2 Juillet 1789. Depuis ma cellule, au second étage de la tour de la Liberté, je peux entrevoir la Seine. Ce n’est guère qu’un fil boueux au loin, comme une coulée de diarrhée qui charrie toutes les immondices de la capitale. Devant s’amassent les toits de Paris, qui s’empilent les uns sur les autres dans le plus parfait désordre. J’entrevois de temps à autre, çà et là derrière les yeux de bœuf des mansardes, des silhouettes furtives. Mon imagination fait le reste : ici on fornique, là-bas on assassine… Le soir, quand mes yeux ne peuvent plus discerner les ombres de la rue, ces mille ébats pressentis accompagnent mes rêves, et comme les moines après complies, je branle ma queue, geste salutaire s’il en est, qui me permet de me sentir encore un peu en vie. Cela fait plus de dix ans que je suis enfermé, d’abord au château de Vincennes, puis à la Bastille. Moi, Donatien Alphonse François, Marquis de Sade, on m’a accusé de tout, de sodomie, de viol, d’empoisonnement, de blasphème et de pornographie. Peu importe si j’ai ou non commis ces délits dans la vie réelle ou juste dans la fiction livresque, ici, à la Bastille, il n’y a nul besoin de procès pour croupir ad vitam æternam comme la vermine. Peu importe mes crimes commis, c’est ma pensée qu’on accuse, ni plus ni moins, car je ne connais d’autre Dieu que la nature, et affirme que le vice fait partie de cette nature humaine, au même titre que la vertu ; et que l’homme éclairé doit s’attacher à le connaître et à le pratiquer. La cruauté, en effet bien loin d'être un défaut, est le premier sentiment qu'imprime en nous la nature ; l'enfant brise son hochet, mord le téton de sa nourrice, étrangle son animal de compagnie, bien avant que d'avoir l'âge de raison. Pour les chantres de la Vertu, cela fait de moi un monstre, mais moi, pourtant si dépravé, je n’aurais jamais souhaité pour mes adversaires le sort qu’on m’a réservé, l’embastillement, la torture, le silence et l’anathème.
Bien sûr, on pourrait me rétorquer, en me voyant, que je me plains outre mesure pour des sévices autrement plus doux que ceux que j’imagine dans mes œuvres. Quand j’évoque la torture, je ne pense pas à tous ces odieux artefacts qui mettent à mal les corps, à des sangles qui enserrent, des pointes qui saignent les chairs ou des objets contondants qui vous pénètrent pour mieux vous empaler. Que nenni ! Au contraire, la Bastille n’accepte pas n’importe quel gredin de bas étage, juste des prisonniers tous bien nés, enfermés pour crime de lèse-majesté ou pour affaires d’État. Je crois bien que nous sommes à peine six ou sept pensionnaires, mais j’ai l’impression d’être seul, lors de mes rares promenades dans la grand-cour du château, je ne croise jamais personne. Il y a bien un forcené qui depuis trois mois beugle sans cesse, je crois qu’il s’agit du comte de Malleville, mais le bougre ne sort jamais de sa cellule et les gardes m’ont dit qu’il rejoindra bientôt l’asile de Charenton. Ma cellule est certes rudimentaire, sombre et exiguë avec, en guise de latrines, un trou dans la muraille, aussi toute la journée je dois sentir les relents nauséabonds de mes propres excréments qui s’amoncèlent en contrebas ; mais en hiver elle est bien chauffée et fraîche en été, je mange toujours à ma faim, et les gardes me traitent tout à fait correctement étant donné que ces imbéciles, fils de rien ou de pas grand-chose, ne peuvent s’empêcher de garder une certaine déférence face à un marquis, tout décadent et déchu qu’il soit.
