I.
Les deux soldats avançaient à grand-peine à travers champs, en direction de Saint-Philibert-des-bois. Ils étaient partis d’Angers au petit matin, et en principe auraient dû atteindre le village, situé à juste cinq heures de marche, en début d’après-midi, mais ils s’étaient perdus dans la forêt, puis s’étaient embourbés dans le bocage inextricable du pays vendéen, sans pouvoir demander leur chemin, faute de croiser âme qui vive. À présent, le crépuscule était sur le point de tomber et le brouillard s’épaississait peu à peu.
— Corne Dieu ! Satané pays ! grommelait Mathurin, le premier soldat, un vétéran à l’aspect mal dégrossi. On retourne à la grange qu’on a dépassée tout à l’heure, chef ? Je n’aimerais pas devoir dormir à la belle étoile, c’est trop humide ici, et puis c’est dangereux, je n’ai aucune envie de me faire assassiner dans mon sommeil. — Non, on ne devrait pas être loin maintenant. Marchons encore et si dans une heure nous ne trouvons pas le village, nous aviserons, répondit l’autre, un grand taciturne qui répondait au nom de Rigobert et qui était brigadier-chef. — Ils auraient pu nous donner des chevaux, quand même. On va perdre deux jours entre l’aller et le retour, et ça, si on arrive, pour sûr. Tout ça pour quoi ? Pour pas grand-chose, à c’t’heure… — Allons, allons, mon bon Mathurin, répondit l’autre. Tu sais bien que l’armée ne dispose pas d’assez de montures, on les a toutes envoyées sur le front où elles font grandement défaut. — Ce n’est pourtant pas les haras qui manquent dans la région. Vous n’avez pas remarqué tous ces percherons dans les champs ? Qu’est-ce qu’ils attendent pour tous les réquisitionner ? Fichtre ! Ce n’est pas pour critiquer l’empereur, mon brigadier, mais je crois bien que Napoléon est trop bon avec ces vendéens… Après toutes les misères qu’ils nous ont faites pendant des lustres ! Les gredins ! Je suis sûr que c’est à cause d’eux qu’on est perdus. Ils n’entretiennent pas les routes, exprès, pour nous empêcher de passer. — Allons donc, ne dis pas n’importe quoi, voyons. Si les routes ne sont pas entretenues, cela dérange en premier lieu les habitants. J’ai surtout l’impression que le pays est très pauvre, et qu’après toutes ces guerres on manque de bras pour travailler dans les champs. Par contre, oui, si nous n’avons croisé personne, c’est sans doute parce que les gens se méfient de nous. Je te le concède. — Oui, et encore heureux qu’on ne nous tire pas comme des lapins depuis un fourré. Vous savez, brigadier ? J’ai déjà été ici, je vous l’ai dit, chef ? Enfin, pas loin, près de Cholet, dans les colonnes du général Turreau. C’était en l’an II… Ça ne nous rajeunit pas ! Et pourtant, je m’en souviens comme si c’était hier… Ils nous canardaient de partout, les chouans ! Je n’ai jamais eu autant la frousse. Et pourtant, j’en ai vu des batailles, Fleurus, et Arcole, et Austerlitz, eh bien c’est la pire campagne que j’aie vécue. De vrais lâches, ces Vendéens, on ne les voyait jamais arriver, ils nous attaquaient dans le dos, et ils disparaissaient aussitôt. Des vrais sauvages, ils vivaient même dans la forêt. — Oui, tu me l’as déjà raconté, Mathurin, plus d’une fois. Mais on n’est pas venus ici pour la revanche. Nous avons l’ordre de chercher deux conscrits, on organise le tirage au sort devant les autorités locales, on s’en va avec les deux gars, et on ne fait pas d’esclandre. On agit de la façon la plus diplomatique possible, et sans provocation inutile. Si tout va bien, on sera repartis après-demain matin. — Quelque chose me dit que ce ne sera pas si simple, brigadier. — Le préfet a été très clair, Mathurin : il faut être fermes, mais à la fois conciliants. Notre rôle c’est d’abord d’affirmer l’autorité de l’état, dans un village où il y en a grandement besoin. Gagner la confiance des habitants, mais aussi leur montrer qui commande ici. C’est la première fois que l’armée passe dans ce village et ceux d’alentour pour recruter des conscrits, avant elle n’osait pas le faire… Aussi, pas de zèle, pas d’héroïsme déplacé. Au moindre danger, on appelle des renforts. Et si on ne trouve pas nos deux recrues, tant pis. Le préfet me l’a dit expressément, il est hors de question de risquer la vie de deux grognards expérimentés sous prétexte d’enrôler deux jeunes bouseux récalcitrants
Mathurin haussa les épaules, et au lieu de répondre, il opta pour allumer sa pipe. Sur ce, le brouillard se dissipa et les soldats purent distinguer au loin, planté sur l’horizon, un minuscule bâtonnet qui pouvait ressembler au clocher d’une église, celle de Saint-Philibert-des-bois, très certainement. Aussitôt après, la pluie commença à s’abattre en trombe, tout d’un coup, comme c’est habituel dans la région entre février et juin. Les deux hommes pressèrent le pas.
