C’était bien avant le temps des soucis, à une époque où l’innocence était encore une vertu. Nous étions inséparables, à la guerre comme dans nos folles chevauchées à vélo, filant dans le grondement des cartes épinglées à nos fourches. Combien de fois sommes-nous allés sur la Lune le matin, pour devenir espions l’après-midi ? Le sentiment d’absolu de nos certitudes quotidiennes suffisait à protéger à jamais notre pacte d’amitié. Bien qu’il soit venu d’un milieu anglophone aisé et moi d’une famille francophone modeste, nous étions liés par notre complicité. Notre école nous avait unis un jour et nous nous étions toujours compris dans des différences qui alimentaient nos jeux. Par exemple, lorsque nous faisions la guerre à l’Allemagne, il voulait toujours être Allemand, à ma grande surprise. Je n’avais jamais compris pourquoi, car à mes yeux le seul fait de se nommer Schultz n’aurait pas dû l’obliger à prendre pour les perdants. Ça me dépassait, mais je le laissais faire, car je faisais partie des gagnants. Son père avait beau être historien, lui, il se trompait de camp à tout coup : cordonnier mal chaussé. Tant pis pour lui et ainsi, il y avait toujours des bons et des méchants. Nous arrivions malgré tout à mener bataille pendant des heures sans se tuer l’un l’autre, mais il trouvait toujours une ruse pour éliminer la moitié de mes troupes, ce qui me mettait en rogne, car il ne me lassait jamais répliquer. Comment ne pas regretter ces étés qui duraient cent ans ?
Aujourd’hui, ça fait longtemps que nous nous sommes perdus de vue et j’ai même oublié son visage. Je me souviens qu’il était plus grand que moi, blond, les yeux clairs, mais sinon, il ne me reste pas plus qu'une image confuse de lui. Le temps a usé ma mémoire et mon humeur et a effacé de mes souvenirs le moment exact où est disparue l’euphorie des aventures quotidiennes. Les responsabilités enviables, mais fades, qui m’incombent maintenant se sont substituées aux plaisirs ludiques d'antan. Parfois, comme en ce moment, j’essaie d’oublier le monde prévisible et immuable qui m’entoure en m’évadant dans ces souvenirs réconfortants. Je me rappelle avec mélancolie les non-dits qui allaient de soi dans nos périples fantastiques, mais qui exigent aujourd’hui tant d’explications. Le travail, la famille, les amis : tout est calculé, planifié, économisé et dépensé. Comment mille possibilités ont-elles pu ainsi s’effriter ? Nous rêvions de ce que nous deviendrions en grandissant, sans concevoir qu’une fois le but atteint le rêve s’éteint. Toutes les portes jadis ouvertes se sont sournoisement fermées pour creuser les ornières des voies parallèles d'un monde qui s’ignore. Même en tentant d’oublier que le nombre de mes souvenirs passés dépasse aujourd’hui celui de ceux à venir, mon destin me ramène à une extinction qui me mine constamment. De ce désarroi émerge son portrait d’enfant souriant et je me rejoue les scènes de l’espoir qu’offrait la légèreté sans lendemain. Partage-t-il aujourd’hui mes inquiétudes ? L’âge a-t-il aussi eu raison de lui ? Est-il devenu espion ou astronaute ?
Au fil des ans, l’accoutumance au bonheur a fini par ternir les jours qui attendent la nuit pour libérer de l’ennui. Même les grands événements n’arrivent plus à me satisfaire longtemps. Cette dépression momentanée est-elle le cycle normal en attendant le retour du pendule ? Il semble malheureusement que la fréquence de ces alternances s'accélère dans son sinistre mouvement oscillatoire amorti. Pour m'en sortir, je scrute en moi les traces de l’innocence qui saurait raviver les espoirs de mon enfance. Loin d’y trouver une solution, ces souvenirs indélébiles m’offrent néanmoins un réconfort momentané. Grâce à mon ami, je me rappelle de nous, comme si c’était hier, et j’espère pour lui qu’il est devenu ce dont nous rêvions. Si au moins un de nous s’en était tiré, je respirerais mieux. Même s’il m’est devenu étranger, malgré la dérive de nos vies, notre pacte d’amitié résiste. Un soir lourd, après une journée quelconque, je laisse la curiosité me gagner et je cède à la tentation de savoir s'il a réussi. Je me branche à Internet pour googler « Schultz ». Pendant que je pitonne son nom, je m'étonne que plus notre foutue planète est surpeuplée, plus on se sent seul. Pourquoi ne pas me satisfaire de mon entourage, plutôt que de m’accrocher à un passé révolu ? Suis-je victime de la malicieuse chimie hormonale qui pousse les quinquagénaires à renouer avec leurs amis du secondaire ou à s’inscrire sur Facebook ? Cela me fait hésiter un instant avant de commettre l’indiscrétion et cliquer sur la touche « Rechercher », pour être propulsé vers le vide qui nous sépare désormais. Je me nourris de ce vertige comme un équilibriste qui se lance sans filet et mon cœur palpite pendant que les résultats défilent sous mes yeux. Mais l’espoir que je mets en lui est-il trop grand pour un seul homme à porter ? Suspendu au clavier, mon désir oscille entre une curiosité malsaine et la recherche de balises réconfortantes, sans savoir si sa réussite apaisera mon mal ou l'amplifiera. Sa défaite n’est pas plus souhaitable et je ne sais plus ce que je cherche.
