La vie est une course effrénée contre un véhicule à grande vitesse. Nous connaissons sa destination… Du moins nous l’imaginons… Sur la route nous construisons. Des bâtisses de plus en plus solides. Des relations durables. Une profession convenable… La plupart d’entre nous enterrent la chute sous le garage à des kilomètres sous terre… Un jour, on meurt… Tout va trop vite… Tout s’évanouit… Quelques années suffisent pour nous réduire en cendre…
Mon mari et moi ne sommes ni riches, ni pauvres… Nous appartenons à ce que l’on nomme vulgairement la « classe moyenne ». Ne vous méprenez pas. « Classe moyenne » signifie en réalité « masses aux existences médiocres ». Il ne s’agit pas seulement d’argent. Capacité, mariage, distractions, conversations… Tout est parfaitement moyen. Pour l’ensemble de nos congénères nous représentons « l’homme moderne ». Automatisé. Horaires fixes. Baraques identiques. Deux gosses. Cinq cents mètres carrés de terrain. Inconditionnels de Coca-Cola. Vêtements sombres. Beuveries annuelles avec notre cercle de « compères machines »… Bien sûr, il ne s’agit que d’une étiquette sociétale… Elle est pourtant maîtresse de la place que nous tenons au sein de cette jungle sociale.
Qui connaît véritablement l’envers du décor ? Laissez-moi vous raconter ce que l’on dissimule dans un coffre verrouillé derrière le faux plafond du dressing… La maladie… Elle m’agrippe le bras depuis dix ans… Pour chacune de nos vies, il y a une montagne. Je suis passée à côté de mon sommet… On croit toujours que demain sera meilleur. Lorsqu’un de nos souhaits se réalise, nous sommes déjà en train d’émettre le prochain. Mais quand il n’y a plus d’après?... J’aurais voulu jouir pleinement de mon pic de bonheur… Mais je l’ai laissé courir et me voilà presque morte… Il me semble que c’était il y a douze ans… Une splendide soirée avec ma sœur, mon mari et quelques-uns de nos meilleurs amis. J’avais contribué à la conception de costumes pour un film d’épouvante… À cette époque, je travaillais pour un cabinet juridique. J’étais secrétaire… J’aimais les tissus, j’étais créative et passionnée d’art. Malheureusement, les rares travaux que l’on me proposait dans cette branche rapportaient des clopinettes. Ce job, c’était ma chance… Tous mes proches réunis autour de moi pour célébrer mon succès ainsi que mes talents. Aucun autre jour de ma vie ne m’a procuré cette sensation exceptionnelle d’être au centre du monde… J’ai laissé ces minutes s’envoler… Je me souviens avoir pensé « Je suis épuisée, pourvu qu’ils me laissent bientôt dormir », et aussi, « je n’aurai jamais le courage de faire tout ce ménage demain matin »… Je sais bien, la fatigue est accablante… De même, c’est effectivement contraignant de ramasser une pile de verres sales et autres déchets d’apéritifs… Mais regardez-moi maintenant… Même plus capable de tenir sur mes jambes. Quelques parcelles de peaux qui restent accrochées aux draps lorsque j’essaie de me redresser. Mon crâne luisant… Oui c’est vrai, la fin c’est plutôt moche… je ne le sais pas encore, mais je ne me réveillerai pas demain… Au fond c’est mieux. Pas seulement pour moi, mais pour les miens. Ils m’ont assuré tout le confort nécessaire dans ma chambre d’hôpital. Ils me rendent même parfois visite. Ainsi, la semaine prochaine, ils se présenteront aux funérailles la conscience légère… Je suis reconnaissante, vraiment, pour leur dévouement à mon égard. Toutes ces fleurs. Ces sourires. Ces cadeaux. Ces mots doux… Toutes ces attentions qui cherchent maladroitement à dissimuler leur gêne… Leurs regards inquisiteurs, leurs apitoiements, leurs dégoûts… Et le plus abject… leur incapacité à me considérer comme une victime. J’aimerais tant quitter ce monde en martyre. La proie d’une injustice. D’un fléau. Que mon trépas soit une inique tragédie et non le fâcheux résultat d’une coucherie mal réfléchie… Je les entends dans mon dos. Et même, je les entends penser… « Elle n’avait qu’à réfléchir… Elle aurait pu se protéger… Mais enfin qu’est ce que son mari a-t-il bien pu lui faire pour qu’elle le trompe avec un toxico, il est si gentil »… « Dix ans qu’elle se traîne avec cette merde, il est tant que ça s’arrête, elle doit tant culpabiliser, la pauvre »... Si c’était une hépatite, je suis certaine qu’ils feraient preuve de compassion… Mais, bordel, ça ne fait pas moins mal !... Qu’on se le dise une bonne fois, quelles que soient les conditions dans lesquelles je l’ai chopé, je meurs putain ! Au même titre qu’un leucémique ou un cardiaque, je touche le fond moi aussi. Je mérite cette dernière considération… La dernière !... Toutes mes salopes de copines trompent leurs maris pour moins de bonnes raisons que les miennes à l’époque… Je ne suis pas responsable de mon sida… Je me suis contentée de vivre, pleinement je crois. J’ai tout pris. Les joies et… les risques. Pas de chance. C’est tout.
Mon ultime volonté. Assurer l’avenir de mes enfants. De moi il ne reste plus qu’une chair fripée. Demain, ils échangeront cette matière humaine en décomposition contre un métal inébranlable. Le seul sempiternel. L’or…
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