Le village semblait aussi abandonné que les champs d’alentour. À cause de la pluie, et plus certainement, de l’arrivée des soldats, il n’y avait pas un chat dans le bourg. Les maisons étaient toutes à moitié démolies, avec des lézardes dans les murs en torchis et des chaumes pourris en guise de toiture, plantées de part et d’autre d’un chemin boueux strié d’ornières qui servait de grand-rue, et au bout, une église en ruines, dont il ne subsistait que le clocher, dressé comme un phare à l’abandon dans un océan d’herbe et de boue. Il n’y avait guère qu’une dizaine de masures dans le village, et pourtant Rigobert savait que Saint-Philibert-des-bois comptait plus de cent feux. Sans doute la plupart des habitants vivaient-ils dans des chaumières isolées, alentour, au milieu du bocage.
Rigobert et Mathurin cherchèrent la mairie sous la pluie battante et passèrent un bon moment avant de la trouver. Ils sentaient que les habitants les observaient, claquemurés dans leurs maisons, cachés derrière leurs rideaux, mais personne ne leur vint en aide. Ils trouvèrent finalement une bâtisse à la sortie du village, la seule demeure construite en pierre, avec, clouée à la porte, une cocarde tricolore et une vieille affiche détrempée annonçant les festivités de la Saint-Napoléon, le 15 août de l’année précédente. Ils en déduisirent qu’il s’agissait bien de la mairie, mais elle était fermée à double tour. Mathurin, excédé, demanda la permission à son chef de forcer un volet et casser un carreau pour pénétrer dans la maison, mais Rigobert s’y opposa, et préféra aller frapper à la porte voisine.
II.
Une femme, toute de noir vêtue, leur ouvrit. Elle n’avait peut-être que cinquante-cinq ans mais paraissait en avoir au moins vingt de plus, tant son allure était chétive et sa figure austère. La vieille trembla comme une feuille à la vue des militaires, mais Rigobert tenta de la rassurer :
— N’ayez crainte, madame, on ne vous fera pas de mal. Nous voulions voir le maire, monsieur Charles Henriot, mais la mairie est fermée. Nous avons besoin d’un abri jusqu’à son retour.
Sans un mot, la dame les fit entrer. À l’intérieur du logis, tout était au moins aussi misérable qu’à l’extérieur : sol en terre battue, une mauvaise cheminée où brûlait un morceau de tourbe, un lit défoncé, un coffre, une table bancale et deux bancs pour seuls meubles, et pas la moindre lampe ou bougie pour s’éclairer.
— Vous savez quand le maire sera là ? demanda Rigobert, tout en retirant son bicorne pour le mettre à sécher devant la cheminée. — Dame, il n’est pas là ben souvent, répondit la femme, la voix chevrotante. — Il n’habite pas dans la commune ? — Non, c’est un homme de la ville. On nous l’a imposé depuis Angers, il y a quelques années, mais on ne le voit pour ainsi dire jamais par ici. — Et vous ne connaissez personne qui ait les clés de la mairie ? — Non, je n’en sais rien. Peut-être le père Ignace, notre curé. — Et où est-il ce curé ? — Il n’est pas au village, pour sûr, mais il viendra demain matin. Depuis que l’église a été détruite, il officie dans la chapelle du vicomte, au château. C’est à deux lieues d’ici. Des fois il revient au village après la messe du soir, mais quand il pleut, il reste là-bas jusqu’au matin. — Et l’église, ça fait longtemps qu’elle est détruite ? — Oh, depuis la Révolution, monsieur. Le général Turreau l’a fait démolir à coups de canon. — S’il a fait ça, le général, c’est qu’il devait bien y avoir une raison, intervint Mathurin, goguenard.
Son chef lui fit discrètement signe de se taire.
— Bien… reprit le brigadier, tout en retirant son manteau et ses bottes détrempées, nous n’avons pas d’autre choix que d’attendre tranquillement ici jusqu’à demain matin. Il va nous entendre, votre maire, si on le voit demain. On avait pourtant annoncé notre venue. Madame, pourriez-nous nous préparer de quoi manger ?
La vieille soupira :
— Il me reste un morceau de pain, mais il n’y en aura pas assez pour trois. Pour le reste, je vais voir ce que peux faire.
Mathurin accompagna la femme jusqu’au potager minuscule qu’elle avait dans l’arrière-cour. Ils en revinrent avec un chou rabougri, une carotte famélique et deux oignons.
— Vous devriez planter des pommes de terre, madame, dit-il en refermant la porte. — Des pommes de terre ? Ça non ! Monsieur le curé nous a interdit d’en planter. Il dit que c’est le fruit du diable ! — Le fruit du diable ? Parce que ce sont les révolutionnaires qui ont cherché à l’implanter dans les campagnes ? Fichtre ! En attendant, la pomme de terre, madame, ça permet de ne pas mourir de faim… Faut croire que le diable se soucie plus des humains que votre bon Dieu, ma bonne dame.
La femme ne put s’empêcher de faire le signe de croix en écoutant ce blasphème. Rigobert, en constatant le peu de vivres qu’il y avait, décida de les laisser à la vieille femme. Il restait encore des rations dans le barda des militaires, quelques noix, un bout de lard, un peu de fromage aussi sec que la pierre et du pain noir. Les soldats proposèrent de partager leur nourriture avec la vieille dame, qui manifestement était affamée. Tout en dînant devant la cheminée, le brigadier demanda :
— Vous vivez seule ici ? — Oui, je suis veuve… Mais heureusement, il y a Marceau, mon fils, qui m’aide comme il peut. Il travaille sur les terres de monsieur d’Hérouël, notre bon vicomte. Il gagne peu, pour sûr, juste un franc par jour, mais il arrive bien à trouver quelques centimes à me donner chaque semaine, ça me permet de payer le pain. — Un franc par jour ? Fichtre ! s’indigna Mathurin. Chez moi, à Rouen, un portefaix en gagne deux, et c’est l’ouvrier le moins qualifié. Il n’y a que les enfants qu’on paie cette misère. Dites, votre vicomte, il ne se croirait pas encore à l’époque du servage, des fois ? Corne Dieu ! Les aristocrates, on aurait mieux fait de tous les guillotiner à la Révolution.
