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Résumé de l’acte 1 : L’acte 1 se déroule en 1977, soit un an et demi après la mort de Franco. Le cacique de « Castillejos del Pisuerga », petit village fictif près de Valladolid, vient de décéder. Ses trois fils, Paco, Fernando et Manuel se retrouvent à l’occasion de son enterrement. Paco, l’aîné, est resté au village, Fernando, le cadet, a fui Castillejos et la dictature pour aller étudier en France, et le plus jeune, Manuel, est cadre à Madrid. Il y a aussi Teresa, la sœur aînée, nonne dans un couvent de Valladolid.
Lorsque Fernando et Manuel découvrent le testament de leur père, ils se rendent compte que Paco a reçu un lot beaucoup plus conséquent qu’eux. Ils découvrent aussi que leur frère aîné, au cours des dernières années de vie de leur père, a investi beaucoup d’argent pour construire une zone pavillonnaire dans une pinède de la propriété. Hélas, ce projet ne peut aboutir, à cause d’une nouvelle loi sur les sols ruraux, qui empêche de raser le terrain en question. Paco, lors de la dernière scène, suggère à Manuel de provoquer un incendie dans la pinède afin de pouvoir y construire. Manuel s’exécute.
En plus des trois frères, il y a deux autres personnages : Consuelo, la femme de Paco, paysanne réservée et soumise, et Mercedes, l’épouse de Manuel, femme de caractère qui sait agir dans l’ombre de son mari.
L’acte 2 se déroule en été 84. Le lieu n’a pas changé : le salon et la cuisine de la ferme familiale, et le perron de la maison en avant-scène.
ACTE 2. ÉTÉ 84. FERNANDO.
Scène 1.
(Fernando, puis Paco, puis Manuel, Mercedes et Consuelo.)
Juste après le son des sirènes et des cloches, une lumière éclaire Fernando, sur scène. Il a les cheveux grisonnants et bien peignés, porte des lunettes de soleil, un jean et un tee-shirt. Il chante a cappella, sur l’air de « La escuela de calor » de Radio Futura :
« Hace falta valor, hace falta valor, ven a la escuela de calor ! »* (* Il faut de la valeur, il faut de la valeur, viens à l’école de la chaleur.)
Progressivement, la lumière découvre l’ensemble de la scène. Dans la maison sont apparues quelques nouveautés : un canapé très « kitsch » et une chaîne hi-fi posée sur une étagère du salon, qui remplace la vieille radio. Fernando appuie sur la touche « on », et on entend la chanson de Radio Futura qu’il fredonnait juste auparavant.
Tandis que Fernando danse, Paco apparaît dans le salon, vêtu d’une chemise à carreaux et d’un pantalon gris. Il a grossi. Il porte un carton d’emballage, qu’il pose devant le canapé.
PACO : Eh ! Fernando, tu peux arrêter cette musique de sauvages ?
(Fernando continue de danser. Paco sort une télévision neuve du carton, et l’installe sur une commode en face du canapé.)
PACO : Tu vas arrêter ce bruit, oui ?
FERNANDO (chante) « Ven a la escuela de calor ! »
(Paco hausse les épaules et continue d’installer la télévision. Il l’allume : sur l’écran on voit des footballeurs. Paco hausse le volume : on entend l’hymne national espagnol qui finit par couvrir la musique rock. Fernando éteint la chaîne hi-fi, à contrecœur. On entend les commentateurs :
« Ici Paris, en direct du parc des Princes, pour la grande finale de cette coupe d’Europe des nations 84. L’Espagne rencontre ni plus ni moins que l’amphitryonne, l’équipe de France, celle de Platini, demi-finaliste de la dernière coupe du monde. Dans dix minutes, le coup d’envoi… Et si tout va bien, dans deux heures, l’Espagne sera championne ! »)
PACO : Manuel, Manuel ! Viens, viens, ça commence !
(Manuel accourt, suivi de Consuelo et de Mercedes. Manuel et Mercedes portent des tenues d’été, bermuda et manches courtes, mais Consuelo a toujours la même robe noire. Manuel a les cheveux plaqués en arrière, tandis que Mercedes est coiffée façon Lady Di.)
MANUEL : Comment ça, ça commence ? Ce n’était pas à neuf heures ?
PACO : Ben c’est ce que je croyais, mais non, c’était à huit heures.
MANUEL : Pffff, ces Français !
MERCEDES : Attends, j’appelle les gosses !
(Elle sort en criant : « Miguel, Alejandro ! », suivie de Consuelo qui appelle les siens : « Fran, Pepe, Juan Antonio ! »)
PACO : Bon, elle a l’air de fonctionner, la nouvelle télé…
MANUEL (à Fernando) : Heureusement ! Sacré Paco ! Attendre jusqu’à maintenant pour s’acheter une télé couleur… Ça fait des années que tout le monde en a une ! Tu fais quoi de tout le fric que t’amasses ? Tu le mets sous l’édredon ou quoi ?
PACO (amusé) : Quoi ? Tu veux connaître la planque, c’est ça ? Non, sérieux, j’ai essayé plusieurs fois des télés neuves, mais j’avais des problèmes avec l’antenne… On ne capte pas bien au village.
MANUEL (s’assoit sur le canapé) : Tu crois que l’Espagne a une chance ? Ils sont vraiment forts, les Français…
PACO : Bah ! On est largement supérieurs, on a la furia, et puis nous, on a Arconada, le meilleur goal du monde !
MANUEL (à Fernando) : Fernando, tu ne viens pas voir le match ? C’est France- Espagne, tes deux pays…
FERNANDO (depuis la cuisine) : Non, non, j’aime pas le foot, tu sais bien.
PACO : « J’aime pas le foot. » Il y a des fois je me demande sur quelle planète il vit, Nando.
(On entend les commentateurs qui donnent le coup d’envoi.)
MANUEL (crie) : Mercedes ! Grouille-toi, ça commence !
(Consuelo et Mercedes entrent dans la maison.)
CONSUELO : Les enfants sont introuvables. Peut-être sur la place du village, on va voir.
PACO : C’est ça, dépêchez-vous !
(Tout d’un coup, on entend des grésillements à la place de la voix des commentateurs.)
MANUEL : Hein ? Qu’est-ce que c’est ?
PACO : Et meeeeerde ! L’antenne ! (Il se lève pour arranger l’antenne au-dessus de la télé, tourne les boutons dans tous les sens, sans résultat.) C’est ce que je t’avais dit, on ne capte pas bien ici ! Surtout les postes neufs en couleur !
MANUEL : Merde, ça fait chier, en plein match !
PACO : Moi, ça me fait surtout chier pour les futurs habitants des lotissements. S’ils se rendent compte qu’on a des problèmes de téléphone et de télé, on est mal…
MANUEL : Putain ! T’as raison, j’y avais pas pensé !
(Paco s’acharne sur l’antenne, sans succès.)
MANUEL : Bon, on fait quoi ? On va voir le match au bar ?
PACO : Pas d’autre solution, sinon on va tout rater. Putain d’antenne. Je te jure, demain ils vont m’entendre à la « diputación » ! Tu viens, Fernando ?
FERNANDO : Non, je préfère rester, merci.
(Paco et Manuel sortent. Fernando remet la musique.)
Scène 2.
(Fernando, Mercedes.)
Mercedes entre dans le salon, et surprend Fernando en train de rouler un joint. Fernando essaie de se cacher.
FERNANDO : Eh bien, tu n’es pas en train de voir le match, toi ?
MERCEDES : Non, tu sais, moi, le foot… Mais ne t’en fais pas, tu peux continuer de le rouler tranquillement, ton joint, ils sont tous au bar. Consuelo aussi, et les enfants.
(Fernando éteint la chaîne hi-fi, et continue de rouler son joint.)
FERNANDO : D’accord. Parfait.
MERCEDES : Tu me laisseras l’allumer ?
FERNANDO : Tiens ? Je n’aurais jamais pensé…
MERCEDES : Qu’est-ce que tu crois ? Faut vivre avec son temps… Mais ne dis rien à Manuel, s’il te plaît, il n’aime pas du tout ça, lui. La movida, les tribus urbaines, tout ça, ça le dépasse complètement, je ne te raconte pas ses réflexions quand il voit un punk dans la rue. Moi, ça m’amuse… Je trouve ça sympa, ils ont bien raison de profiter, les jeunes, nous on n’avait pas toute cette liberté. Ah, si j’avais vingt ans…
FERNANDO : Mouais… Rien ne t’empêche de t’amuser un peu, même si tu n’as plus vingt ans, tu sais…
MERCEDES : Si, beaucoup de choses : la maison, les mômes, Manuel…
FERNANDO : Tu laisses les mômes à la maison avec Manuel, et tu pars à la découverte des folles nuits madrilènes, ce n’est pas plus compliqué que ça. En plus, tes gosses, ils sont assez grands pour se garder tout seuls, maintenant.
MERCEDES : Évidemment, vu comme ça, ça a l’air simple. Mais je ne sais pas si Manuel apprécierait beaucoup. Et puis, non, je ne me vois pas danser le pogo dans un concert des Kaka de Luxe.
FERNANDO : Non, c’est clair.
MERCEDES : À partir d’un certain âge, il y a des choses qu’on ne peut plus faire, Fernando, c’est comme ça. Nous, on a des responsabilités, on ne peut pas vivre au jour le jour, comme les jeunes d’aujourd’hui.
FERNANDO : Et pourquoi pas ? La vie, ce n’est que deux jours, merde. J’en ai marre moi, des responsabilités, des « soyons raisonnables »… On s’empêche de vivre avec toutes ces conneries.
MERCEDES : Hola ! C’est le ras-le-bol général, on dirait. Ça n’a pas l’air d’aller fort en ce moment, toi, j’ai l’impression. Je t’ai vu, depuis que tu es arrivé, tu es dans ton coin, tu ne dis rien… Tu as des soucis ?
FERNANDO : Oui, j’en ai plein le dos, en ce moment, effectivement.
MERCEDES : Qu’est-ce qui t’arrive, beau-frère, tu veux me raconter ?
FERNANDO : Je ne sais pas si tu peux comprendre…
MERCEDES : Tu peux toujours essayer.
FERNANDO : Je ne sais pas… J’ai l’impression de m’être fait avoir. Rien ne va comme je voulais. J’ai complètement trahi mes idéaux… Au boulot, je croyais que je pouvais faire avancer les choses depuis l’intérieur, mais en réalité, tout ce que je fais, c’est le jeu des patrons. Je me retrouve entre le marteau et l’enclume, c’est très stressant… Un peu comme Felipe González depuis qu’il est au gouvernement, tu vois, il veut faire des réformes, mais il se retrouve obligé d’appliquer des mesures réactionnaires. Eh bien moi c’est pareil ! En plus, maintenant, les syndicats sont en position de force, avec les rumeurs de grève générale contre le statut des travailleurs…
MERCEDES (sur un ton ironique) : Donc, si je comprends bien, tes problèmes personnels, ils sont politiques ?
FERNANDO : Euh… Oui, en fin de compte, oui. Je te jure, ça me donne envie de tout envoyer valdinguer. Mais le problème, c’est qu’il y a de plus en plus de chômage, à mon âge et sans diplôme reconnu en Espagne… Heureusement il y a ce projet de construction avec les frères… Ça marche bien, mais j’avoue qu’il y a des trucs qui me chiffonnent.
MERCEDES : Ah bon ? Et qu’est-ce qui te chiffonne, Fernando ?
FERNANDO : Rien, des trucs… Enfin, j’attends de voir demain, ce que Paco va nous dire.
MERCEDES : Ne fais pas l’imbécile ! Si ce projet tombe à l’eau maintenant, ce sera la catastrophe !
FERNANDO : Je sais bien. Ne t’inquiète pas, je n’agirai pas sur un coup de tête. Je serai sage et responsable… Comme toujours. (Il soupire.)
MERCEDES : Je préfère ça… N’empêche que tu me fais rire. Je te demande comment ça va, et toi, tu me parles de politique ! Pourtant, j’ai l’impression que c’est autre chose, au fond, qui te préoccupe vraiment…
FERNANDO : Ah oui ? Et quoi donc ?