Mes recherches s’avèrent plus simples qu’anticipé : après avoir inscrit son nom de famille et avoir obtenu des milliers d’entrées, je n'ai eu qu'à raffiner la recherche en ajoutant son prénom pour faire ressortir un candidat plausible. Un certain docteur Michael Schultz qui fut diplômé avec honneurs de l’université de Toronto en 1988, ce qui lui donne mon âge, car j’ai reçu mon propre diplôme d'ingénieur quelques années auparavant. Bon, il n’est pas devenu astronaute, mais il a au moins su se hisser parmi une élite qui a le mérite de sauver l’humanité. D’ailleurs le profil flatteur qu’on en fait montre qu’en plus de sa réussite universitaire, il a été très engagé socialement auprès des démunis, ce qui est tout à son honneur. Je le vois en train de livrer bataille contre la maladie et peut-être même sauver des vies pendant que moi, spectateur, je surfe sur le Net. Son dévouement social aurait pu faire ombrage à mon propre métier technique qui sert après tout un monde qui m’ignore, mais il n’en est rien, car je me dis qu’un boulot c’est un boulot et c’est sûrement le cas pour lui aussi. Je l’envie toutefois d’avoir les mains dans des patients pour en extraire leurs tumeurs et récolter l’admiration le lendemain. Ces satisfactions intenses le comblaient-elles ou finissait-on par s’en lasser aussi ? Du manque de reconnaissance dont je dois me satisfaire surgit une idée sombre : j’espère que sa réussite ne l’a pas mené au fond d’un hôpital à Moose Jaw, car on sait tous que la réussite et la reconnaissance ne prémunissent pas contre la solitude. En continuant mes recherches, je vois qu’il a plutôt su tirer profit des honneurs, car il a été sélectionné parmi des milliers et a reçu une prestigieuse bourse internationale qui l’a mené à Berne pour développer de nouveaux vaccins au sein d’une des équipes les plus réputées d’experts en épidémiologie. Sans qu'il ne le sache, mon vieil ami m’apporte une lueur d’espoir en me prouvant que la vie ne fait pas que s’enliser, mais peut aussi continuer à être stimulante.
