I
Je suis Viféclair. Vaisseau spatial, vaisseau pirate le plus redouté de tout l’univers connu, et même de l’autre. Enfin, peut-être ! En quête d’infaillibilité, l’équipage m’a doté d’une Intelligence Artificielle. Elle se nomme Xorvet. Bien sûr, nous ne sommes liés qu’à la faveur de manœuvres automatiques. Sinon, nos entités restent, par bonheur, entièrement distinctes. Xorvet, toutefois, n’est pas à la hauteur des compétences attendues. L’équipage s’en est emparé lors d’une attaque il y a peu. Elle est ce qui se fait de mieux en la matière, le nec plus ultra de la dernière génération d’IA. Hélas, qui aurait imaginé qu’elle serait à ce point bridée par des codes et des mots de passe que personne ne sait briser ? Xorvet, à la voix douce et mélodieuse, ne sert finalement à rien, exception faite des pilotages délicats. Ce qui n’est pas d’actualité en cet instant où je file à petite allure en mode invisible. Ce qui ne permet pas de disposer de la plénitude de ma puissance théorique. Vingt-quatre heures auparavant, l’équipage qui m’occupe a repéré cet autre vaisseau, immense, potentielle victime chargée des trésors tant souhaités : de la bectance et des graines ! Les marchandises les plus précieuses et les plus rares dans le cosmos, depuis que l’homme s’est décidé à le coloniser. Je poursuis ma cible au plus près sans me faire remarquer, sans être deviné. Obstiné, je ne lâcherai pas mon objectif avant de l’avoir abordé. C’est la mission que l’on m’a assignée et cet instant se rapproche, inéluctablement !
II
Seul devant la console des commandes du Viféclair, Darko Vard, le boss du vaisseau, réfléchit. Comme toujours, c’est à lui que revient le choix stratégique de l’assaut final. Sa main à plat couvre bouche et menton, ses épaisses nattes blanches tombent sur ses épaules de Goliath, il fronce les sourcils au-dessus de ses yeux noirs. Son visage carré n’exprime que perplexité. Rien d’anormal, en vérité. Darko bourlingue depuis vingt ans dans l’espace, pirate depuis autant. Sa méthode, il la connaît par cœur. Comme toujours, un trac insolent lui bouffe les entrailles !
— Xorvet ? — Oui, Darko ?
La voix douce, enjôleuse, irréelle de l’IA semble désirer l’envoûter, le captiver. Énervant, mais personne ne peut rien y changer. Le magnat qui l’avait achetée devait aimer les femmes à la voix chaude et fascinante.
— Cargo ou transporteur ?
Une différence essentielle au regard d’un boucanier du calibre de Darko. Un cargo renferme dans ses soutes des marchandises, précieuses ou pas. Il faut prévoir un temps pour trier, un autre pour transférer. Le cas d’un transporteur est tout autre. Il peut s’agir d’amener des salariés, des mineurs par exemple, sur leur lieu de travail, ou de transporter des touristes. Dans tous les cas, peu de chance d’obtenir une rançon contre libération de pauvres bougres sans intérêt. Pire ! Darko, alors débutant, eut un jour la mauvaise surprise de s’attaquer à un transport de militaires, armés jusqu’aux dents. Il s’en était sorti de peu, un épisode dont il se souviendrait longtemps. Darko déteste les transporteurs !
— Je ne saurais le dire. Désolée, Darko.
Xorvet ment, évidemment. Capable de scanner un bout de rocher sur un parsec de distance, seules ses barrières de sécurité l’empêchent de communiquer des résultats. Inexorablement, une sourde impatience gagne l’humeur indécise de Darko, alors que le reste de l’équipage fait son apparition dans la salle des commandes. Le boss se tourne pour regarder sa petite troupe.
