste, après le premier moment de panique, sortit des sels de sa manche. Manon reprit connaissance :
- Je ne me sens pas très bien… ses yeux croisèrent ceux de son mari. Un sentiment d’horreur l’envahit. Je vais aller me reposer… - Corentin, conduisez mon épouse dans sa chambre qu’elle puisse prendre quelques instants de repos, dit Téoufraste, d’un ton froid.
Son plan ne fonctionnait pas comme il le souhaitait : il se rendait compte que Manon n’avait quasiment pas bu de vin et conservé ainsi ses souvenirs. Il avait lu dans son regard qu’elle en savait beaucoup trop… Il ne pourrait la manipuler comme il en avait eu l’intention auparavant. « Ce n’est pas grave, je vais changer la boisson et elle aura tout oublié ce soir. Elle est à moi à présent ! Et sa famille, ces pauvres paysans, je vais en faire ce que je veux ! ».
Pendant ce temps, Corentin accompagnait Manon dans sa chambre :
- Téoufraste profite du désespoir des gens… Avec la venue de l’hiver, il avait épuisé ses réserves et, malgré le fait qu’il ne soit pas dans une situation identique à la vôtre, il lui manquait certaines denrées. Les arbres qu’il avait fait pousser sont morts gelés. Or, il a besoin de ces fruits pour garder sa vigueur et ses pouvoirs… Votre mari a donc transformé vos frères et sœurs en arbres fruitiers… - Mais que pouvons-nous faire alors ? Et mes parents, pourquoi ne se rendent-ils compte de rien ? - Vos parents ont été drogués. Téoufraste a versé dans le vin une poudre d’oubli… Il suffit de leur donner cette liqueur de lavande. Cette dernière les fera dormir d’un sommeil réparateur et leur fera recouvrir la mémoire… Quant à vos frères et sœurs, la seule solution que je connaisse est de verser sur les racines de ces arbres le sang du sorcier. Cela les libérera de ce sort…
Manon était horrifiée par ces révélations et ne savait plus que penser. Elle avait été à deux doigts de croquer sa famille !
- Comment ?... Comment faire ? Je ne sais pas… - Je vais vous aider… mais il vous faut d’abord vous reposer un petit peu. Je vais aller échanger les pilules de Téoufraste contre d’autres. Cela permettra à la drogue qu’il a mise dans la carafe de vin de faire son effet… Je me chargerai du reste. Quant à vous… veillez à ce que vos parents ne touchent plus ni au vin, ni aux corbeilles de fruits ! Je reviens dans quelques instants… - Merci, Corentin, répondit Manon émue. Je ne sais comment vous remercier… Pourquoi nous aidez-vous ainsi ? - Nous n’avons pas le temps. Je vous expliquerai plus tard. Voici votre chambre, allez vous reposer avant de retourner auprès de vos parents !
Et tandis que la jeune femme, en proie à l’inquiétude, pénétrait dans la pièce, tenant fermement le flacon de liqueur de lavande que le petit homme venait de lui donner, Corentin s’éloigna vers les appartements de Téoufraste. Arrivé dans le cabinet de ce dernier, il s’empara du pilulier, remplaça les cachets par des placebos et se cacha dans la penderie, entendant les pas de son maître dans le couloir.
Dans la salle à manger, Caliste et Baptistin continuaient de boire tout en discutant ; aucun des événements passés ne semblait les toucher. Manon entra. Sa mère, heureuse de voir sa fille en meilleure forme, se leva pour la serrer dans ses bras et renversa, par un geste brusque, la carafe.
- Tu ne peux pas faire attention Caliste ? l’apostropha d’une voix enivrée son mari. - Allons ce n’est pas grave, dit Manon bien contente de voir le liquide se répandre sur le sol, tenez, goûtez à ceci, il paraît que c’est délicieux !
Et elle versa la liqueur de lavande dans deux coupes…
Téoufraste était allongé sur son lit : une grande faiblesse s’était soudain emparée de lui. Les cachets ne faisant plus leur effet, il subissait le contrecoup des nombreux verres qu’il avait bu avec ses beaux-parents. Enfin, il s’endormit et un léger ronflement se fit entendre dans la chambre. Corentin sortit de l’armoire, un long couteau à la main ; Téoufraste ouvrit les yeux… et tenta d’immobiliser son domestique.
- Corentin, tu n’es qu’un pauvre idiot ! Tu crois vraiment pouvoir les sauver ? Te sauver ? Tu n’y arriveras jamais ! Ha ha haha ha !
Et il se saisit du couteau. Corentin s’échappa, s’empara du premier objet qu’il sentit sous sa main et le jeta à la tête du sorcier. Ce dernier l’évita mais glissa car il n’avait plus trop le sens de l’équilibre.
- Tu ne l’auras jamais ! Je t’ai vu la regarder… Elle est à moi ! Comment veux-tu qu’elle te regarde ? Tu n’es qu’un affreux bonhomme ! Tu vas voir ce qui va t’arriver dès que je t’aurais stoppé… Je vais te donner une leçon… Tu vas finir dans le couloir comme les autres !
Corentin tiqua et tira sur le tapis où Téoufraste tentait tant bien que mal de se relever.
- C’est à cause de vous que je suis ainsi ! Vous ne toucherez pas à Manon, ni à moi, c’est fini maintenant ! Vous m’avez pris ma famille, vous ne lui ferez pas la même chose !
Le sorcier tomba de nouveau et se cogna la tête sur la table d’argent massif. Le domestique récupéra rapidement le couteau et l’enfonça à plusieurs reprises dans la poitrine du sorcier.
