Enfants, nous allions prendre nos quartiers d’hiver, le temps des vacances de Noël, dans notre maisonnette de campagne du Vercors. C’était un moment de répit entre les disputes des parents.
Il fallait une journée entière, entassés dans la voiture, sur une route mauvaise, longue et sinueuse. C’est lors du cri magique : « Et voilaaa RENN - CUU - RRR - ELL » que l’on poussait lors de la dernière grimpette permettant d’avoir la splendide vue sur le hameau, qu’on savait que l’on était arrivés. Le soir, c’était un enchantement de retrouver toute la famille au coin du feu.
La maison située dans le petit village était une vieille ferme blanchie à la chaux, un grand christ en croix trônait sur la façade. Une porte verte surplombait un petit escalier en pierre. Le plancher craquait sous le poids des ans. Pas de télévision. À cette époque, Noël revêtait encore son blanc manteau d’hiver. La neige abondante dévoilait une vision de paradis. Papy aimait raconter les travaux effectués afin de pouvoir vivre dans cette demeure. Il avait d’abord fallu convaincre le propriétaire de nous la vendre. Ensuite, tondre le salon de ses mauvaises herbes et refaire le toit. Les tantes et les oncles, eux, se remémoraient les batailles interminables de pommes de pin et la chasse à la mystérieuse « bête » de la maison qui trottinait dans le grenier.
Le jour, on partait pour de grandes balades à travers les bois, vers la rivière de la Doulouche. On remontait jusqu’à la cascade Bournillon. Malgré mes suppliques, on prenait toujours garde de contourner la grotte de Choranche. Puis, on allait se baigner dans le lac de Crozet et pique-niquer sur les balançoires toutes proches. Le soir, pendant que les adultes s’affairaient à préparer le souper, je me revois à table, découper de petites figurines en carton pour décorer le sapin, sous l’œil attentif de ma mammy. Elle se tenait toujours à la même place, blottie dans le fauteuil avec un éternel chignon et une robe à fleurs, tricotant un pull qu’elle ne finissait jamais. C’est lors d’une de ces soirées, alors que j’essayais de reproduire l’image d’un loup, qu’elle me prit sur ses genoux :
- Sais-tu pourquoi vous évitez toujours la grotte de Choranche lors de vos promenades ? - Non, lui répondis-je. - Eh bien, je vais te raconter l’histoire de l’homme des bois.
J’aimais quand elle me parlait du pays. Son regard s’illuminait de malice, car elle connaissait bien la région et ses habitants pour y avoir vécu toute son enfance. Et puis surtout, elle savait parfaitement donner vie aux contes et légendes qui peuplaient les lieux.
- C’était il y a bien longtemps, je devais avoir ton âge. On le surnommait l’homme des bois. Mais en réalité il s’appelait Joselito Haris. Il devait avoir dans les quarante ans. Les villageois avaient peur de lui et le traitaient de déséquilibré mental. Il faut dire que son allure débraillée, ses habits crasseux et ses longs cheveux gris lui cachant le visage n’invitaient pas à la sympathie. On le voyait régulièrement débarquer au village avec toutes sortes d’objets de sa fabrication, qu’il donnait en échange de victuailles. Mais personne ne voulait rien lui acheter. Pourtant, ces objets, je m’en rappelle, ils étaient fort beaux. Son habilité lui permettait d’inventer des instruments de musique, des outils insolites et de magnifiques bijoux.
Il vivait justement dans la grotte de Choranche. Il s’y était aménagé un nid douillet dans une jolie cabane en bois avec des lits superposés pour ces huit fils. Depuis que son épouse était morte en accouchant d’une petite fille, il perdait par moment un peu la tête. Sa folie lui faisait dire que par la faute du nouveau-né, sa femme était morte et de ce fait, il éprouvait une haine féroce envers tous les enfants, à part ses fils. Il envoya donc le bébé en pension, loin de lui.