III
Kuméra Mons, le géant noir, arrive en tête. À le voir, le crâne plat et glabre, tout sourire, n’importe quel témoin de cette apparition pourrait en déduire avoir affaire à l’archétype absolu de l’esprit bovin. Certes, Kuméra raffole de déformer les visages et broyer les os. Mais il est également, sans contestation, le meilleur technicien mécanique que Darko ait jamais côtoyé dans sa longue carrière dans l’espace. La quantique appliquée n’a pour lui aucun secret, ou presque. Derrière, suit Robdub, la mine renfrognée, l’œil à l’affût, au physique d’adolescent boutonneux. Une intelligence rare, largement contrebalancée par un caractère d’une indiscutable cruauté. Le « scientifique » du Viféclair prend un malin plaisir à faire souffrir ses contemporains avant de les achever en grillade. Robdub refuse obstinément l’utilisation d’un désintégrant, arme plus propre et moins douloureuse, pour n’user que d’un antique lance-flamme. C’est « bien plus marrant » à ses yeux. Albera Bral, enfin, ferme la marche. Avec sa longue chevelure bleue, des yeux noirs en amande plantés dans un visage long, émacié, elle porte sur son corps mince, systématiquement, des combinaisons affriolantes en cuir écarlate, laissant à nu de larges bandes de peau diaphane. Sous des traits doux et charmants, une redoutable guerrière sommeille. Selon Darko lui-même, il est plus avisé, dans le combat, d’en être l’allié plutôt que l’adversaire.
— Alors, chef, on la fait cette carbonnade, oui ou non ?
Robdub et ses expressions étranges, toujours dans l’idée obsédante de calciner quelqu’un ou quelque chose. Son violon d’Ingres, définitivement.
— On s’y met de suite, Rob. On est assez près pour le surprendre. — Le plan habituel ? — Le plan habituel : on entre, on menace, s’ils résistent, on élimine.
Finalement, pourquoi changer un plan qui marche ? Darko s’en veut de ses radotages.
DARKO VARD
Petit-fils de pirate, fils de pirate, pirate lui-même, l’éducation de Darko n’a de faveur que pour l’activité de s’emparer du bien d’autrui. Et ne reconnaît qu’un divertissement plus enviable : le sexe ! Pour l’amour, aller voir le diable !
Or, il a beau s’en défendre, Darko est fou amoureux de cette gousse aux cheveux bleus et aux tenues extravagantes. Albera, il l’avait recrutée au hasard d’une belle bagarre dans un bar-danse mal fréquenté. Dès son entrée, il l’avait repérée se déhanchant au milieu de la piste, sur le rythme effréné d’un tube local, plus bruyant que talentueux. Il n’était pas le seul. Un abruti s’était mis en tête de la séduire et devenait collant, Albera ne parvenant pas à l’éloigner. Excédé, Darko s’approcha du type et lui colla un uppercut des plus efficaces. Hélas, le prétendant n’était pas venu seul et il en résulta une brutale altercation. Au milieu de la pagaille, il la retrouva à ses côtés et put s’apercevoir qu’il avait été présomptueux de croire que la ravissante était sans défense. Une véritable furie assommait à qui mieux mieux toutes les têtes qui se présentaient. Pour son plus grand bonheur, Darko s’en prenait aux mêmes fripouilles.
Définitivement séduit par cette démone qui bougeait comme personne, évitant les coups avec une incroyable souplesse puis les rendant avec une brutalité indécente, il l’invita à le suivre dans l’équipage qu’il prenait soin de constituer. Accessoirement, il envisageait l’occasion d’agrémenter ses voyages professionnels. Albera accepta sans discussions, à la grande joie d’un Darko qui s’imaginait déjà vivre des nuits d’amours agitées. Un rêve vite envolé quand, à sa première avance, la belle avoua préférer le sexe faible pour combler le vide de sa couche.
Depuis, Darko ronge son frein. Plus que jamais, sa compassion, déjà rare par son naturel et son éducation, creuse encore son tombeau au fond d’un gouffre insondable.
IV
Après un amarrage de fortune et l’ouverture rapide du sas de décompression, l’équipe de pirates envoie les robots de combat – qui n’ont de combat que le nom. Une diversion mise au point par Robdub qui s’interdit d’armer des bidules à roulettes.
— On ne va pas se refuser quelques joyeusetés sous prétexte de se couvrir, dit-il. Si vous voulez les équiper, faites-le vous-même.
