Année du taureau, 14e année de règne du grand Khan Ogodei. Legnica, royaume de Pologne.
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Orda contemplait la plaine jonchée de cadavres criblés de flèches. La journée avait été bonne, la victoire grande et le butin conséquent. Comme après chaque combat, il se sentait envahi d'un doux sentiment d'euphorie, la joie d'être en vie et de s'être comporté honorablement. Mais ce sentiment était en même temps teinté d'une mélancolie qu'il ne préférait pas chercher à comprendre. Il était un guerrier, issu d'une longue lignée de combattants, celle du père des Mongols, le mythique Gengis Khan, Temujin, son grand-père, et ces sentiments étaient indignes de lui.
Rarement la victoire avait été aussi facile qu'en ce jour. De tous les peuples qu'il avait soumis, il n'en avait jamais vu aucun aussi enragé à causer sa propre perte. L'ennemi semblait pourtant a priori redoutable. Orda avait senti son cœur s'emballer en voyant les cavaliers en armures rutilantes se précipiter vers lui et ses hommes. Puis les réflexes du guerrier avaient repris le dessus. Engoncés dans leurs pesantes cuirasses, les chevaliers ennemis ne pouvaient pas rattraper les agiles archers mongols. Ceux-ci, à l'image de leurs chevaux, étaient plus petits, moins forts, mais ils compensaient cette faiblesse apparente par leur rapidité, et la puissance brute de leurs ennemis devenait inutile face à des adversaires aussi insaisissables que meurtriers. Les autres avaient chargé et chargé encore, s'épuisant vainement à poursuivre des cibles virevoltantes qui ne cessaient jamais, même dans la retraite, de les cribler de projectiles. Cette danse de mort avait duré longtemps, l'ennemi était vigoureux, tenace, plein d'un courage absurde. Ils s'étaient obstinés dans le piège jusqu'à ce qu'enfin leur ardeur commençât à diminuer. Malgré leurs protections de métal ouvragé, nombreux étaient ceux qui avaient vu leurs vies écourtées par une flèche chanceuse, et leurs rangs s'étaient clairsemés peu à peu. Les survivants avaient continué de charger, mais les chevaux refusaient le galop et se traînaient péniblement au trot. Les hommes aussi semblaient hagards, épuisés ; toute idée de victoire ayant quitté leurs esprits. Seul un avait continué, imperturbable, de flamboyer dans cette masse accablée ; un roi peut-être, à en juger par son noble maintien et l'emprise qu'il exerçait sur les hommes qui l'environnaient. S'ils ne s'étaient pas encore dispersés, s'ils demeuraient au combat, et dans la souffrance, debout, voyant la mort les environner de toutes parts, c'était uniquement pour lui.
Orda avait vu la crinière rousse de l'homme s'agiter au vent tel un fanion battant le rappel de ses troupes. Il se dressait insensible au chaos qui l'entourait : véritable dieu de la guerre. S'avançant vers cet ennemi formidable, le Mongol s'était trouvé si près qu'il pouvait entendre le géant donner des ordres dans sa langue gutturale et barbare ; il fit foncer son cheval vers l'homme et saisit une flèche dans son carquois… Il revoyait encore maintenant ses yeux bleus dans le vague, le pénétrant d'une profondeur infinie au moment fatidique, comme si l'autre avait voulu ainsi se raccrocher à la vie.
Cette action avait mis un point final à la bataille. Sans leur chef pour les animer, l'armée ennemie n'était plus qu'un troupeau affolé, s'enfuyant en tous sens. La cavalerie lourde chargea et balaya ce qui restait de résistance. Les lourdes armures et cottes de maille, qui avaient été incapables d'assurer la victoire aux barbares, transformèrent leur défaite en désastre. Ça avait été un grand carnage, et Orda ne pouvait faire le compte de ceux qui avaient perdu la vie, accablés par son épée. Parmi les quelques chanceux qui réussirent malgré tout à s'enfuir, beaucoup périrent ensuite noyés dans les marais qui entouraient le champ de bataille. On sentait déjà les immondices de leurs corps boursouflés et cuits au soleil, dérivant au milieu des roseaux, infester l'atmosphère. Au final, rares seraient ceux parmi les vaincus qui pourraient témoigner de ce jour glorieux.
