Salman ibn Khadar choisit une alcôve ombragée du palais de Médina Azahara, assez éloignée du Salon oriental où le Calife tenait son conseil, et la fit aménager par ses serviteurs : tapis damascènes, coussins fassis, plateaux de cuivre et d’or de Sijilmassa garnis de confiseries et de fruits colorés, l’endroit devait être confortable, luxueux et propice aux confidences.
– Apporte-moi aussi un peu de cette liqueur de raisins confits parfumés à l’écorce de citron que prisent tant les roumis. Tu en trouveras une carafe dans mes appartements, dit-il à Ahmad, son secrétaire personnel. – De l’alcool dans le palais du Calife ? Mais c’est haram ! s’indigna Ahmad.
Salman le réprimanda :
– Ce n’est pas l’alcool en soi qui est prohibé, mais le fait qu’un musulman en boive, tu saisis la différence ? Et ce vin n’est pas pour moi, c’est pour mon invité, l’évêque Anselme. Allez dépêche-toi, avant qu’il n’arrive.
Le secrétaire inclina la tête en signe de soumission et s’exécuta. Peu après, il réapparut avec un flacon et un seul verre, qu’il déposa sur un des plateaux, sans parvenir à réprimer une moue de dégoût. Ensuite, Salman donna congé à ses serviteurs, il ne souhaitait aucun témoin pour son entretien à venir. Malgré son caractère informel, il s’agissait d’une rencontre au sommet entre les représentants des deux principales religions du Califat, lui, le cadi d’Abd al Rahman, juge suprême, bras droit du vizir, et le chef de la communauté chrétienne de la ville. À eux deux, ils dominaient un troupeau de près d’un million de fidèles, pratiquement toute la population de Qurtuba, la cité la plus peuplée et prospère du monde connu. Seuls les juifs échappaient à leur contrôle direct.
Salman ne connaissait pas bien l’évêque Anselme, il l’avait juste rencontré en une occasion, quelques semaines après son intronisation, l’année précédente. Le pape avait voulu imposer un évêque franc mais le calife avait fini par faire fléchir Rome et l’Empereur Otton pour décerner la crosse épiscopale à un prêtre local, un mozarabe d’origine humble qui venait des Arrabales, le faubourg des chrétiens sur la rive sud du Guadalquivir. Un quartier malfamé et surpeuplé où les ivrognes côtoyaient les catins, infesté de fanatiques qui profitaient de la moindre occasion pour entraîner la populace vers la sédition.
Anselme arriva en retard. C’était un homme d’aspect sévère, d’environ cinquante ans, vêtu d’une simple bure ; cependant Salman se rendit compte qu’il portait aussi une bague en or et accrochée à son cou, une croix en ivoire finement ouvragée, qui dénotaient un goût pour le luxe et l’apparat, dissimulés sous une apparence austère. Le cadi avança vers lui en souriant, le salua et s’inclina en une courte révérence. Le prélat le fixa droit dans les yeux, le regard défiant, sans daigner baisser la tête pour répondre au salut, et bafouilla quelques mots. Salman ne put discerner s’il s’agissait d’un « Salve » latin ou d’un « Salaam » musulman.
– Asseyez-vous, je vous en prie, dit le cadi, en choisissant volontairement la langue arabe pour poursuivre la conversation. J’ai préféré me passer de mes serviteurs pour notre réunion en tête à tête, j’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient. Mangez autant que vous le désirez. Pour boire, j’ai fait quérir spécialement pour vous du vin doux parfumé au citron, mais j’ai aussi du thé, ou peut-être préférez-vous tout simplement de l’eau fraîche ? – Je ne veux rien, merci, répondit l’autre d’un ton sec.
Salman lui adressa un œil noir. Son interlocuteur était certes un roumi, mais il avait grandi à Qurtuba et connaissait les mœurs arabes, il savait donc parfaitement ce que refuser une invitation signifiait : dédain et méfiance, un véritable affront.
