Monsieur le Président, Honorables membres du Congrès, j'espère répondre ici avec honneur à la mission que vous m'avez confiée, et contribuer ainsi à éclaircir le mystère qui, de l'autre côté des océans, intrigue et suscite actuellement tant d'intérêt chez nous comme ailleurs. Le mot de Révolution est à la fois trop fort et trop faible pour décrire ce qu'est la jeune République eurasiatique, car jamais révolution n'aura été à la fois si inoffensive dans sa mise en œuvre et radicale dans ses conséquences. Le tableau frappant des évolutions de ces dernières années est si inédit et audacieux, qu'il est difficilement accessible à notre compréhension.
De tous ces éléments, la mobilisation de l'entièreté du corps social, au service de la République, est sans doute celui qui nous est le plus imperméable. Il n'est pas pourtant sans rappeler quelques aspects de l'Amérique originelle, celle de nos Pères Fondateurs. Désormais, à tous les niveaux du pouvoir et de la décision politique, une part est réservée, à côté de celle des élus traditionnels, à des citoyens tirés au sort. Simplement délibératif au plus haut niveau de l'État, leur rôle s'accroît à mesure que l'on descend les échelons du pouvoir, pour devenir pleinement décisionnel, à égalité de leurs collègues élus, pour les subdivisions administratives en contact direct avec les citoyens. Ce format participatif constitue certainement la meilleure école de la Démocratie, et il faut y assister directement pour croire à la sophistication des débats qui agitent désormais jusqu'aux plus humbles des membres de la communauté, nourris et rehaussés encore par la foule sans cesse grossie de ces nouveaux magistrats populaires, en permanence renouvelés.
Le spectacle le plus étonnant réside cependant dans ces dîners républicains tenus régulièrement par tout magistrat, jusqu'au Président de la République lui-même ! Obligations en vérité fort peu contraignantes, mais religieusement observées. Encore une fois, grâce au tirage au sort, on y trouve mêlées toutes les composantes de la société, rassemblées dans un esprit de fraternité chaque année plus naturel, à mesure que les anciennes conventions s'effacent. Il n'est pas rare de voir l'hôte, qui d'habitude côtoie les plus hautes autorités, voire les constitue, apostrophé là sur un ton direct, que nous jugerions parfois impertinent, la discussion s'étalant des problèmes les plus triviaux jusqu'à ceux intéressant le destin de la Nation tout entière. Tous viennent ainsi éclairer de leur avis, le temps d'un dîner, les lumières de responsables assurés désormais d'être en phase avec ceux qu'ils représentent.
Il faut évoquer ici ces listes servant au tirage au sort, et qui constituent à présent le trésor de la Nation. Y figurent tous les citoyens et même des étrangers résidents, avec comme seule restriction générale celles qu'imposent l'âge ou les facultés de l'esprit pour la participation au gouvernement. Encore ce critère est-il bien lâche, puisqu'on y accède dès l'adolescence et qu'un simple test de compréhension basique permet de figurer sur ces formulaires d'où le hasard extrait les futurs magistrats. J'ai pu assister récemment à une scène illustrant à merveille l'universalité de la participation politique. Une toute jeune fille, à peine sortie de l'école et qui n'avait pas même dix-huit ans, a été désignée pour participer au conseil présidentiel, la plus haute instance de l'État. Empreinte de son devoir, ce ne fut pourtant pas sans larmes qu'elle accepta cette nomination, non pas que celle-ci lui pesât comme une charge, mais parce qu'elle la privait momentanément de la compagnie des camarades de son âge, s'apprêtant à partir quant à eux pour l'accomplissement de leur service national.