- C’est fini ! Plus jamais vous ne nous ferez souffrir ! Je vous hais !
Toute sa rancune s’exprimait dans la violence de ses coups… « Maou ! Miiiiiiaaaou ! » entendit-il… C’était le petit chat crème qui regardait la scène, penchant la tête tantôt à gauche, tantôt à droite. Corentin se calma. Le sorcier gisait dans une mare de sang. Reprenant ses esprits, Corentin trancha la tête de celui qui l’avait malmené pendant tant d’années et récupéra dans une fiole le sang qui s’écoulait. Puis, il se dirigea vers le jardin d’hiver où l’attendait Manon. Cette dernière avait conduit ses parents dans leur chambre qui, malgré leur refus de repos, s’endormirent à peine allongés. Manon tremblante s’empara de la petite fiole et versa quelques gouttes au pied de chaque arbre…
- Il faut être patients à présent…, lui dit doucement Corentin, Venez.
Et il la dirigea vers le salon. Elle avait eu tant d’émotions qu’elle s’assoupit aussitôt assise près du feu. Le petit chat crème s’installa en ronronnant sur ses genoux. Corentin regardait ému le charmant tableau avant de retourner dans les appartements de Téoufraste… Il lui fallait récupérer une autre potion...
La nuit passa, sans bruit. Caliste et Baptistin dormaient du sommeil du juste. Manon rêvait de jeux avec ses frères et sœurs, et d’un homme pas très grand aux yeux noisette. Corentin sachant que désormais le sorcier ne pourrait plus jamais nuire à autrui se reposait. Les arbres avaient terminé leur mutation quelques instants plus tôt : les enfants étaient assoupis dans de drôles de positions, les pieds en terre.
La maison s’éveilla doucement… et tout le monde se retrouva d’un commun accord tacite dans la grande salle à manger. Il y avait plus d’une vingtaine d’enfants de tous âges. Manon était ravie de voir ses frères et sœurs en pleine forme, Caliste et Baptistin ne comprenaient pas une telle joie parmi leurs enfants et pourquoi il y en avait tant. Manon s’assit et leur relata les événements des heures passées. Ses parents étaient abasourdis et horrifiés de ce qui était arrivé. Baptistin s’en voulait terriblement. Corentin entra à ce moment-là. Libéré du sort qui lui avait été jeté, c’était un bel homme aux yeux châtaigne. Seule Manon se douta qu’il s’agissait du domestique de feu son mari en sentant la caresse de ses yeux lorsqu’il fit le tour de la pièce du regard.
- Ne vous en voulez pas : vous vouliez le meilleur pour votre famille et c’est tout à votre honneur. Vous ne pouviez savoir qui il était… - Mais qui êtes-vous ? Qui sont tous ces enfants ? - Vous me connaissez déjà : je suis Corentin. Téoufraste m’avait jeté un sort voilà quelques années pour me donner l’apparence sous laquelle vous m’avez connu et s’était emparé de ma demeure. Les autres enfants sont une partie des victimes de ce monstre. Je n’ai compris que trop tard ce qu’il faisait à tous ces gens qui venaient nous voir, lorsque j’ai arrêté de boire la potion qu’il versait discrètement dans mon eau chaque soir… - Et d’où viennent tous ces enfants ? demanda Caliste, inquiète. - D’autres familles sont venues avant vous… Téoufraste tuait les parents et gardait les enfants pour les transformer comme les vôtres en plantes. Ceux qui sont là sont ceux qui ont résisté au froid de cet hiver… Beaucoup sont morts… Mes frères ont gelé l’année dernière… - Je suis désolée pour vous, dit doucement Manon, les larmes aux yeux.
Caliste regardait, effarée ces enfants qui discutaient tranquillement avec les siens.
- Ils ne se souviennent de rien ? - Non, leur état végétatif ne leur a pas permis de comprendre ce qu’il s’est passé. Ils ont oublié leur famille et leur vie d’antan. - Je ne sais comment vous remercier, monsieur… bredouilla Baptistin. - C’est moi qui vous remercie car sans vous, je n’aurais jamais pu me sortir de cette aventure… répondit-il tout en regardant Manon. - Nous avons récupéré nos enfants grâce à vous… Et pour cela nous vous en sommes grandement reconnaissants ! Que pouvons-nous… ?
Manon écoutait, amusée par cet échange d’amabilités. Elle sentait des sentiments étranges monter en elle. Dès que Corentin la regardait, elle détournait les yeux, rouge de confusion.
- Si mademoiselle le veut bien et n’est pas encore dégoûtée des liens du mariage… acceptez de me donner la main de Manon, s’il vous plaît… - C’est à Manon de décider, répondit Baptistin, un peu échaudé. - … Je… euh… j’accepte…, balbutia l’intéressée, mais les noces ne seront célébrées que l’an prochain alors ! rajouta-t-elle précipitamment.
Ainsi fut fait. Baptistin et Caliste retournèrent dans leur mas avec tous les enfants, ne voulant laisser les orphelins dans cette maison qui ne leur avait apporté que du malheur. Manon et Corentin se marièrent comme convenu l’année suivante. Les noces furent bien plus joyeuses et heureuses que la mascarade qui s’était jouée.
Au fil du temps, cet épisode douloureux s’effaça, mais tous les ans, à la période de Noël, la famille se réunit au grand complet et termine le repas de fête par treize desserts, ceux qui étaient sur la table de Téoufraste, pour ne jamais oublier cette année qui avait failli se terminer de façon tragique.
Et c’est de la sorte que naquit la tradition des treize desserts du Noël provençal…
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