Une volute de fumée s’enroule autour des troncs et s’échappe par la cime des arbres vers le ciel étoilé. Dans une maison de pierre, cachée au milieu des bois, des bûches étincellent réchauffant l’air ambiant et éclairant la pièce de vie. On entend le cliquetis des aiguilles, grand-mère tricote installée dans un rocking-chair. Une petite fille assise en tailleur sur une couverture joue avec ses poupées.
– Bonjour princesse, je vous salue. – Bonjour chevalier, avez-vous réalisé votre quête ? – Oui princesse, je suis allé… – Tu ne veux pas que je te raconte une vraie histoire, bien de chez nous, ma chérie ? dit une petite voix légèrement chevrotante – C’est une histoire de princesse ? – C’est une histoire d’amour. – Bah ! C’est pour les grands, les histoires d’amour ! – Pas celle-ci ma chérie. Écoute bien, nous allons nous promener en forêt, ici même au Boréon. – Là où on ramasse des fraises des bois ? et des champignons ? – Oui c’est cela, mais laisse-moi te raconter. Il y a fort longtemps, un berger menait ses moutons dans les alpages. Après avoir passé l’hiver au chaud dans la vallée, les moutons devaient passer l’été dans les montagnes. (La fillette se rapproche de grand-mère pour mieux l’entendre.) Son chien Patou l’aidait à garder son troupeau, un bel animal blanc sale ; mais ne crois pas que ce soit un nounours, loin de là, il n’a pas peur des loups qui rôdent dans les Alpes et peut se montrer agressif. Mathieu, le berger, s’entendait très bien avec son chien, une confiance mutuelle s’était installée entre eux et tant que le gardien faisait son travail, Mathieu le nourrissait et tant qu’il le respectait, le Patou se montrait coopératif. Mathieu se déplaçait toujours avec un sac à provisions et au fond de ses poches ses biens les plus précieux ; un harmonica et une guimbarde pour faire de la musique, un couteau pour sculpter le bois et deux ou trois livres. – Elle arrive quand la princesse ? – Mais il n’y a pas de princesse dans mon histoire… tu verras c’est encore mieux. Il aimait dormir à la belle étoile pour observer le ciel, il connaissait les constellations par cœur et au fil des mois il les cherchait ; lorsque le ciel était sans nuage, il admirait les pluies d’étoiles filantes et parfois même, lors de la nouvelle lune, il pouvait distinguer la voie lactée. – C’est quoi la voie lactée ? – Les milliards d’étoiles forment une bande blanche dans le ciel de la nuit. – C’est un nuage. – Non, c’est lumineux. Donc, je disais qu’il aimait dormir à la belle étoile. Néanmoins, à cause des intempéries éventuelles, ce qui arrive souvent en fin d’après-midi en montagne après le 15 août, il lui fallait un abri. Il y a des siècles, les anciens bergers fabriquaient pierre par pierre des refuges qui servaient à tous ceux d’entre eux qui en avaient besoin, c’est ainsi que nous pouvons trouver aujourd’hui des petites maisons comme celle où nous sommes. À d’autres endroits, des villages ont été désertés ou détruits par la guerre et certaines habitations abandonnées servent d’abri. Elles n’appartiennent à personne et le premier arrivé s’installe, lorsque les nomades passent par là, ils offrent leur pain en échange d’une petite place pour une ou deux nuits. Ces hommes sont des solitaires et ils parlent peu sauf pour apporter des nouvelles ou échanger des informations sur les pâturages, ou la présence de prédateurs tels que les loups. Malgré tout, Mathieu avait repéré une petite maison au milieu des bois et il avait choisi de s’y installer chaque année, aussi pour être le premier, il partait le plus tôt possible mais jamais avant les saints de glace. À chaque transhumance, il y laissait quelques affaires pour la rendre plus confortable et des livres pour y passer le temps. Les bergers