– Permettez-moi d’insister. Prenez-donc quelque chose, répéta-t-il, en forçant un nouveau sourire. – Non, désolé, répondit le prélat. Voyez-vous, hier vos soldats ont arrêté un des miens, le prêtre Juan, de la paroisse San Eustaquio, dans les Arrabales. Et je sais que vous allez le condamner à mort. Vous comprendrez que je n’aie pas envie de boire avec le responsable de cet assassinat. – Je vois, rétorqua le cadi en caressant sa barbe pour montrer son embarras. Vous avez raison, au cours de son sermon, ce curé a insulté le Prophète et défié l’autorité du Calife. C’est un délit de blasphème sanctionné par la peine capitale, en effet. – Il s’est juste contenté de citer l’Évangile. « Car il s’élèvera de faux Christs et de faux prophètes. Voici, je vous l’ai annoncé d’avance », Mathieu, psaume 24, verset 24. Il n’a fait que dire la vérité, cadi. Pour les chrétiens, Mahomet est un faux prophète. Et vous allez l’assassiner pour cette raison. – Allons, allons, ne vous emballez pas, s’il vous plaît, mon père. Il n’est pas encore exécuté ! Selon notre justice, il a trois jours pour se rétracter… – Connaissant le prêtre Juan, il ne se rétractera pas. – Alors il mourra. Il n’y a pas d’autre option. Et croyez bien que je le regrette. Je n’ai aucune envie d’organiser un procès et une mise à mort publique qui risqueraient d’entraîner de nouveaux troubles dans notre bonne ville. Voyez-vous, je tiens beaucoup à ce que les mozarabes et les musulmans vivent en bonne entente dans le Califat. Pour de nombreuses raisons, éthiques bien sûr, car j’aspire à la paix, mais aussi par pur intérêt, car la concorde signifie prospérité. Nous avons tous beaucoup à gagner. Mais partagez-vous mon avis, cher Anselme, souhaitez-vous comme moi que les juifs, les chrétiens et les musulmans vivent en harmonie en Al Andalus ? – Bien entendu, qui est contre la paix ? Mais la paix n’est pas la reddition ni la soumission absolue, la paix ne s’obtient pas à n’importe quel prix… – Je comprends parfaitement votre point de vue, mais j’aimerais que vous compreniez aussi le mien. Malheureusement, dans ce que vous venez de me dire tout à l’heure, je vois très exactement trois entraves, trois arguments fallacieux, trois « sophismes », comme aurait dit le vieil Aristote, qui empêchent de nous comprendre et risquent de nous mener tout droit vers la confrontation. – Trois mensonges, en somme, conclut Anselme, manifestement irrité par la pédanterie de son interlocuteur. Très franchement, je ne crois pas en avoir dit autant en si peu de phrases. – Je n’ai pas parlé de « mensonge », je vous rassure, répondit le cadi d’une voix suave, plutôt d’une dialectique erronée… Cher évêque, je vous propose un petit jeu. Si je vous convaincs de ces erreurs, pour chacune d’entre elles, je vous demande d’accepter mon invitation et de boire un verre de cet élixir au citron. Ensuite, nous pourrons discuter, de manière plus détendue, des affaires du Califat. Qu’en pensez-vous ?
L’évêque était joueur, Salman l’avait deviné dès le premier coup d’œil. D’abord surpris par le défi, le prélat se mit à rire et l’accepta de bon cœur. Le cadi sourit en coin, il venait de gagner une première bataille, celle d’intéresser son interlocuteur et surtout, de le faire boire.
« Bien, poursuivit Salman après un court silence. Donc, à mon avis, votre première erreur est d’affirmer que nous allons tuer le prêtre Juan. Cela est inexact. Peut-on parler d’assassinat dans le cas d’un homme qui se jette sur l’épée d’un soldat ? N’est-ce pas plutôt du suicide ? Ce curé savait parfaitement que le blasphème est puni par la mort, or non seulement il a lu ce passage de l’Évangile, mais il a accompagné sa lecture d’un long sermon, au cours duquel il a comparé notre Calife à Néron, les musulmans aux païens décadents, et pour bien marquer sa provocation et attirer l’attention, il a fait sonner les cloches de l’église à la fin de la messe, chose tout à fait prohibée. Cette affaire est si claire que je n’aurai pas même besoin de convoquer le conseil des oulémas pour déterminer quelle peine appliquer, je n’ai pas d’autre choix que de le faire crucifier ou étrangler sur la place publique. Personne ne comprendrait si je dictais une autre sentence. Donc, cher père Anselme, convenez-vous avec moi que je ne vais pas assassiner ce curé, mais qu’il s’est bel et bien condamné lui-même ? »
L’évêque hocha la tête, circonspect :
– Admettons… Effectivement, il savait que la peine encourue était la mort. Mais cela ne l’a pas empêché d’opposer sa résistance. C’est un martyr de la Foi.
