Napoléon avait conquis tout l’ancien monde, et n’entendait pas s’arrêter là. Les Anglais lui avaient bloqué l’accès à la mer, qu’à cela ne tienne, la terre devait lui appartenir. Au fur et à mesure de son avancée, il avait agrégé à son armée des représentants de tous les peuples vaincus d’Europe : croates, espagnols, autrichiens, toscans et polonais. Restait encore la Russie, cet empire qui s’étalait sur deux continents, qui s’étendait de la Baltique au Pacifique, de la mer Noire à la Chine, des banquises du Grand Nord aux déserts de la Perse. Un pays à la taille de l’ambition de l’empereur.
Le 23 juin, un demi-million de soldats se pressait sur la rive gauche du Niémen, près de Kaunas en Lituanie. Napoléon harangua ses troupes :
« Soldats. Autrefois, à Tilsitt, la Russie a juré éternelle alliance à la France et guerre à l’Angleterre. Elle viole aujourd’hui ses serments. La Russie est entraînée par sa fatalité ; ses destins doivent s’accomplir. Nous croit-elle donc dégénérés ? Marchons donc en avant ; passons le Niémen, portons la guerre sur son territoire. »
La Grande Armée traversa le fleuve, comme un seul homme. Pierre était l’un d’entre eux, noyé dans la masse des uniformes. Petit ouvrier du faubourg Saint-Antoine, à Paris, nourri dès la plus tendre enfance par les idéaux révolutionnaires, il n’avait que vingt ans et rêvait de grands exploits, convaincu qu’à cœur vaillant rien d’impossible, que sa valeur au combat lui permettrait de vite grimper les échelons de la hiérarchie militaire. Il pensait en découdre avec les terribles Cosaques, lutter au corps à corps contre des soldats de chair et d’os, mais une fois là-bas, l’attendaient d’autres ennemis, autrement plus redoutables : le soleil, le feu, le blizzard et le givre.
Le temps se gâta aussitôt, dès la fin juin : huit jours d’orage, suivis d’une insupportable canicule. Les moujiks, à l’approche des envahisseurs, cachaient leurs provisions et empoisonnaient les puits, avant de s’évaporer dans les steppes infinies. Les soldats de Napoléon entraient dans des villages fantômes, sans âmes et sans ressources. Certains, couverts de poux, moururent du typhus et de dysenterie, d’autres de faim. Les chevaux n’avaient guère que les toits des chaumières et l'écorce des arbres pour s’alimenter. Un grand nombre mourut, et une bonne partie de la cavalerie fut mise à pied. La discipline se relâchait, et beaucoup d’hommes en profitèrent pour déserter. L'été russe décima la Grande Armée, et quand elle atteignit Smolensk, à la mi-août, il ne restait plus que quatre cent cinquante mille hommes. Pierre faisait partie de ceux-là. Il avait subsisté en chapardant du pain et du vin dans les convois des cantiniers.
Napoléon attaqua Smolensk, ou plutôt, la rasa à grands coups de canons. Il démolit les remparts, rasa les faubourgs, transforma tout en un immense champ de ruines. Quand Pierre entra dans la ville, tout n’était que poussière et cendres, et les Russes avaient disparu. Il ne restait plus que des vieillards et des infirmes.
Puis il y eut la bataille de la Moskova, le combat tant attendu, après deux mois et demi de marche et mille kilomètres parcourus. Tout commença par un formidable duel d’artillerie, un déluge d’éclairs et de tonnerre. Pierre, assourdi, maintint sa position, debout, immobile, au milieu de son unité de fantassins, pendant que les boulets ennemis décanillaient au hasard les soldats comme dans un jeu de quilles. Quand les canons cessèrent de gronder, il aperçut les formes mouvantes des Cosaques au loin, au milieu des fumées, qui galopaient vers eux, et un autre nuage de poussière, celle de la cavalerie impériale, qui allait à sa rencontre. Il attendit la charge des fantassins, elle n’eut jamais lieu. La bataille causa soixante-dix mille morts, la moitié dans chaque camp, mais Napoléon s’attribua la victoire, car l’armée d’en face prit la fuite. L’empereur comptait encore sur environ quatre cent mille hommes en entrant dans Moscou.
Dans la vieille capitale russe, Pierre n’eut pas le temps de piller quoi que ce soit, tous les habitants ou presque avaient déserté les lieux, et surtout, dès le second jour, la ville prit feu. Des incendies volontaires, provoqués par l’ennemi, se propagèrent aux quatre coins de la métropole, les maisons moscovites, toutes en bois, s’allumèrent les unes après les autres comme des allumettes. Les troupes de Napoléon, cantonnées autour du Kremlin, se retrouvèrent encerclées par les flammes, pendant plusieurs semaines. Pierre survécut en défiant les flammes pour aller voler dans les caves des maisons écroulées, et dut manger des chats pour ne pas mourir de faim.