MERCEDES : Ça va ta famille ? Elena, le gamin ? Il est adorable, tu sais, le petit Pablito. Il a quel âge maintenant ?
FERNANDO : Quatre ans en septembre. Pourquoi tu me parles de lui et d’Elena ?
MERCEDES : Écoute, je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas, mais c’est la seconde fois que tu viens à Castillejos sans ta famille. Et si on te demande de leurs nouvelles, tu changes de conversation…
FERNANDO : Oui, tu as raison… (Un silence.) Écoute, ne le répète à personne, mais Elena et moi, on va peut-être divorcer.
MERCEDES : Mon Dieu ! Mais pourquoi ? Je veux dire, vous êtes un couple fantastique, vraiment. Et le petit Pablo, le pauvre, tu y as pensé ?
FERNANDO : Évidemment que j’y ai pensé… Mais… Je n’en peux plus, là. J’en ai vraiment marre…
MERCEDES : Mais ça, c’est le lot commun de tous les couples. Il y a des hauts et des bas, il faut savoir un peu prendre sur soi, des fois… On ne divorce pas juste parce qu’on en a marre.
FERNANDO : Ah bon ? Et pourquoi on divorce alors ? En principe, si on vit en famille, c’est pour être heureux, non ? Moi, là, je ne le suis pas. Je suis en train de vivre très exactement tout ce que je rejetais il y a quelques années. Je n’aurais jamais dû faire tant de concessions… Me marier, par exemple. On ne voulait pas, et on a cédé, à cause des bonnes sœurs de l’école d’Elena qui faisaient pression. Mariage à l’église, et le môme, baptisé, bien sûr. On aurait dû dire merde.
MERCEDES : Non, vous avez eu raison. Faut savoir jouer la comédie, de temps en temps, dans la vie.
FERNANDO : Oui, mais à force de jouer la comédie, tu finis par ressembler à ton propre rôle. C’est ce qui est arrivé pour Elena. Et maintenant, elle ne parle que de trucs matériels, des commérages des voisines, elle me tanne pour abandonner le quartier, pour acheter un pavillon à crédit, elle fait la gueule quand je sors avec mes copains…
MERCEDES : Bah, elle s’embourgeoise et elle est un peu jalouse… Ça veut dire qu’elle t’aime ! Franchement, je ne vois pas où est le problème.
FERNANDO (soupire) : Peut-être… N’empêche, moi je l’ai connue un jour de manif’, en mai 68. Tout ça pour en arriver là…
MERCEDES (sur un ton sec) : Je ne vois pas le rapport.
FERNANDO : Mai 68, tu ne vois pas ce que ça représente, évidemment. Laisse tomber, je t’avais dit que tu ne pourrais pas comprendre…
MERCEDES : Non, je crois que je comprends mieux que ce que tu peux croire, en fait.
FERNANDO : Ah bon ? Et qu’est-ce que tu comprends ?
MERCEDES : Je comprends que vous êtes tous pareils, les frères Belmonte Leal !
FERNANDO : Ah bon, parce que tu crois que Paco, il a les mêmes problèmes que moi ? Ou Manuel ? Je ne vois vraiment pas où tu veux en venir.
MERCEDES : C’est facile pourtant. Tous les trois, vous êtes les enfants d’un cacique, d’un tyran… Des gamins têtus et capricieux. Des fils de chef, quoi. Vous ne supportez pas la frustration, si vous n’obtenez pas ce que vous voulez, ça vous irrite, et vous faites des grosses colères, des coups de charme ou de déprime, comme des enfants gâtés qui n’ont pas l’habitude qu’on leur dise non. Et le pire, c’est que rien ne vous suffit, vous n’êtes jamais satisfaits… Bien sûr, vos obsessions sont très différentes pour vous trois. Paco veut le pouvoir et ne supporte pas la moindre contradiction. Mon Manolo, c’est le fric, il lui en faut toujours plus, toujours mieux, la plus belle voiture du quartier, le plus beau pavillon du lotissement… J’essaie de le freiner, lui dire de profiter de ce qu’on a pour l’instant, mais non, il est insatiable…
FERNANDO : Ah oui, bien vu ! Et moi ?
MERCEDES : Toi, c’est encore pire, tu te crois responsable de l’humanité entière ! Tant que le monde ne sera pas parfait, tu ne sentiras pas heureux ! En principe, dans une famille comme la tienne, tu aurais dû être curé, ou missionnaire… Bon, toi, tu es communiste, mais c’est du pareil au même. À la différence près que les curés, ils n’ont pas de famille à charge. Parce que dans ton obsession pour que tout le monde soit heureux, ce sont tes proches que tu fais souffrir. Elena, elle est comme moi, elle veut ce qu’il y a de mieux pour elle, pour toi, pour son fils, mais toi, dans ton rêve de grandeur, tu trouves ça mesquin et égoïste. Mais qui est vraiment mesquin et égoïste, dans cette affaire ? Si tu en as marre de la routine, apporte de la fantaisie à ton couple, fais un voyage avec ta femme, au besoin oxygène-toi un peu si tu en as vraiment besoin. Le divorce, personnellement, je ne suis pas contre, mais ça devrait être réservé pour les cas extrêmes. Enfin, c’est mon avis. On n’abandonne pas une femme et un petit garçon parce qu’on en a marre. Ce que t’es prêt à sacrifier pour la lutte finale, fais-le un peu pour ta famille. Voilà, je n’ai rien à dire de plus. Désolé d’être si franche…
FERNANDO (sourit) : Pffff, dis, elle a du caractère, la belle-sœur ! Je rectifie : en fait, oui, je te vois bien danser le pogo dans un concert de Kaka de Luxe !
MERCEDES (rit franchement) : Bon. Alors, on se le fume, ce joint ?
(Fernando et Mercedes sortent.)
Scène 3.
(Consuelo, puis Paco, puis Manuel.)
La lumière est éteinte. On entend plusieurs coups de téléphone. Consuelo, en chemise de nuit, entre sur scène en courant, décroche le combiné, mais arrive trop tard. Elle allume la lumière, puis elle commence à préparer le petit déjeuner. Paco entre sur scène, en pyjama.
PACO : Qui c’était ?
CONSUELO : Je ne sais pas, je suis arrivée trop tard. PACO : Quelle heure il est ?
CONSUELO (regarde le réveil de la cuisine) : Huit heures moins le quart. Qui peut appeler si tôt ?
PACO : J’sais pas. Pas une administration en tout cas, elles ne sont pas ouvertes à cette heure-là. Va falloir bientôt réveiller les frères pour qu’ils me signent tous les papiers vite fait, j’aimerais pouvoir tout régler ce matin à Valladolid. Et si, avec un peu de chance, j’ai le temps de passer à la « diputación » pour arranger cette histoire d’antenne de télé, ce sera parfait.
(Il s’attable et Consuelo lui sert un café. Manuel entre en pyjama.)
MANUEL : Bonjour. J’ai entendu le téléphone…
PACO : Oui, c’était une erreur.
MANUEL : Ah bon…
CONSUELO : Bien dormi, Manuel ?
MANUEL : Oui… Enfin, il y avait des camions tout à l’heure, ils faisaient un de ces raffuts.
PACO : Oui, mais ça, tu ne vas pas te plaindre ! Ce sont le bulldozer et les pelleteuses pour le déblayage de la pinède qui sont enfin arrivés. Comme la route n’est pas encore prête, ils passent par le petit sentier derrière la maison.
MANUEL : Enfin ! J’avoue que je commençais à m’impatienter un peu, moi, en voyant que les travaux ne commençaient pas.
PACO : L’échéance c’était le 1er juillet… On est le 28 juin ! On avait encore trois jours ! Tout était prévu, Manuel !
MANUEL : Mouais… C’était juste quand même. N’importe quel contretemps et on devait rendre tout l’argent aux clients. « Tout était prévu »… J’sais pas pourquoi, mais ce genre de phrase, ça me fait penser au match d’hier ça. Un coup franc anodin, et paf, le ballon passe sous le bras d’Arconada et au revoir la coupe d’Europe.
PACO : Ah, ne me le rappelle pas, s’il te plaît. Quelle boulette ! Mais on avait quand même notre équipe de terrassiers sur place depuis trois mois.
MANUEL : Avec leurs pioches et leurs brouettes ? Ça n’aurait pas suffi à faire croire que le chantier avait commencé, à mon avis.
PACO : Bah… Les retards, c’est toujours comme ça, dans le secteur.
CONSUELO : Café au lait, Manuel ?
MANUEL : Merci, Consuelo. (À Paco.) Bon, à part ça, qu’est-ce que tu avais à nous dire ce matin, toi ?
PACO : Rien, vous informer sur le début de la construction. Vous faire signer des papiers. Il y a quelques petits trucs qui ont changé…
MANUEL : Rien à débourser, j’espère ? Parce que là, je suis complètement à sec, Paco. (Paco hoche la tête.) Merde ! C’est quoi le problème ?
PACO : C’est l’évêché qui n’a pas joué franc jeu. Juste au dernier moment, ils ont augmenté leurs tarifs.
MANUEL : Quoi ? Combien ?
PACO : Tout est écrit sur les papiers. À peu près à trois cent mille chacun.
MANUEL : Trois cent mille ? Les salauds, ils sont pas gênés ! Et si on change d’entreprise pour la construction ?
PACO : Ne dis pas de conneries, tu sais bien que c’est impossible. Ils possèdent un bout de la pinède, et pas n’importe lequel, celui du milieu, autour de la chapelle, là où on mettra le centre commercial. On ne peut pas se passer d’eux, Manolo. Et eux, ils le savent. Ils sont en position de force, et ils en profitent, normal. En plus ils ont choisi le dernier moment, pour pas qu’on n’ait le temps de se retourner… Mais bon, ça reste encore très rentable, cette affaire.
MANUEL : Trois cent mille… La vache ! Mais je ne peux pas payer, moi !
PACO : Quoi, tu n’as rien mis de côté ?
MANUEL : Ben non, évidemment… Je ne pouvais pas prévoir ! Depuis quand tu sais tout ça, toi ?
PACO : Oh, ça ne fait pas deux semaines.
MANUEL : Et tu nous le dis juste maintenant, évidemment ! J’en ai plus que marre que tu nous mettes toujours devant les faits accomplis.
PACO : Bah… Quelle importance, au bout du compte il faut payer, on n’a pas le choix. N’empêche, désolé de te dire ça, mais je te trouve un peu naïf dans cette histoire, quand même… Ce n’est pas toi qui me parlais de contretemps, de prévision, tout ça, il n’y a pas cinq minutes ? Tu es vraiment fauché ?
MANUEL : Complètement ! Entre le crédit pour la voiture, l’hypothèque de la villa, le collège des gosses…
PACO : Tu peux toujours leur céder un bout de terrain…
MANUEL : Alors ça, jamais!
(Le téléphone sonne à nouveau. Paco va répondre.)
PACO : Allô ? Je ne t’entends pas, là… D’où tu m’appelles, Antonio ? Ben non, j’ai de la friture, elle fonctionne mal ta cabine… Le terre-plein, oui, je vois… Oui, très bien fait, faut déblayer manuellement, autour de la chapelle, parce qu’on veut la conserver… Arrête de tourner autour du pot, Antonio, tu veux, et dis-moi pourquoi tu m’appelles si tôt ! (Devient tout à coup blême.) Quoi ? Tu es sûr ? Mais, comment dire… Comment il est… Dans quel état… ? (Silence. Manuel s’est levé et s’est approché de Paco.) Écoute, retourne vite au chantier. Bâchez tout ça et ne touchez à rien ! D’accord ? Et que personne d’autre ne voie ça, surtout ! J’arrive tout de suite.
MANUEL : Qu’est-ce qu’il se passe ?
PACO (nerveux) : Rien, un contretemps avec les terrassiers. Reste là, je reviens. Consuelo, va me préparer mes affaires, s’il te plaît, il faut que je file.
CONSUELO (inquiète) : Qu’est-ce qu’il y a ?
PACO (crie) : Mais rien, je vous dis ! Il faut juste que j’y aille maintenant ! Allez dépêche-toi, Consuelo !