Salman fronça le sourcil et répondit sur un ton acerbe :
– Un martyr ? Vraiment ? Mais enfin, père Anselme, nous ne sommes plus aux temps de Néron ! Le christianisme n’est plus interdit ni pourchassé, maintenant, vous bénéficiez du statut de dhimmis, votre culte est autorisé et protégé par notre Calife… Non, je regrette, mais ce prêtre Juan n’est pas un martyr, il n’était pas obligé de choisir entre renier sa religion ou mourir. Ici, il s’agit juste d’un acte suicidaire, non pas pour défendre sa religion mais pour attaquer celle d’autrui, et ce fanatique n’était pas animé par l’Amour de Dieu, au contraire son objectif était de semer la haine… Je dois vous avouer, cher évêque, que je suis très sceptique vis-à-vis de votre religion sur ce point, tout ce dolorisme, toute cette martyrologie, toute cette hypocrisie autour de cette non-violence clamée haut et fort par vos dévots… Et tout ça pour quel résultat ? Des guerres incessantes, menées au nom du Christ. En réalité, je crois que dans vos sociétés tout est organisé pour justifier la violence. Certes, vos religieux ne portent pas d’armes et parlent de tendre l’autre joue, mais ils ne font que pousser au crime les laïcs, ils se chargent de prier pour les âmes de guerriers et pardonnent d’avance toutes leurs exactions. Nous, les musulmans, nous n’avons pas de curés, chacun d’entre nous est responsable de ses actes et doit veiller à son propre Salut. Cela calme les ardeurs et pousse les hommes à s’instruire, à devenir bons et sages.
Le père Anselme écoutait les yeux mi-clos, en posant ses deux mains jointes sur ses lèvres, comme pour s’enjoindre au silence et à la méditation. Quand le cadi eut fini de parler, il laissa planer un long silence puis répondit à voix basse :
– Cadi, je pourrais vous répondre de bien des manières, mais je préfère me taire, du moins pour l’instant. Je suis curieux de savoir quelles sont les deux autres erreurs dialectiques que vous me reprochez. Cependant j’aimerais pouvoir vous donner mon opinion sur ce que vous venez de dire, quand vous aurez fini votre diatribe. – Bien entendu, vous pourrez répondre, aussi librement que vous le souhaitez, rétorqua le cadi sur le ton le plus conciliant possible. Et je vous garantis que tout ce que vous direz restera entre nous… Mais à présent, cher évêque, respectez votre engagement, s’il vous plaît. Buvez.
Anselme s’empara sans sourciller de la carafe et se servit un plein verre, qu’il leva en déclarant :
– Je bois à la santé du prêtre Juan, que vous avez traité de fanatique. C’est un saint homme, vous savez, intègre, vertueux… Je bois, car j’admets que vous n’êtes pas personnellement responsable de son meurtre, par conséquent je n’ai aucun grief contre vous et aucune raison de refuser votre invitation. Par contre, je persiste à dire que le Calife est un ennemi, et même si je me vois obligé à collaborer avec votre administration, sachez que nous sommes dans des camps opposés et que mon combat vise à expulser les musulmans des terres d’Ibérie.
Le prélat avait fait preuve d’une arrogance inouïe en lançant cette réplique, mais Salman refusa de jouer le jeu de la provocation et se contenta de sourire.
– Je vous l’accorde, mais comme vous l’avez si bien dit, pour le moment, l’heure est à la collaboration. Est-ce que ce vin est bon ?
La manœuvre du cadi pour changer de conversation parut amuser l’évêque :
– À la fois trop sucré et trop amer à mon goût. – Amer ? C’est le goût du citron peut-être… – Non, le goût de la défaite. De la résignation. Vous dominez Cordoue et nous devons nous plier à votre loi… Mais parlez, Salman ibn Khadar, dites-moi donc quel est pour vous ce second sophisme que j’aurais commis. – Voilà : vous avez affirmé très exactement que le prêtre Juan a dit la vérité, que pour les chrétiens, donc pour vous, le Prophète (sur lui soit la paix) est un faux prophète. Je me trompe ? – Non, vous ne vous trompez pas, c’est exactement ce que j’ai dit. – Eh bien quand vous dites « faux » prophète, le terme est malencontreux, puisque l’islam n’est pas le christianisme. Mahomet, par conséquent, n’est pas un faux prophète de votre religion, mais le vrai Prophète d’une religion différente, l’islam. Nous, les musulmans, considérons que Jésus-Christ est un prophète, mais pour vous, Mahomet ne représente rien. Aussi, je vous en prie, ne vous mêlez pas de notre religion et réservez le terme « faux prophète » pour vos hérétiques, je crois que la terre de Bétique en a fourni de bons exemples dans l’histoire. Souvenez-vous, avant la conquête d’Al Andalus, les Wisigoths suivaient les préceptes du prêtre Arius et non l’orthodoxie romaine. Et après, vous avez connu l’adoptianisme, qui vous a éloignés du pape. – Je vois… Je vous répondrai ceci, cadi : si s’abstenir de parler de faux prophètes permet d’éviter un bain de sang dans les quartiers Arrabales, je veux bien vous concéder ce second argument.
Anselme se servit un nouveau verre, le porta à ses lèvres et le but d’un seul trait.