On raconte aussi que lors d’une partie de chasse, lorsque la forêt devient rousse, des grognements intempestifs lui avaient fait rater le faisan qu’il convoitait. Le bruit venait d’en contrebas du bois, c’était deux petits louveteaux en train de jouer à se battre. L’un faisait des cabrioles pendant que l’autre lui faisait un croche-pied. Ils terminaient leurs courses l’un sur l’autre en se mordillant les oreilles dans de grands éclats de rire.
Furieux d’avoir été privé de faisan, il prit son fusil, les blessa et partit les accrocher à un vieux chêne tout en marmonnant :
« Le prochain qui me fera manquer ma chasse n’est pas encore né ! »
La mère des louveteaux, appelée Iranac, au son des coups de feu, accourut sur les lieux. Son dos argenté et ces flancs nacrés témoignaient d’une grande douceur. Elle était connue pour sa bonté et le monde entier louait sa gentillesse. Mais au vu du carnage, son regard avait changé. Devenu gris, il émanait de ses yeux une inflexible volonté de guérir les plaies de ses bébés, Adanac et Ipako, et de se venger. Le soir, la région frissonnait encore des hurlements de la louve, désespérée de ne pouvoir récupérer ses petits qui gémissaient dans l’arbre.
C’est alors que le Grand Esprit des Loups, ému par ses plaintes, aida à délivrer les petits. Il lui promit réparation en proférant une malédiction à l’encontre du tortionnaire et récompense à celui qui permettrait de le retrouver.
Le chêne qui avait tout vu raconta au vent, par le bruissement de ces feuilles, ce qui s’était passé. Le vent transmit alors le message au Grand Esprit. Et le Grand Esprit, rassuré attendit que le coupable revienne, attiré par l’appât du gain que lui fournirait la fourrure des petits. Il ne dut pas attendre longtemps. En effet, Joselito n’avait plus d’argent pour acheter à manger à ses enfants. Repensant aux louveteaux pendus au chêne, il eut l’idée d’utiliser la toison des cadavres pour coudre des chapeaux. Ceux-ci rapporteraient sans doute beaucoup d’argent s’il les marchandait au village. Revenu sur le lieu de son méfait, plus rien n’était visible à part quelques touffes de poils par-ci, par-là. Bredouille et râlant, il repartit vers sa cabane, sans remarquer le silence qui enveloppait la forêt.
Quelques jours après cet événement, il commença à éprouver des difficultés à parler, puis se retrouva malentendant et enfin devint incapable de marcher. Ces enfants firent venir le médecin qui ne put donner aucun diagnostic et l’abandonna à son triste sort. Son état empirait de jour en jour, en dernier recours ses enfants firent appel à un rebouteux. Après quelques incantations, le rebouteux assura que l’Esprit du Loup lui avait jeté un sort et qu’il viendrait le hanter jusqu’à son trépas. La malédiction ne prendrait fin que si le persécuteur des louveteaux faisait amende honorable en construisant, au pied du chêne, un terrain de jeux sécurisé pour les jeunes loups de la forêt. Il ne pouvait rien faire de plus.
Réalisant le mal qu’il avait fait, il convoqua sa famille afin de l’aider à réaliser un chef-d’œuvre de plaine de jeux. Malheureusement, il ne pouvait presque plus bouger, il dut dessiner les plans, affalé dans son lit, à la lumière des chandelles.
Il projeta de construire, dans le chêne, un toboggan qui tournerait autour du tronc et terminerait sa course dans le lac du Crozet. Puis, toujours aidé par ses fils, il échafauda un pont de singe partant d’un proche platane et rejoignant le chêne par un circuit labyrinthique. Ce pont, fait de cordes tressées, permettrait d’accéder au haut du toboggan. Ensuite, à la droite du toboggan, il fit pendre des balançoires et des trapèzes spéciaux pour loups aux arbres des alentours. Et, à la gauche du toboggan, là où la falaise tombe presque à pic dans le lac, il fit un mur d’escalade avec un plongeoir au-dessus. Il pensa également à installer un bac à sable géant au milieu de la plaine pour les plus jeunes et créa même un terrain de basket et une piste de ski pour l’hiver. Son imagination n’avait aucune borne.