n’avaient pas le droit de s’approprier ces lieux mais chacun respectait le souhait de l’autre d’y passer la saison et il passait donc son chemin lorsque c’était déjà occupé. Après quelques années, Mathieu, avec son couteau, a gravé une planchette de bois au nom de La Tanière qu’il a installée au-dessus de la porte qui restait toujours ouverte à qui voulait entrer. Un printemps, Mathieu s’aperçoit que les livres ont été déplacés et qu’une drôle d’odeur plane dans l’air ; il pense alors qu’un autre berger est passé par là et qu’il a dû repartir. Il aère la maisonnette et s’installe pour la saison qui marquera le début d’une très belle histoire. – Ça y est ? Elle arrive ? – Mais qui donc, ma chérie ? – Ben, la princesse ! – Je t’ai dit qu’il n’y avait pas de princesse, mais c’est une très belle histoire. Écoute bien… un soir de pleine lune, alors qu’il sculpte un loup dans un morceau de bois, une jeune femme l’observe à la fenêtre ; sentant son regard sur sa nuque il lève la tête, leurs regards se croisent avant qu’elle ne s’enfuie. Il se précipite à l’extérieur « mademoiselle, mademoiselle ! N’ayez pas peur ! » Il la rattrape, la saisit par le bras ; elle se retourne et leurs regards se fixent ce qui paraît être de loooongues minutes. « Lâchez-moi, je vous promets de revenir », souffle-t-elle. Il relâche son emprise et la voit disparaître entre les arbres tout en entendant les hurlements des loups ; affolé il cherche à la rattraper, mais elle a disparu et les hurlements sont déjà loin. Mathieu attend depuis plusieurs jours le retour de la demoiselle, de plus en plus anxieux ; il la cherche dans la forêt sans jamais trop s’éloigner de son troupeau, et puis s’il veut compter sur Patou pour garder les bêtes, il doit le nourrir. Il sort avec son fusil, plus pour faire peur aux loups que pour les tuer car il les respecte tant qu’ils ne s’attaquent pas à son bétail. Désespérant de pouvoir revoir un jour sa belle, il se résigne à rester près de son abri. Alors qu’il pense que tout est perdu, il la voit surgir d’entre les arbres, vêtue d’une magnifique cape rouge, ses longs cheveux noirs cachés sous une capuche, seules ses longues mains fines émergent. Lorsqu’elle s’approche, il distingue les traits fins de son visage au teint laiteux et aux yeux noirs. Il est émerveillé par tant de beauté et tombe immédiatement amoureux. Il a tellement peur qu’elle ne s’enfuie à nouveau, qu’il garde ses distances pour ne pas l’effrayer. « J’ai eu peur qu’il ne vous soit arrivé malheur… à cause des loups. » « Je vis avec ma famille au fond de la forêt, et nous ne craignons rien », répond-elle avec un sourire. Soulagé, il s’approche davantage et lui propose le couvert qu’elle accepte volontiers. Le repas fut simple mais agréable, ils parlèrent beaucoup et lorsque la nuit les enveloppa, il lui proposa de rester. « Je devrais repartir demain soir au plus tard… ou ma famille va s’inquiéter. » Mathieu lui laissa sa couche pour la nuit, ils s’endormirent très tard tellement ils avaient à se dire. Ils passèrent la journée du lendemain à se promener, ils pique-niquèrent près du ruisseau qui coulait de l’autre côté de la clairière, à l’orée du bois. Avant qu’elle ne parte, il lui offrit un bouquet de fleurs sauvages. Elle promit de revenir et s’enfuit à nouveau accompagnée par les hurlements de la meute. Mathieu vécut les jours suivants comme dans un rêve, tour à tour heureux car il était amoureux, triste parce qu’elle était absente, inquiet parce qu’il ne savait pas si elle reviendrait ou s’il ne lui était pas arrivé malheur. Pour éviter de trop penser, il lisait ; pour passer le temps, il n’arrêtait pas de sculpter et lorsqu’elle revint enfin, il lui offrit toute une meute.
Grand-mère se mit à rire.