– Vous savez quoi ? Je trouve ce second verre plus sucré que le précédent. Je suis sûr que cette liqueur remporte un vif succès chez les musulmans qui boivent de l’alcool en cachette. Parce que c’est indéniable, les arabes, vous raffolez du sucre… Vous enrobez tout de miel, cela vous permet de tout nous faire avaler, même les produits les plus pourris ou les plus amers. – Tandis que les chrétiens, vous préférez tout faire macérer dans du vinaigre… – Certes. Mais dites-moi vite, cette troisième erreur dialectique. J’ai encore soif, pour tout vous avouer. – Eh bien vous avez affirmé que le prêtre Juan « a dit la vérité ». Or seul Dieu possède la Vérité, l’homme ne possède guère que la Foi en cette Vérité. – Excusez-moi, cadi, mais je ne vous trouve pas aussi perspicace que tout à l’heure. Je ne saisis pas bien la nuance. – Vous ne voyez pas la différence ? Elle est pourtant simple, cher évêque, cette nuance s’appelle « tolérance ». Voyez-vous, moi je suis musulman et je vous propose un verre de liqueur. Pourtant, je crois que le fait d’en boire vous mènera droit en enfer. J’ai bien dit « je crois » et non pas « j’affirme », parce que je ne suis qu’un homme et je laisse Dieu décider de vous damner ou pas. En réalité personne ne devrait jamais rien affirmer sans dire auparavant « je crois que » ou « inch’Allah », si Dieu le veut. En l’occurrence, la différence entre la Foi et la Vérité signifie pour vous maintenant la possibilité de goûter à ce breuvage.
Anselme saisit pour la troisième fois la carafe et versa dans son verre du vin jusqu’à ras bord. Le cadi se demanda si trois verres seraient suffisants pour troubler la conscience du prélat et surtout, quelles pourraient être les conséquences de l’ébriété chez son interlocuteur, qui depuis le début de l’entretien oscillait de manière indécise entre rébellion et soumission, entre pondération et ironie. Anselme but tout le contenu qu’il s’était servi, à petites gorgées, en prenant tout son temps, puis déclara :
« Comme vous voyez, cadi, j’ai bu jusqu’à la lie mes trois verres. Mais cette fois-ci, je ne l’ai pas fait pour admettre mon erreur, mais bel et bien pour couper court à votre discours sur mes prétendus sophismes. Et pour humecter mes lèvres et mon palais avant de parler, car à présent c’est à mon tour de vous répondre. Vous êtes éloquent, certes, mais votre dialectique comporte aussi de nombreux paradoxes. Vous dites que vous ne possédez pas la Vérité ? Et pourtant, à longueur de journée, vous déterminez ce qui est haram, ce qui est halal, licite, illicite, comme un apothicaire vous comptabilisez les hassanates qui mèneront vos ouailles au Ciel, les siyates qui les en éloignent, vous confrontez les hadiths entre eux pour interpréter la Loi divine en fonction de ce qui vous arrange le mieux… Et vous vous servez de la religion pour trancher sur tout, même sur les faits les plus insignifiants, ce qu’il faut manger, ce qu’il faut boire, quand il faut jeûner, comment s’habiller, comment parler, ce qu’on a le droit de peindre ou de chanter… Mais voyez-vous, si vous, musulmans, avez besoin de toutes ces circonvolutions théologiques pour m’autoriser à boire un malheureux verre de vin, en revanche moi qui suis chrétien, je n’ai besoin de rien d’autre que mon bon sens et mon libre arbitre, car ma devise est celle de saint Paul, « aime Dieu et fais ce que tu voudras » ou encore « le Sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le Sabbat ». Comprenez-vous ce que je veux dire ? Vous êtes le juge suprême d’Al Andalus, vous faites étrangler, empaler, crucifier au nom de Dieu et vous avez l’affront de me dire que votre justice ne s’exerce pas au nom de la Vérité mais de la Foi ? Demandez donc à un condamné à mort si cette nuance dialectique change grand-chose à son sort… »
Le cadi ne s’attendait pas à une riposte si véhémente de la part de l’évêque. Ce matin Salman avait opté pour l’intimité d’une alcôve pour sa réunion avec le prélat, afin de favoriser l’échange et la confidence, mais il était en train de regretter son choix : devant une tierce personne, ce roumi n’aurait jamais osé critiquer aussi frontalement l’islam, par peur des représailles. Salman se demanda s’il n’était pas temps de réaffirmer son autorité, de rappeler qu’on ne parle pas ainsi au bras droit du vizir, mais il se souvint alors qu’il avait autorisé son interlocuteur à parler librement, tout à l’heure. Aussi, il prit son mal en patience et décida d’accepter le jeu d’une discussion à bâtons rompus, d’égal à égal.