(Consuelo sort. Paco veut la suivre, mais Manuel le retient par le bras.)
MANUEL : Dis-moi, qu’est-ce qu’il se passe ?
PACO : Oh, lâche-moi ! Rien de rien, c’est clair ?
MANUEL : Bon, moi je vais avec toi, dans ce cas !
PACO : Non, tu ne viens pas avec moi, attends là, j’en ai pour une heure maximum.
MANUEL : Je m’en fous, je te suis.
PACO : Bon. D’accord. Les terrassiers, en piochant le long de la chapelle… Ils ont trouvé… un cadavre.
MANUEL : Quoi ?
PACO : Comme je te le dis. Un cadavre… Enfin, un squelette, quoi.
MANUEL (abasourdi) : Tu crois que… Enfin, je veux dire… Tu crois que ça peut être nous ? À cause de l’incendie ?
PACO : J’en sais rien, Manuel, j’en sais rien. Je sais juste qu’il faut se grouiller.
MANUEL : Oh, putain, putain, putain…
(Paco et Manuel quittent la scène. Ils réapparaissent quelques secondes plus tard, habillés à la hâte, avant de sortir.)
Scène 4.
(Consuelo, Mercedes, Fernando.)
Consuelo apparaît dans le salon, et commence à débarrasser le petit déjeuner. Elle a l’air particulièrement inquiète. Mercedes apparaît, en robe de chambre.
MERCEDES : Bonjour. Où est Manuel ?
CONSUELO : Bonjour. Manuel est parti sur le chantier, avec Paco.
MERCEDES : Si tôt ? Tu sais ce qu’il se passe ?
CONSUELO : Non. Ce matin les engins pour déblayer la pinède sont arrivés, j’imagine qu’ils sont partis pour donner des directives.
MERCEDES : Je ne sais pas… Tout à l’heure, Manuel est entré en trombe dans la chambre, en marmonnant des jurons, comme quand il est en retard au boulot. Il s’est habillé à toute vitesse, et il est parti aussitôt. Il était vraiment très nerveux, mais il n’a rien voulu me dire. À mon avis il se passe quelque chose… Un accident sur le chantier, peut-être ? Tu ne sais vraiment rien, Consuelo ?
CONSUELO : Non, rien de rien. Mais Paco m’a dit de ne pas s’en faire. Qu’ils reviendraient d’ici une heure ou deux.
MERCEDES : Bon, au moins, ils vont revenir dans la matinée… Il n’empêche que je ne suis pas complètement rassurée, moi. Tu sais, nos maris, des fois, ils sont pires que nos gosses. Quand ils font des bêtises, ils essaient toujours de nous les cacher. Comme si on était des imbéciles ! C’est pourtant facile de voir dans leur jeu, ils ne sont pas très doués pour mentir, ces deux-là ! Et plus ils nous disent de ne pas s’en faire, plus je me dis qu’il y a des raisons de s’inquiéter. Ça ne loupe jamais.
CONSUELO : Écoute, tu as peut-être raison, mais ce sont leurs affaires. Je ne me vois pas mettre mon nez là-dedans.
(Fernando apparaît, en pyjama.)
FERNANDO : Bonjour ! Mes frères ne sont pas là ?
CONSUELO : Non, ils sont partis pour le chantier.
FERNANDO : Ah bon ? Mais on avait une réunion, tous les trois, ce matin. Paco voulait la boucler rapidement, pour faire des démarches à Valladolid.
MERCEDES : Tu pourrais peut-être aller voir ce qu’il se passe ?
CONSUELO : Non ! Enfin, je veux dire… Paco a insisté pour que Fernando reste là, à les attendre.
FERNANDO : Il a insisté, tu dis ?
CONSUELO : Oui.
FERNANDO : Aïe ! S’il a insisté, c’est que je dois y aller, c’est clair…
MERCEDES : Je viens avec toi.
FERNANDO : Parfait. Prépare-toi en vitesse, on y va.
CONSUELO : Mais Paco a dit…
MERCEDES : Paco peut dire ce qu’il veut, moi je ne lui obéis pas servilement. Si tu ne veux pas savoir ce qu’il se passe, libre à toi, Consuelo.
(Mercedes et Fernando sortent pour s’habiller dans leurs chambres.)
CONSUELO (seule) : Mais si, bien sûr que moi aussi je veux savoir… (Elle va vers le téléphone, décroche le combiné et marque un numéro.) Allô, Mari Pili ? C’est Doña Consuelo, la femme de Don Francisco… Ça va ? Les enfants aussi ? Ah c’est parfait, je suis contente pour toi, Mari Pili. Non, le grand est à l’université depuis déjà deux ans, c’est le cadet, Pepe, qui va entrer cette année… La petite ? Oui, elle a voulu étudier, elle aussi. École d’infirmière. Eh oui, ça ne nous rajeunit pas, tout ça… Heureusement, j’ai encore le petit dernier, en primaire… Oui… Merci. En fait je t’appelle pour te demander un petit service. Ton mari Antonio, ce matin, a appelé à la maison, très tôt… Non, ne t’en fais pas, il ne lui est rien arrivé… J’ai l’impression qu’il a trouvé quelque chose en déblayant la pinède, à côté de la chapelle, et mon Paco est parti aussitôt voir. Sans rien me dire. Oui, c’est ça, tu as tout compris. Je te remercie, vraiment… Tu sais comment sont les hommes, avec leurs petites cachotteries… Alors tu m’appelles si tu sais quelque chose ? Très bien, et encore merci, Mari Pili. Embrasse bien les enfants de ma part.
(Fernando et Mercedes, habillés, passent par le salon pour quitter la maison. Consuelo sort aussi, en direction des chambres.)
Scène 5.
(Paco, Manuel, Fernando, Mercedes.)
Paco, Manuel, Fernando et Mercedes entrent dans la maison.
PACO : Consuelo ! Consuelo !
(Fernando, Manuel et Mercedes s’installent dans le salon, tandis que Paco cherche Consuelo.)
PACO : Consuelo ! J’ai l’impression qu’elle est partie… (Jette un œil dans la cuisine.) Elle n’a rien préparé à manger, il est pourtant déjà deux heures et demi… Où est-ce qu’elle peut bien être fourrée ?
MERCEDES : Dommage, j’aurais bien aimé qu’elle soit là, pour écouter, elle aussi.
PACO : Quoi, tu veux organiser un procès, ou quelque chose dans le genre, Mercedes ?
MERCEDES : Un procès, non, un conseil de famille, oui.
PACO : Avec cette chaleur ? Pfff… Ça ne peut pas attendre ?
FERNANDO : Non, ça ne peut pas attendre. Je crois que vous avez des choses à nous raconter, les frères… C’est quoi, ce cadavre sous la bâche ?
MANUEL : Ce n’est pas un cadavre, c’est un squelette…
MERCEDES : C’est pareil ! Un squelette, c’est un cadavre !
MANUEL (sur un ton hésitant) : Oui, enfin… Je veux dire… Un cadavre, c’est quelqu’un qui a des bras, des jambes, une tête. Là, ce sont juste des ossements enfouis sous la terre… Enfin… Ce n’est pareil, en fait…
MERCEDES : Ah non, s’il te plaît, Manolo, ne joue pas sur les mots ! Squelette ou cadavre, on s’en fiche. Nous, ce qu’on veut savoir, c’est de qui il s’agit et comment il est mort.
PACO : Impossible à savoir, Mercedes. C’est précisément ce qu’essaie de te dire Manuel. Un cadavre, on peut l’identifier, un squelette, même la police en est incapable. En plus, il n’y en a pas qu’un, de squelette, il y en a au moins deux.
MERCEDES : Deux ? Mais… Comment ?
PACO : À moins qu’il s’agisse d’un gars qui possédait deux crânes, bien sûr… (Il rit.)
FERNANDO : Quoi, ça te fait marrer ? Tu es peut-être responsable de leur mort, je te signale…
PACO (indigné) : Pardon ? Tu me traites d’assassin ? Mon propre frère ? Sous mon propre toit ? Fais très attention à ce que tu dis, Fernando ! Moi, mis à part les cochons, je n’ai jamais égorgé personne !
FERNANDO : … Égorgé, non. Par contre, brûlé vif…
(Paco, hors de lui, se rue sur Fernando et lui donne un coup de poing. Voyant que Manuel hésite à intervenir, Mercedes s’interpose entre les deux frères.)
MERCEDES : Mais arrêtez, arrêtez ! Vous êtes fous ?
PACO (à Fernando) : Toi, si tu me traites encore d’assassin, je te tue !
FERNANDO (en se relevant, sur un ton ironique) : Capable de tuer pour démontrer que tu n’es pas un criminel… T’as vraiment qu’un pois chiche dans le crâne, toi.
(Paco fait mine de lui donner un autre coup.)
MANUEL : Paco, arrête ! Fernando a raison, la violence ça ne mène à rien.
PACO : C’est lui qui a commencé, avec ses insinuations.
MANUEL : Oui, ça, c’est vrai aussi…
FERNANDO : Oui, j’ai commencé. Et je continue, d’ailleurs : parle-moi de l’incendie. Celui d’il y a sept ans. Je sais parfaitement que c’était toi, tu sais ! Et maintenant, tu essaies de cacher un cadavre dans la pinède, avoue que c’est suspect, non ?
PACO : Un squelette, pas un cadavre ! Et l’incendie, c’était un accident !
FERNANDO : À d’autres, Paco, à d’autres… Le lendemain matin, ça puait l’essence dans toute la baraque. Même pas foutu d’être discret !
PACO : Ça puait l’essence ? Mais quel flair tu as, quel flair ! Ah oui ! Encore une enquête menée de main de maître par l’inspecteur Colombo… Bravo ! Ah ! Au fait, toi qui es si intelligent, tu ne trouves pas qu’il y a quand même quelque chose qui cloche, dans ton histoire ? (Fernando hausse les épaules.) Les squelettes, on les a retrouvés quand on essayait de déraciner le vieux grenadier. Ensevelis sous la souche. Ce qui prouve qu’ils étaient là avant l’arbre, depuis au moins un demi-siècle, si ce n’est plus ! Mais bon, ton hypothèse est peut-être la bonne, si ça se trouve ce sont des pauvres victimes de l’incendie qui se sont mises à creuser très très vite un terrier histoire de mourir asphyxiées plutôt que brûlées. Sûr qu’on trouve une pelle, tiens, ou alors ils avaient peut-être des griffes au bout des doigts, comme les taupes…
FERNANDO : Merde… C’est vrai, ça…
PACO : Évidemment que c’est vrai ! Faut réfléchir cinq minutes, avant d’accuser à tort et à travers !
FERNANDO : Désolé, vieux, tu as raison… Alors, dans ce cas, qui c’est, ces cadavres ?
PACO : Squelettes ! Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Peut-être un règlement de compte entre manouvriers, il y a longtemps, ou alors des Wisigoths, va savoir… En tout cas, ce n’est pas l’incendie, ça, c’est sûr. Et comme personne n’a disparu dans le village depuis des lustres, je crois qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter…
MERCEDES : Moi aussi, je suis désolée. C’est vrai qu’on vous a accusés un peu à la légère. Mais c’est tout ce secret qui nous a vraiment paru louche. J’avoue que j’ai du mal à comprendre pourquoi vous avez fait bâcher le trou. Et pourquoi vous n’avez rien voulu dire à personne ?
PACO : Pourquoi ? Parce que je n’ai aucune envie que les flics viennent fourrer leur nez là-dedans… Et puis tu imagines les journaux : « On a trouvé des cadavres dans la pinède de Castillejos » ? Qu’est-ce que tu crois que penseraient les gens ? La même chose que vous, pardi : l’incendie d’il y a sept ans. Et si c’est un vestige archéologique, ça veut dire qu’on peut nous paralyser le chantier pendant des années… Donc personne n’a rien vu, on fait couler du béton par-dessus, et on n’en parle plus… Vu ?
(Silence. Mercedes approuve de la tête. Fernando réfléchit.)