La Grande Armée demeura plus d’un mois stationnée dans la ville calcinée. Napoléon attendait que le tzar signât la reddition, mais ses émissaires qui partaient vers Saint-Pétersbourg ne revenaient jamais, ils étaient tués en chemin, ou se perdaient dans les steppes infinies. Finalement, l’empereur comprit qu’il ne pouvait y avoir de vainqueur sans vaincu, qu’on ne saurait triompher d’une armée de fantômes. Il décida donc de battre en retraite, le 18 octobre. Avant de partir, il fit démolir le Kremlin à coups de canon.
L’empereur voulut emprunter une autre route qu’à l’aller, mais les cavaliers cosaques, comme surgis du néant pour harceler l’ennemi, attaquaient par embuscades successives, tantôt les flancs, tantôt l’avant-garde, tantôt les traînards ; et la Grande Armée fut forcée de reprendre le même chemin que deux mois auparavant, une voie désolée où tout ce qui pouvait être pillé l’avait déjà été. Il ne restait plus rien, ni culture, ni maison, ni être humain ou animal. Les armées passèrent par le charnier de la Moskova, les corps des soldats tombés au champ d’honneur se putréfiaient, et les pluies avaient découvert les cadavres qu’on avait enterrés.
Manquant de fourrage, plus de la moitié des chevaux périt en quelques semaines. On dut abandonner les canons, qui ne pouvaient plus être tirés, mais aussi les chariots qui transportaient les vivres. Les soldats essayèrent d’emporter le plus de nourriture dans leurs bardas et dans leurs poches, et le poids de leurs bagages ralentit encore un peu plus leur marche. Les désertions devenaient massives, plus ou moins volontaires, car beaucoup d’hommes abandonnaient le gros des troupes pour chercher à manger dans les champs alentour, et ne revenaient pas. La majorité se retrouvait nez à nez avec des Cosaques, avec des moujiks, qui s’étaient organisés en milices contre l’envahisseur, avec des loups, ou alors, tout simplement, ils allaient trop loin et ne parvenaient pas à retrouver leur quartier général. Pierre, au cours d’un maraudage, tua enfin ses premiers Russes, une famille entière de paysans, pour un peu de soupe et quelques pommes de terre.
Il ne restait plus que trois cent mille soldats quand débuta le mois de novembre. Une fois dépassé Smolensk, commencèrent les grands froids de l’hiver russe ; la température descendit jusqu’à vingt-deux degrés en dessous de zéro. Le sol, déjà drapé de givre, se couvrit bientôt d’une épaisse couche de neige. La nuit devenait aussi blanche que le jour, tout était uniformément couleur d’albâtre, désespérément blafard, le sol ne se distinguait plus du ciel, comme un mur sur l’horizon qui scellait toute perspective de fuite. Les soldats n’avaient ni bottes fourrées, ni manteaux, ils s’emmitouflaient comme ils pouvaient, dans les lambeaux de leurs étendards tricolores, et garnissaient leurs bottes de foin. Ils avançaient, malmenés par les vents glacés, et les flocons tourbillonnaient devant leurs yeux pour mieux les égarer. Beaucoup, éblouis par tant de clarté, devenaient aveugles, les autres, qui ne voyaient guère à plus de dix mètres, déambulaient au hasard, sans trop savoir où, parfois à contresens. Pour ces voyageurs hagards, il n’y avait d’autre salut que de marcher, jusqu’au bout de leurs forces : s’arrêter signifiait mourir, et faire un feu parvenait certes à repousser les fauves, mais attirait les Cosaques. Les hommes dormaient, empilés les uns sur les autres, et se tournaient chaque heure pour changer de place. Souvent, en se réveillant, ils se rendaient compte qu’ils étaient ensevelis au milieu des morts. Le général Hiver, pendant le mois de novembre, faucha bien cent mille hommes. Pierre, quant à lui, sauva sa vie en récupérant les manteaux et en soutirant les vivres des sacs de ses compagnons morts, et même de certains qui ne l’étaient pas encore, mais qui n’avaient plus assez de force pour résister à sa rapine.