– Je vous signale que chez les chrétiens, dans l’Empire d’Otton ou ailleurs, toutes les religions autres que la vôtre sont interdites, tandis qu’ici, à Qurtuba, elles sont permises. La loi islamique ne s’applique pas aux dhimmis, la question de ce qui est licite et illicite ne concerne ni les juifs ni les chrétiens, et pour les musulmans, nous acceptons toutes les écoles d’interprétation sunnites : hanafites, hanbalites, malikites, chaféistes, toutes ont droit de s’exprimer librement. Il est vrai que parfois nos débats peuvent paraître stériles et contradictoires, mais malgré tout, nous considérons que la diversité est enrichissante. Oui, cher Anselme, les terres omeyyades sont tolérantes. Tout ce qu’on vous demande, en réalité, c’est de respecter l’autorité du Calife et le culte officiel, rien de plus.
Avec cette dernière réplique, Salman avait essayé d’adoucir le ton de la conversation, mais Anselme continuait sur le même registre indigné :
– Facile d’être tolérants quand vous êtes en position de force… Mais votre belle tolérance, cadi, je n’y crois pas. Vous en parlez comme on parle de tolérance à un poison. On daigne nous accepter si nous sommes soumis et ne faisons pas de bruit. Je ne crois pas en la tolérance, parce qu’elle signifie qu’il y a un dominant et un dominé et qu’elle nie l’égalité. Je connais par cœur votre discours, l’islam est civilisé, ouvert aux autres, tandis que le christianisme, par essence, est intransigeant, mais vous oubliez de dire que le musulman vit comme il l’entend dans les meilleurs quartiers, qu’on a construit pour lui la plus grande mosquée du monde entier où les chrétiens n’ont pas le droit d’entrer, tandis que les dhimmis doivent l’impôt de capitation. Le mozarabe paie en moyenne trois fois plus qu’un musulman qui doit juste s’acquitter de l’aumône. C’est d’ailleurs le seul motif de votre belle tolérance, en réalité. Elle existe parce que vous avez besoin de nos impôts et d’un peuple docile qui effectue vos basses besognes. Sans nous, le Calife n’aurait pas un seul dirham dans son trésor. La réalité, c’est que lorsque vous êtes arrivés, il y a deux siècles, vous n’étiez pas assez nombreux pour forcer la conversion de tous les habitants d’Ibérie, aussi, vous avez opté pour une islamisation progressive, sournoise. Les chrétiens, nous sommes l’écrasante majorité et les musulmans, juste une poignée, mais tout est fait pour que notre culte disparaisse, peu à peu. À long terme, nous ne pourrons pas résister à toute cette pression et vous le savez parfaitement. Vous nous interdisez tout, la construction de nouvelles églises, la restauration des anciennes, les processions, les cloches… – Oui, et nous interdisons aussi les ivrognes dans les rues, les catins qui se promènent à moitié nues, les excès du carnaval, les flagellants au moment du carême, les croix, les blasons sur vos façades, les statues que vous exhibez sans respect pour les autres croyances qui rejettent l’idolâtrie et la représentation des figures humaines ou animales… Chez vous, tout n’est qu’ostentation, provocation. Vous ne savez pas cohabiter avec les autres, vous ne savez pas accepter les mœurs d’autrui. On vous demande d’être discrets, mais vous ne comprenez pas, vous envahissez l’espace public avec vos démonstrations incessantes et votre fanatisme. – Ce que vous appelez provocation n’est que la manifestation de notre culture, cadi. Vos muezzins sont tout aussi dérangeants que nos cloches, vos femmes voilées nous scandalisent autant que lorsque vous croisez nos femmes maquillées. Tout est question de culture, vous dominez Al Andalus et vous estimez que l’islam est la norme, par conséquent, tout ce qui est différent vous gêne. Mais si le monde était à l’envers, si des princes chrétiens reprenaient Al Andalus, ce serait vous qu’on accuserait de ne pas respecter les autres, j’en suis persuadé. – Reconquérir Al Andalus… Vous pouvez continuer de rêver, cher Anselme, cela n’arrivera jamais ! Tenez, l’autre jour, le vizir m’a montré une missive signée par un chef de guerre normand. Figurez-vous, il y a moins de quarante ans ces barbares terrorisaient tout l’Occident, ils égorgeaient femmes et enfants partout où ils passaient. On dit qu’ils buvaient le sang de leurs victimes dans des cornes d’aurochs, qu’ils se lavaient avec leur propre urine et que leur plus grand rêve était de mourir au combat, car ils étaient persuadés qu’ils seraient récompensés par des Vierges et des beuveries éternelles dans leurs paradis païens. Mais à présent le roi Charles de Francie leur a cédé un duché, tout près de Paris, et voilà que ces barbares se présentent comme les hérauts du christianisme et prétendent envoyer des missionnaires partout dans le monde pour évangéliser les païens… Avouez donc que dans ce contexte votre religion nous inspire peu de confiance… – Il est vrai que l’Occident a encore de grands progrès à accomplir, mais il y a aussi l’Orient, Byzance, qui est chrétienne, riche et puissante… L’islam n’a pas su triompher de Constantinople, et un jour les Francs seront aussi forts et prospères qu’eux. Ils entreprendront la reconquête d’Al Andalus et ils gagneront, j’en suis persuadé.