FERNANDO : Je ne sais pas Paco, je ne sais pas… D’accord, c’est moins grave que ce que je pensais, mais j’avoue que j’en ai un peu marre de toutes tes combines… Il y a sept ans, je dis comme ça « c’est dommage que la pinède soit protégée », et comme par hasard, elle brûle pendant la nuit. Là, on a des cadavres, et on se met à les cacher, comme de vulgaires criminels ? Non, désolé, il faut avertir les autorités, tant pis si les travaux doivent s’arrêter pendant quelque temps… On a bien attendu sept ans, on n’est pas pressés.
MANUEL : Non, on ne peut pas attendre.
FERNANDO : Et pourquoi ?
MANUEL : Explique-lui le coup que nous a fait l’évêché, Paco…
PACO : Ils ont augmenté leurs tarifs. Plus on met de temps à construire, et plus ça coûtera cher.
FERNANDO : Quoi ? Nom d’un chien, mais il commence vraiment à me sortir par les trous de nez, moi, ce projet ! Des caciques locaux, des banquiers, des notaires, et maintenant, c’est l’Église qui nous arnaque ? Ah oui, l’Espagne a beaucoup changé, c’est très moderne maintenant, la démocratie, Felipe González, la movida… Tu parles ! C’est toujours les mêmes qui tirent les ficelles, comme au temps de l’Inquisition. Mais qu’est-ce qu’elle a fait l’Église, au juste, pour mériter tout ce fric ? À part enfermer notre grande sœur dans un couvent ? Putain de secte ! Elle ne peut pas sortir, elle ne peut rien garder pour elle, et quand on lui rend visite, c’est au parloir en présence de la mère supérieure ! Pire que la taule, son couvent !
MANUEL : Non, là, Fernando, tu pousses le bouchon un peu loin, je trouve. Teresa, elle est là-bas de son plein gré. C’est sa vocation, ça se respecte.
FERNANDO : Sa vocation… Tu rigoles ? Elle est là-bas depuis qu’elle a seize ans ! C’est Père qui a décidé pour elle, en réalité.
PACO : Oh arrête un peu ! Teresa, elle est heureuse là où elle est. Alors, je ne vois pas où est le problème.
FERNANDO : Le problème, c’est qu’elle est complètement privée de liberté !
PACO : Ça y est, le grand mot est lâché ! Liberté ! Typique des gauchistes, ça, vouloir faire le bonheur des gens malgré eux… Teresa n’a aucune envie d’être libre, et tu voudrais l’obliger ?
(Fernando s’apprête à répondre, mais Consuelo apparaît dans le salon. Elle a l’air exténuée.)
Scène 6.
(Consuelo, Paco, Fernando, Manuel, Mercedes.)
Consuelo, à peine arrivée, s’affale dans le canapé.
CONSUELO (haletante) : Mercedes, tu peux me donner un verre d’eau, s’il te plaît ?
PACO (s’assoit à côté d’elle) : Ça va ? Mais qu’est-ce que tu faisais dehors, avec cette chaleur ?
CONSUELO : Oui, c’est vrai qu’il fait chaud, mais je voulais arriver à temps pour préparer à manger… Trop tard, j’ai l’impression. Je suis absolument désolée, je ne sais pas du tout ce qu’on va manger du coup.
MERCEDES : Ce n’est pas grave, Consuelo, on va se débrouiller…
PACO : Se débrouiller ? Je ne sais pas comment. Et les gosses ?
CONSUELO : Chez Mari Pili. Tu sais, la femme d’Antonio, ton contremaître. Les tiens aussi sont là-bas, Mercedes.
PACO : Alors, comme ça, tu étais chez Antonio.
CONSUELO : Oui, enfin au début. Ensuite je suis allée jusqu’à la ferme de mon oncle Rodolfo.
PACO : À pied ? Mais il y au moins huit kilomètres aller-retour ! En pleine chaleur ! Tu es complètement folle ! Je ne te demande pas ce que tu faisais là-bas…
CONSUELO : Je voulais savoir…
MERCEDES (avec un sourire entendu) : Alors comme ça, tu voulais savoir, toi aussi… Et maintenant, tu sais ?
CONSUELO : Oui, maintenant je sais.
MERCEDES : Et qu’est-ce que tu sais ?
CONSUELO : Que vous avez trouvé des squelettes sur le chantier. Quand j’ai appris ça, chez Mari Pili, j’étais terrorisée. Puis en parlant avec le père d’Antonio, j’ai compris de quoi il s’agissait… Après, je suis allée voir oncle Rodolfo, pour en avoir le cœur net. Vous n’avez rien à craindre, les gens de la pinède, ils sont morts et oubliés depuis longtemps. Le mieux c’est de s’en débarrasser discrètement, pour avoir la paix.
FERNANDO : Ah bon ? Et pourquoi tant de secret ?
CONSUELO : Il y a des vieilles histoires qu’il vaut mieux ne pas raconter, des disparus qu’il vaut mieux ne jamais retrouver. C’est comme ça.
FERNANDO : Mais… Pourquoi ?
CONSUELO : Pourquoi ? Pourquoi on meurt au cours d’une guerre ? Il y a tant de raisons…
FERNANDO : Ça date de la guerre civile, alors… Tu sais comment ils sont morts ?
CONSUELO : Apparemment, ils ont été fusillés dans la pinède, contre le mur de la chapelle, en début 39. Une dizaine de personnes, tous des gens du village. Alors, tu comprends, c’est un sujet délicat…
PACO : Non, c’est sûr, moins on parlera de cette époque-là, et mieux on se portera. Bon, voilà, affaire classée, n’en parlons plus.
FERNANDO : Pourquoi ? Moi, ça m’intéresse d’en parler ! Tu as plus de détails ?
PACO : Mais pourquoi tu veux savoir ça, toi ? C’est quoi cette curiosité morbide ?
CONSUELO : Paco a raison. Ce n’est pas bon de rallumer les vieilles rancœurs entre les gens…
FERNANDO : Les gens ? Excuse-moi, Consuelo, mais ici, il n’y a que nous… Allez, raconte, ça m’intéresse d’apprendre qu’il y a eu des républicains dans ce village, tu parles ! Je commençais à désespérer, moi !
CONSUELO : Non, il vaut mieux ne pas remuer le passé.
FERNANDO : Même ici ?
PACO : Tu ne vois pas qu’elle n’a aucune envie de parler ?
FERNANDO : Pourquoi, Consuelo ? Pourquoi tu ne veux pas nous dire ? Il n’y aucune raison… (Un silence.) À moins que…
MANUEL : À moins que quoi ?
FERNANDO : À moins que ça ne concerne aussi notre famille…
PACO : Ça y est, voilà Nando qui se prend encore pour Colombo. Arrête un peu, ça commence à m’énerver, là.
MANUEL : En plus, que je sache, chez nous, personne n’est mort pendant la guerre…
FERNANDO : Non, personne n’est mort… Mais moi je ne pensais pas aux victimes, en fait.
MANUEL : Qu’est-ce que tu veux dire ?
FERNANDO : Qu’est-ce qu’il faisait Père, pendant la guerre ?
MANUEL (énervé) : Père ? Il était paysan, pas soldat.
FERNANDO : Oui, et il a commencé à s’enrichir dans les années 40, non ?
MANUEL : Faut toujours que tu imagines le pire !
PACO : Tout à l’heure j’étais un assassin, maintenant c’est le tour de Père… Décidément, c’est de la parano.
FERNANDO : Peut-être. Ou peut-être pas. C’est à Consuelo de nous dire…
(Tous regardent Consuelo, qui baisse la tête.) FERNANDO : Consuelo, c’est Père qui a fait fusiller ces hommes ?
(Consuelo acquiesce de la tête, puis elle se met à pleurer. Mercedes la serre dans ses bras.)
PACO : Bravo, tu as fait pleurer ma femme !
MANUEL (abattu) : Merde, Père… je n’aurais jamais cru !
PACO (en colère) : Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? C’était la guerre, et dans une guerre, on tue des gens, c’est normal ! Père a combattu, comme pratiquement tous les autres hommes de sa génération. Et comme il était d’une bonne famille et qu’il était malin, il devait être sergent ou capitaine… Donc c’est lui qui commandait, c’est logique.
FERNANDO : Et il a fait fusiller une dizaine de personnes sur sa propriété.
PACO : Il était peut-être obligé. On n’en sait rien. C’était peut-être dangereux de garder des prisonniers en vie…
FERNANDO : Oui, bien sûr. En 39.
PACO : Quoi, en 39 ?
FERNANDO : En 39, ça faisait déjà plus de deux ans que la province était contrôlée par les franquistes. Il n’y avait pas le moindre combat.
PACO : J’sais pas, moi, c’étaient peut-être des maquisards !
FERNANDO : Mouais… Pas très plausible… Ça pue le règlement de compte, surtout.
MANUEL : Écoute, la guerre, c’était quelque chose de terrible. Des crimes abominables, des deux côtés. On ne saura jamais la vérité, et c’est mieux comme ça. Père devait bien avoir ses raisons, ce n’était pas non plus un monstre.
PACO : En plus, si c’est l’oncle de Consuelo qui raconte tout ça, faut pas forcément tout prendre pour argent comptant. La mémoire, ça joue des tours.
FERNANDO (à Consuelo) : Qu’est-ce qu’il t’a raconté exactement, ton oncle ?
(Consuelo continue de pleurer. Mercedes la serre dans ses bras.)
MERCEDES : Tu ne vois pas qu’elle n’est pas en mesure de te répondre, là ? Et que tu fais souffrir tes frères pour rien ? Ça suffit, Fernando !
MANUEL : Mercedes a raison.
FERNANDO : Eh, j’ai le droit de savoir la vérité, quand même !
MANUEL : Et nous, on a le droit de ne pas la savoir.
FERNANDO : Pas sûr qu’il soit dans la liste des droits de l’homme, ce droit-là, par contre. Mais bon, si vous vous y mettez tous, d’accord, je me tais.
PACO : Bien. Vous savez ce que je vous propose ? On va manger dans un restaurant, à Valladolid. Après, je passerai déposer le contrat…
FERNANDO : Quel contrat ?
PACO : Celui qu’on doit signer aujourd’hui, bien sûr. Les conditions pour la construction des lotissements.
FERNANDO : Ah, l’arnaque des curés ? Je ne suis pas du tout sûr de vouloir signer ça, moi.
MANUEL : Ah non ! Ne nous fais pas ça, s’il te plaît ! Pense à nous !
FERNANDO : Écoute, faut que ce soit absolument aujourd’hui ? Je veux dire, j’aimerais bien un moment pour réfléchir, moi.
PACO : On doit tout boucler pour le 1er juillet. Si tu ne signes pas aujourd’hui, demain.
FERNANDO : Alors demain, dans ce cas. Demain soir, après le boulot, je viens à Castillejos et on en parle.
PACO : Demain sans faute, hein.
FERNANDO : Ne t’en fais pas.
MANUEL : Réfléchis bien, ne fais pas le con !
PACO : On y va ?
MERCEDES (à Fernando) : Tu viens au restaurant avec nous ?
FERNANDO : Non, je vais à Valladolid aussi, mais à la maison… J’ai plein de choses à faire.
MERCEDES : Tant pis…
PACO : Allez, on est partis !
(Ils sortent.)
Scène 7.
(Consuelo, Fernando.)
Consuelo est assise dans un des fauteuils du salon, avec la lumière éteinte. Fernando entre dans la maison. Il porte une chemise et une cravate.
FERNANDO : Consuelo ! Tu es là ?
CONSUELO : Oui, oui, entre, Fernando.
(Consuelo entre dans le salon.)
FERNANDO : Bon, donc, me voilà.
CONSUELO : Merci, merci beaucoup d’être venu.
FERNANDO : De rien, c’est normal. C’est sombre, ici. J’allume la lumière ?
CONSUELO : Non, laisse-la éteinte, j’ai un peu mal aux yeux. Sûr que ça ne t’a pas dérangé de venir un peu plus tôt que prévu pour parler avec moi ?
FERNANDO : Non, ne t’inquiète pas… En plus, je t’ai sentie très tendue au téléphone, ce matin, je me suis dit qu’il fallait absolument que je vienne. Bref, je me suis organisé pour sortir du boulot avant l’heure, et puis ça tombe bien, je n’avais pas envie de repasser par chez moi.