Un silence de mort régnait maintenant sur la plaine. Orda y trouvait une forme d'apaisement après le fracas et le tumulte de la bataille. Il contemplait, désœuvré, son cheval arracher paisiblement des touffes de l'herbe grasse et verte du pays, teintée par endroits de taches rouges et poisseuses qui seules rappelaient la tragédie qui s'y était déroulée, et dont les reliefs ensevelis viendraient ensemencer d'autant plus cette terre déjà riche. Non pas qu'elle eût besoin de cette offrande. Malgré les ravages de la guerre, on voyait que le sol était fécond. Cet « ailleurs », parmi des centaines d'autres visités, qui évoquait des moments semblables déjà cent fois vécus, fit naître chez le Mongol la pensée amusée qu'au final c'était bien ce déracinement qui constituait sa seule demeure. Loin de ses steppes natales, en regrettant l'air pur mais mordant, il devait convenir que cet endroit en valait bien tout autre pour celui pour qui chez soi signifiait une selle toujours harnachée sur un cheval vigoureux, et une place réservée sous la yourte, au coin du feu. Tous les chevaux de la Horde ne suffiraient en effet à épuiser avant longtemps la plaine qui s'étendait à perte de vue, sous ses yeux au loin, comme une promesse illimitée…
La réaliser ne dépendait pourtant pas de lui. Il n'était pas maître de ses décisions, prises par son cousin Ogodei, le grand Khan qui guerroyait toujours là-bas, à l'autre bout du monde, achevant, selon les derniers messagers, de pacifier les terres conquises près du grand océan, au pays de Sin. La distance, bien sûr, malgré la grande efficacité de la poste mongole, en plus de maintenir l'incertitude, laissait une grande latitude aux chefs de guerre, qui ne pouvaient s'en remettre en permanence aux décisions du Khan dans leurs aventures à des dizaines de jours de cheval ; la liberté était grande ; on attendait d'eux de l'audace, bornée seulement par la loyauté. C'est ainsi que son frère Batu avait décidé de poursuivre la conquête, et de s'enfoncer toujours plus vers l'ouest et les riches royaumes qui étaient censés s'y étendre, au-delà de leurs récentes conquêtes russes. Mais de l'audace à la trahison il n'y avait toujours qu'un pas, et personne n'était capable de dire quand et où le mouvement sans fin des armées nomades allait s'arrêter, rendant toujours plus ténues les liaisons avec la grande Horde impériale. Jusqu'à présent, rien, et surtout personne, n'avait pu stopper les chevauchées des Mongols. Seul le grand océan, marquant le bout du monde, avait limité leur expansion à l'est, achevant là leur conquête ; et Orda se prenait parfois à rêver de compléter l'œuvre, et le rêve de son grand-père, de l'autre côté, en atteignant le bout de ces immensités sans fin ; qui existait, ses prisonniers et espions le lui avaient confirmé.
Perdu dans ses déambulations mentales, il avait laissé son cheval errer dans le paysage de carnage, sans y prêter attention. Ils arrivèrent à un bosquet, près duquel un autre poney mongol paissait paisiblement au milieu des cadavres et des reliefs guerriers qui jonchaient le sol ; les deux animaux échangèrent un hennissement de reconnaissance avant de se remettre à brouter. La vue du bois tira le général de ses réflexions. L'endroit lui était familier. Bien que l'instant fût bref et perdu dans le souvenir embrouillé des combats, il reconnut là le lieu clef de la bataille, l'endroit où le chef ennemi était tombé. Pris d'une soudaine impulsion, il descendit brusquement de cheval et se fraya un chemin parmi les corps pour tenter de reconnaître celui de son adversaire. Il l'aperçut presque immédiatement. L'homme gisait seul, son isolement contrastant avec le chaos environnant. C'était comme si même dans la mort, la crainte ou le respect avaient éloigné de lui les autres moribonds. Le défunt conservait un aspect terrible, tout en lui signalait un chef né, habitué à ce qu'on lui obéisse à tout moment et sans hésitation. Sa crinière rousse et son immense barbe lui donnaient un air féroce, malgré la mort ; l'apparence d'un animal sauvage terrassé par quelque chasseur. La flèche d'Orda lui avait traversé le cou de part en part, laissant intact un visage qui parvenait à conserver des traces de beauté, et surtout de force. Un coup chanceux, une blessure terrible… Fatale. Il arborait encore une moue hautaine, telle une dernière bravade au monde sans gloire qu'il avait quitté, un pied de nez à son triomphateur, qui le contemplait maintenant, fasciné. En examinant le corps de plus près, Orda vit qu'il ne s'était pas trompé, il s'agissait bien là d'un des rois de ces contrées mystérieuses. Perdue dans sa chevelure massive, scintillait une couronne d'or, sertie de pierres précieuses, sur laquelle était finement ciselée une aigle aux ailes déployées. Un bijou de grand prix. Après l'avoir contemplé ce qui parut une éternité, fasciné par le jeu de lumière des joyaux au milieu des cheveux flamboyants, il tendit la main pour s'en emparer. Il n'eut pas le temps de terminer son geste, interrompu par l'arrivée d'un cavalier.