Salman commençait à perdre patience. La conversation s’enlisait et le père Anselme, enhardi par le vin qu’il avait bu, se montrait de plus en plus belliqueux et opiniâtre. Or, à ce moment précis, les deux hommes furent interrompus par des rires, au-dehors. Ils se levèrent pour aller jeter un œil sur la cour et aperçurent un cortège de musiciennes et de danseuses qui se rendaient au Salon oriental, où le Calife allait donner un festin. Une fois les jeunes femmes disparues, le cadi et l’évêque s’assirent de nouveau et échangèrent un regard entendu, comme pour sceller un accord tacite entre eux : le prélat était tenu par son vœu de chasteté et la tenue débraillée des filles ne s’ajustait guère aux prescriptions du Coran, mais manifestement aucun des deux n’était disposé à critiquer l’autre pour ces menues peccadilles. Le cadi décida de profiter de ce court moment de connivence pour reprendre les rênes de cette discussion si mal engagée et chercher enfin un terrain d’entente.
« Cher Anselme, je vous remercie pour votre sincérité. Et comme vous avez cédé tout à l’heure face à quelques-uns de mes arguments, à mon tour de le faire. J’accepte qu’il y ait un fond de vérité dans ce que vous dites. Oui, cela est vrai, cette société est inégalitaire, nous vous utilisons, les chrétiens, pour vous soumettre à l’impôt et vous faire courber l’échine… Quant aux juifs, ils nous servent d’usuriers, pour nous les musulmans, mais aussi pour les chrétiens, puisque nos deux religions nous interdisent le prêt à intérêt. Tout cela est parfaitement injuste, je vous le concède, mais ainsi va le monde. En réalité, le Califat en cela est le parfait héritier de l’Empire romain : à l’époque des Césars, tout le monde ne pouvait pas être citoyen, il fallait aussi des esclaves, des affranchis, des métèques et des plébéiens. C’est pareil ici en Al Andalus, aujourd’hui. Mais vous savez, ces castes ne sont pas aussi figées que ce que vous semblez croire : notre Calife n’est arabe que par son ascendance paternelle, sa mère était vasconce, moi-même je suis berbère et non quraychite… Et que me dites-vous de Hasday ibn Shaprut ? Médecin personnel et conseiller d’Abd al Rahman, un des plus grands défenseurs du Califat… Et pourtant, il est juif. Demandez-vous, cher Anselme, pourquoi les juifs réussissent à s’intégrer si bien dans notre société, et pas les chrétiens. Peut-être tout simplement parce qu’ils acceptent leur statut sans rechigner, parce qu’ils exercent leur religion dans leur cercle intime et ne cherchent à convertir personne… Voyez-vous, ce dont je rêve, c’est que les chrétiens suivent le même exemple que les juifs. Qu’ils renoncent à la révolte vaine et collaborent pleinement à la prospérité du Califat. Sincèrement, je le souhaite, pour le bien de tous. »
En écoutant ces paroles, l’évêque acquiesçait, pour la toute première fois au cours de la discussion. Cependant, lorsque le cadi commença à énumérer les vertus des juifs, il reprit soudain sa mine renfrognée habituelle, avant de répondre sur un ton acariâtre :
– Les juifs sont peu nombreux, et les chrétiens légions. Il n’y a pas assez de place pour nous dans votre administration. Mais surtout, si les chrétiens ne s’intègrent pas, c’est parce qu’ils sont pauvres, très pauvres. Elle est là, la source de tous les maux, de tous les ressentiments, cadi… – Sachez que je partage totalement votre opinion, cher Anselme. Je crois que vous touchez du doigt le fond du problème, qui en réalité n’est ni culturel, ni religieux, juste économique. – Vous le dites, mais au fond, je devine que la misère des mozarabes est le dernier de vos soucis… – Vous vous trompez. La pauvreté du peuple chrétien est tout à fait préoccupante. Tout d’abord parce que les quartiers Arrabales peuvent se rebeller à n’importe quel moment. Ensuite, parce que s’ils possèdent à peine de quoi survivre, on pourra difficilement leur réclamer des impôts. Et puis, surtout, il y a le problème des muladis… Que pensez-vous d’eux, évêque ? – Les muladis sont des renégats. Ils se sont convertis à l’islam par pure avarice, pour éviter l’impôt. Mais tous les chrétiens ne partagent pas mon opinion. Beaucoup de muladis continuent de financer leurs anciennes familles, leurs anciennes paroisses, c’est une manière pour eux d’éviter de passer pour des traîtres, ils utilisent leur nouveau statut de musulmans pour aider leurs anciens amis et sont souvent considérés comme des mécènes.