– Pourquoi tu ris, grand-mère ? – Tu te rends compte ! Il a sculpté plus d’une dizaine de loups en quatre semaines, des adultes et des louveteaux, comme s’il n’avait fait que ça, hypnotisé ! – Grands comme les vrais ! – Mais non, il ne faut pas exagérer non plus, il n’a pas déboisé la montagne, tout de même ! ajoute-t-elle. Apporte-moi un verre d’eau, s’il te plaît, à force de parler j’ai la gorge toute sèche. (La fillette s’exécute ; après avoir bu une gorgée, grand-mère reprend son récit.) Donc, elle a fini par revenir au bout de quatre semaines interminables. Elle est enfin là dans sa cape rouge, plus belle que jamais. Elle aussi est anxieuse, est-ce qu’il l’attend encore se demande-t-elle mais au premier regard les doutes s’envolent. Il se précipite, la serre dans ses bras en la soulevant de terre et ils échangent leur premier baiser. La jeune femme ressent alors dans tout son corps une sensation soudaine, apeurée elle s’enfuit encore « ne me suis pas ! » crie-t-elle. Mathieu pétrifié par la surprise ne réagit que trop tard, il ne la voit déjà plus. Malheureux, il s’effondre et prend sa tête entre ses mains sans comprendre. Pourtant, trois jours après, il la voit réapparaître et pressent que quelque chose a changé. Il est assis au même endroit, la tête entre les mains comme s’il n’avait jamais bougé. Elle prend son visage entre ses mains avec douceur « pardonne-moi. » ; il lui sourit à travers les larmes qu’il n’a pu retenir et l’embrasse ; elle s’abandonne sous ses caresses. « J’ai dû retourner voir ma famille, ils m’ont autorisé à rester avec toi si tu veux bien. » « Bien sûr que je le veux. » « Mais tu dois me faire une promesse. » « Ce que tu voudras. » « Toutes les quatre semaines environ, je dois retourner dans ma famille durant trois jours. » « Mais… » Elle pose un doigt sur sa bouche pour le faire taire. « Je ne peux pas te la présenter. Tu dois promettre de respecter mon secret et de ne jamais me suivre. » – Mais pourquoi grand-mère ! – Ne sois pas si impatiente, attends la suite. Il lui en fait donc la promesse et ils vivent ensemble un été et un automne merveilleux rythmés par les absences de la jeune femme. Lorsque vint le temps pour lui de redescendre dans la vallée de la Vésubie, elle lui annonça qu’elle ne pouvait l’accompagner mais qu’elle l’attendrait jusqu’au prochain printemps. Fou de douleur, il ne put s’empêcher de la suivre le dernier soir et ce qu’il vit le fit frissonner. Pourtant, il partit le cœur déchiré de laisser sa belle et jura de revenir le plus tôt possible dans la saison. L’hiver passa morne et triste dans sa petite bergerie au bord du Var à la confluence de la Vésubie. Il accueillit la première fonte des neiges avec plaisir et son impatience s’accentua, aussi décida-t-il de partir quelques jours plus tôt bénéficiant d’un printemps précoce. Lorsqu’il arriva à La Tanière, elle l’attendait. Il n’avait pu oublier la dernière image qu’il avait d’elle mais en la voyant ainsi assise sur le pas de la porte, la tête plongée dans l’un de ses livres, son cœur s’emballa « mon amour, tu es là. » Ils échangèrent un long baiser. Ils reprirent le même rythme de vie que l’année précédente comme s’ils ne s’étaient jamais quittés et qu’ils s’étaient tout simplement réveillés d’un long et profond sommeil. Il ne voulait pas faillir à sa promesse aussi ne révéla-t-il pas l’avoir suivie lors de son dernier départ, il devait l’accepter telle qu’elle était, avec son secret. Il repartit le plus tard possible dans la saison car l’automne fut clément. C’était un déchirement mais ainsi va la vie. L’hiver fut terrible et long, le printemps tardif et lorsqu’il revint vers sa belle, il put constater que son ventre s’était arrondi. À la fois fou de joie et inquiet, il prit soin d’elle tout l’été tour à