Celui-ci était dans un état pitoyable, celui d'un homme qui n'a pas connu le repos depuis plusieurs longs jours de route. L'impression de délabrement qu'il dégageait était accentuée encore par les saletés et la poussière qui le recouvraient. On ne distinguait plus de son visage que deux petits yeux fendus et cernés, qu'il avait visiblement du mal à garder ouverts. L'effet général en était d'autant plus frappant qu'il contrastait avec l'agitation de son cheval, qui piaffait d'impatience, frémissant d'énergie contenue et tout luisant de sueur. Visiblement il s'agissait là d'un porteur de nouvelles. Des nouvelles assez urgentes pour avoir justifié une telle hâte, car un Mongol ne maltraitait jamais un cheval à la légère… Et la qualité de cette monture rendait d'autant plus improbable toute brutalité inconsidérée, tout autant qu'elle indiquait que le messager appartenait certainement à la poste impériale. Par ailleurs, pour que ce cavalier, qui n'avait pas dû manquer de d'abord être intercepté par les patrouilles, allât jusqu'à venir débusquer ici le général sans prendre de repos au passage, et alors que le goût d'Orda pour ses déambulations solitaires était bien connu de ses hommes, le message devait réellement avoir un caractère d'urgence vitale. Une nouvelle assez importante pour faire préférer à l'homme le risque d'une réprimande à la chaleur et au plaisir du camp après une route éreintante. Il sauta d'ailleurs immédiatement de cheval et esquissa à peine la génuflexion traditionnelle de respect, parlant d'un ton haché, et tentant en même temps de reprendre son souffle :
– Seigneur Oerleuk, je suis porteur des plus graves nouvelles. Le Khan Ogodei, fils du Vieux Loup, a été rappelé à ses côtés pour chevaucher avec lui à travers les immensités des steppes du Grand Ciel. Tous les Tümen sont convoqués au Quriltai. Il faut que tu rappelles tes guerriers et que tu retournes vers l'est ! Tels sont les ordres.
Son discours débité, il sembla se calmer un peu et reprendre son souffle, arborant toujours cependant un air d'attente fébrile, celui du chien de chasse prêt à répondre au moindre signe du maître. Orda, peut-être poussé par l'habitude du commandement, ou un sentiment moins noble, prit un ton dur et le brusqua :
– Mon frère ? – D'autres messagers lui ont été envoyé Seigneur, aux dernières nouvelles il s'avançait au sud à la rencontre d'une grande armée assemblée par les peuples des plaines, de l'autre côté des montagnes. – Quand es-tu parti ? – J'ai quitté le camp de Kiev il y a cinq nuits, immédiatement après qu'un messager soit arrivé pour nous annoncer la nouvelle ; j'ai ensuite suivi les traces de l'armée. Le Khan est mort selon le messager impérial il y a près de trente jours, et sa veuve assure la régence. – Tu as accompli ta mission avec diligence. Rentre au camp, restaure-toi et laisse reposer ton cheval.
L'homme hésita un instant avant de remonter en selle, puis, comme pris d'un regain de résolution, dit :
– Seigneur… Ta réponse ?