Il s'agit d'une autre des institutions de la nouvelle société. Elle n'aura pas été, comme vous le savez, sans soulever chez nous un grand émoi – et que n'a-t-on entendu à son propos ! Le moins stupéfiant n'est pas de voir, année après année, toute cette jeunesse, qui accepte avec un enthousiasme manifeste le sacrifice apparent, pour un temps, de sa liberté et de ses velléités individuelles. C'est que l'universalité de l'obligation de partir en atténue certainement le ressentiment, et que la douceur et les plaisirs anticipés de la destination peuvent même en susciter l'engouement. Chaque année, c'est ainsi toute la jeunesse d'Eurasie qui se croise pour rejoindre son affectation, où le jeune citoyen se retrouvera mêlé à ses camarades de toutes origines, dans ce qui est le creuset de la nouvelle Nation. Au-delà des cours de langues, des sorties de fin de semaine, qui permettent d'amalgamer cette jeunesse aux habitants du pays tout en le leur faisant découvrir, et des fêtes diverses et échanges continus que suscite la concentration de cette humanité débordante de l'énergie des premiers jours, elle y est employée à œuvre utile. Tous sont ainsi mis à contribution, en tirant avantage des goûts et compétences des uns et des autres. Il est possible d'y apprendre un métier, si on le souhaite, et à tout le moins les tâches confiées sont formatrices et variées, évitant une routine trop monotone. La seule restriction apportée est que tous, à travers les deux affectations qui divisent leur période de service, aient effectué non seulement d'une part des tâches centrées sur la mobilisation de l'intellect, mais aussi, de l'autre, des tâches manuelles. La mixité des origines et des parcours est par ailleurs pleinement assurée, et les amitiés, voire amours, qui naissent de cette expérience juvénile, sont aussi étonnantes, que spontanés et durables.
Éparpillés sur tout le territoire, il est rare qu'un jeune n'ait pas au moins passé quelque temps ainsi à la campagne, et la découverte de la Nature, à travers les activités agricoles, sylvo-pastorales et tous ces nobles arts ancestraux qui ont occupé nos ancêtres si longtemps et pourtant abandonnés de nous sans remords. Ce qui est souvent une initiation concentre toutes les émotions de la première découverte d'une communion avec les éléments. Plus prosaïquement, l'agriculture a énormément profité de l'apport, même ponctuel, de toutes ces énergies nouvelles, et la confrontation à des problématiques jusque-là méconnues, de toute une génération de futurs ingénieurs, médecins, philosophes et pour dire vrai, toutes les professions, a donné naissance à de nombreux progrès, augmentant la productivité sans rien renoncer de la préservation de ressources désormais respectées et gérées de manière durable. Si je m'attarde sur ce secteur, ce n'est que pour montrer le contraste avec notre situation, où il est encore trop souvent négligé, car en réalité c'est l'ensemble des activités économiques – ou plus exactement humaines, car ce carcan est dépassé – qui ont bénéficié de pareils effets, fruit d'un dialogue ne connaissant plus de barrières et produisant ainsi l'émulation des idées.
Les conséquences sont véritablement gigantesques pour la Société. Le retrait du Marché d'une telle masse de personnes n'est bien sûr pas anecdotique, d'autant qu'il s'étale sur plusieurs classes d'âges, au gré des circonstances de départ des jeunes. À cela s'ajoute surtout l'impact de la production induite par le service national, qui est largement démonétisée. Les jeunes mobilisés ont ainsi commencé par construire les infrastructures dont ils avaient besoin, mais ils ont depuis longtemps dépassé ce stade pour s'immiscer dans un champ toujours plus vaste d'activités d'intérêt public. Le resserrement du secteur privé qui s'est ensuivi et même, au début, les nombreuses cessations d'activité, avec des indicateurs économiques classiques en baisse, n'ont cependant pas alarmé. C'est qu'on considère que la commande publique et la réalisation des projets de société constituent une rente résultant plus du génie collectif qu'individuel, et qui doit donc retourner ainsi au public en étant satisfaite à moindre coût, tout en exacerbant l'élan civique. Afin de ne pas entraver néanmoins l'initiative personnelle et d'empêcher l'apathie, les projets sont menés sur un mode participatif, associant experts et parties prenantes, en osmose pour la délibération des projets, leur définition et exécution.