Salman, en son for intérieur, jubilait, car l’évêque venait de s’emparer d’une corne de gazelle sur le plateau en cuivre posé en face de lui. C’était un signe évident qu’il acceptait enfin de coopérer.
– Je suis heureux que nous partagions enfin un avis en commun, cher Anselme ! À propos, savez-vous d’où me vient ce vin au citron que vous buvez à présent ? – Je crois qu’un marchand des Arrabales le fait venir de Niebla, un certain José Gaditano. – Oui, tout à fait. Mais il y a six mois, José s’est converti à l’islam et se fait désormais appeler Youssouf al Muladi. L’autre jour, ici même, j’ai reçu une dizaine de marchands de la médina qui l’accusent de s’être converti par intérêt, afin de pouvoir vendre des fruits et légumes dans le souk réservé aux musulmans. Les marchands soutiennent que ce Youssouf n’a pas renoncé à son ancien négoce, qu’au lieu de détruire ses tonneaux en signe de repentance, il a cédé son ancien commerce à son frère Rodrigo, et qu’il continue d’en tirer profit… Pour les commerçants du souk, la chose est claire, Dieu interdit de vendre l’alcool, la bête morte, le porc et les idoles, et ce Youssouf doit être sévèrement châtié. Néanmoins, j’ai refusé d’accuser le muladi, je me suis contenté de répondre en citant ce hadith : « Le Prophète (sur lui soit la paix) avait interdit aux hommes le port des vêtements de soie. Or, ayant reçu des vêtements de soie en cadeau, il en offrit un à Omar. Ce dernier vint le voir étonné et le Prophète lui dit : "Je ne te l’ai pas donné pour que tu le portes, mais pour que tu le donnes à quelqu’un." » Les marchands du souk sont repartis, furieux… Qu’en pensez-vous ? Qu’auriez-vous fait à ma place ? – Je vous trouve bien pusillanime, cadi. Ce José, ou Youssouf si vous préférez, est un fieffé gredin, il n’a ni Foi ni loi et il s’agit de toute évidence d’une fausse conversion. Moi, je l’aurais fait condamner. – J’aurais peut-être dû… Mais je ne tenais pas non plus à donner raison à ces marchands du souk. Je les connais bien, ce sont des rigoristes, ils réclament l’interprétation la plus littérale et restrictive de l’islam… Pour tout vous avouer, ils me font peur, ces hommes, si je cède à leurs exigences, demain Al Andalus sera invivable. Ils rêveraient de tout interdire, la fête, la musique, les bijoux, le sourire des femmes… Enfin, tout cela pour vous dire que les muladis nous posent un vrai problème. Certes, nous devons nous réjouir de chacune de ces conversions, mais à la fois si elles sont trop nombreuses, il nous sera impossible d’intégrer convenablement tous ces nouveaux fidèles : les anciens musulmans se plaindront de ces arrivants qui leur font concurrence, et puis, comme les muladis figurent parmi les familles chrétiennes les plus riches du Califat, cela représentera un important manque à gagner pour nos finances. Mais le plus grave est à long terme, comme ces convertis ne connaissent pas bien les préceptes de l’islam, cela peut conduire à un relâchement des pratiques religieuses, ou alors une montée en force des rigoristes, en réaction contre les muladis. Vous rendez-vous compte, cher évêque, du paradoxe ? Alors que le but annoncé de notre Calife est d’islamiser la Terre entière, s’il y a trop de musulmans, cela met en péril l’équilibre social et religieux d’Al Andalus… Donc, afin d’éviter qu’il n’y ait plus de conversions que de raison, nous souhaitons améliorer la situation des chrétiens, ouvrir Médina Azahara et notre administration à des conseillers mozarabes, baisser le montant des capitations… Et pourquoi pas, restaurer votre évêché, qui tombe en ruine… – Vraiment ? Voilà que cette conversation commence enfin à m’intéresser, cadi. Puis-je me servir encore un peu de ce vin doux ?