La veuve fit un nouveau signe de croix. Rigobert souria, et reprit :
— Vous êtes veuve, alors ? Votre mari est mort pendant les guerres de Vendée ? — Non, non, il n’a jamais pris les armes contre personne ! s’empressa de répondre la femme, qui manifestement ne tenait pas à passer pour une partisane de l’ancien régime face à ces deux soldats. Mon pauvre mari est mort un an avant la Révolution, d’un accident, sur les terres du vicomte. Il m’a laissée seule et désemparée, avec mes enfants si petits… Et la guerre qui est arrivée ensuite… J’avais quatre fils, seul le benjamin, Marceau, a survécu
La veuve semblait émue en évoquant le passé. Rigobert posa sa main sur la sienne et lui répondit d’une voix rassurante :
— Toutes mes condoléances, madame, et ne vous inquiétez pas, je vous l’ai déjà dit, nous ne sommes pas là pour vous faire du mal.
Après dîner, Mathurin voulut allumer une pipe mais Rigobert l’envoya fumer dehors, pour ne pas importuner leur hôte. Le grognard ronchonna dans sa barbe mais obéit. Rigobert sortit de son sac un livre de Jean-Jacques Rousseau et commença à le lire devant la cheminée, mais dut vite renoncer, à cause du manque de lumière. Vers dix heures, les soldats déroulèrent les couvertures qu’ils avaient dans leur barda puis s’installèrent pour dormir, au pied du lit de la veuve, le bras enroulé sur leur fusil au cas où, même dans la maison d’une vieille femme inoffensive ils ne pouvaient pas se permettre le luxe d’être trop confiants. Malgré leurs préoccupations, ils trouvèrent vite le sommeil, car la journée avait été harassante.
III.
Le curé du village, le père Ignace, frappa à la porte au petit matin. C’était un très vieil homme aux yeux couleur de brouillard et à la peau aussi fripée qu’une pomme à cidre. Il entra chez la veuve, un panier à la main et salua les deux soldats, avec un grand sourire :
— Bonjour, mes chers amis. Aujourd’hui le bon Dieu nous a offert un soleil magnifique. Je vous ai apporté des brioches, et aussi des œufs, du fromage, du saucisson, une bouteille de cidre et une autre de vin blanc. Une délicatesse de monsieur d’Hérouël, notre bon vicomte. — Bonjour… Et comment donc votre vicomte sait-il qu’on est là ? répondit Rigobert en se levant. — On sait tout dans notre village. Et puis on ne peut pas dire que vous soyez passés inaperçus hier, vous avez traversé toute l’étendue de la commune, de long en large et en travers, avant de trouver notre village. — Et comme de bien entendu, personne n’est venu pour nous indiquer le chemin…
Le curé eut un sourire entendu. Rigobert finit de ranger ses affaires et donna un coup de pied à Mathurin, pour le réveiller. Puis il s’assit sur le banc, en face au prêtre.
— Monsieur le curé, vous savez sans doute pourquoi nous sommes venus ? — Oui, bien sûr, pour la conscription. Vous devez recruter deux nouveaux soldats pour vos guerres. Pour tout vous dire, j’ai un peu aidé le maire à préparer les listes des candidats. Sans moi, il aurait été perdu, ce pauvre monsieur Henriot. Il n’est pas de la commune, vous savez, il habite à Angers et ne connaît pas bien les paroissiens… — Oui, je suis au courant. Bon. Au moins, les listes sont prêtes et il ne pleut plus, c’est déjà ça. Il ne reste plus que le maire. — Ne vous inquiétez pas, monsieur le vicomte a dépêché un domestique pour aller quérir monsieur le maire dans la nuit. Il arrivera d’ici quelques heures.
Mathurin, enfin réveillé, s’assit sur le banc, à côté de son chef. Il voulut s’emparer d’une brioche qu’il y avait dans le panier posé sur la table, mais Rigobert l’en empêcha, tout en déclarant au père Ignace sur un ton sévère :
— Désolé, monsieur le curé, mais on ne peut pas accepter ce type de cadeau. Ce n’est pas à un vicomte d’alimenter des soldats en mission, c’est au maire de le faire. Ne le prenez pas mal, mon père, mais j’ai l’impression que votre vicomte occupe un peu trop de place ici. Il ne représente pourtant aucune autorité, que je sache.
Le curé cessa aussitôt de sourire, pour prendre un ton bien plus acerbe.
— Vraiment, monsieur le brigadier ? Mais alors, où est-elle donc l’autorité dont vous parlez, monsieur ? Ici, après toute une décennie de désordres et de désolation, on a enfin daigné nous envoyer quelqu’un pour diriger notre village, mais il se trouve que c’est un étranger, un notaire de la ville dont le seul mérite est d’avoir profité de la vente aux enchères des biens du clergé pendant la Révolution pour acquérir des parcelles au rabais un peu partout dans le département. S’enrichir sur les malheurs de l’Église, n’est-ce pas honteux ? Et bien entendu, comme il a racheté des terrains à Saint-Philibert et qu’il est franc-maçon, il a réussi à se faire nommer maire par la préfecture, mais il n’a aucun intérêt pour le village, son seul but c’est de spéculer, et il compte bien utiliser sa fonction de maire pour le faire… Ah, ça ! Rien à voir avec la famille d’Hérouël qui veille au bien des paysans depuis presqu’un millénaire !