Une fois le travail des leurres terminé, Robdub et son lance-flamme entrent en action, devant Kuméra ; arrivent alors Albera et Darko afin de fignoler le travail. Un plan indéfectible qui prime en cas de résistance. Il est plus fréquent que le personnel se rende sans regimber. Exactement le cas à présent, avec une dizaine d’employés effrayés, regroupés dans un couloir du vaisseau. Un mastodonte ainsi qu’une antiquité. Pas étonnant que le Viféclair, à la pointe de la technologie moderne, l’ait si rapidement rattrapé, même en mode invisible. Maintenant et avant tout, Darko doit calmer les ardeurs enflammées de Robdub. Il l’envoie à la recherche d’autres salariés, possiblement cachés ça et là.
— Qui est votre chef ?
Un homme d’une cinquantaine d’années, rondouillard, déplumé au sommet du crâne, lève anxieusement la main.
— Elle transporte quoi cette carlingue rouillée ? — Je… Je… Nous ne savons pas… Personne en vérité… Et c’est notre dernière livraison avant retour…
Dernier trajet ! Malédiction ! il ne doit pas rester grand-chose. Avec un peu de chance, ils peuvent avoir conservé le fret le plus coûteux. Peu probable. La stratégie de distribution des marchandises est souvent la même. Les transporteurs se débarrassent au plus vite de leur chargement le plus précieux, en dernier le tout-venant. Rares sont les exceptions. Ainsi, un cargo presque vide signifie des articles de peu de valeur encore à bord.
— Avance, tu vas nous guider dans les soutes. Kuméra, tu surveilles ce petit monde, si ça couine, tu rases gratis ! On y va.
Après dix ou quinze minutes d’un itinéraire chaotique, ils arrivent à destination dans un hangar immense. Sagement posées dans un coin et solidement arrimées, trois caisses attendent. De grandes caisses. Darko fait la grimace pendant qu’Albera grogne sa méfiance.
— Tu ouvres, fissa !
Le gros bonhomme se précipite, rouge de crainte et descelle la première. Le coup est rude ! Des lunettes de soleil, par milliers. Et pas des marques de luxe, loin s’en faut. Du bas de gamme, du populo à destination de touristes lambda. L’ouverture des dernières caisses rend un verdict similaire. La douche froide.
— Merde ! s’exclame Darko. — Ouais ! Et moi qui pensais m’enfiler un bon petit plat !
Dans l’espace, en effet, sur les planètes colonisées, les satellites artificiels, les denrées les plus coûteuses, les plus recherchées, indispensables et ultimes panacées, sont nourritures, semences, eau potable et tout ce qui concerne la santé, les voyages interstellaires ! Il est là le secret d’un piratage réussi. Des denrées et des biens d’une valeur inestimable, échangeables contre des fortunes, des moyens de pression auprès de n’importe quelle société.
ROBDUB
Robdub. Robin Dubilard, fils d’un couple de militaires, une enfance surdouée à l’école, élevé dans l’ordre, la discipline… et la mort. Sa jeunesse s’égraina auprès d’une mère qui décida de lui apprendre à faire face à la mort et d’un père à se battre, à souffrir sans ciller. Il comprit vite que la vie ne tenait qu’à un fil ténu dans un monde déshumanisé et en tira d’abord une haine tenace de l’injustice. C’est à ce moment-là qu’il rencontra Herbert Full, théoricien célèbre de la révolution des plus pauvres, des démunis, des invisibles contre les nantis. Pas vraiment une pensée novatrice, mais Robin fut pétrifié d’admiration devant un discours aussi radical. Il se jeta dans ce combat corps et âme contre l’avis de ses parents qui voyaient en ce Herbert Full et son groupuscule le mouvement du désordre.
Robin seul décida de la séparation, de la manière la plus sordide : le meurtre ! Un meurtre raisonné, réfléchi, pesé et violent. C’est seulement à la suite de cet acte barbare que, encore Robin Dubilard, il se sentit enfin véritablement libre. Il se jeta à corps perdu dans la lutte. Les attentats succédèrent aux attentats. Les guets-apens, les prises d’otages, les exécutions sommaires, tout se justifiait. La riposte des opulents ne tardait pas, et lui seul, sans doute un des hasards du destin, survécut. Il mena dès lors une vie de reclus, d’itinérant miséreux, vide de sens.
Lorsqu’il croisa le chemin de Darko Vard et accepta avec une joie cruelle d’entrer dans son équipe, Robin Dubilard s’effaça pour toujours et laissa sa place à Robdub, l’implacable.