Orda, toujours plus agacé, assena d'une voix sèche :
– Tu auras ta réponse en même temps que le reste du Tümen, maintenant rentre au camp te reposer !
Le cavalier monta précipitamment en selle. Orda arrêta son geste d'un aboiement :
– Ne mentionne rien aux hommes, tu en répondras sur ta vie ! Inutile de les agiter, laissons-les savourer leur victoire.
L'autre parut interloqué, mais ne dit rien, et fit juste un geste d'assentiment, avant de reprendre au galop la direction du camp. Orda lui-même était étonné de sa réaction et de ses dernières paroles. La nouvelle l'avait surpris et contrarié plus qu'elle ne l'aurait dû. Il s'attendait bien depuis quelque temps à l'annonce de la mort du vieux Khan. Pourtant ce coup de théâtre l'avait surpris et même irrité. Il se rendait maintenant compte qu'au fond il espérait encore avoir devant lui de longs mois, peut-être même plusieurs années, assez de temps du moins pour poursuivre son œuvre de conquête et s'enfoncer plus profondément dans ces contrées inconnues, qu'il tenait désormais à sa merci. Maintenant, il se retrouvait soudain mis devant le fait accompli, il allait devoir rentrer et il savait bien que cela signifiait pour lui la fin des libertés et de l'autorité dont il jouissait actuellement.
Bien sûr, en théorie, Batu avait toutes ses chances de devenir Khan, ainsi qu'Orda lui-même peut-être, tout autant que tous les autres cousins issus du grand Temujin, mais lui et son frère savaient tous deux que malgré leurs grands talents militaires, les anciens de la Horde ne les choisiraient jamais. Ils étaient trop loin, perdus au bout du monde, dans des terres désolées et périphériques, qui n'avaient de valeur qu'aux yeux de leurs ambitions inassouvies. Même invaincues, leurs armées étaient trop peu nombreuses. Et puis, bien que personne n'en parlât jamais, en premier lieu autrefois Gengis, demeuraient les doutes de paternité qu’avait amenés l'enlèvement de grand-mère Börte au moment de l'enfantement de leur propre père. Même en tant que fils aîné, celui-ci n'avait jamais été pensé que comme gardien des terres ancestrales, pas le fondateur d'une lignée de conquérants.
Pourtant Orda était bien un guerrier, tout comme son frère Batu, ils ne vivaient que pour les conquêtes et le butin qu'ils engrangeaient, c'était comme cela qu'ils avaient été éduqués, c'était comme cela qu'ils avaient vécu, et c'est comme cela qu'ils mourraient sans doute, en vrais Mongols, dignes héritiers de la race de Gengis, même si son sang ne coulait peut-être pas dans leurs veines. Il arrivait certes à Orda de ressentir parfois un sentiment amer face à la guerre sans fin qui rythmait sa vie. Mais maintenant tout en lui se révulsait à l'idée d'abandonner une tâche inachevée. Mutilée par le destin ! Tant de victoires rendues d'un coup inutiles. Même en supposant que le nouveau Khan l'autorise à prendre des guerriers à nouveau pour retourner vers l'ouest, ils auraient désormais perdu tout effet de surprise. Les peuplades apeurées d'aujourd'hui, fuyant devant la Horde, se ressaisiraient et consolideraient leurs défenses. Les Mongols gagnaient en grande partie grâce à la crainte qu'ils provoquaient. Cela, Orda le savait mieux que quiconque. Combien de forteresses imprenables avait-il vu livrées sans combat après qu'on ait mis à sac une cité voisine, tué tous ses habitants et dressé jusqu'aux cieux des pyramides immenses de leurs crânes. L'effet était imparable, et généralement définitif… Mais les hommes sont capables de s'habituer à tout, et si on leur laissait le temps de retrouver leurs esprits, les moutons finissaient par comprendre qu'ils écrasaient les loups de leur nombre.