Mathurin soupira, agacé. Rigobert marqua un court silence et répondit.
— Je vois que vous ne portez pas vraiment monsieur Henriot dans votre cœur, mais très sincèrement, je pense que notre préfet n’apprécie pas non plus des maires absents de leur juridiction et qui négligent leur travail. Dans d’autres villages, d’anciens châtelains ont été nommés maires, vous le saviez ? Nous ne sommes plus aux temps de la Terreur. L’Empire est une synthèse entre ancien et nouveau régime, alors pourquoi pas des nobles dans l’administration ? Le problème, dans cette région, et vous le savez parfaitement, c’est que les aristocrates ont pris les armes contre la Révolution, qu’ils ont mené l’insurrection… C’est le cas de votre vicomte ?
Le père Ignace, surpris par cette réplique, reprit son ton affable :
— Pas du tout monsieur ! Dès 1789, peu après la funeste nuit du 4 août, il est parti en exil en Angleterre, avec sa femme et ses enfants en bas âge, et il n’est revenu qu’au début du Consulat. Les villageois ont défendu son château en son absence mais lui n’a pas pris part au moindre combat, c’est un homme de paix. — Ah, oui, voilà qui est intéressant, répondit Rigobert en se grattant le menton. Je pourrais éventuellement en parler au préfet, à notre retour… Mais dites-moi, monsieur le curé… Votre vicomte, que pourrait-il apporter au village ? — Oh, beaucoup, beaucoup ! Il nous a promis de reconstruire l’église, mais il lui manque les autorisations du maire, justement, pour démarrer les travaux. Et puis, monsieur d’Hérouël administre très bien son domaine, vous savez ? Il possède une centaine de chevaux, des vaches, des cochons, des pommiers et des vignes à foison, et au moins cent arpents de blé ! Sur les quais de la Loire, à Angers, il possède des entrepôts, que son fils administre, et il fait acheminer tous les produits de notre terroir en gabare jusqu’à Nantes et Orléans. On m’a dit qu’on boit même notre vin blanc dans les meilleurs cabarets de Paris, monsieur ! Vous voyez, s’il devenait maire, il ferait prospérer notre village, à n’en pas douter ! — Eh bien, soit, sachez que j’en parlerai à notre préfet, vous avez ma parole, monsieur le curé, trancha l’officier. — Oh, m’en voilà fort aise, répondit le prêtre sur un ton ravi. Eh bien, sur ce, je vous quitte, mais si vous avez besoin de moi, vous me trouverez au presbytère, derrière l’église, et si je n’y suis pas, demandez à n’importe quel habitant du village, il saura où me trouver. — Au revoir, monsieur le curé. Au fait, avez-vous les clés de la mairie ? — Non, malheureusement. Le maire n’a jamais voulu me les donner. Il ne me fait pas confiance, vous savez.
« Et il a bien raison », marmonna Mathurin entre ses dents, tandis que le prêtre fermait la porte.
Rigobert se tourna vers la veuve et la salua :
— Madame, nous vous remercions de votre accueil, vraiment, et espérons ne pas vous avoir trop dérangée. Gardez le panier du vicomte pour vous. Vous en aurez plus besoin que nous. — Il y en a pour au moins six ou sept francs de nourriture, là-dedans, madame. Ce que gagne votre fils en une semaine… Ça fait réfléchir, n’est-ce pas ? ajouta Mathurin.
La veuve les remercia avec effusion et les soldats sortirent de la maison. Tout en allumant sa pipe, Mathurin demanda à son chef :
— Brigadier, je dois vous avouer que je n’ai pas bien compris votre réponse au curé. Vous voulez vraiment proposer le vicomte comme maire au préfet ? De toute évidence, c’est un affameur, un lâche… Le bougre, il prend la fuite et laisse les villageois défendre son château sans lui… Sacré chevalier, non ? — Je ne te le fais pas dire, Mathurin. Mais ce que je ferai à Angers et ce que je raconterai au préfet, le curé n’en saura jamais rien. En attendant, ce père Ignace nous mange dans la main… Et le vicomte aussi… Diplomatie, Mathurin, diplomatie…
En guise de réponse, le vieux grognard hocha de la tête d’un air satisfait.
IV.
Mathurin eut le temps de fumer une pipe, puis une deuxième, avant l’arrivée de la calèche de monsieur Henriot. Le maire était un homme d’environ cinquante ans, qui affichait avec fierté ses bacchantes généreuses et son embonpoint, comme autant de marques de son statut social privilégié.
— Chers amis, excusez-moi, je ne savais pas que vous viendriez, dit-il, en descendant du véhicule. — Vous n’avez pas reçu notre avis de passage ? répondit sèchement Rigobert. — Si, bien sûr, mais les autres fois, quand on avait annoncé d’autres recrutements, personne n’était venu. J’aurais dû laisser un commis pour vous ouvrir, je suis vraiment désolé. — Si vous habitiez sur la commune ce ne serait pas arrivé.
Le maire fit une moue qui en disait long sur le mépris qu’il avait pour ces deux soldats crasseux.
— Bon. Je suis là maintenant, alors, l’affaire est close. Et maintenant, entrons, si vous le voulez bien.