Il subsiste aujourd'hui bien peu de besoins collectifs qui ne soient pas satisfaits par le service national. Ceux-ci sont pris en charge par l'État, qui assure toutes les dépenses des programmes où la centralisation apporte un gain d'efficacité par les économies d'échelle, d'envergure et la diminution générale des redondances (infrastructures de transport, éducation, santé, services de base, etc.). Il ne faudrait pas en déduire pourtant, comme nous avons eu trop tendance à le faire, à l'existence d'un État omniprésent. En réalité, celui-ci s'est singulièrement "rabougri". Le besoin de fonctionnaires est en effet moins grand, car diminué par les contributions volontaires de cette sorte d'armée de réserve citoyenne que constituent les nouveaux magistrats populaires tirés au sort. Leur mobilisation accroît de plus l'efficacité des services, en brisant net cette barrière, absurde en Démocratie, qui séparait administrants et administrés. Les employés d'État ne demeurent au final essentiels que pour assurer la mémoire de l'action collective, sa transmission, et fournir la spécialisation nécessaire à certaines matières ; il n'est pas rare d'ailleurs qu'on les recrute directement dans les rangs des citoyens ou magistrats en poste temporaire, faisant montre d'une compétence manifeste. De manière plus générale dans la société, c'est l'ensemble de l'ancienne activité travaillée qui est en recul, alors que les tâches redondantes et superflues ont été élaguées.
La République eurasienne a renoncé au mouvement incessant de la société moderne. De siècles d'intrications et d'interdépendances complexes issues des développements socio-économiques auxquels on avait laissé libre cours, on a conclu à un gaspillage immense ! Il a été estimé que l'ensemble de l'économie s'était peu à peu éloigné de la satisfaction des besoins pour ne consister, selon les penseurs de cette Révolution, qu'en un activisme stérile, qui confinait à l'esclavage pour ces millions de gens à qui on faisait sacrifier quotidiennement rêves et temps libre au service de l'entretien de cette vaste Machinerie stérile. Cela sans même compter que l'incitation continuelle à rentabiliser – les Hommes comme les choses – éloignait au quotidien des légions entières d'individus de leurs instincts et vocations, pour les orienter vers des voies où leur manque d'intérêt finissait par nuire à l'efficacité générale. On a décidé de tirer aujourd'hui les bénéfices de siècles de gains de productivité, et dorénavant le temps de travail humain constitue la ressource de base du calcul économique. Il est épargné au maximum, les considérations financières s'effaçant devant la réalité de la part de vie échue à l'Homme. Toutes les tâches administratives, de commentaires sur l'activité réelle, celles portant sur la translation de la richesse plutôt que sa véritable création, ont été de ce fait réduites à leur plus simple appareil, c'est-à-dire le strict nécessaire. Vous ne verrez guère ici de publicités, et la communication dans tous domaines est minimaliste, informative, la demande venant générer l'offre pour y répondre plutôt que l'inverse. Le court-termisme a pour ainsi dire disparu, car l'appréciation des bénéfices est globale, ce qui se ressent notamment dans l'architecture, qui a renoncé au temporaire pour s'élancer à nouveau vers des témoignages d'éternité. Elle traversera certainement intacte les ères à venir pour briller comme témoignage de ce qui semble à tous un nouvel âge d'or.
Le nouveau système est basé sur la création, seule considérée comme pouvant amener de la valeur. La République a vu fleurir ainsi partout des entrepreneurs que le goût de leurs tâches quotidiennes – fortement fluctuantes du reste selon la variation de leurs priorités – rend très réactifs et formidablement efficaces. Nous n'ignorons pas à quel point cette concurrence féroce nous a été dommageable. Elle s'est avérée bien plus à même de saisir le tournant d'une économie où la généralisation des imprimantes 3D, la sophistication informatique de chaînes logistiques répondant en temps réel, ont rendu obsolète l'ancienne organisation hiérarchique et basée sur la concentration capitalistique. Artistes, scientifiques, penseurs, sportifs, ingénieurs et artisans innombrables, tous sont également valorisés. Le système éducatif, en donnant les connaissances de base permettant d'obtenir, notamment à travers l'Histoire et la Philosophie, des citoyens éclairés, s'efforce aussi de révéler en chacun le génie propre qui sommeille, et d'exalter son investissement. La spécialisation est peu fréquente, l'esprit authentiquement libre et animé se contenant rarement à un sujet, et le dialogue social, permanent, vient encore augmenter l'émulation au sein d'une société dont les citoyens s'ouvrent à des horizons multiples et repoussent sans cesse les limites de l'Humanité, en même temps que les leurs personnelles.