CONSUELO : Tu n’avais pas envie de voir ton petit Pablo ?
FERNANDO : Pablito, bien sûr que j’avais envie. C’est Elena qui… Enfin, on s’est disputés, hier soir.
CONSUELO : Disputés ? Décidément, c’est la saison…
FERNANDO : Pourquoi tu voulais me voir avant de me réunir avec mes frères ? J’espère que ce n’est pas pour essayer de me convaincre de signer ces fichus papiers, parce que depuis hier, j’ai reçu un appel de Manuel et un autre de Mercedes pour me demander comment j’allais… En fait ils cherchaient à savoir si j’avais pris une décision.
CONSUELO : C’est vrai que ce serait dramatique si tu ne signais pas, mais on n’est pas à un drame près dans cette famille. Alors non, je ne veux te convaincre de rien, Fernando, tout ce que tu décideras, ça me paraîtra bien.
FERNANDO : Tiens ? Merci, c’est inhabituel ce genre d’attitude dans cette famille, ça fait plaisir… Mais de toutes façons, ma décision est prise, je vais signer. Je n’ai pas envie de mettre mes frères sur la paille.
CONSUELO : Comme tu veux. Ne te crois pas obligé de participer à un projet qui n’est pas le tien…
FERNANDO (en observant Consuelo) : Consuelo, qu’est-ce que tu as au visage ?
CONSUELO : Moi ? Rien.
FERNANDO : Si, comme une ombre sous l'œil… (Il allume la lumière. Consuelo a un œil au beurre noir.) Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
CONSUELO : Ce n’est rien, je suis tombée ce matin.
FERNANDO : Je ne te crois pas.
CONSUELO : Si, c’est vrai, je suis tombée. Je me suis cognée contre le rebord de la cuisine.
FERNANDO (fronce les sourcils) : C’est Paco ? (Consuelo demeure silencieuse.) Regarde-moi, Consuelo. C’est Paco ?
(Consuelo fait « non » de la tête.)
FERNANDO : Tu m’appelles, éplorée, en fin de matinée, et quand je viens, tu ne veux rien me dire… Ton coup de fil, c’était un appel au secours. Tu croyais vraiment que je n’allais pas remarquer cet œil au beurre noir, et faire le rapport avec Paco ?
CONSUELO : Manuel ne l’a pas vu, mes gosses non plus…
FERNANDO : Et Mercedes ?
CONSUELO : Je lui ai dit que j’étais tombée, et elle m’a crue, elle.
FERNANDO : Bien sûr, comme elle ne cherche pas à savoir, elle ne prend pas la peine de regarder non plus. C’est pour ça que tu m’as appelé, en espérant que moi, je verrais.
CONSUELO : Non, tu te trompes, il n’y a rien à voir, et je ne t’ai pas appelé pour te parler de ça, mais d’autre chose. De ce qu’il s’est passé dans la pinède, il y a quarante ans. Tu voulais connaître cette histoire sur ton père, et je crois que tu en as le droit.
FERNANDO : Je préfère largement connaître les drames du présent. Au moins on peut essayer de les résoudre.
CONSUELO : Le présent et le passé, tout est lié.
FERNANDO : Pourquoi il t’a frappé ? Il le fait souvent ?
CONSUELO : Ne me parle plus de ça, s’il te plaît. Ce sont mes affaires…
FERNANDO : Ce matin, tu voulais me le dire, mais maintenant tu as peur des conséquences et tu te rétractes…
CONSUELO : Et toi aussi, tu te rétractes, Fernando ! Je vois bien comment tu fonctionnes, avec tes frères ! Chaque fois, tu râles et puis finalement, tu acceptes tout sans rechigner, par peur des conséquences ! On est pareils, sauf que toi, tu ne respectes pas mes décisions…
FERNANDO : Non, ce n’est pas pareil… Moi, je ne suis pas maltraité.
CONSUELO : Moi non plus, Fernando ! Ça faisait très longtemps que Paco ne me frappait pas !
FERNANDO : Tu viens d’avouer, là, Consuelo !
CONSUELO (après un silence) : Oui, tu as raison, je viens d’avouer… Mais, je t’en prie, n’en parle à personne. Là, Paco était à cran, il a explosé, mais il m’aime, tu sais, il m’aime vraiment, à sa manière.
FERNANDO : À sa manière… Si personne ne le contredit, il est content, sinon… Ce n’est pas de l’amour, ça.
CONSUELO : Si. Tu sais, quand il a décidé de m’épouser, tout le monde était contre, ton père, ta mère, il a su s’imposer… Par amour…
FERNANDO : Oui, je me souviens, vaguement… Je devais avoir seize ou dix-sept ans quand vous vous êtes mariés. Mais je ne m’intéressais pas beaucoup à ce qu’il se passait au village ou à la maison. Je me rappelle quand même quelque chose qui m’avait marqué. Père qui ne voulait pas t’embrasser le jour de ton mariage. C’est Mère qui l’a convaincu…
CONSUELO : Il n’a jamais pu me supporter, ton père. À la fin, quand il était malade, il m’insultait chaque fois que j’entrais dans la chambre. Il m’appelait bâtarde, fille de pute. Et moi, j’étais seule pour m’occuper de lui. C’était vraiment du harcèlement, oui, là, je me suis sentie maltraitée. Et Paco m’a beaucoup aidée. Tu sais, sans lui, je n’aurais pas supporté. Alors, tu vois, cet œil au beurre noir, ce n’est rien du tout…
FERNANDO : Pourquoi ? Pourquoi Père te détestait à ce point ?
CONSUELO : Je ne l’ai jamais su. Mais hier, mon oncle m’a tout raconté. C’est à cause de mon père… Moi, mon père, je ne l’ai jamais connu. On m’avait toujours dit qu’il était mort quelques mois après ma naissance, en janvier 39, au cours de l’offensive nationale en Catalogne. Je n’avais aucune raison de croire le contraire, on avait perdu le corps, mais il y avait son certificat de décès, et puis ma mère recevait une pension… En fait, les papiers avaient été falsifiés. Mon père est bien mort à cette période-là, mais pas en Catalogne. Ici, au village. Dans la pinède.
FERNANDO : Dans la pinède ? Alors, c’est mon père qui…
CONSUELO : Oui.
FERNANDO : Merde… C’est incroyable, cette histoire…
CONSUELO : Oh, tu sais, ce n’est pas si surprenant que ça, en réalité. Lorsque les guerres éclatent, il se passe des choses qu’on n’aurait jamais imaginées. Et cette guerre-là, c’était une guerre civile. L’ennemi, c’était ton voisin, ton frère, tes cousins… Je suis sûre que dans chaque village, il y a au moins une histoire aussi incroyable que la mienne.
FERNANDO : Il était républicain, ton père ?
CONSUELO : D’après ce que dit mon oncle Rodolfo, même pas. Il était chrétien, mais modéré. Tu ne sais sans doute pas, Fernando, mais ma famille, avant la guerre, c’était la plus influente de tout le village. Oui, à cette époque-là, les caciques de Castillejos, c’étaient eux, les Aguilar. Les Belmonte c’étaient des paysans. Plutôt aisés, mais juste des paysans. Quand la guerre a éclaté, ton père faisait partie de la phalange, et il a été nommé maire de Castillejos juste après le soulèvement. En 39, comme il voyait venir la fin de la guerre, il en a profité pour éliminer ceux qui lui faisaient de l’ombre. Mon père, il l’a accusé de désertion, et il l’a fait fusiller sans aucune forme de procès. Il n’avait pas du tout déserté, mon père, il profitait simplement des derniers jours de sa permission… Parce que je venais de naître… (Elle pleure, puis se ressaisit.) Les terrains de ma famille ont été réquisitionnés, puis ton père les a achetés pour une bouchée de pain juste après la guerre… Avant, il n’avait rien. Même pas la pinède. Elle appartenait à ma famille…
FERNANDO : Et ta mère, elle savait ?
CONSUELO : Oui, et elle n’a jamais rien dit, jusqu’à sa mort. Dans les années 40, les derniers membres de la famille Aguilar se sont enfuis de Castillejos… Et ma mère est allée vivre chez son frère, mon oncle Rodolfo. Lui, il a réussi à convaincre ton père pour trafiquer le certificat de décès, que ma mère puisse toucher une pension, et qu’elle soit respectée dans le village. La veuve d’un héros de guerre, ce n’était pas pareil que la femme d’un déserteur, tu comprends ? Et moi, j’étais une fille sans père, mais heureusement, je n’ai jamais été mise à l’écart dans le village, jamais personne ne m’a insultée, à part ton père, quand il est tombé malade… Ma pauvre mère, ce qu’elle a dû supporter… Vivre chaque jour avec pour voisin l’assassin de son mari… Et quand je me suis fiancée avec Paco, elle n’a pas bronché, elle a accepté sans sourciller… C’était une vraie sainte, ma mère ! Alors tu vois, Nando, à côté d’elle, ce que je dois supporter, c’est bien peu, tu comprends…
FERNANDO : Non, ça n’est pas une raison pour que toi, tu acceptes tout.
CONSUELO : Oh, je n’accepte pas tout… Paco m’a giflée hier soir, mais c’était vraiment exceptionnel, tu sais… C’est loin d’être un monstre, ton frère.
FERNANDO : Il t’a frappée quand tu lui as raconté l’histoire de ton père ?
CONSUELO : Oui. Il l’a très mal pris sur le moment. Une baffe, du revers de la main. Ça lui a échappé. Mais il m’a demandé pardon juste après, tu sais !
FERNANDO : Et il t’a fait promettre de ne jamais rien raconter à personne, pas vrai ?
CONSUELO (après un silence) : Oui.
FERNANDO : Mais dès le lendemain, tu me racontes tout…
CONSUELO (baisse la tête) : Je n’aurais pas dû. Ce matin, j’étais indignée. Manuel, Mercedes, mes propres fils, tout le monde m’a vue avec ce bleu, mais ils ont fait comme si de rien n’était. Il n’est de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, comme on dit… Ce matin, j’ai pensé à ma mère, à son silence, pendant toute sa vie… Ce fardeau que je dois porter à mon tour… Oui, j’ai eu peur ce matin, peur de devoir endurer ce qu’a enduré ma mère pendant toutes ces années… Mais maintenant, je ne sais plus. J’ai moins peur. Et je me rends compte que je viens de trahir mon mari en te parlant de tout ça.
FERNANDO : Non, Consuelo, tu as toujours aussi peur qu’avant. Seulement, maintenant, tu te rends compte que tu as encore plus peur de parler que de te taire… Alors, tu commences à te résigner.
CONSUELO : C’est vrai que j’ai peur de parler, Fernando. Si le scandale éclate, qu’est-ce que je deviendrai ? Je n’ai pas le choix…
FERNANDO : Pas le choix… Combien de fois j’ai entendu cette phrase depuis que je suis revenu en Espagne… Qu’est-ce que tu veux que je fasse, au juste, maintenant ?
CONSUELO : Je te l’ai déjà dit, tu es libre de faire ce que tu veux. Parler ou te taire, signer ou pas les contrats. Tu avais le droit de savoir, maintenant tu sais tout.
FERNANDO : Oui, au fond, comme tu n’arrives pas à décider, tu veux que je le fasse à ta place…
CONSUELO (après un silence) : Oui, je n’y avais pas pensé. Ma vie est entre tes mains, maintenant, en fonction de la décision que tu prendras, tu trancheras sur mon sort. C’est une très grosse responsabilité pour toi… Je suis désolée de t’avoir infligé ça, vraiment. Je devrais peut-être te dire ce que tu dois faire, te demander de parler à Paco, ou de te taire et de signer… Mais je n’y arrive pas, c’est plus fort que moi, je ne sais pas obliger les gens.
FERNANDO : C’est tout à ton honneur, ça veut dire que tu respectes la liberté des autres, par-dessus ta propre vie. Au fond, tu es une vraie anarchiste, Consuelo, comme on n’en fait plus aujourd’hui… Enfin, si tu n’allais pas à la messe tous les jours, bien sûr.
Scène 8.