tour, la cajolant, la grondant contre ses imprudences. Elle n’eut nullement besoin de s’absenter et mit au monde un magnifique petit garçon qu’ils appelèrent Loup mais dès après la naissance, elle dut repartir et les cycles se renouvelèrent encore et encore. Cette année, le déchirement fut double car Mathieu repartit avec son fils ; elle ne pouvait laisser le bébé trois jours tout seul et elle ne pouvait l’emmener. Les années passèrent et Loup grandissait six mois avec son père et six mois avec ses deux parents. Pour ses dix ans… – C’est mon âge grand-mère ! – C’est pour cela que je te raconte cette histoire aujourd’hui. Donc, pour ses dix ans, il fut décidé que Loup passerait les six mois d’hiver avec sa mère. Les premiers temps furent difficiles mais elle avait accumulé tellement d’amour à l’attendre qu’il finit par se sentir bien et heureux ainsi. Un beau jour, Loup tomba amoureux à son tour et voulut présenter son amie à ses parents. C’est alors que sa mère songea à partager son lourd secret, elle ne voulait pas que son fils héritât indirectement de ce fardeau. Mais confier la malédiction à quiconque l’emprisonnerait à jamais et elle ne voulait pas perdre les amours de sa vie, alors elle se tut ; c’était sans aucun doute égoïste mais c’était ainsi. Loup épousa sa bien-aimée, ils s’installèrent à Saint-Jean-la-Rivière, petit village sur la Vésubie, et quelques mois plus tard, elle donna naissance à une merveilleuse petite fille prénommée Lou. – Comme moi ! – C’est exact, comme toi. Je dois maintenant te raconter la malédiction.
Grand-mère se lève, elle sent qu’il est trop tard. « Non, pas maintenant ! » Soudain son visage s’allonge, ses oreilles pointent…
– Grand-mère que t’arrive-t-il ? – Je suis Alpha, a-t-elle juste le temps de prononcer.
Lou se retrouve alors seule avec une belle louve au poil gris et soyeux, aux yeux tristes. Nullement effrayée, elle prend l’animal dans ses bras par le cou et enfouit sa tête dans sa crinière.
– Tu reviendras dans trois jours grand-mère ? demande-t-elle sans attendre de réponse mais pleine d’espoir.
***
Lou est devenue une très belle jeune femme à son tour, elle s’est passionnée pour les loups, a vécu dans leur milieu pour mieux les connaître. Afin de les protéger du fusil des bergers, de favoriser leur survie et leur expansion en milieu naturel, elle a créé aux abords du Boréon, dans le Mercantour, le parc Alpha, en l’honneur de ses grands-parents, pour sauver sa famille. Elle n’a jamais eu et n’aura jamais à porter la malédiction de grand-mère. Lorsque grand-mère est revenue trois jours plus tard, elle a raconté à Lou : « Il y a des siècles de cela, une sorcière a maudit une famille de chasseurs. Elle a condamné chaque descendante à se transformer en louve et à vivre avec la meute. À chaque pleine lune, la louve redevient humaine pendant trois jours. Durant ces trois jours uniquement, elle peut enfanter pour assurer sa descendance, cela ne sera possible qu’une seule fois tout au long de sa vie. Si durant cette période elle aime et réussit à se faire aimer en retour, le cycle sera inversé. Elle sera louve lors de la pleine lune et humaine hors de ce temps ; mais pour conserver ses facultés de métamorphoses, celles-ci doivent demeurer secrètes sous peine de rester louve à tout jamais. Chaque fille née de la louve devra s’appeler Alpha. » Ce que grand-mère ne savait pas, c’est que la naissance de Loup a brisé la malédiction car celle-ci devait prendre fin à la naissance du premier garçon d’Alpha et le premier fut le fils d’Alpha père de Lou. C’est pourquoi, grand-mère après sa confession n’est pas restée louve mais a continué à se transformer toutes les quatre semaines jusqu’à sa mort. Grand-mère aurait adoré le parc Alpha.
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