La mairie, à l’intérieur, était plutôt cossue, avec de bons meubles et une grande cheminée, mais manifestement le ménage n’avait pas été fait depuis longtemps et les dossiers poussiéreux s’amoncelaient sur les étagères et sur le bureau du maire, dans le plus parfait désordre.
— Voilà. Soyez les bienvenus. Il ouvrit un placard, à côté de la cheminée, et se retourna vers les deux soldats : je peux vous offrir du cognac, si vous voulez, mais désolé, je n’ai plus aucune provision… Je ne peux pas vous proposer de collation, ni de thé, ni de café, malheureusement. — Eh bien, je ne sais pas comment vous allez nous nourrir, alors. C’est à vous de nous ravitailler pendant notre mission, pourtant, et j’ai grand faim. Hier soir nous n’avons pour ainsi dire pas dîné. — C’est ma prérogative, vous dites ? Vraiment ? répondit le maire, offusqué. — Oui, c’est stipulé par le règlement, répliqua Rigobert, inflexible. — Pour une valeur équivalente à un franc par jour pour les officiers et soixante-quinze centimes pour les soldats, renchérit Mathurin. En attendant, je ne dis pas non pour un petit cognac.
Le maire marqua un temps, visiblement agacé par l’insolence de ces deux hommes, et finit par parler à son cocher pour qu’il aille chercher à manger dans le village pour ses deux convives. Ensuite, il s’empara d’un papier sur son bureau et le tendit à Rigobert :
— Voilà. La liste de tous les jeunes gens du village nés entre 1784 et 1789. — Juste six noms ? Vous vous moquez de nous, monsieur Henriot ? Pour une commune d’environ cinq cents habitants, il devrait y avoir au moins vingt jeunes d’entre vingt et vingt-cinq ans. — Ces listes ont été très difficiles à dresser, vous n’imaginez pas à quel point... On manque de données sur les naissances… J’ai dû me fier à ce que me disait le père Ignace, notre curé. De mémoire, parce que tous les registres paroissiaux ont brûlé quand l’église a été détruite… — Comme par hasard, répondit Mathurin, narquois, tandis qu’il se servait un cognac. — Soldats, je ne tolèrerai plus toutes ces impertinences ! Sachez que je suis agent de l’État, messieurs, mandaté par le préfet, je vous demande un peu plus de respect, s’insurgea le maire.
Rigobert répondit, sans perdre son flegme :
— Mais nous aussi, nous sommes des agents de l’État, mandatés par le préfet, exactement comme vous, monsieur le maire. La différence c’est que nous sommes deux et que nous avons des fusils, ce qui marque une hiérarchie de fait qui n’est pas vraiment à votre avantage. Et maintenant, vous allez m’écoutez, monsieur Henriot : vous êtes maire depuis quatre ans. Je suis sûr que tous vos registres sont à jour pour les années qui correspondent à votre mandat, mais pour les années antérieures, vous n’avez actualisé aucune donnée, vous n’avez corroboré aucun renseignement auprès de vos administrés. Et maintenant, monsieur, nous sommes à la merci de la mémoire d’un prêtre septuagénaire, nostalgique de l’Ancien Régime. Ce n’est pas sérieux. — Pas sérieux ? Désolé, mais moi quand le préfet m’a nommé, il savait parfaitement que je ne résidais pas dans la commune. Pendant quatre ans j’ai prêté mes bons et loyaux services, tous mes registres sont en règle, cadastre, mariages, règlementation municipale… Tout est parfaitement écrit. Mon étude organise toutes ces démarches, et mon fils, qui vient de finir son droit à Angers, s’occupe personnellement de tous les dossiers de Saint-Philibert. Je suis irréprochable. — Je vois… Rigobert demeura un temps silencieux, avant de reprendre : peut-être que vos dossiers sont à jour, comme vous le dites, il n’empêche que pour l’affaire qui nous occupe, il est évident que vous ne vous êtes pas vraiment renseigné sur le terrain. — Mais qu’est-ce qui vous fait croire cela ! J’ai essayé, bon sang, mais vous savez comment sont les Vendéens vis-à-vis des autorités ? Méfiants et plus têtus que les mules, impossible de leur soutirer la moindre information ! Je vous mets au défi d’y arriver, ça se voit que vous ne connaissez pas la région ! — Ah oui, vraiment ? rétorqua Rigobert avec un sourire ironique. Vous voyez, cela ne fait pas même vingt-quatre heures que je suis arrivé sur votre commune, et j’ai déjà un sixième nom à fournir pour votre liste, un jeune homme qui a l’âge requis et qui pourtant ne figure pas sur votre papier. — Et qui donc ? — Un certain Marceau, le fils de la veuve qui nous a hébergé hier soir. Son père est mort juste avant la Révolution, ce qui signifie qu’il remplit les critères d’âge pour la conscription.
Le maire marqua un temps, et s’avouant vaincu, lâcha :
— Bon, eh bien d’accord, si vous êtes sûr de ce que vous avancez. Vous voulez que je le rajoute sur mes listes ? — Oui, s’il vous plaît.
Monsieur Henriot s’empara de sa plume et d’un encrier, mais avant d’écrire, il demanda, un peu honteux…
— Vous connaissez le nom de famille de ce jeune homme ? — Vous voyez, répondit Rigobert sur un ton triomphal. Vous ne savez pas même le nom de votre voisine ! — Ça n’a pas d’importance, reprit le maire, il me le dira quand il viendra au rendez-vous. Je vais convoquer ces sept jeunes pour treize heures cet après-midi. Nous procèderons à la visite médicale puis au tirage au sort ici-même, devant la mairie. Cela vous va ? — C’est parfait, répondit Rigobert.