De l'expérience de tant de batailles pourtant victorieuses, Orda n'avait en fait tiré qu'un enseignement définitif : la conscience aiguë de la fragilité de toute victoire et la facilité avec laquelle un combat bien engagé pouvait se transformer en désastre. Il savait à quel point toutes les forces de son peuple ressemblaient à des faiblesses, transcendées seulement par une discipline de fer et le génie, autrefois, d'un homme comme Temujin. C'était ce sang héroïque dont il se sentait maintenant héritier malgré tout, il l'entendait battre dans ses veines de la force de l'appel du destin. Le petit nombre des Mongols, qui les rendait si insaisissables, leur interdisait également la défaite. Leur impétuosité et leur férocité au combat, qui terrifiaient tant leurs ennemis, les poussaient aussi fréquemment à s'entre-déchirer. Le monde était trop petit pour les Mongols. C'est seulement séparés par ses immensités, volant de victoires en victoires, qu'ils pouvaient se penser comme unis sous une seule et même bannière. Une nuit au camp suffisait déjà à faire resurgir bagarres voire assassinats brutaux et plus ou moins envinés. La gloire et la perspective des pillages dissipés, le frère se dresserait alors contre le frère, comme cela avait été le cas pour les générations précédentes, et ils finiraient par être renvoyés dans les steppes, s'occuper des troupeaux, n'ayant gagné dans cette immense aventure où les avaient entraînés Gengis que des récits glorieux et le souvenir d'une splendeur définitivement révolue. Toute l'œuvre d'une vie entière de lutte serait perdue. Cela, Orda ne pouvait le tolérer, et pourtant il devait obéir aux ordres.
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Le lendemain à l'aube, toute l'armée était rassemblée, prête à partir. Point de traces dans ces visages durs des excès de la veille, pourtant nombreux. Orda ne pouvait s'empêcher de ressentir un sentiment de fierté l'envahir à la vue de ses hommes. Pris séparément, ils n'étaient peut-être qu'un ramassis de pillards, voleurs, meurtriers, mi-bergers mi-brigands, une vermine tenue seulement ensemble par l'espoir d'une vie meilleure, et le prolongement de celle-ci, faite d'excitations et de butins. Une minorité seulement se rattachait vraiment à sa tribu. D'autres, infiniment plus nombreux, avaient été ramassés au fil des conquêtes, tout au long de cette longue odyssée meurtrière à travers les steppes que les lettrés commençaient désormais à appeler la naissance de l'empire. Quelques années plus tôt, certains voyaient encore la Horde déferler sur leurs terres, brûler leurs récoltes, disperser leurs troupeaux. Et pourtant, assemblés en ce jour, ils formaient sans doute la machine de guerre la plus perfectionnée du monde. Presque un organisme vivant, une nuée de sauterelles que rien ne saurait arrêter, ne laissant derrière elle que ruines et désolations, semant la mort et continuant toujours à avancer vers plus de conquêtes ; mais aussi au bout, le vieux rêve de Gengis, celui d'une paix universelle qui refleurirait sous les cendres de la guerre. Devant ce spectacle, il sut qu'il avait pris la bonne décision, la seule décision possible. Durant la nuit, s'était imposée à lui la même raison impérieuse que celle qui avait saisi son grand-père quand il avait commencé à fédérer ces bandes de nomades désorganisés et chamailleurs, entamant la longue route qui devait finir par en faire l'égal d'un dieu, le Sülde Tengri, et de son peuple les maîtres du Monde, ici, à ses confins.
Il donna le signal du départ, et ce furent des milliers de chevaux qui se mirent en branle au son de sa voix : la Horde tout entière, comme un seul homme. En quittant les restes du campement, Orda ne jeta pas même un regard au cadavre écorché du messager impérial qui se balançait doucement au gré du vent. Il sortit délicatement de sa sacoche la couronne étincelante, toujours fasciné par les miroitements de l'or et des rubis au soleil. Puis, pris d'une impulsion subite, il la posa sur sa tête d'un geste sûr, sans tremblement, malgré le froid du vent violent arrivant de l'est et fouettant son visage. Sa tête dardant maintenant mille feux, il poussa son cheval pour se replacer à la tête de l'armée en marche, qui s'étirait tel un immense serpent ondulant sur la route. Des milliers d'hommes qui chevauchaient tranquillement vers un seul but : vers l'ouest, toujours plus à l'ouest…
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