Divisé entre l’espoir pour un destin qui n’est pas le mien et le constat de ma vie de fonctionnaire, terne face à Berne, je poursuis mes fouilles pour savoir s’il a su maintenir sa trajectoire ascendante, car ces nouvelles remontent tout de même à 1993. Ses origines aristocratiques l’avaient-elles placé dès son jeune âge sur la voie d’un succès incontournable ? Est-il vrai que le destin ne peut pas être enfreint, le sien comme le mien ? Avec lui, son père historien et sa mère femme d’affaires perpétuaient la tradition pour une autre génération. Après lui avoir donné une éducation bilingue, d’abord à l’école publique francophone où je l’avais connu, ses parents l'avaient dirigé vers les meilleures écoles anglophones et c’est là que nous nous sommes perdus. À l’époque, je ne comprenais pas pourquoi il devait faire tous ces cours de piano et de tennis qui nous volaient du temps de jeu. Même lui s’en plaignait. Ces activités, que mes parents ne pouvaient pas m’offrir, avaient probablement commencé à nous séparer sans prévenir. Malgré ces quelques différences, nous restions inséparables. Plus tard, nous avons eu, comme tous, à surmonter l’adolescence avec chacun notre bagage. Nos corps puérils avaient grandi en nous distinguant cruellement. Chaque année, il gagnait plusieurs centimètres sur moi et les proportions athlétiques de son corps ne faisaient qu’amplifier le fait que mes jambes poussaient trop vite pour mon corps et que mes oreilles avaient toujours été trop grandes pour un gamin, car elles ont encore aujourd’hui la même taille qu’à l’époque. Je me souviens encore du jour où il avait organisé une fête de rêve avec les filles les plus populaires et les mieux roulées de l’école. Il avait pris soin de les jumeler avec autant de garçons aussi attrayants pour assurer le succès de la soirée. Loin de me douter que mon frêle gabarit ne convenait pas à cette scène idyllique, ce ne fut qu’après des semaines de préparatifs et de mystère que mon ami, qui évitait le sujet, s’était décidé à m’annoncer qu’il n’avait pas pu m’inclure au groupe déjà balancé. Après le choc initial, rien ne changea entre nous. Je me souviens moins de ses excuses que du fait qu’il avait réussi à me convaincre de sa logique sans me vexer. J’étais encore trop jeune pour réaliser à quel point l’aristocratie était exclusive, mais lui savait déjà ce qu’il voulait, et aujourd’hui encore semble-t-il.
Curieux de savoir s’il a su profiter de son héritage, je fouille plus loin pour voir s’il est aujourd’hui membre de l’establishment de Berne. Fait-il partie du club de tennis privé ou est-il marié à une belle Bernoise avec qui il a engendré une fière descendance ? J’en sais encore trop peu et les informations remontent à une période post-doctorale qui me rappelle l’exaltation qui suivit l’obtention de mon propre diplôme : recherche d’emploi, voyage, incertitude récompensée par les promesses d’un avenir qui se révèle. Avec le temps, dans mon cas, l’innocence et l’audace ont cédé la place au confort d’un quotidien de peu de surprises. A-t-il vécu la même désillusion à Berne ? Ce n’est après tout qu’une ville de deuxième ordre au cœur de la Suisse profonde. Ce n’est pas parce qu’Einstein y a inventé sa théorie de la relativité que la ville est débordante de vie. D’ailleurs, c’était peut-être parce qu’il s’y ennuyait tant qu’il perçut pour la première fois que le temps pouvait se dilater.
Mon ami a-t-il aussi souffert de cet ennui ou a-t-il réussi à s’accomplir ? La question me hante et m'incite à creuser davantage, mais il ne semble pas avoir laissé de traces à Berne après 1998. S’est-il volatilisé ? A-t-il été foudroyé par un de ces vicieux virus qu’il cherchait à éradiquer ? En continuant mes fouilles, je vois que sa courte carrière à Berne n’a duré que cinq ans. Rien n’indique qu’il ait été congédié, mais pourquoi a-t-il quitté ce milieu sélect et où est-il passé ? En continuant mon enquête, je réussis à retracer la piste de ses nombreuses publications jusqu’à son retour au Canada où il est devenu en 1999, malgré son jeune âge, le président de la section canadienne de Médecins Sans Frontières. Ce changement radical de fonctions me coupe le souffle. J’envie son courage d’avoir laissé un poste prestigieux, bien payé et