Mais surtout, ici, on me laisse vraiment m’évader. Je veux dire en esprit, bien entendu : on me laisse disposer de toutes les lectures que madame Renée, ma chère épouse, m’envoie. Le sol de ma cellule est tapissé d’œuvres exquises, comme celles de Voltaire, Choderlos de Laclos ou encore Rousseau, que je considère presque comme mon double vertueux, car lui croit que l’homme est bon et moi tout à fait le contraire. Ce Rousseau me fascine, ses œuvres sont pour moi, pauvre athée, comme l’évangile pour une grenouille de bénitier, une lumière impossible à atteindre. Toutes ces lectures, donc, agrémentent mes journées, et lorsque j’en suis las, je passe à l’écriture. J’écris de longues lettres à mon épouse ou à différents amis et amantes que j’avais à l’époque de ma vie libertine, autrefois, et bien sûr, je consacre de longues heures à mes œuvres personnelles. Loin des contingences de la vie mondaine, je peux tout à fait concentrer mon esprit et depuis ma prison j’ai pu concevoir sans grande peine mes meilleures œuvres, « Justine ou les malheurs de la Vertu », « Dialogue entre un prêtre et un moribond », « Aline et Valcour » que je viens d’achever il y a quelques mois. Dans toutes ces œuvres, j’ai pu imaginer les brutalités les plus délicieuses, les viols les plus excitants, la pauvre Justine se fait défoncer par tous les trous et rouler dans la boue, c’est un vrai plaisir… J’ai l’impression que l’abstinence favorise l’imagination la plus perverse, que le foutre réprimé s’accumule dans le cerveau et rend nos pensées plus obsessionnelles. C’est une aubaine qui n’appartient qu’aux prisonniers et aux curés, même si ceux-là gardent l’avantage de pouvoir aussi se repaître des confessions des leurs ouailles pour alimenter leurs phantasmes. Quel fabuleux privilège !
Mais je m’égare en digressions inutiles… J’évoquais la torture. C’est le tourment indicible d’être seul avec soi-même, qui fait que, comme à présent, je finis par me parler à moi-même ; c’est le stupre qui me fait défaut, et même aussi l’amour, qui parfois accompagne le coït. Mais surtout, mon grand malheur vient d’un petit rouleau de papier glissé dans un étui en cuir, que j’ai caché entre deux pierres mal agencées de ma cellule. Là se trouve ma meilleure œuvre, « Les cent vingt journées de Sodome », que j’ai rédigée il y a quatre ans. Hélas, le prieur de la Bastille en a lu des extraits et me l’a aussitôt confisquée, et depuis, chaque fois que j’ai essayé de la réécrire, on a détruit mes manuscrits. J’ai donc recommencé à rédiger mon œuvre sur un papier minuscule, tous les jours en cachette, peu à peu, comme un acharné. Aujourd’hui, l’œuvre reste inachevée, dissimulée au fond d’un trou. J’essaie mentalement de la terminer mais ma mémoire fait défaut, je ne sais déjà plus ce que j’ai écrit autrefois, et j’oublie aussi tous les ajouts que j’ai imaginés a posteriori, faute de pouvoir les jeter sur le papier… J’enrage, je ne peux pas m’emparer de l’étui, c’est trop risqué, et je passe parfois des heures à fixer cette petite fente, comme un chat à l’affût devant la souricière. C’est, curieusement, le pire supplice que j’ai enduré ici, le plus dégradant de tous. Rien n’est pire que la censure, que l’anéantissement de l’esprit : puisque nous n’avons pas d’âme et que nos corps sont indéfectiblement condamnés à pourrir, il ne reste guère que l’esprit pour nous élever au-dessus du magma. Condamner l’esprit représente donc le châtiment suprême, car il est le seul qui se prolonge au-delà du trépas.
Mais voilà qu’en songeant de nouveau à mon œuvre enfouie je recommence à fixer obstinément ce satané trou. Je dois vite changer d’idée, trouver une activité pour faire diversion, sinon je risque de rester attrapé pendant des heures dans les affres de mes cent vingt journées de Sodome et de toutes les horreurs que j’y décris. Je trouve, sous le matelas de ma litière, la dernière lettre de ma femme, datée de début juin. Je l’ai déjà lue, en son temps, mais je décide de la relire et cette fois, j’oublie tous les commentaires de mon manuscrit « Aline et Valcour », que je lui ai fait parvenir il y a peu et qui constituent l’essentiel de la lettre, pour me centrer sur un paragraphe, qui avait quelque peu échappé à mon attention lors de ma première lecture. Mon épouse me rapporte, très succinctement, des événements très récents, et selon elle de grande importance, qui ont eu lieu à Versailles. Louis XVI, au mois de mai, a convoqué les États généraux, mais le Tiers État s’est rebellé contre le monarque, au point de se constituer en une assemblée que le roi a été forcé de reconnaître. Il s’agirait, d’après ma femme, d’une révolution, comme en Angleterre… Je demeure perplexe. Comment n’ai-je pas attaché plus d’importance à ce point lors de ma première lecture ? Suis-je à tel point imbu de ma personne pour n’avoir capté que les éloges sur mes écrits en oubliant le reste, ou bien est-ce mon enfermement qui m’a rendu indifférent aux événements du dehors ?