V.
Peu après, le cocher de monsieur Henriot réapparut avec des vivres pour les deux soldats, et le maire monta dans sa calèche pour se rendre à son domaine où se trouvait l’adjoint à la mairie, qui était un de ses employés et connaissait les candidats à la conscription.
Une fois le maire parti, Rigobert s’adressa à Mathurin :
— Tu ne m’as pas demandé pourquoi j’ai fait inclure le fils de la veuve sur la liste. J’aurais tout à fait pu l’oublier, par compassion pour cette pauvre dame. — Oui, brigadier, ça m’a surpris, mais ça ne m’a pas choqué. Pour moi, ce n’est pas un drame de servir dans l’armée. Au contraire, c’est un honneur et un devoir. Et puis, si le garçon est tiré au sort, il touchera une solde, et la vieille une pension si le gamin meurt à la guerre. Ce sera toujours mieux que la misère qu’elle gagne aujourd’hui. — Tu es vraiment un soldat exemplaire, Mathurin, répondit Rigobert en hochant la tête. Après toutes ces années sous les drapeaux, tu restes droit comme un « i », absolument convaincu du bien-fondé de toutes ces guerres. C’est admirable. — Merci, brigadier. Il n’y a rien au-dessus de la France et de l’empereur ! Vous n’êtes pas d’accord ? — Moi ? J’aime la France, certes, mais je pense qu’il n’y a rien au-dessus de la paix. Loin de moi l’idée de renier l’empereur, mais disons que je crois comprendre ces jeunes qui cherchent à déserter.
Mathurin observa son chef, circonspect, puis se tut. Les deux hommes attendirent sur le perron de la mairie, pendant plusieurs heures. Peu à peu, commencèrent à affluer des habitants du village : des vieilles femmes, d’abord, puis quelques paysans d’âge mûr, silencieux, l’air renfrogné. Certains étaient munis de fourches et de faux. Les soldats en déduisirent qu’il s’agissait des proches des conscrits, et décidèrent d’entrer dans la mairie. À l’extérieur, la foule grondait, de plus en plus nombreuse et tumultueuse, et Mathurin dut refermer à la hâte les volets, car les gens du village commençaient à lancer des cailloux sur la façade de la mairie.
Bientôt, monsieur Henriot arriva, et derrière sa calèche marchaient les appelés du service militaire. Le maire se fraya un passage sous les huées de la cinquantaine de villageois assemblés. Les deux soldats ouvrirent à la volée la porte de la mairie. Mathurin tenait son fusil en joue, pointé sur la foule. Rigobert fit entrer le maire, et aussi le curé, qui se tenait devant les manifestants, un registre sous le bras. Au vu du désordre qui régnait dehors, le brigadier décida de faire passer les examens médicaux des conscrits à l’intérieur de la mairie, en les faisant entrer un par un, par ordre alphabétique.
Le premier était un journalier d’une taille minuscule, presque un nain.
— Tu mesures combien, l’ami ? demanda le brigadier. — Exactement pas plus de cinq pieds, moins environ deux ou trois pouces, monsieur, répondit le conscrit. — Le système métrique, tu ne sais pas ce que c’est ? Bien sûr, le progrès n’est pas arrivé jusqu’ici ! cria Mathurin. Puis il s’en alla chercher la cordelette réglementaire qui servait à mesurer les soldats. — Un mètre cinquante, chef. On est loin du mètre cinquante-quatre requis.
Le second était boiteux, le troisième idiot et le quatrième avait les dents si gâtées qu’elles n’auraient pas pu déchirer le papier des cartouches pour recharger un fusil. C’était, de nouveau, un motif légal pour réformer un conscrit.
Dehors, la foule acclamait chaque jeune homme libéré. Le père Ignace se tenait assis dans le fauteuil en face de la cheminée, avec un petit sourire sardonique qui horripilait Rigobert et Mathurin au plus haut point. Nul doute était possible, ce curé se moquait d’eux, il avait fourni le nom des plus ineptes du village au maire, et à présent, il riait en son for intérieur de toutes ses facéties.
Le cinquième candidat n’était autre que Marceau, le fils de la veuve. Mathurin dut le séparer de force de sa mère éplorée pour le faire entrer. Le garçon, au contraire des autres, n’avait aucune tare physique ni mentale, et fut par conséquent déclaré apte au service. Il se tint au fond de la pièce, en sanglotant, comprenant que sans doute il n’y aurait pas de tirage au sort, puisqu’il ne restait plus que deux candidats.
Le sixième était un jeune homme grand et vigoureux, au regard fier. Rigobert se rendit compte que c’était le seul qui n’avait salué le curé en entrant. Mathurin l’examina : il était en parfaite condition physique et même, bien mieux alimenté que les autres.