(Tous, puis juste Paco, Fernando et Manuel.)
Paco, Manuel et Mercedes entrent en scène et s’arrêtent sur le perron.
MANUEL : Fernando est déjà arrivé, sa voiture est là. Bizarre…
PACO : Tant mieux, on dînera avant, comme ça.
MERCEDES : Si la réunion est courte, c’est bon signe.
PACO : Je ne vois pas pourquoi elle serait longue ! Il n’y a pas trente-six mille solutions non plus. On fait signer Nando et puis à table…
MANUEL : Pourvu que ce soit aussi simple…
(Ils entrent dans la maison.)
MANUEL, MERCEDES (en chœur, sur un ton faussement enjoué) : Bonsoir Fernando ! Bonsoir Consuelo !
PACO : Salut Nando. J’espère que tu as bien réfléchi.
FERNANDO : Réfléchi, oui. Bien, je ne sais pas.
PACO : Bon, je crois qu’on va se mettre à discuter sans plus attendre. Vous nous laissez entre hommes, les femmes ?
CONSUELO : Bien sûr. Tu viens, Mercedes ?
(Mercedes et Consuelo sortent.)
MANUEL : Alors, tu as pris une décision ?
FERNANDO : Oui. (Un silence.)
MANUEL : Et qu’est-ce que tu as décidé ?
FERNANDO : Bon, je crois que je vais les signer, ces fichus papiers. Sinon, c’est la ruine pour vous. Par contre…
MANUEL : Par contre ?
FERNANDO : Par contre, j’aimerais bien me retirer du projet, le plus vite possible. C’est faisable ?
PACO : Impossible. Si tu signes, c’est pour t’engager à payer trois cent cinquante mille dans les trois mois et continuer la construction, je te fais remarquer.
FERNANDO : Vous pourriez me racheter ma part, tous les deux.
PACO : Non. On doit débourser beaucoup d’argent chacun, on n’a pas les reins assez solides pour en plus payer ta dette et tes terrains… Ça chiffrerait trop gros, ça.
FERNANDO : Ou alors chercher une troisième personne pour me remplacer, peut-être ?
PACO : Tu ne trouveras pas. Il y a des projets immobiliers beaucoup plus juteux que le nôtre… Avec cette histoire d’augmentation de tarifs, elle est moins appétissante qu’avant, notre affaire.
FERNANDO : C’est à prendre ou à laisser. Je ne continuerai pas. Si on n’a pas un début d’accord, au moins oral, je ne signe pas, c’est tout.
PACO : Mais c’est du chantage, ça ! C’est dégueulasse !
FERNANDO (ironique) : Mais non, ce n’est pas dégueulasse, c’est juste capitaliste. Sauf que moi, je veux bien revoir le prix de mon terrain à la baisse, si ça vous arrange… Ce n’est pas le fric qui motive mon départ. J’en ai marre de jouer aux promoteurs et je ne débourserai pas une pésète de plus pour l’Église.
MANUEL : Si tu revois ton prix à la baisse, ça peut peut-être m’intéresser.
PACO : Ben, tu n’étais pas complètement à sec, toi ?
MANUEL : Complètement. Mais ce matin, j’ai un peu réfléchi à cette éventualité, et j’ai appelé un copain qui travaille dans une banque. J’ai un plan pour obtenir un nouveau prêt. Une opération financière assez simple, qui permettrait d’avoir des fonds immédiatement.
PACO : Si je comprends bien, tu vas t’endetter histoire de payer ce que tu dois.
MANUEL : Oui, enfin… Pas exactement m’endetter, plutôt hypothéquer.
PACO : Eh ben t’es pas dans la merde…
FERNANDO : Tu es sûr de ce que tu fais, Manuel ?
MANUEL : Oui, pas de problème.
FERNANDO : Tu en as parlé à ta femme ? Elle en pense quoi ?
MANUEL : Non, je ne lui en ai pas parlé. Mercedes, elle ne comprend rien aux affaires.
PACO : Bien joué, Manolo, faut pas se laisser marcher sur les pieds par les bonnes femmes.
FERNANDO : Au moins, quand les femmes nous marchent sur les pieds, ça fait moins mal que quand les hommes leur piétinent la gueule…
PACO : Qu’est-ce que tu racontes ?
FERNANDO : Non, rien, rien… (À Manuel.) Bon, on essaiera de se mettre d’accord sur un prix pour les terrains. Je ne sais pas, moi, les deux tiers de leur valeur, par exemple.
MANUEL : Les deux tiers ? oui, ça ma va. Mais la valeur initiale, pas en spéculant sur la plus-value du terrain une fois construit.
FERNANDO : Bon, on verra ça dans le détail plus tard. Mais je veux de l’argent frais, pas une reconnaissance de dettes, on est bien d’accord !
MANUEL : Ne t’en fais pas. Avec le prêt, je vais disposer d’un million tout de suite. Je paie cash les sept cent mille à l’évêché, et pour toi trois cents. Après, on établit une mensualité pour le rachat de tes terrains…
FERNANDO : C’est parfait !
MANUEL : Marché conclu !
PACO : Alors tu signes les papiers ?
FERNANDO : Amène.
(Paco prend les documents sur la table et les tend à Fernando, avec un stylo-plume.)
PACO : Tu mets « lu et approuvé » sur chaque feuille… Une petite eau-de-vie, les enfants ?
FERNANDO : Allez, pourquoi pas ?
MANUEL : Va pour l’eau-de-vie des grands soirs !
(Paco sert l’eau-de-vie, pendant que Fernando signe les papiers. Ils trinquent et boivent cul sec. Paco ressert un autre verre.)
MANUEL : Je ne pensais vraiment pas que tu allais signer aussi vite. C’est rare, entre frères, de se mettre d’accord sans se disputer.
PACO (amusé) : Mais non, en fait, c’est comme dans cette série, là… Dallas ! On maintient le suspense pour le prochain épisode.
FERNANDO : Dallas ? Ah oui ! Je te vois bien dans le rôle de J.R., toi…
MANUEL : Et c’est quoi le prochain épisode ?
PACO : Ben, là Nando vient de signer, c’est bien, on a sauvé l’affaire pour le moment. Mais si l’Église n’a pas son million avant trois mois, on sera obligés de déposer le bilan, qu’on ait signé ou pas. Vous avez intérêt à boucler votre affaire vite fait, vous deux.
FERNANDO : T’en fais pas. Si Manuel fait ce qu’on vient de dire, aucun problème. Mais il me faut de l’argent disponible tout de suite.
MANUEL : T’en fais pas, tu l’auras… Au fait, pourquoi tu as soudain besoin d’autant d’argent, toi ?
FERNANDO : Je vais peut-être retourner en France… Je ne sais pas trop.
MANUEL : Ah bon ? Tu n’es pas bien ici ? Avec ton petit boulot et ta petite famille ?
FERNANDO : Non… Je vais divorcer, Manuel.
MANUEL : Merde alors. Qu’est-ce qu’il se passe ?
FERNANDO (boit une gorgée d’eau-de-vie) : C’est devenu impossible, la vie de famille, voilà tout.
PACO : Au lieu de divorcer, tu devrais prendre exemple sur Manolo et moi. Nous, nos femmes…
FERNANDO (sur un ton sec) : Ah non, Paco, non ! Tais-toi, s’il te plaît. Je te le conseille fortement.
(Paco hausse les épaules et ressert des verres d’eau-de-vie.)
PACO : Bon, bon… On n’en parle pas, alors. Buvons dans ce cas.
FERNANDO : Oui, vaut mieux. Non, franchement, les frères, je n’ai aucune envie de parler de ça avec vous, alors buvons.
(Ils boivent cul sec.)
MANUEL : Bon, on appelle les femmes ?
FERNANDO : Attends encore un peu. Il reste encore un truc à régler.
MANUEL : Ah oui ? Quoi ?
FERNANDO : Les morts, dans la pinède, on en fait quoi ?
PACO : On en fait quoi ? Rien, les morts, ils sont morts ! On ne peut pas les ressusciter, les morts, alors à quoi bon ?
FERNANDO : Non, je veux dire… Ils doivent bien avoir des familles, tous ces disparus.
PACO : Et ça servirait à quoi, à part à nous attirer des emmerdes ?
FERNANDO : À quoi ? À quoi sert la justice ? La vérité ?
PACO : T’es pas bien, toi…
MANUEL : Hors de question. Tu sais la merde que ça peut remuer ? Ça peut mener très loin, cette affaire. Même le gouvernement socialiste n’a pas osé s’aventurer là-dedans, c’est dire.
FERNANDO : Je sais, mais rien ne nous empêche de le faire, à une petite échelle.
MANUEL : Tu sais, moi, tout ce que je veux, c’est de pouvoir oublier cette histoire au plus vite. Depuis que tu m’as raconté l’histoire de Père, je ne me sens pas très bien, et je n’ai aucune envie qu’on crie ça sur les toits.
PACO : Bon, voyons voir, je vais essayer d’expliquer sans m’énerver. Nous, on y est pour rien dans cette histoire. Mais les gens du village ne vont pas penser pareil, ils vont nous mettre tous dans le même sac, le père et les fils. Ils se mettront à parler, et à la fin, ils finiront par nous réclamer une réparation. Bref, on sera dans la merde jusqu’au cou. Alors déconne pas, quoi…
MANUEL : Parfaitement. Nando, écoute ton frangin, il connaît mieux que toi le village…
FERNANDO : Manuel, tu sais que cette pinède, en réalité, elle ne devrait pas nous appartenir ? Que Père se l’est appropriée pendant la guerre, en faisant tuer les vrais propriétaires ?
PACO : Comment tu sais ça, toi ?
FERNANDO : Je me suis renseigné au village…
PACO : Mais tu n’es vraiment qu’un fouille-merde, Fernando !
MANUEL : Paco, calme-toi ! Fernando, tu dis que cette pinède ne devrait pas nous appartenir à cause d’un vieux crime commis par notre père il y a un demi-siècle, c’est ça ?
FERNANDO : Tout à fait.
MANUEL : Alors dans ce cas-là, l’Espagne devrait aussi rendre l’or du Pérou, et l’aqueduc de Ségovie aux romains, tant que t’y es…
PACO : Bravo, Manuel, ça c’est envoyé !
FERNANDO : Oui, c’est envoyé. Sauf qu’on est en train de parler de gens encore vivants. Certains sont en train de terrasser la pinède tandis que leurs pères ou leurs oncles sont enterrés juste dessous…
PACO : Ben, c’est justement pour ça qu’il faut la boucler !
FERNANDO : Faites ce que vous voulez, moi, je verserai une part de ce que me donnera Manuel aux familles des victimes.
PACO (hors de lui) : Quoi ? Mais t’es complètement cinglé, ma parole ! Tu ne feras rien du tout.
FERNANDO : Tu n’as pas à m’interdire ! Chacun fait ce qu’il veut !
PACO : Si tu fais ça, au revoir les lotissements. Tu sais qui étaient les grands alliés de Père, pendant la guerre ? Le curé de Castillejos, et Don Adolfo, le père du maire de Corcos ! Ils sont encore vivants et on a besoin d’eux.
FERNANDO : Je m’en fous. Vous n’avez qu’à leur dire que votre frère est devenu fou, et que c’est justement pour ça que vous l’avez viré de l’affaire.
PACO (sur un air de défi) : Tu ne parleras pas.
FERNANDO : Tu me menaces, là ?
PACO : Oui, parfaitement, je te menace. Et je t’emmerde. Un ado irresponsable, un sale gosse, voilà ce que tu es. Tu n’as pas changé depuis que tu as dix-sept ans. Tout d’un coup, tu en as marre, alors tu casses tout, et puis tu plies bagage. Et nous on reste là, comme des cons, à ramasser les pots cassés. C’était pareil quand tu es parti en France, et maintenant, tu recommences. Tu fous tes frangins dans la merde, tu abandonnes ta femme et ton môme…
FERNANDO : Je ne les abandonne pas, je divorce et je leur verserai une bonne pension. Et puis je n’ai aucun conseil à recevoir de ta part sur ce sujet.
PACO : Ah bon, et pourquoi pas ?