Il ne se nourrissait plus, voulant à tout prix atteindre son but. Sa santé déclinait de plus belle. Un soir de tempête il prit froid. Voyant qu’il n’aviverait pas au bout de son projet, il écrivit à sa fille une longue lettre où il lui présenta toutes ses excuses, il la pria de réussir sa vie et de ne pas faire les mêmes bêtises que lui. Plus tard, sentant sa fin arriver, il fit jurer à ses fils de terminer son œuvre afin qu’il trouve la paix dans l’au-delà. Il mourut dans la nuit. Ses fils, qui étaient des sales garnements, ne l’entendirent pas de cette oreille. Ils voulurent éradiquer tous les loups de la région. Au lieu de bâtir un éden pour loups, ils inventèrent toutes sortes de pièges plus diaboliques les uns que les autres.
Le Grand Esprit des Loups voyant les dégâts perdit patience. Il rassembla le reste de sa troupe et organisa une expédition punitive. C’est ainsi qu’une grande attaque eut lieu. Les loups encerclèrent la cabane et de leurs crocs acérés dévorèrent tous les occupants. Depuis ce temps, la grotte est maudite.
La suite de l’histoire, tu l’auras demain, car il se fait tard, il est temps d’aller dormir.
Je ne m’étais pas rendu compte, tant j’étais pendue à ses lèvres, que toute la famille avait déjà mangé et que je n’avais pas touché à mon assiette. D’un regard conciliant, ma mère m’autorisa à monter me coucher. Je plongeai vite dans un lourd sommeil habité par des paysages vaporeux et de créatures à tête de loup.
Le soir suivant, je m’installai d’office sur les genoux de mammy pour écouter la suite de l’histoire. Et mammy raconta :
- Quelques années plus tard, le village alangui sous la chaleur de l’été vit l’arrivée d’une jolie jeune fille. Sa blondeur ressemblait à celle des blés. C’était la nouvelle institutrice, elle allait tenter d’inculquer quelques notions de français et la base des mathématiques aux enfants du village.
Elle se présenta le dimanche, à l’église. Alors que l’accueil avait plutôt été chaleureux, les gens se figèrent quand elle donna son nom :
- Bonjour, je m’appelle Enéris - Enéris ? - La fille de Joselito ? - En effet, c’est bien moi - Alors, n’allez pas vous promener du côté de la grotte de Choranche - Cela peut être mauvais pour vous - Depuis votre père, nous, nous n’y allons plus - Ah et pourquoi donc ?
Elle n’obtint pas de réponse, les gens la fuyaient. Déroutée, la jeune fille prit le parti d’en rire et décida d’aller vadrouiller pour découvrir elle-même la contrée. Malgré les recommandations, elle partit en direction de la grotte de Choranche.
Elle découvrit le site de son ancienne maison mais nulle trace de sa famille. Par contre, en fouinant dans le vieux bureau, elle vit la missive que son père lui avait adressée et que ces frères ne lui avaient pas envoyée. Lue, la lettre fut déchirée pendant que des larmes dévalaient ses joues. Fouillant davantage, elle tomba aussi sur des dessins et des plans pour l’élaboration de ce qui lui semblait être des jeux.
N’en pouvant plus de curiosité, elle rentra au village avec les papiers, résolue à demander des éclaircissements.
- C’est ton père, dit la bouchère, son tablier dégoulinant de sang. Il a torturé des louveteaux, le grand esprit des loups l’a mal pris et l’a maudit. - Que s’est-il passé ? - Pour annuler le mauvais sort, il devait construire une sorte de plaine de jeux pour loups. Il n’y est pas arrivé, il est mort et ses fils aussi. Depuis, si nous nous aventurons seuls dans le bois la nuit, nous pouvons être certains que l’on retrouvera nos ossements le lendemain matin. - Et pourquoi vous ne la faites pas, cette plaine de jeux ? - Sais pas, conclut-elle en tranchant violemment un bout de viande.
Comprenant qu’elle n’en tirerait pas plus, elle fila chez le charpentier pour mener à bien le projet que son père avait conçu.