Le morcellement de l'économie autour de ces individus créateurs, s'assemblant en cercles de dialogue et dépendances mutuelles, a formidablement changé le panorama de la société, si bien que rien ne paraît plus étrange qu'une cité eurasienne. Elles semblent presque médiévales par les foules qui les habitent en permanence, antiques par l'espace de discussion publique qu'elles constituent, et pourtant résolument modernes par les idées qu'on y entend. La cité est avant tout un lieu de vie et d'échanges. Les technologies de communication modernes sont très répandues, mais sans engouement. Elles ne sont utilisées que comme un outil permettant de faciliter et prolonger les relations humaines, non s'y substituer. C'est dans les rues des villes que se concentre l'activité sociale. Les fréquents concours artistiques qui y sont organisés y font régner une atmosphère bouillonnante, festive même, puisque de fréquentes célébrations, publiques ou privées, viennent en animer les rues. Conférences et expositions de citoyens voulant afficher le fruit de leurs occupations font rayonner les arts du goût et de l'esprit. Tous bien sûr n'ont pas le même talent, nombreux étant ceux qui s'illusionnent sur leur vocation, en dépit d'une éducation donnant l'occasion de l'introspection, mais du dialogue permis par ces événements, il ressort toujours au moins une cohésion renforcée du corps social, si bien que restant toujours productive, même dans ses échecs, il n'est pas nécessaire d'orienter l'activité humaine par la peur ou le manque.
Selon nos critères matériels, l'Eurasien conduit une vie qui paraît frugale, fruste, sinon pauvre. Il ne lui manque pourtant rien de l'essentiel, bien nourri qu'il est, et assuré d'un logement confortable. C'est en vérité le superflu qui a disparu, et surtout la variété des produits dans les magasins, dont nous avons l'habitude, et que nous interprétons comme un signe de richesse. Ici le choix ne provient pas d'une profusion apparente venant satisfaire des goûts standardisés, mais de l'originalité d'esprits pleinement formés. Les grands magasins ne subsistent qu'avec peine, et seulement pour les marchandises les plus basiques. Partout ce sont les petits commerçants qui séduisent le public, souvent artisans vendant leur propre production ou l'ayant directement acquise des producteurs. Les anciennes places des villes ont ainsi retrouvé leur vocation première, et c'est dans les marchés les animant que se concentrent l'essentiel des transactions. L'activité commerciale se fonde ainsi parmi les affaires culturelles, politiques, pour ne plus que consacrer l'éloge d'une vie pleinement humaine. Des débats, organisés ou spontanés, éclatent, propageant les dernières idées du temps, et entretenant une discussion dans la société qui retend en permanence le ressort de la Démocratie. Embaumés de ces fragrances artistiques, civiques, philosophiques même – osons le mot – les individus ne trouvent plus les lauriers de leur réussite dans ceux d'or dont nous osons encore nous parer, mais dans l'admiration publique, le sentiment de son utilité, et surtout toutes ces émotions plus tendres et personnelles qui fleurissent entre les individus à l'ombre d'une communauté ressoudée où on peut exister sans fard.
Je terminerai mon tableau ici, même s'il serait possible de s'étendre encore longuement sur les mérites, les avancées, et même les triomphes de cette expérience inédite dans l'Histoire humaine, et qui en marquera peut-être la fin, au sens chaotique où nous l'entendions. Cette Révolution a donné naissance à un Peuple politique, au sens plein du terme, c'est-à-dire maître de son destin. L'économie n'y est vue que comme un moyen au service des Hommes, ainsi d'ailleurs que toute obsession matérielle. Il y est impensable qu'une activité puisse se perpétuer en ne participant pas de l'amélioration des individus, ou de leur contribution au bonheur collectif. Les besoins étant assurés en commun par les différentes formes de mobilisation des citoyens, le travail, en l'absence de nécessité, a pour ainsi dire disparu, remplacé par le libre exercice des inclinations de chacun.
Suite à mon exposé, vous aurez peut-être compris, ou voudrez bien accepter, Messieurs le Président, et Membres du Congrès des États-Unis d'Amérique, qu'avec tous le respect que je vous dois, et la fierté maintenue des honneurs que vous avez daigné me confier, il m'appartient désormais de vous prier de me libérer de votre service et accepter ma démission du poste d'Ambassadeur extraordinaire auprès de la République eurasiatique, en même temps que je me dégage du lien qui nous constituait compatriotes. Mon intégration dans la République dorénavant, et pleine adhésion à son projet révolutionnaire, à l'avant-garde de l'Humanité, m'y obligent. Puisse-t-il un jour aussi vous éclairer !
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