— Comment t’appelles-tu, l’ami ? lui demanda le brigadier. — Charrier… Jean-Jacques. — Jean-Jacques ? Comme le philosophe ? — Oui, mon père m’a donné ce nom à cause de Jean-Jacques Rousseau. — Vraiment ? Un vrai homme des Lumières, ton père, dis-donc. Ce n’est pas fréquent par ici. — Oui, mon père était un paysan, mais un paysan instruit. — Et il t’a appris à lire ? — Oui, je sais lire et écrire… — Intéressant. État civil ? — Célibataire. — Je vois là que tu as vingt-cinq ans. Quelle est ta profession ? — Fermier. — Tu es propriétaire ? Tu arrives à vivre avec ce que tu produis ? — Oui. Je possède cinq arpents. J’arrive à m’en sortir, bon gré mal gré. Je cultive un peu de tout : du blé, des légumes, des pommes de terre. J’ai aussi quelques pommiers, dix vaches et une basse-cour. — Et si tu es enrôlé dans l’armée, qui s’occupera de ta ferme ? — Il ne me restera plus qu’à la revendre, monsieur. Mes parents sont morts et je n’ai pas de frères. — Désolé pour toi, l’ami, mais tu es apte au service, trancha finalement Rigobert, en lui posant la main sur l’épaule. Va rejoindre l’autre conscrit, au fond de la pièce, s’il te plaît.
Rigobert se retourna vers le maire et le curé et leur adressa un œil noir. La chose était évidente, il s’agissait du seul garçon que le père Ignace n’avait pas cherché à sauver : sans doute parce qu’il lisait Jean-Jacques Rousseau et qu’il plantait des pommes de terre. Quant au maire, peut-être attendait-il le départ du jeune homme pour racheter sa ferme… Mais que pouvait-il faire pour empêcher cette injustice ? Le bigadier soupira, puis déclara :
— Mathurin, fais entrer le septième candidat et qu’on en finisse.
Le dernier jeune homme était lui aussi en possession de tous ses moyens, mais juste avant que Rigobert le déclarât bon pour le service, le curé s’interposa :
— Un instant, s’il vous plaît. Cet homme-là est marié, et les chefs de famille ne peuvent pas partir à la guerre, n’est-ce pas ainsi, brigadier ? — En effet, c’est le règlement. Monsieur le maire, pouvez-vous vérifier si vous possédez un acte de mariage pour ce jeune homme dans vos registres d’état civil ? — En principe tout est vérifié, répondit monsieur Henriot. Il n’y a pas la moindre trace d’un mariage pour cet homme. — Il s’est marié avant votre entrée en fonction, monsieur le maire. J’ai inscrit le mariage sur mon registre paroissial – le père Ignace montra le livre qu’il portait avec lui. — Monsieur le curé, répondit Rigobert, sachez que seuls les mariages civils sont reconnus par la loi. — Désolé de vous contredire, monsieur l’officier, mais les mariages célébrés avant l’époque du concordat échappent à cette règle. Certes, ce jeune homme aurait dû, après coup, inscrire son mariage sur les registres de l’état civil, mais il n’est pas le seul à avoir commis cette illégalité, comme vous l’avez constaté, dans ce village aucune donnée antérieure à 1804 ne figure sur les registres de la mairie, pour personne. Si vous invalidez mes registres paroissiaux, vous devriez aussi invalider toutes les autres données que je vous ai fournies.
Rigobert leva les yeux au ciel :
— Voyons voir… Le concordat entre l’empereur et Rome date de… 1802… Et ce garçon a juste vingt-trois ans ! Faites le calcul… Vous voulez me faire croire qu’il s’est marié à seize ans, monsieur le curé ? — C’est pourtant chose habituelle dans nos régions, monsieur le brigadier, répliqua le curé, sans sourciller. Quand une jeune fille tombe enceinte avant le mariage, on célèbre des noces pour les jeunes gens afin que l’enfant ne naisse pas en état de péché mortel.
Rigobert soupira, mais accepta finalement de jeter un œil sur le registre du père Ignace.
Il constata aussitôt que la feuille où figurait l’acte de mariage était beaucoup plus blanche que les autres, comme s’il s’agissait d’une page neuve, que seul le recto avait été rempli, alors que les autres pages étaient annotées des deux côtés, et puis la reliure, manifestement, avait été décousue et recousue à la hâte. Une falsification grossière, sans aucun doute.
— Montrez-moi l’acte de baptême de l’enfant, je vous prie. — Pardon ? — Vous m’avez dit que vous avez marié ce garçon parce qu’il allait devenir père d’une créature… Il devrait donc y avoir un acte de baptême pour la créature en question.
Le curé blêmit mais se reprit aussitôt :
— Il n’y en a pas. Le pauvre enfant est mort le jour même de l’accouchement… répondit le père Ignace, en dessinant un signe de croix.
Rigobert le regarda droit dans les yeux. Accuser le prêtre de falsification documentaire signifiait le condamner à la guillotine, ce qui en ferait un martyr pour les gens du village. Dehors, il entendait la foule, de plus en plus aguerrie, qui scandait à présent des slogans contre la Révolution et l’Empire. La situation devenait dangereuse pour lui et Mathurin. L’officier songea alors à la mission qu’on lui avait confiée : recruter deux soldats sans créer d’émeutes.
— Bien, dit-il en refermant le registre du curé. Je déclare ce dernier jeune homme libéré de ses obligations militaires. Nous avons déjà nos deux recrues, pas besoin d’aller les chercher ailleurs. Il n’y aura pas de tirage au sort, non plus. Monsieur Henriot, veuillez faire remplir toutes les données nécessaires à nos deux candidats, et aussi les fiches militaires que je vais vous donner à présent. Père Ignace, si vous aviez l’obligeance de parler à vos ouailles pour qu’elles nous laissent sortir indemnes, je vous en serai grandement reconnaissant.
VI.