Personne ne voulut l’aider. C’est seule, aidée de son courage, de ses mains et des plans qu’elle commença la construction. Ses doigts eurent vite l’aspect d’ampoules, mais elle s’acharnait. Elle se sentait observée mais rien ne la détournait de sa tâche. Elle déposa des quignons de pain pour apprivoiser les loups, si par hasard l’un d’eux venait à passer par là.
C’était Iranac, la louve devenue vieille qui l’espionnait. Elle sentit que la jeune fille avait un bon fond. Appréciant les efforts déployés, elle pria le Grand Esprit des Loups d'effacer le mauvais sort.
Alors, l’Esprit du Loup consentit à pardonner. Iranac, aidé par sa meute, entreprit d’aider la jeune fille. Après tout, la plaine de jeux leur serait entièrement consacrée.
Tous les loups mirent la main à la pâte, même Adanac qui boitait encore et Ipako, plus distant, qui n’approchaient pas la jeune fille, mais aidaient du mieux qu’ils pouvaient C’est ainsi que la plaine fut finie au bourgeonnement du printemps.
C’était un vrai plaisir des voir les loups batifoler de plus belle parmi les fleurs. Enéris avait réussi le pari de faire un parc encore plus beau que ce que n’avait espéré son père. Elle avait aménagé autour des attractions des jardins somptueux avec en plus, un carrousel. Elle n’avait pas oublié non plus de disposer des cahutes vendant de la barbe à papa et autres friandises.
On relate également que depuis, Enéris ne s’est plus mêlée aux humains et qu'elle vit parmi ses nouveaux compagnons, comme gardienne de la plaine aux loups.
- Voilà, c’est la fin de l’histoire. - Merci Mammy, c’était très beau. Pourtant, je n’ai jamais vu trace de cette plaine de jeux ? - C’est normal, il n’y a que les loups qui puissent la voir et ils y vont la nuit tombée, à la pleine lune. C’est pour ça que tu entends parfois des hurlements, c’est en fait leurs jeux. Tu comprends pourquoi maintenant il ne faut pas traîner seule près de la grotte ? - Non, dis-je, de mauvaise foi. -C’est parce qu’il ne faut pas déranger les loups, c’est leur sanctuaire. - Ok, j’ai compris, je ne demanderai plus à aller dans la grotte. - C’est très bien, ma petite fille.
Il était de nouveau l’heure d’aller coucher. Demain, malheureusement, les vacances seraient terminées et on rentrerait vers la ville.
Dans la voiture, au retour, j’interrogeai ma mère :
- Elle t’a déjà raconté, maman, le conte de l’homme des bois ? - Oui ma douce, bien sûr. Mais tu sais, il y a un peu du vrai dans ce qu’elle t’a dit - Ah oui ? - Oui, c’est, en fait, la vie de ta mammy. C’est son histoire. - Alors, pourquoi elle se fait appeler Enéris ? - C’est le nom que les loups lui ont donné - Et pourquoi on n’a jamais vu de loup dans cette région ? - Ils étaient là, avant, mais ils sont partis. Mammy ne pouvait rester indéfiniment avec eux. Et puis eux, ils ont grandi, ils n’avaient plus assez à manger. Alors, à la place de s’en prendre aux troupeaux des habitants, ils sont partis vers le Sud. - C’est triste - Mais non, c’est une belle histoire - Et qu'est-ce qu’elle a fait, alors, mammy ? - Elle est devenue prof en ville, puis elle a rencontré papy à un bal costumé, elle nous a eus, mais elle n’a jamais oublié. - Ah !
Mon père se mêla à la discussion :
- Ne crois pas ce genre de sornettes. Voyons, qu’est-ce qui te prend de lui mettre ce genre d’idées en tête ? - L’imagination n’a jamais tué personne à ce que je sache ?
Et les disputes recommencèrent
Mes yeux se perdirent dans la contemplation de la route qui défilait. Au lointain, il me sembla percevoir un hurlement de loup. Et je me dis que, finalement, mammy était bien mystérieuse et que je ne comprendrais jamais rien au monde des adultes.
Maintenant que je suis grande, je repense souvent à ces instants magiques que ma mammy m’a fait vivre au travers de ces histoires. Je lui suis infiniment reconnaissante.
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