Les températures atteignirent trente-cinq degrés en dessous de zéro. Les visages étaient blancs, couleur d’os et de givre, et les lèvres bleutées, les barbes, des colliers de stalagmites, les squelettes étaient devenus aussi cassants que la glace. Le froid brûlait, mordait, avant de mortifier, et la douleur qui disparaissait était le pire présage, le signe qu’un pied, un nez, une oreille, avait gelé et bientôt tomberait, sans avertir. Pierre perdit ainsi deux doigts de sa main gauche. Des soldats, aux membres engourdis, n'éprouvant pas la sensation de chaleur des feux de camp, s'approchaient trop près de ceux-ci et mouraient brûlés. Le verglas tua toutes les montures qui étaient encore vivantes : une fois à terre, il ne leur était plus possible de se relever et de continuer ; aussi on les achevait, avant de les dévorer crues. Pierre, au plus froid de l’hiver, se réfugia dans la carcasse d’un cheval, et fit son lit dans ses entrailles encore chaudes. Cela lui permit d’éviter une mort sûre.
Le 25 novembre, ce qu’il restait encore de la Grande Armée atteignit la Bérézina. Le fleuve n’avait pas entièrement gelé, on ne pouvait donc pas le franchir à pied et les Russes avaient détruit tous les ponts. Aussi, l’armée demeurait là, bloquée par cet obstacle inespéré, acculée par les Cosaques, condamnée à mourir de froid. Napoléon décida alors de faire construire un nouveau pont, à la hâte. Une unité d’experts pontonniers hollandais se chargea de cette œuvre colossale. Ils abattirent tous les arbres des alentours, démontèrent les fermes des moujiks et les églises pour récupérer les rondins et les clous, puis ils commencèrent à planter les piles dans le lit du fleuve gelé, à deux mètres de profondeur, et ensuite les culées, par-dessus, et enfin la passerelle. Ils plongeaient à tour de rôle et ne demeuraient guère plus d’une demi-heure dans la rivière, mais la plupart ne remontaient pas à la surface : ils mouraient figés par le froid avant de finir leur besogne, emportés par les banquises ou bien déchiquetés par le tranchant des blocs de glace. Quand l’un tombait, un autre le remplaçait, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus ou presque : sur quatre cents pontonniers, neuf seulement survécurent, mais au bout de trois jours, ils accomplirent l’impossible, deux ponts de bois pour faire passer les troupes d’une rive à l’autre.
Pierre, pendant ce temps, avait perdu les traces de sa troupe. Il survécut, en mangeant le foie d’un de ses amis, mort d’inanition. Il marcha des heures, à moitié enseveli dans la neige, et quand par fortune il retrouva enfin son armée, il aperçut au loin de longues files de soldats qui empruntaient le pont sur la Bérézina, et devant, sur la rive, les campements formés par les soldats blessés, les cantiniers et les civils, qui attendaient leur tour de traverser. Pierre entendit hennir des chevaux dans son dos, et pressentit alors les Cosaques, tout proches, aussi il accéléra le pas et décida de franchir le fleuve au plus tôt, sans s’arrêter pour bivouaquer. Il ne s’était pas trompé, car aussitôt sur l’autre rive, les soldats de Napoléon détruisirent le pont, pour éviter d’être poursuivis par les Russes, en sacrifiant au passage environ cinquante mille hommes qui n’avaient pu passer sur l’autre rive, et qu’on laissa à la merci des Cosaques.
Juste après la traversée de la Bérézina, Napoléon offrit le commandement des troupes à Murat, et s’enfuit en traîneau pour Paris, dans le plus grand secret, en abandonnant son armée. Murat déserta à son tour quelques jours plus tard, pour sauver son royaume de Naples, laissant le vice-roi d'Italie, Eugène de Beauharnais, aux commandes. Le mois de décembre fut tout aussi glacial et meurtrier ; à l’instar des chefs de guerre, les soldats disparurent tous, un par un, engloutis par l’hiver. Le 30 décembre 1812, les soldats de l’empereur traversèrent de nouveau le Niémen. Sur le demi-million qui était parti six mois auparavant, ils n’étaient plus que vingt-deux mille.
Pierre n’était pas de ceux-là. Sa chance s’acheva un jour de la mi-décembre, au beau milieu des steppes infinies. Fourbu, il s’assoupit un peu trop longtemps, et quand il se réveilla, ses compagnons étaient tous partis. C’est alors qu’il vit, pour la toute première fois, un Cosaque, qui marchait lentement vers lui. Pierre voulut tirer sur l’ennemi, mais ses bras n’obéirent pas à ses ordres : ils avaient gelé pendant la nuit. Le Russe avança et arracha son fusil, les mains de Pierre, crispées sur l’arme, se brisèrent aussitôt. Ensuite, d’un coup de pied, le Cosaque le projeta en arrière et en tombant, la tête de Pierre se sépara de son tronc. Au printemps, un ours dévora la carcasse du soldat, et les fourmis de la raspoutitsa, la saison du dégel, finirent de le faire disparaître tout à fait.
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