Les deux hommes parlèrent encore longuement dans le secret de leur alcôve ombragée. Deux jours plus tard avait lieu, dans les alcazars, face au Guadalquivir, le procès du prêtre Juan. Sous le soleil de midi, le peuple de Qurtuba attendait avec impatience la venue du prisonnier. Il y avait là des musulmans qui avaient abandonné leurs étals du souk pour conspuer les fanatiques chrétiens et, derrière une rangée de gardes, toute une foule mozarabe venue acclamer leur martyr. Mais à la surprise générale, ce ne fut pas le prêtre Juan qu’on amena pieds et poings liés jusqu’aux alcazars, mais un autre condamné, roux, barbu, âgé d’une quarantaine d’années. Il s’agissait de Youssouf al Muladi, autrefois nommé José, le marchand de vin des Arrabales. On l’accusait d’avoir fait empoisonner le prêtre Juan dans sa cellule, la veille du procès. Un des gardes tenait la preuve du crime, une carafe contenant du vin doux au citron mélangé à de la ciguë que le muladi avait offert au curé. Toute la populace hua le criminel, les chrétiens, car il avait trahi son ancienne Foi et assassiné un héros, les musulmans car il s’agissait d’un faux convers qui n’avait pas renoncé au vin. Cela faisait des décennies que la population de Qurtuba n’avait pas été aussi unanime, depuis peut-être la mise à mort des chefs normands qui avaient osé attaquer Séville, un siècle auparavant.
Le dimanche suivant, l’évêque Anselme prononça une homélie vibrante, en s’appuyant sur le passage de l’Évangile de saint Marc « rendez à César ce qui est à César ». Il parla du prophète Mahomet, homme inspiré par Dieu, cita saint Augustin pour souligner la différence entre la cité céleste et la cité terrestre, accabla les renégats et annonça aux fidèles que la basilique de San Eustaquio et l’évêché de Qurtuba seraient bientôt restaurés. Il annonça aussi un allégement des impôts pour tous les dhimmis, que lui avait promis le Calife.
Le vin de José fut confisqué par les gardes d’Abd al Rahman et offert à l’évêché. Tous les soirs, après son dîner, le père Anselme s’en faisait servir un petit verre. À force de le boire, il finit par apprécier fort ce breuvage, au goût parfaitement équilibré, ni trop sucré ni trop amer.
GLOSSAIRE.
Médina Azahara : était une cité califale, à quelques kilomètres de Cordoue, construite à partir de 936 par les Omeyyades d’Espagne sous le règne d’Abd al Rahman III.
Roumi : nom donné aux chrétiens et généralement aux Européens par les musulmans (péjoratif).
Mozarabe : (de l’arabe musta’rib, qui signifie « arabisé ») nom donné aux chrétiens vivant sur le territoire espagnol conquis à partir de l’an 711 par les armées musulmanes.
Cadi : juge musulman remplissant des fonctions civiles, judiciaires et religieuses.
Dhimmi : terme historique du droit musulman qui désigne un citoyen non musulman d’un État musulman, lié à celui-ci par un « pacte » de protection. Le terme dhimmi s’applique essentiellement aux « gens du Livre » qui, dans le champ de la gouvernance islamique, moyennant l’acquittement d’un impôt de capitation (jizya), d’un impôt foncier (kharâj), moyennant aussi une certaine incapacité juridique et le respect de certaines obligations discriminantes édictées dans un « pacte » conclu avec les autorités, se voient accorder une liberté de culte restreinte, certains droits ainsi que la garantie de sécurité pour leur personne et leurs biens.
Arius : prêtre, théologien et ascète chrétien libyen d’origine berbère inspirateur de la doctrine qui porte son nom : l’arianisme. La querelle qu’il a ouverte a profondément divisé la chrétienté durant tout le IVe siècle.
Adoptianisme : doctrine religieuse selon laquelle Jésus ne serait devenu le fils de Dieu que par adoption à la suite de son baptême dans le Jourdain par Jean-Baptiste. Elle a une conception humanisante de Jésus, à l’opposé de la conception divinisante du docétisme.
Le hassanate : est la comptabilisation dans l’islam des bonnes actions que l’on fait notamment les prières, les paroles divines ou tout simplement des bonnes actions de la vie qui sont comptabilisées et qui après la mort mèneront le défunt à être favorisé au Paradis. Son contraire est le siyate.
Muladi : (vient de l’arabe muwallad) qui veut dire : adapté ou métis. Ce vocable s’employait dans l’Espagne musulmane pour deux acceptions : le chrétien qui abandonnait le christianisme, se convertissait à l’islam et vivait parmi les musulmans ; ou le fils d’un couple mixte, chrétien-musulman et de religion musulmane.
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