stable, pour se joindre à une organisation constamment en difficulté financière. Son audace et sûrement son travail pour panser les blessures du monde ont toutefois été récompensés, car c’est pendant son règne, en 2000, que MSF international a reçu le prix Nobel de la paix, alors qu'il représentait l’aile canadienne à Stockholm lors de la cérémonie. Il avait osé laisser un avenir prometteur, pour revenir à la base de son métier : soigner les plus démunis, et ainsi reprendre le contrôle de son destin. Ces choix ravivent douloureusement les cicatrices de l’amputation de ma propre existence. En plus, s’il s’était contenté de coordonner administrativement les jeunes médecins qui s’exilaient au Sri Lanka, au Soudan ou en Ouzbékistan, j’aurais vu la stabilité le rattraper, mais insufflé d’un rare besoin d’accomplissement, il avait quitté son poste de président peu de temps après pour travailler directement sur le terrain. À partir de cette date, les nouvelles de lui se font rares. J’ai beau le pister dans une jungle d’informations et frayer mon chemin à coups de machette dans les manchettes entrelacées d’une structure humanitaire approximative, mon enquête devient difficile. Je me perds sur les traces clairsemées de MSF au fin fond du Zimbabwe, et je suis constamment redirigé vers un chansonnier qui porte le même nom que lui. Après de nombreux culs-de-sac et plusieurs pages inutiles, je tombe sur un nouveau filon à partir d’une rubrique qui le cite dans un article : « Out of Toronto, into Africa ». On y lit que le bon docteur a fait le saut vers une organisation non gouvernementale (ONG) qui ne vise rien de moins que l’éradication du SIDA/VIH et qu'il œuvre aujourd’hui au Malawi. Soudain, de nulle part, l’agenda de ma journée du lendemain me revient et la réunion avec mes gestionnaires pour les convaincre d’investir dans la maintenance prédictive d’équipements de production me fait douloureusement ressentir ma place dans la fourmilière humaine. Pourquoi mon cerveau insiste-t-il pour accoler ces deux réalités à ce moment précis, si ce n’est que pour me punir de ne pas m’être assez dépassé pour la société ? J’aurais voulu, moi aussi, tout foutre en l’air et devenir important, mais je suis ici, à vivre par procuration un condensé des rêves que mon ami m’offre. Divisé entre mon envie pour ce qu’il est devenu et ma haine de ce que je ne suis pas, j’envie moins le héros qu’il a mis une vie à construire que le bonheur qui doit en découler. Même avant mes constats de ce soir, je savais que mon existence était sur sa pente douce descendante, mais comment pouvait-il, lui, au même âge, être encore en pleine ascension ?
Ses premières années au Malawi ont laissé des traces positives, mais l’éloignement géographique et technologique semble avoir limité ses communications avec notre monde. Pendant qu’il était là, à sauver l’humanité, une personne à la fois, son présent rattrapait le mien. Je ne peux pas accepter d’en rester là, à patienter que l’histoire s’écrive et je suis frustré de ne pas conclure. Comment éteindre l'ordinateur et aller me coucher sans savoir si sa mission fut un succès et s’il y est encore. Il commence à être tard et la fatigue embrouille des recherches devenues laborieuses. Je ne trouve rien de récent à son sujet et après quelques tentatives infructueuses, j’attaque plutôt sous l’angle du SIDA/Malawi. Ceci me révèle l’ampleur de la pandémie qui y fait rage depuis 20 ans, avec plus de 650 000 victimes. Encore aujourd’hui une dizaine de personnes en meurent à chaque heure. Ce que j’apprends est affolant : le manque de ressources est criant, même si elles ne sont pas là pour les sauver, mais juste pour les aider à s’en sortir. Bien que le nom de mon ami se soit noyé dans cette mer d’informations, je comprends ce qui a pu l’attirer là. Même dans nos guerres enfantines, il avait toujours un plan pour sauver les prisonniers des mains des truands. En me concentrant sur son ONG, plusieurs événements font surface, comme la mise sur pied du programme de traitement antirétroviral, le succès des premières années, les milliers de gens sauvés, l’acceptation et l’implication du milieu, puis les louanges d’un gouvernement malawien reconnaissant. Mon ami reste toutefois absent de ce scénario.