FERNANDO : Parce qu’au moins, ma femme, elle ne me sert pas de punching-ball, moi !
PACO : Quoi ? Mais qu’est-ce que tu dis, là ?
FERNANDO : Je dis que la prochaine fois que tu frappes ta femme, je te dénonce !
(Paco se jette sur Fernando et les deux hommes commencent à se battre. Au cours de la lutte, la tête de Fernando heurte le rebord de la cheminée, et il tombe raide par terre. Du sang commence à se répandre sur le sol. Manuel se rue vers le corps.)
MANUEL (crie) : Fernando… Fernando… Il est… mort…
(Paco s’affale dans un fauteuil, abasourdi, le regard fixé sur le cadavre, sans souffler mot.)
Scène 9.
(Manuel, Paco, Mercedes, Consuelo.)
Mercedes entre en courant dans le salon.
MERCEDES : C’est quoi ces cris ? Qu’est-ce qui se p…
(Elle découvre la scène, et prend tout à coup un air terrifié. Consuelo accourt derrière elle, et se met à hurler. Mercedes la prend dans ses bras et la force à s’asseoir dans le canapé.)
MERCEDES : Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
MANUEL : Paco…
PACO : Un accident. (Long silence.) Bon, on ne va pas rester là les bras croisés, non plus ?
MANUEL : J’appelle l’ambulance ?
PACO : Il est mort, Manolo. Les morts, on ne peut pas les ressusciter.
MANUEL : La garde civile alors ?
PACO : Et ça servirait à quoi, à part à nous attirer des emmerdes ? Les grosses, les très grosses emmerdes, pour tout le monde, pas besoin de vous faire un dessin. (Paco regarde un par un chaque membre de la famille.) Alors voilà… Fernando est parti en voiture après la réunion. Il était très nerveux, il s’était disputé avec sa femme cet après-midi et voulait rentrer chez lui. Il avait trop bu. Plusieurs verres d’eau-de-vie coup sur coup. Il a pris la voiture. Il a mal négocié le virage sur le sentier juste en haut de la maison. La voiture est tombée dans le ravin.
MANUEL : Ça ne fonctionnera jamais…
PACO : On n’est pas suspects… Il a signé les papiers, il n’y a aucune raison.
(Soudain, Mercedes se lève du canapé et sort.)
PACO (à Manuel) : Va la chercher, va la chercher, merde !
(Manuel hésite et finalement, c’est Paco qui se lève pour sortir. Mais Mercedes entre à nouveau dans le salon. Elle porte un seau, un balai-brosse et une serpillière.)
MERCEDES : Dépêchez-vous. Les gosses ne vont pas tarder à arriver pour dîner. Vous, faites ce que vous avez à faire.
(Paco et Manuel sortent en traînant le cadavre de Fernando. Mercedes regarde Consuelo et lui tend le seau et le balai. Après une longue hésitation, Consuelo se lève pour s’en emparer. Elle lave le sol, en pleurant. On entend le son d’une voiture qui démarre, puis tombe dans le ravin.)
FIN DE L’ACTE 2.
ÉPILOGUE : ÉTÉ 2011. MANUEL.
Scène 1.
(Pablo, Manuel, Consuelo, Mercedes.)
Un jeune homme avance vers la scène depuis le public. Il est vêtu avec un sweat-shirt, un jean, un keffieh palestinien et une casquette. Il écoute un mp4, et le public entend la même chanson que lui : « Desaparecido » de Manu Chao.
Lorsqu’il monte sur la scène, on reconnaît l’acteur qui interprétait le personnage de Fernando. Il s’arrête sur le perron, appelle à la porte, et comme on ne lui répond pas, il s’assoit sur le banc, devant la maison. Il sort de sa poche une grenade, un canif et commence à peler le fruit. Il mange un peu, puis s’endort.
Mercedes, Manuel et Consuelo entrent en scène et se dirigent vers la maison. Ils ont tous environ soixante-dix ans, et sont vêtus en gris ou en noir. Manuel porte un bandeau noir cousu sur sa veste, en signe de deuil. Il avance vers le jeune homme allongé sur le banc.
MANUEL : Eh toi ! Tu ne peux pas rester là ! C’est une propriété privée.
(Le jeune homme se lève, et les trois personnages découvrent son visage, effarés. Consuelo avance à son tour.)
CONSUELO : Fernando…
LE JEUNE HOMME : Non, je suis Pablo. Pablo Belmonte Ruiz. Fernando c’était mon père.
CONSUELO : Dieu ce que tu lui ressembles…
PABLO : Vous devez être Consuelo ?
CONSUELO : Oui. Et voilà ton oncle Manuel, et ta tante, Mercedes.
MANUEL : Le fils de Fernando ? Enchanté.
(Manuel veut le serrer dans ses bras, mais Pablo lui tend la main. Après avoir salué son oncle, il fait la bise à Mercedes.)
PABLO (à Consuelo) : Désolé pour votre mari…
CONSUELO : Merci.
PABLO : J’ai cherché l’église du village, mais il n’y avait personne. Je ne savais pas où avait lieu l’enterrement.
MANUEL : C’était à Valladolid. L’église a fermé, à Castillejos.
CONSUELO : Entre, Pablo, je t’en prie.
(Les quatre personnes entrent dans la maison.)
PABLO : Une vieille maison… J’adore les vieilles maisons. Elles ont toutes une aura de mystère…
MERCEDES : Oui, ça c’est sûr que ça ne manque pas de mystère, ici.
PABLO : Je croyais que vous habitiez la zone pavillonnaire.
CONSUELO : Non, dans le village. Je sais, de loin on croirait qu’il est désert… Mais il reste encore une dizaine de familles, ici.
PABLO : Ah, maman m’avait dit que vous étiez dans le lotissement de la pinède. J’ai demandé aux gens « les Belmonte », personne n’a su me répondre.
MANUEL : On n’a plus rien à voir avec la pinède. C’est un grand groupe immobilier qui gère tout ça maintenant. Il y a deux ans, il me restait encore deux pavillons, mais j’ai dû les revendre.
MERCEDES : Pour la moitié de leur valeur. Ton oncle a un grand sens des affaires…
MANUEL : Bah… Je n’ai pas vu venir la crise… (À voix basse.) Mercedes, s’il te plaît, pas devant ce gamin…
CONSUELO : Mais raconte-moi, qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
PABLO : Moi ? Je suis architecte. Enfin, au chômage…
CONSUELO : Architecte… C’est un beau métier. Mon fils aîné, Fran, est architecte lui aussi. Et tu as quel âge maintenant ?
PABLO : Trente et un ans.
CONSUELO : Bien sûr, quatre ans de moins que mon petit dernier, Juan Antonio. Tu te souviens de lui ?
PABLO : Non, pas vraiment. Mais je l’ai vu sur une photo où on se baigne tous les deux dans la rivière.
CONSUELO : Bien sûr, tu étais trop petit pour te souvenir. Trente et un ans… Comme le temps passe. Et ta mère ?
PABLO : Toujours institutrice… Enfin, maintenant elle est à la retraite. Je suis désolé de n’être jamais passé vous voir…
CONSUELO : Non, c’est notre faute si on n’a pas su garder le contact. Je m’en veux, tu sais. Ça n’a pas dû être facile pour ta mère, toute seule avec un enfant.
PABLO : C’est sûr, ce n’était pas facile tous les jours pour elle… Mais heureusement, on avait votre pension… Je ne vous ai jamais remerciés.
CONSUELO : Oh, c’est le moins qu’on pouvait faire…
PABLO : N’empêche, tout le monde ne l’aurait pas fait. Une pension jusqu’à ma majorité… Ça nous a beaucoup aidés.
MANUEL : Ne remercie pas, fiston. Sincèrement, il n’y a pas de quoi.
MERCEDES : Tiens, j’ai l’impression que Juan Antonio est arrivé.
CONSUELO : Ah, très bien, comme ça tu vas connaître ton cousin, celui de la photo.
Scène 2.
(Tous, puis Manuel, Consuelo et Mercedes seuls.)
Juan Antonio entre en scène. Ce personnage est interprété par l’acteur qui jouait le rôle de Paco. Il porte un costume et des lunettes noires.
JUAN ANTONIO : Bon, me revoilà… (Il embrasse sa mère.) Ça va maman ?
CONSUELO : Oui, ça va, merci… Je te présente ton cousin Pablo. C’est le fils de Fernando, le frère de Paco. Tu sais, celui de l’accident…
JUAN ANTONIO : Salut.
PABLO : Salut. Désolé pour ton père…
JUAN ANTONIO : Merci. Tu le connaissais ?
PABLO : Non.
JUAN ANTONIO : Moi je me souviens un peu du tien. Enfin, pas grand-chose, des images comme ça. Je devais avoir sept ou huit ans quand il est mort.
(Un silence gêné.)
CONSUELO : Tu sais que Pablo est architecte, comme Francisco ?
JUAN ANTONIO : Ah oui, vraiment ? Et tu travailles où ?
PABLO : Nulle part. J’ai bossé à droite et à gauche pour plusieurs cabinets, mais depuis trois ans, il n’y a plus rien sur le marché. Maintenant, je suis serveur dans un restaurant.
JUAN ANTONIO : Oui, je vois… Il y a plus du tout de boulot ici, il faut partir à l’étranger.
PABLO : Oui, j’ai un plan pour aller en Suisse… Enfin, rien de sûr.
CONSUELO : Si c’est pas malheureux, ça, de voir les jeunes émigrer, comme quand on était jeunes…
MANUEL : Oui, décidément, c’est l’histoire qui se mord la queue. On a cru être riches et libres, tout d’un coup, mais ce n’était qu’un feu de paille.
PABLO : Heureusement, les jeunes ont su dire non, cette fois.
JUAN ANTONIO : Tu veux parler du mouvement des indignés ? Beaucoup de battage médiatique pour pas grand-chose, à mon avis.
PABLO : Pas d’accord. Tu vois, moi j’y étais, à Madrid. J’ai campé sur la Puerta del Sol, pendant quinze jours. Et je n’ai jamais rien vu de pareil. Il y a vraiment quelque chose de nouveau qui est en train de se passer. C’est l’étincelle qui va mettre le feu aux poudres.
JUAN ANTONIO : Mouais… La seule chose qui est sûre, c’est le raz-de-marée de la droite aux prochaines élections… Les « indignados », moi, je les trouve plutôt sympathiques, mais bon, leurs revendications, elles sont très utopiques, quand même.
CONSUELO (à Juan Antonio, en interrompant Pablo qui s’apprêtait à répondre) : Mon chéri, tu crois que tu pourrais parler de Pablo à Fran? Il a des contacts, ton frère, il peut peut-être essayer de pistonner ton cousin.
JUAN ANTONIO : Bonne idée, je vais l’appeler. De toutes manières, il faut que tu connaisses tes autres cousins, Pablo. Ils sont restés à Valladolid après l’enterrement. Ils allaient manger au restaurant, tous ensemble. On passe prendre le café avec eux ?
PABLO : Ah oui, volontiers.
(Juan Antonio prend son portable.)
JUAN ANTONIO : Et merde, pas de couverture ! Toujours pareil à Castillejos ! Faut essayer sur la place du village. Des fois ça marche. Viens.
(Juan Antonio et Pablo sortent.)
MERCEDES : Ça va Consuelo ?
CONSUELO : Ça va. Fatiguée… J’ai du mal à imaginer cette grande maison sans Paco.
MANUEL : Moi aussi, ça me fait bizarre. Quand j’ai vu le gosse sur le banc tout à l’heure, j’ai vraiment eu l’impression de revoir Fernando, le jour de l’enterrement de Père… Je m’attendais même à voir Paco, tout d’un coup, sortir de la maison.
CONSUELO : Ça m’a fait le même effet. Il a l’air gentil, le fils de Fernando.
MANUEL : Très gentil… On pourrait peut-être l’aider, encore ? Le pauvre, il est au chômage.
MERCEDES : Et comment on ferait ? On est tous complètement fauchés.
MANUEL : C’est vrai. Putain de banquiers.
MERCEDES : Et putain de Manolo et ses fabuleuses opérations financières, surtout.