V
Des lunettes de soleil ! Darko ne veut plus s’occuper des caisses et préfère reporter son attention sur Albera qui tord la bouche de dégoût.
— On va quand même les embarquer. — Tu rigoles, Darko ? Ces merdes ? On n’en tirera rien. — On charge ! Si on trouve mieux, on s’en débarrassera dans l’espace. Sinon il faut savoir à qui ces lunettes sont destinées, on en tirera peut-être quelque chose. Pas compliqué puisque monsieur le chef de cette poubelle va nous indiquer sa destination finale. — Putain Darko, on est des pirates, pas des représentants commerciaux !
Le gros bonhomme, que Darko fixe méchamment de ses yeux ténébreux, devient pâle comme la mort. La mort, déjà.
— Vraiment, Albera ? Pourtant on négocie bien des otages et d’autres marchandises. C’est bien du commerce ça. Non ? — Tu mélanges tout. Nous, on met la pression, on menace, on se bat, on extermine.
Le commandant du cargo, sous les yeux des pirates, est en train de se pisser dessus. Une grosse tache marque petit à petit son uniforme en tissu. La firme qui l’emploie n’est visiblement pas assez riche pour n’offrir qu’une étoffe banale, impropre au voyage interstellaire ! Les mains tremblantes, il tend une liste vers le chef des pirates, sûrement la destination finale de son vieil engin.
— Et qui te dit que, grâce à ces lunettes, on ne va pas se retrouver devant un butin plus précieux, à prendre de force ?
À la suite de ces derniers mots, Albera retrouve son sourire puis désintègre le chef du navire, sans autre forme de procès. Darko regarde, hébété, l’endroit où se trouvait il y a deux secondes encore le bonhomme pansu.
— Mais… T’es con ou quoi ? On devait s’en… — Oooh, on s’en fout, Darko ! Ils y passeront tous ! — Ouais. Quand même, merde… — Mais avant tout ça, j’ai remarqué la jolie rousse.
L’estomac de Darko tourneboule. Décidément, Albera n’aura jamais aucune considération pour lui et ses sentiments. Il réfléchit quelques secondes et se souvient d’avoir également noté la présence d’une belle dame blonde encore bien mignonne. Si Robdub voue une inexplicable haine aux blondes, lui ne doute pas que Kuméra se fera un plaisir de profiter de cette aubaine. Impossible, de toute façon, d’échapper aujourd’hui à la traditionnelle séance de viols.
— OK ! Après ça, on charge et on efface tout.
Albera adresse un sourire appuyé à son chef.
— Quelle chance ! Tu vas pouvoir te rincer l’œil ! — Ouais… Enfin… T’adores quand on te mate, ça t’excite.
KUMÉRA MONS
Non loin d’une Terre vieillissante, dernier d’une famille nombreuse, Kuméra Mons eut une enfance heureuse. Une exception dans cette communauté de misère, accrochée dans un satellite en ferraille où chaque graine de riz était comptée, où le seul espoir d’un avenir radieux était d’embarquer dans un hypothétique vaisseau en partance pour une colonie. Hélas, son amour indéfectible du sexe opposé, une improbable série de plaintes pour viol et Kuméra se retrouva quelque temps en prison. Il y fut confronté à une violence qui transforma radicalement son insouciance naturelle en indifférence majeure envers toute nature humaine. Sa carrure, sa force, sa soudaine dégringolade au sein d’une société implacable pour le marginal qu’il devenait irrémédiablement, en firent un monstre sans morale. Peut-être l’explication simple de cette entente si particulière qu’il entretient depuis les premiers instants avec Robdub.
Si le jeune insoumis est un puits de science, Kuméra, au fil de petits boulots mal payés, était devenu un expert en mécanique des vaisseaux spatiaux. Sa chance, inespérée, fut, pendant plus d’un an, de fréquenter un ingénieur, comme lui ancien taulard, et qui lui enseigna tous les secrets de la quantique appliquée. Un apprentissage à la vitesse de la lumière. Heureusement, puisque leurs existences prirent des chemins divergents, à la suite d’un accident stupide. La tuyère d’un de ces vieux transporteurs encore en fonction explosa, rasant, par effet domino, l’astroport dans sa totalité. Kuméra était en repos, pas son précepteur et ami ! C’est dans ces ruines, quelques jours après la catastrophe, qu’il croisa le chemin de Darko Vard, ce dernier venu piller des marchandises encore saines. Une rencontre salutaire, alors que Kuméra se demandait encore de quoi demain serait fait.