Une fois remplis tous les formulaires, Rigobert demanda au maire de lui prêter sa calèche et son cocher pour rentrer à Angers. Comme ce dernier refusa, l’officier déclara qu’il s’agissait là d’une réquisition, aussi le maire dut accepter l’ordre du militaire. Mathurin et Rigobert sortirent de la mairie en empoignant leur fusil, accompagnés des deux recrues. Ils ne connurent pas de grandes difficultés pour monter dans la calèche. On leur lança des pierres, de loin, mais sans grande conviction.
Peu après être sortis du village, il commença à pleuvoir, et Mathurin remercia son chef d’avoir confisqué la calèche. Il alluma une pipe et sortit de son barda une bouteille de cognac qu’il avait volée au maire.
— Eh bien, voilà une affaire rondement menée, chef ! Sains et saufs, et avec nos deux recrues, mission accomplie. Il s’adressa aux deux jeunes gens assis sur la banquette d’en face : vous voulez boire un coup, les amis ? Bienvenue dans l’armée, une grande famille, pour sûr. Vous n’y avez aucune raison d’être tristes !
Les jeunes gens refusèrent l’invitation. Jean-Jacques se tenait impassible, Marceau pleurnichait. Rigobert déclara alors, d’une voix douce :
— Maintenant que nous sommes loin du village, laissez-moi vous dire quelque chose. Mathurin a raison : vous n’avez aucune raison d’être tristes. Pour une bonne et simple raison : aucun des deux n’ira à la guerre.
Les trois autres passagers demeurèrent interloqués. Rigobert se délecta du petit effet qu’il venait de créer, et marqua un temps, avant de poursuivre :
— Toi, Marceau : sache que l’armée ne recrute pas les orphelins. Tu es ce qu’on appelle un soutien de famille. Cela m’étonne que personne ne s’en soit rendu compte, ni le maire, ni le curé. Enfin… Tu vas pouvoir retrouver ta mère, ne t’inquiète donc pas… — Mais… Mais alors pourquoi vous me faites venir avec vous à Angers, alors ? demanda le fils de la veuve. — Parce que je voudrais que tu témoignes auprès du préfet de toutes les erreurs administratives qu’a commises le maire… Tu n’étais pas sur les registres, on t’y a rajouté, et je suis sûr qu’il y a une grande quantité de jeunes gens du village qui comme toi ont réussi à s’échapper à leur sort, à cause de son incompétence. — Ça ! Rien que parmi les journaliers du vicomte, on est au moins vingt, pardi ! répondit Marceau, qui avait soudain cessé de pleuré. — En parlant du vicomte, je demanderai aussi au préfet de réquisitionner ses haras. L’armée manque de chevaux.
Mathurin s’esclaffa. L’autre jeune homme osa demander :
— Et moi, brigadier ? Pourquoi n’irais-je pas à l’armée ? Je n’ai pourtant aucune excuse… — Non, en effet. Mais un représentant de l’autorité a des choses plus importantes à faire qu’aller mourir à la guerre. — Je ne comprends pas, balbutia le jeune homme. — Une fois que je me serai plaint formellement des pratiques de monsieur Henriot, c’est-à-dire pour dissimulation d’information, obstruction à la loi et parjure, des accusations très graves s’il en est, le préfet n’aura d’autre possibilité que de le destituer de ses fonctions. Eh bien, je vais te proposer comme nouveau maire de Saint-Philibert-des-bois. Tu dois être un des seuls villageois qui sache lire, tu es propriétaire et en plus tu cultives des pommes de terre, ce qui prouve que tu es un homme de progrès — Corne Dieu ! s’écria Mathurin, gouailleur. Voilà qui est bien trouvé, brigadier ! Vraiment ! Le seul problème c’est que maintenant il ne nous reste plus aucune recrue, chef. Qu’est-ce qu’on va faire ?
Rigobert souria de nouveau :
— Tu te trompes, Mathurin. Nous avons nos deux recrues et je sais qui elles sont depuis le début ou presque, en tout cas depuis ce matin. Tu te souviens de ce qu’a dit le curé au sujet du vicomte ? Que monsieur d’Hérouël s’est enfui en Angleterre en 1789 avec ses enfants en bas âge… En bas âge : cela veut dire né entre 1784 et 1789, assurément. Le jeune homme en question administre un entrepôt sur les rives de la Loire à Angers, nous irons le chercher cette nuit-même… Quant au second, il s’agit du fils du maire, qui vient de finir son droit à Angers : s’il vient de finir son droit, cela signifie qu’il a vingt-et-un ans, peut être vingt-deux, mais pas plus. Nous avons donc le fils du maire et celui du vicomte… Deux nouveaux grognards pour notre bien-aimé empereur. Je crois qu’on les enverra en Espagne, dès la semaine prochaine.
Les deux jeunes gens n’en revenaient pas… Devant leur mine stupéfaite, Mathurin éclata de rire, puis il s’empara de la bouteille de cognac et s’écria :
— Messieurs ! Tout est bien qui finit bien, alors trinquons ! Une gorgée pour l’empereur !
Il passa la bouteille à Rigobert qui trinqua à son tour :
— Au nouveau maire de Saint-Philibert-des-bois ! s’écria-t-il avant de passer le cognac à Jean-Jacques. — À Rousseau, Voltaire et Diderot ! s’exclama le jeune homme, enthousiaste.
Marceau reçut le dernier la bouteille. Il hésita puis finalement lança :
— Et moi, je trinque à… Euh… Aux pommes de terre !
Tous rirent de bon cœur :
— C’est ça… Aux pommes de terre ! répétèrent-ils à l’unisson.
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