CONSUELO : Ah non, vous n’allez pas recommencer ! Pas aujourd’hui !
MERCEDES : Tu as raison. Pardon, Consuelo. Par contre, je ne sais pas si c’était une très bonne idée de parler de ton fils architecte au gamin.
CONSUELO : Pourquoi donc ?
MERCEDES : Parce que pendant plus de vingt-cinq ans, on a tout fait pour qu’ils ne se connaissent pas. S’ils se voient souvent, ils pourraient commencer à parler de ce qu’il ne faut pas…
MANUEL : Et alors ? S’ils apprenaient, ce ne serait pas plus mal.
MERCEDES : Mais tu es complètement fou !
MANUEL : Oui, je suis fou. Ça fait vingt-cinq ans que le remords me ronge le cerveau. Vingt-cinq ans que je n’arrive pas bien à dormir la nuit. Et aujourd’hui, tu vois, je viens de perdre mon frère, et je me sens vide tout à coup. Vide et tout seul face à ma mauvaise conscience.
MERCEDES : Eh bien, fais comme moi, supporte en silence. Tu manques de caractère quand même. En plus, ce n’est pas franchement le jour indiqué…
MANUEL : Peut-être pas. Mais avec toutes ces louanges sur Paco que j’entends depuis ce matin… Chacun y va de sa petite anecdote… Enfin, désolé, Consuelo, je n’aurais peut-être pas dû mettre ça sur le tapis.
CONSUELO : Ne t’en fais pas, je te comprends. J’ai un peu la même sensation que toi.
MERCEDES (à Manuel) : Hors de question que tu dises quoi que ce soit.
MANUEL : Mais je fais ce que je veux ! J’en ai vraiment assez que tu contrôles toujours tout !
CONSUELO : Pour ma part, je n’ai rien à dire, tu fais ce que tu veux.
MERCEDES : Oui, c’est ça, fais ce que tu veux. De toutes manières, je suis tranquille, je sais que tu ne diras rien. Tu es bien trop lâche pour ça.
MANUEL : Oh… Mais ça suffit, à la fin ! Toujours à me rabaisser, j’en ai marre ! Tu m’emmerdes, vieille mégère !
(Manuel sort de la maison, irrité. Il s’assoit sur le banc du perron. Là, posée sur le banc, se trouve la grenade laissée par Pablo. Il serre le fruit dans sa main, et attend.)
Scène 3.
(Manuel, Pablo, Juan Antonio. Mercedes et Consuelo en arrière-plan, dans le salon.)
Juan Antonio et Pablo entrent sur scène et trouvent Manuel assis sur le banc du perron.
JUAN ANTONIO : Ça y est, rendez-vous dans trois quarts d’heure sur la Plaza Mayor de Valladolid.
PABLO : Bon. Oncle Manuel, au revoir. C’est un plaisir de vous connaître. Je reviendrai vous voir.
MANUEL : Au revoir, fiston. Au fait, cette grenade, elle vient des lotissements, n’est-ce pas ?
PABLO : Oui, Je l’ai trouvée à côté d’une petite chapelle. J’ai trouvé ça bizarre, un grenadier dans une pinède, alors j’ai cueilli ce fruit, en souvenir. Elle est très bonne, cette grenade.
MANUEL : Tu as raison, c’est bizarre, un grenadier dans une pinède. Depuis que je suis tout petit, il existe, cet arbre. Il a au moins soixante-dix ans, si ce n’est plus. Personne n’a jamais su ce qu’il faisait, tout seul, si loin de la Méditerranée. Peut-être que quelqu’un l’a planté, il y a très longtemps, ou alors, il est arrivé par hasard… Peut-être qu’il y avait quelque chose dans le sol, juste à cet endroit-là, qui lui a permis de pousser. Et ce grenadier, il est encore là aujourd’hui, il a survécu à tout, c’est un vrai miracle… Il y a eu un incendie dans la pinède, en été 77. Il était complètement calciné, on le croyait mort. Mais non, dès l’année suivante, il faisait de nouveaux bourgeons. Quelques années plus tard, on a voulu le déraciner, et puis on a renoncé, et finalement on l’a laissé là, au milieu des pavillons.
PABLO : Ah oui, c’est incroyable.
MANUEL : Oui, incroyable… Ah ! Cet arbre, c’est toute mon enfance, fiston. La mienne, et celle de vos deux pères aussi. Quand on était petits, on adorait se perdre dans la pinède, à côté de la chapelle. C’était notre lieu secret. On ramassait les grenades et on jouait à la guerre avec. On disait que c’étaient des grenades, enfin je veux dire, les autres grenades, celles qui tuent les gens. Quand elles explosaient, ça faisait des taches rouge écarlate, ça ressemblait drôlement à du sang. Même que quand on rentrait à la maison, notre mère croyait qu’on s’était blessés…
JUAN ANTONIO : Je vous imagine bien les trois frères en train de jouer là-bas. Avec papa…
MANUEL : Oui, avec ton père, et avec Fernando. Qu’est-ce qu’on a pu rigoler ! Un jour, je me souviens, on a eu l’idée saugrenue de jouer à la mitrailleuse. On s’est mis à balancer plein de pépites de grenade contre le mur de la chapelle. Il était constellé de tout petits points rouges, on aurait vraiment dit des impacts de balles. Mais quand notre père a vu ça, il est entré dans une colère noire, je ne l’avais jamais vu dans un état pareil. Faut dire qu’il venait de la repeindre à la chaux, la chapelle. Paco s’est pris la raclée du siècle, ce jour-là…
JUAN ANTONIO : Et pas vous ?
MANUEL : Non, nous on s’est juste fait gronder. C’est Paco qui a tout pris, cette fois.
JUAN ANTONIO : Pauvre papa. Il a payé pour les autres.
MANUEL : Oui, enfin… En général, c’était Fernando qui avait le droit aux taloches. Moi non, j’étais le plus petit, et je me débrouillais toujours pour les éviter…
JUAN ANTONIO : Elle est sympa ton anecdote sur le vieux grenadier, oncle Manuel. Bon, nous on y va…
MANUEL : Non, attendez ! Je voulais vous raconter quelque chose que j’ai sur la conscience depuis un bon bout de temps. Un secret, pas facile à avouer. C’est assez terrible, je ne sais pas trop comment vous allez le prendre.
JUAN ANTONIO (intrigué) : Vas-y, on t’écoute…
MANUEL : Bien. (Il soupire.) Dans les années 80, quand on a commencé les travaux dans la pinède, les trois frères, on a retrouvé des squelettes, sous le vieux grenadier. On a vite découvert la vérité : notre père avait fait fusiller une dizaine de personnes pendant la guerre civile. Ce jour-là, on a enfin compris pourquoi notre père repeignait à la chaux la vieille chapelle tous les ans. On pensait que c’était une promesse faite à la Vierge, ou quelque chose du genre, mais pas du tout : ce qu’il faisait, c’était recouvrir les impacts de balles sur le mur.
JUAN ANTONIO : Ah oui, c’est terrible, ça. Ça doit être dur d’apprendre que ton père était un criminel.
PABLO : Oui, c’est révoltant. J’imagine que vous étiez indignés, les trois frères. Je ne sais pas comment j’aurais réagi en découvrant ces morts, personnellement. Je crois quand même que j’aurais opté pour en parler aux familles des victimes. Mais bon, pas facile quand il s’agit de ton propre père…
JUAN ANTONIO : Ah non, moi, j’aurais trop honte. Et puis, à quoi ça sert ?
PABLO : Tu es contre la loi sur la mémoire historique ?
JUAN ANTONIO : Absolument contre. Je ne vois vraiment pas l’utilité d’ouvrir les fosses communes de la guerre civile. De retirer toutes les plaques de rues qui évoquent le franquisme. Tout ça pour un conflit d’il y a soixante-quinze ans que tout le monde a oublié.
PABLO : Mais non, c’est important, la mémoire historique. Savoir ce qui s’est passé. Faut jamais oublier. Pardonner, oui, mais pas oublier.
JUAN ANTONIO : C’est de la provocation gratuite, cette loi. Ça ne fait que diviser les Espagnols. Tout le monde sait que Franco était très méchant, pas la peine d’insister.
PABLO (nerveux) : Et pourquoi certains prennent ça pour de la provocation ? Pourquoi ça divise la société ? Parce que la droite est encore attachée au franquisme, pardi ! Si elle était aussi démocratique que tu dis, elle s’en foutrait !
JUAN ANTONIO : Mais non, la droite n’est pas franquiste.
PABLO : La moitié des dirigeants du PP sont de l’Opus Dei, certains sont même chez les Légionnaires du Christ… Aznar qui protège la fondation Francisco Franco…
JUAN ANTONIO (franchement irrité) : Ça y est, tout de suite, la caricature… La droite, c’est des fachos ! C’est exactement ce que cherchent à démontrer les socialistes avec cette loi sur la mémoire historique. C’est de la propagande pure et dure. Non, il fallait laisser les morts reposer en paix. Quel besoin ?
PABLO : Je te signale qu’en matière de mémoire historique, c’est l’Église qui a commencé, avec la canonisation de toutes ces bonnes sœurs violées par les anarchistes !
JUAN ANTONIO (en colère) : Et alors ? Ce sont des martyrs de la Foi, ces bonnes sœurs ! Si je comprends bien, on a le droit d’évoquer les horreurs de la guerre, mais juste celles commises par les franquistes ou quoi ?
PABLO : Quelle mauvaise foi !
MANUEL (interrompt la conversation) : Hé ho, les enfants, on se calme ! J’essayais de vous raconter ce qui nous est arrivés, à nous, les trois frères, dans les années 80…
PABLO : Oh, vraiment désolé. Sur ce genre de sujet, je monte au créneau facilement, moi.
JUAN ANTONIO : Oui, pardon, oncle Manuel. Alors, comment vous avez réagi, entre frères ?
MANUEL : Comment on a… ? On n’était pas d’accord entre nous… Fernando voulait avertir les familles des victimes… (Cherche ses mots, évite le regard de ses deux neveux. Silence.)
PABLO : Et alors ?
MANUEL : Alors on en a discuté entre frères. Gentiment, comme des gens civilisés, pas comme vous !
JUAN ANTONIO : Et finalement, vous avez décidé de laisser les morts là où ils étaient, sans rien dire à personne.
MANUEL (baisse les yeux) : Oui.
JUAN ANTONIO (à Pablo) : Une sage décision !
MANUEL : Je ne sais pas si on a bien fait…
JUAN ANTONIO : Mais si, bien sûr.
PABLO : En tout cas, je vous trouve bien courageux de nous avoir raconté tout ça sur votre père. Et je suis désolé pour cette petite dispute.
MANUEL : Oui… Écoutez, vous deux. S’il vous plaît, promettez-moi de ne pas vous engueuler. Chacun a ses opinions et c’est normal de discuter, mais faut jamais que ça aille trop loin. Vous venez de vous connaître, les deux cousins, ne vous séparez pas pour des broutilles… Nous, entre frères, on n’était jamais d’accord, on n’arrêtait pas de se chamailler, et…
JUAN ANTONIO : À la fin, vous vous réconciliiez toujours ! N’est-ce pas, oncle Manuel ?
PABLO : Oui, on sent que vous les aimiez beaucoup, vos frères, quand vous en parlez.
MANUEL (baisse la tête) : Oui, c’est ça. À la fin tout le monde pardonnait à tout le monde, et on se réconciliait.
JUAN ANTONIO : D’accord, oncle Manuel, c’est promis, on ne se disputera pas ! Bon, faut y aller, là. (Il lui fait la bise.)
PABLO (en lui serrant la main) : Au revoir, oncle Manuel. Vous avez eu raison de nous raconter tout ça. Il y a des choses qu’on ne devrait jamais oublier.
(Pablo et Juan Antonio entrent dans le salon et embrassent Consuelo et Mercedes. Pendant ce temps, Manuel pleure, assis sur le banc du perron. Avec la pointe d’un canif, il vide la grenade qu’il tient dans la main, et quand ses deux neveux abandonnent la scène, tout à coup, pris de dépit, il jette les pépites de grenade contre le mur de la maison.)
FIN
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