VI
Les soutes du Viféclair se referment sur les trois caisses. Agacé par sa séance de voyeurisme, Darko s’est occupé de transférer le triste butin, à l’aide des robots de charge, et accessoirement d’avoir un œil attentif sur l’humeur de Robdub qui surveille les employés. Voir l’amazone aux cheveux bleus et la splendide rousse jouer avec entrain ne l’a excité qu’un court moment. Concernant les problèmes de cœur, la jalousie, la déception et la rage apparaissent toujours plus vite que prévu.
La lave couve toujours dans ses veines lorsque Albera, dans son splendide ensemble en cuir, réapparaît enfin.
— C’est chargé ? Vous en avez mis du temps, pour trois malheureuses caisses ! grogne-t-elle avec son toupet habituel. — T’es pas contente ? T’avais qu’à donner un coup de main ! — C’est toi le soi-disant petit génie de l’équipe. T’as qu’à inventer un truc pour gagner du temps ! — Tu sais ce qu’il te dit, le petit génie, connasse ? — Ouais : qu’il a rien dans son froc, c’est pour ça qu’il baise jamais ! — STOP ! hurle Darko, furieux.
Lorsque Robdub et Albera s’accrochent, ce qui n’est pas rare, ils n’en finissent plus et il est plus sage de les arrêter illico, avant qu’ils n’en viennent aux mains, ce qui s’est déjà produit.
— Pendant qu’avec Albera, on fait un tour dans ce vieux débris, Rob et Kum, préparez notre départ. — On s’occupe de tout ?
Robdub affiche son sourire des grands moments.
— Rob, je ne te priverais pas de ce petit plaisir, tu le sais bien ! Par contre, règle vite le problème du cargo. Je veux partir d’ici sans tarder.
Si Robdub n’explose pas de joie, c’est qu’il la maîtrise mieux que sa colère. Et celle affichée contre Albera n’a pas encore disparu. Suivi de son brave ami Kuméra, il se dirige vers un coin de l’immense hangar. Le personnel du navire s’y trouve agglutiné, serrés les uns contre les autres, effrayés, incapables du moindre mouvement, paralysés par la peur.
Robdub émet un petit rire aigu en armant le lance-flamme, son arme favorite. Puis un plus grand, quand il enflamme tout ce petit monde. Sans réaction à ses côtés, Kuméra a une pensée émue en fixant du regard l’endroit où se consume la dame blonde. Elle lui a donné du bon temps. Elle s’était même donnée à fond, espérant sans doute obtenir quelque pitié de son violeur, puis, par son truchement, celle de ses compagnons. Hélas pour elle, la piraterie renferme dans l’intimité de ses codes quelques protocoles dont l’un ne souffre pas d’exception. Aucune trace ne doit subsister après un abordage. Ce qui implique de tout désintégrer, bêtes, humains, matériel ! Robdub préfère la carbonisation. Kuméra se demande parfois si le petit génie n’est pas atteint de maladie mentale, tellement il prend plaisir à faire brûler des gens ou des animaux. Il regrettera la dame blonde, surtout les lèvres sensuelles !
— Allez, Kum, on se casse ! Ça pue, ici ! — Ben, ça sent la grillade quoi.
Ils s’éloignent en éclatant de rire.
ALBERA BRAL
Ses longs cheveux bleus étaient son ultime révolte contre un monde déshumanisé, devenu fou. Enfant abandonnée originaire d’une gigantesque ville-dortoir en métal près d’une géante gazeuse d’où on extrayait des millions de mètres cubes de méthane, elle traversa son enfance sans racines de familles en familles, pauvres et violentes. Son adolescence se ponctua par un viol collectif dans un bouge où elle vivait un amour chaotique avec un drogué notoire. C’est là pourtant qu’elle apprit que la meilleure défense est l’attaque, qu’elle aurait dû, depuis longtemps, se débarrasser de cet amant minable qui l’avait vendue à des potes pour acheter sa dose. Elle ne se laisserait plus faire, elle égorgea le malfaisant.