Après avoir épluché les rubriques du site de l’ONG vantant le déroulement idéal d’une mission parfaite, je sors un titre qui les mêle à une controverse sur le traitement administré. La nouvelle, hargneuse mais nébuleuse, parle de scandale étouffé, de population cobaye, de lobby pharmaceutique pour un nouveau médicament et autant l’ONG que mon ami sont cités dans cette nouvelle. La partialité de certaines sources sur Internet me pousse à corroborer cette information avec d’autres sites plus sérieux. J’apprends qu'apparemment la thérapie utilisée en Occident étant trop coûteuse, l’ONG avait retenu un traitement alternatif. Ce que le premier site clame est que le produit utilisé n’avait pas encore réussi tous les essais cliniques et que la compagnie pharmaceutique l’ayant développé tentait d’accélérer le retour sur son investissement avec des données de terrain. Jamais mon ami ne se serait laissé acheter de la sorte, mais un communiqué du ministère de la santé malawien menaçait de retirer le certificat de pratique de l’ONG et de les expulser du pays. En tentant de sauver le monde, mon ami s’était-il fait tromper par une organisation peu scrupuleuse qui l’utilisait comme mercenaire dans ses délits ? Il m’est toutefois difficile d’évaluer adéquatement l’étendue du scandale à partir de ces récits biaisés. Même l’ONU se mêle du dossier en faisant une sortie prudente, mais en mettant en garde les compagnies étrangères contre les abus de procédures non éthiques sur des populations assiégées par l’état de crise. Les premières répliques de l’ONG pour se défendre louaient leurs succès passés, le nombre d’enfants sauvés et de personnes remises sur le marché du travail. Elle n'expliquait pas le récent changement de thérapie et s’en remettait à ses représentants locaux pour expliquer ses choix. C’est dans cette défense que je vois le nom de Schultz refaire surface et être porté au pilori. Il patinait du mieux qu’il pouvait pour gérer une crise dont son siège social ne semblait pas vouloir hériter. Sans le dire directement, l’ONG sous-entendait que les directives locales ne relevaient pas des politiques corporatives et s’excusait si les choix de quelques individus avaient mené à une augmentation du taux de mortalité. Ils promettaient qu’il y aurait enquête et s’il y avait eu faute médicale, les responsables seraient punis. Mon ami était-il au cœur d’une conspiration internationale ou en était-il victime ? Avec son passé, pouvait-il vraiment avoir joué à la roulette avec la vie des patients pour un espoir de gloire personnelle qui le ferait rayonner dans la communauté de l’aide humanitaire ? Il est vrai que je ne le connais plus et je suis incapable de juger où il campe, mais s’est-il fait prendre au piège de l’appât du gain ? Peut-être a-t-il toujours eu en lui cet appétit pour la notoriété. Je trouve une réponse récente de sa part dans un journal international, mais elle ne dissout pas tous mes doutes. Il y déplore la situation et le fait que ses supérieurs lui font porter le blâme. Il prétend que les décisions viennent de plus haut. Eux s’en défendent et larguent les amarres plutôt que d’être entraînés dans ce scandale qui menacerait leurs efforts dans d’autres pays. Ils allaient apprendre de cette erreur, disaient-ils, même si celle-ci venait des individus sans scrupule sur place et non pas d’eux. Dans le futur, ils allaient resserrer leur contrôle pour que ceci ne se reproduise plus et ils parlaient de renvoyer tous leurs représentants au Malawi pour corriger la situation.
Je n’arrive pas à savoir s’il est encore sur place ou ce qu’il advient de lui, mais mon pauvre ami doit se sentir bien seul aujourd’hui. Abandonné de ses pairs et pointé du doigt comme médecin maudit, il porte la honte du monde perdu dans une Afrique hostile. Même ses patients, à qui il a tout donné, mais peut-être trop promis, le craignent maintenant. Comme il doit être lourd de devenir bourreau de l’humanité quand l’injustice aveugle crie vengeance pour tous les maux qui l’affligent. Tous ses patients soignés ignorent son sort, alors que ceux victimes d’un mal incurable l’accusent d’empoisonnement. La distance et le temps nous séparent désormais et creusent un vide qui l’engouffre. La seule image qui résiste dans ma tête est celle du chagrin d'un gamin blond que j’aurais étreint pour le protéger contre la colère du monde. Même s’il m’est devenu étranger et qu’avant ce soir il n’existait plus, il reste quelque part au fond de moi une amitié inconditionnelle qui veut croire à son innocence, malgré tous les crimes dont on l’accuse. Sans pardonner des fautes que je ne comprends pas, je m’attriste de le voir déchu de la sorte, lui qui avait réussi à me faire rêver d’un avenir meilleur comme lorsque nous étions petits. J’aurais voulu l’entendre se défendre, attribuer le manque de financement des autorités, la complicité de l’ONG, le tarissement des médicaments, l’obligation de réagir pour ne pas abandonner ses patients, le choix déchirant d’agir seul ou de les laisser mourir seuls, mais je ne trouve rien qui le disculpe ou le rend responsable. Les renseignements que je veux sont indisponibles, mais le futur menace au loin.
En une soirée, mon ami avait réussi à me convaincre qu’on pouvait devenir grand, mais j’aurais dû cesser mes recherches plus tôt, avant que mon héros soit déchu, car je me sens plus misérable qu’avant. Mon apathie, d'abord apaisée par son succès puis exacerbée par la jalousie, s'éteint dans une injustice restée impunie. J’éteins l’ordinateur en silence et me perds dans l'obscurité en me disant que j'aurais plutôt dû faire comme les gens normaux et regarder la télé ce soir.
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