Je fais les cent pas dans ma cellule, en proie à mes réflexions. Il est vrai que ces événements sont tout à fait extraordinaires, si les faits sont avérés, cela signifierait la fin de l’absolutisme, et cependant, je demeure sceptique. Dans mes cent vingt journées de Sodome, quatre tyrans obligent le bas peuple à exaucer toutes leurs perversions, et personne n’ose les contredire, il y a là un aristocrate, un juge, un ecclésiastique et un banquier… Le monde est à l’image de mon ouvrage, nulle part on n’a vu le peuple prendre le pouvoir, pas même en Angleterre, les régimes se succèdent mais se ressemblent tous, le peuple est docile, à en croire qu’il jouit d’être abusé, et moi, je resterai toujours, à jamais, prisonnier, quel que soit le gouvernant, car je fais honte à tous.
Je m’approche de la meurtrière qui me sert de fenêtre et contemple Paris. C’est le crépuscule, le soleil est écarlate, couleur d’orage et de colère et la Seine semble un petit filet de sang cramoisi. Je vois quelques badauds en contrebas et soudain, sans réfléchir, je m’écris :
– Peuple de Paris, peuple de Paris ! Écoutez-moi ! Ici on massacre les prisonniers ! Peuple de Paris, venez, libérez la Bastille, si vous l’osez !
À ma grande surprise, trois badauds s’arrêtent et me saluent de la main.
– Salut à toi, citoyen prisonnier ! répond l’un. – Est-il bien vrai qu’on vous massacre ? demande un autre. C’est un scandale !
Je demeure pantois. J’avais déjà vociféré des inepties depuis cette fenêtre, autrefois, mais sans aucune réaction de la part de personne. Aujourd’hui par contre, voilà que mes plaintes trouvent écho. Il semblerait que les choses soient bel et bien en train de changer dans le royaume de France, les vilains se rebiffent, enfin ! Je continue de brailler à tue-tête et vois comment se forme, peu à peu, un petit cercle d’une quinzaine d’individus. Hélas, j’ai beau m’égosiller, on m’entend mal, aussi j’ai l’idée d’utiliser mon « tuyau à pisse », une espèce d’entonnoir qu’on m’a fourni pour uriner correctement dans le trou percé dans la muraille sans éclabousser les murs de ma cellule. L’engin, telle une trompette, permet d’amplifier ma voix.
– Au secours ! Ici on nous éviscère, on nous torture, on nous trucide !
J’entends gronder la populace. Dans le brouhaha, j’ai peine à écouter les réponses de chacun, mais j’entends distinctement, çà et là : « Mort aux tyrans ! » et « Vive la liberté ! », ce qui me réjouit au plus haut point. Je continue :
– Peuple de Paris ! Prenez donc la Bastille ! Ici, vous trouverez des armes à profusion, tout un arsenal ! Des canons pour envoyer de gros boulets dans le cul du gros Louis et de sa pute autrichienne ! Des baïonnettes pour étriper les culs-bénis ! Oyez peuple de Paris ! Ici se trouvent les prisonniers les plus illustres, ceux qui font trembler les despotes ! Montaigne, Voltaire, Beaumarchais et le masque de fer ont été enfermés ici ! En leur nom, libérez la Bastille !
Porté par les vivats, je m’enhardis, mais hélas, je n’ai point le temps de poursuivre mes diatribes, les gardes viennent de faire irruption dans ma cellule. Ils me confisquent mon tuyau à pisse et en deux temps trois mouvements, me voilà couvert de chaînes, attaché comme un chien enragé au pied de ma litière. La nuit tombe presque aussitôt, comme un couperet, plongeant ma cellule dans l’obscurité la plus complète.