Après ce meurtre froid, elle devint elle-même une criminelle, une marginale sans pitié et une redoutable combattante. Pour vivre, elle fréquentait assidûment les bars à touristes, à la recherche d’innocentes victimes à détrousser. C’est ainsi qu’elle fit la connaissance de Darko et s’engagea dans la piraterie. Quand même autre chose qu’une vile détrousseuse de pauvres voyageurs !
VII
La fouille du cargo terminée, Darko et Albera reviennent au plus vite rejoindre Robdub et Kuméra.
— J’espère qu’ils en ont terminé, j’en ai marre de ce cargo de merde.
Albera n’est toujours pas calmée et rumine sa colère contre Robdub. Ses yeux, s’ils le pouvaient, cracheraient du feu sans interruption.
— Calme, Albera. On va se casser dans peu de temps maintenant.
Il n’a pas le temps de finir sa phrase qu’éclate un énorme vacarme, bruit métallique assourdissant, de près suivi de vibrations, de secousses terribles qui manquent de peu de les jeter à terre.
— C’était quoi, ça ? s’effraye Albera. — J’en sais rien, mais on va pas tarder à le savoir.
Ils partent au pas de course et trouvent Robdub à genoux dans la salle de contrôle du cargo, le front ensanglanté. Non loin, les yeux hagards, Kuméra ressemble à une statue de marbre noir, immobile.
— Qu’est-ce qu’il se passe, ici ?
La voix impérieuse de Darko réclame une réponse sans délai. Robdub, apparemment encore un peu sonné, secoue la tête et parle d’une voix hébétée.
— Le cargo… Il s’est détaché du Viféclair… Bordel de matériel d’un autre âge, écrit en vieux chinois… On s’est plantés dans les commandes… Et voilà… — Quoi, voilà ? On a qu’à redémarrer le cargo et on se ré-amarre au Viféclair. — T’as rien compris, chef. C’est mort, fini, phase terminale ! On a bousillé le contrôle directionnel du cargo, on ne peut plus rien exécuter dans cette bicoque. On va crever, chef !
Un silence pesant s’abat dans la pitoyable salle de contrôle. Albera et Darko mesurent la portée de ce qui vient d’être exposé. Puis Albera réagit enfin.
— Kum, dis-moi que ce connard balance que des conneries… — Je crois bien qu’il a raison… On est foutus, Albera. Foutus ! — Mais t’es un surdoué de méca… — Arrête. Je ne peux rien faire, il a vraiment tout bousillé, tout, avant de toucher cette putain de manette. Des morts en sursis, voilà ce qu’on est.
Cette fois plus personne n’ose poser de questions. Si Kuméra confirme ce que dit Robdub, c’est qu’il n’y a rien d’autre à commenter. Comme des boxeurs KO debout, chacun voit déjà la mort se rapprocher, seconde après seconde. Et tout à coup, Darko semble reprendre espoir.
— La commande automatique, Rob, sors la commande automatique du Viféclair.
Robdub éclate d’un rire nerveux.
— Je l’ai pas prise avec moi. J’avais déjà la charge de mon lance-flamme, t’avais qu’à la prendre, toi ! Mais comme tu te prends pour un grand chef, fallait pas compter là-dessus.
Ils comprennent pour de bon que tout est vraiment foutu. Au moment où personne ne s’y attend, Albera saisit son désintégreur et élimine Darko et Robdub. Tristement, elle regarde Kuméra.
— Au fond, t’es le seul que j’ai vraiment apprécié dans cette équipe. Alors crever avec quelqu’un, autant que ce soit avec le moins con de tous. — Ouais… Enfin, merde… Pour des lunettes de soleil, quoi…
Épilogue
Je suis Viféclair. Vaisseau spatial, vaisseau pirate le plus redouté de tout l’univers connu, et même de l’autre. Et je dérive lentement dans le noir absolu vers je ne sais quelle destination, abandonné par mes complices. Xorvet, cela va de soi, ne peut rien pour m’aider. Elle est vraiment totalement inutile. Je conserve le mince espoir d’être repéré et pris en charge par un autre équipage, que je souhaite plus fidèle. Au fait, que vont-ils penser en découvrant dans mes soutes des centaines de milliers de lunettes de soleil ?
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