Je fais cette nuit de bien étranges rêves, ou plutôt de délicieux cauchemars. Tout d’abord je recrée, comme d’habitude, les meilleures scènes des cent vingt journées de Sodome, des doigts tranchés, des ongles et des yeux arrachés, des scènes de nécrophilie, cette mère conduite à assassiner son fils… Mais bientôt, d’autres images viennent relayer les abominations de mon œuvre. Je vois toute une ronde de gueux aux visages de haine, et qui vont sans culotte. Ils poussent du bout de leurs piques des foules de nobles et de curés jusqu’à un grand artefact, comme une gigantesque faux mécanique, qui tranche les têtes à une cadence industrielle. Des bonnes femmes tricotent autour de la grande faux et s’ébaudissent à chaque mise à mort. Je vois un homme vérolé dans une baignoire en sang, qui réclame cent mille têtes, des religieuses violées par des cohorte de va-nu-pieds, des crucifix brisés, des reliques conchiées, des nègres qui réduisent leurs maîtres à l’esclavage, des féroces soldats étrangers qui arrachent les fils et les compagnes des pauvres miséreux, un sang impur qui abreuve les sillons, un étendard sanglant levé et le peuple entier en arme, réclamant la mort des despotes. Je vois notre bon gros roi Louis courant sans tête, suivi de son Autrichienne de femme, et le petit dauphin souffrant mille sévices de la part d’un maître aviné pour finir par mourir d’inanition… Et enfin, la Bastille qui s’écroule soudain sous le feu de cent canons, et la tête du gouverneur de cette prison infâme qui danse au bout d’une pique.
Je suis réveillé au petit matin par les gardes qui entrent dans ma cellule. De Launay en personne, le gouverneur de la Bastille, celui-là même qui hantait mes rêves tout à l’heure, les accompagne.
– Donatien Alphonse François, Marquis de Sade, je vous annonce votre transfert immédiat à l’hospice de Charenton. Votre place est chez les fous, Monsieur.
Je suis à tel point stupéfait que je ne trouve rien à répartir. On me fait sortir de force de ma cellule et bientôt je me retrouve assis au fond d’un carrosse, coincé entre deux soldats. J’ai grand mal à croire qu’on m’envoie à l’asile d’aliénés quand le comte de Malleville, qui à longueur de journée vocifère des obscénités, reste bien au chaud dans sa cellule de la Bastille. Serais-je donc plus fou que lui ? Bien sûr que non, moi, j’ai toute ma raison mais on veut me faire passer pour un dément pour m’empêcher d’écrire des œuvres comme mes cent vingt jours de Sodome, ce manuscrit que je viens de perdre dans ma cellule de la Bastille, calé entre deux pierres. J’enrage, mais je saurai bien le réécrire, agrémenté peut-être des nouvelles scènes que je viens de rêver. Oui, je le réécrirai, et si on me confisque l’encre et le papier, j’irai jusqu’à tatouer les mots sur ma peau et écrire avec mon propre sang. Jamais on ne parviendra à me faire taire.
Dans le carrosse qui m’emmène à Charenton, je réfléchis. Quelle est donc ma folie, hormis le fait de décrire trait pour trait l’abjecte nature de l’homme et de voir le monde tel qu’il est, dans toute son horreur ? Je suis celui qui dit ce que personne ne veut entendre, je suis l’ombre au soleil, le sang qui bout dans les veines et qui ne demande qu’à jaillir à la moindre entaille, je suis le cadavre qui pourrit au fond des mausolées d’or et de marbre… Pour le moment, la société est saupoudrée de petites cruautés mesquines, disséminées, furtives, les grands de ce monde s’autorisent quelques menus écarts à la morale, droit de cuissage, mariages incestueux ou épousailles d’enfants à peine pubère, tandis que dans les couvents on recueille les vierges violées qu’on ne peut plus marier. La haute aristocratie s’accommode aisément de toutes ces peccadilles, quant au peuple, il est bien trop pauvre pour se payer le luxe d’être méchant.
Mais un jour le pauvre aura lui aussi le droit à la cruauté, c’est-à-dire à l’humanité, et ce jour-là, devant les yeux atterrés des bien-pensants, le monde va saigner, pour de vrai. Oui, je le sais, c’est évident, un jour l’histoire me donnera raison, l’homme en se libérant pourra enfin commettre toutes les ignominies dont il est enfin capable, et que l’absolutisme brime. Demain apparaîtra le crime en masse, la déportation de populations entières, la guerre la plus totale. C’est inéluctable. Il suffit que la Bastille, comme dans mon rêve, s’écroule sous les coups de canon. Et lorsque la tête du gouverneur de la Bastille se promènera au bout d’une pique, je la regarderai droit dans les yeux et rirai à gorge déployée, car le monde sera devenu fou et moi le plus raisonnable des hommes. Pourvu que mon rêve soit prémonitoire.
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