« Ardashir, Artaban. Artaban, Ardashir. Les deux monarques, face à face, lance en main, se tournaient autour. De temps en temps, l’un ou l’autre jetait son arme en avant dans l’espoir d’estropier mortellement son vis-à-vis. Peine perdue, l’adversaire esquivait, invariablement. Une danse de la mort comme surnaturelle. Il était criant que l’un des deux mordrait la poussière et dirait adieu à sa vie, ses ambitions, ses proches.
Aux abords immédiats de l’affrontement royal, tous s’étaient immobilisés, comme ensorcelés par la haine qui se manifestait à chaque geste des bretteurs. Au-delà de ce cercle proche, les combats demeuraient d’une rare férocité. Tant qu’aucun vainqueur ne sortirait de cet affrontement irréel, il était inutile d’espérer une pause. Le sang coulait et rien n’empêcherait les guerriers de s’égorger. »
En cette fin du mois de juin 224, Ctésiphon croule sous une chaleur étouffante. Venue du désert de la péninsule arabique, une insupportable brise accable la capitale parthe depuis quatre longues journées. Épicentre commercial de l’empire, on la croirait endormie et la population comme victime d’un coma inattendu et sans fin. La ville n’a plus de vie que le matin aux aurores ou dès que le soleil se glisse derrière l’horizon, en fin de journée.
– Tu n’as pas fini ton récit, mon fils. Continue, je veux savoir.
Esther, à demi allongée sur une kliné, fixe Hishan, son fils, d’un air maussade. Lui, la dévisage sans ciller. Il la trouve encore belle, très belle avec un visage tout en longueur, des lèvres rouges, un long nez droit d’aristocrate, des yeux noisette en amande, des pommettes hautes, de longs cheveux noirs bouclés, prisonniers d’un voile serti de fines boucles d’or. Sa tunique légère laisse deviner un corps encore mince, souple, harmonieux. La mémoire d’Esther garde encore dans son sang quelques gouttes des siècles séleucides oubliés et nombre d’hommes convoitent cette riche veuve de vieille noblesse parthe.
– Il arrive un moment où, à force de se tourner autour, le plus âgé fatigue. C’est ce moment qu’attendait Ardashir. Ils s’empoignèrent tels des lions. Mais tu connais la suite. Artaban n’avait plus la force. Il est mort dignement. – Ce n’est pas ce que dit la rumeur. – Que dit-elle ? – Qu’il est mort en implorant la pitié de l’impétueux Ardashir et que celui-ci, après l’avoir achevé, a piétiné sa tête. – Crois-moi, mère, c’est un mensonge. J’y étais, je le sais. La pointe a traversé le cœur et Ardashir a laissé glisser son adversaire au sol. Il n’y a pas d’autre vérité.
Esther croque quelques dattes entassées dans un bol en bronze richement décoré. Elle a cet air contrarié comme dans une affaire qu’elle ne peut conclure à son avantage, le regard perdu, au loin, indéfinissable.
– Qu’y a-t-il mère ? Je te sens inquiète.
Elle lui propose une datte et plonge de nouveau son regard dans celui de son fils.
– Que s’est-il passé dans la plaine d’Ormizdaghan, réellement ? Quel était l’état d’âme d’Ardashir ?
Lassé par les questions de sa mère, Hishan se lève. Il fait quelques pas et se verse une coupe d’eau fraîche qu’il vide d’une traite avant de revenir s’asseoir. Esther l’avait fermement encouragé à s’engager aux côtés d’Artaban pendant qu’elle-même négociait, au nom de l’Empire romain, auprès d’Ardashir. Une stratégie qu’elle pensait gagnante quel que soit le vainqueur d’Ormizdaghan. Aujourd’hui, les choses n’étaient plus aussi claires.
– Toute la noblesse s’est rangée du côté du nouveau maître de l’empire. Nos jours sont comptés. Il faut songer à quitter Ctésiphon, et vite. – Pour être en danger, encore faudrait-il qu’Ardashir devine ce que j’avais ourdi. Après tout, je n’ai fait que protéger l’avenir de mon fils. Je n’ai pas comploté contre lui en particulier. – Mais tu n’es pas une alliée fidèle. Il se débarrassera de tous ceux qu’il jugera dangereux pour ses ambitions. Tu peux en être sûre.
Esther n’est pas sûre, justement. Et sa fortune est ici, dans cette cité !
***
– Claudius ! Quelle joie de te recevoir ! J’ai des confidences à te faire.
Trois mois qu’Ardashir s’est débarrassé de son suzerain. Il reste encore les deux fils d’Artaban IV, Archakh et Artavazde. Ils ne sont pas de taille à lutter. Pas encore. Claudius, prévoyant, a aidé le premier en partance vers Rome, ce qui n’a sûrement pas échappé au nouveau maître de l’Empire parthe.
L’ambassadeur romain n’est pas reçu avec les honneurs dans le palais de la capitale. C’est sous une tente, celle dont Ardashir se sert dans ses campagnes militaires, que Claudius se tient debout. En face, Ardashir, également debout, joue d’une main sûre avec une dague effilée. « Mon dernier jour est-il venu ? » se demande Claudius, inquiet. Deux autres soldats, garde personnelle du roi, se tiennent dans son dos. Inutile d’envisager une fuite ou se jeter sur son vis-à-vis ! Les gardes auraient tôt fait de le mettre hors de nuire.
Dans un geste théâtral, Ardashir retire un voile opaque posé sur une table dans un coin de la tente. Un détail qui avait échappé à l’attention de Claudius. Là, sous ses yeux effarés, deux têtes tranchées dont une qu’il reconnaît immédiatement. Esther ! C’est par cette femme qu’il s’était rapproché d’Ardashir, avec mission d’en faire un obligé de Rome. Quelle était la signification de cette sordide mise en scène ? Cette fois, Claudius se sent pris au piège et se prépare. Quand bien même ses chances de survivre sont nulles, il vendra chèrement sa peau !
– J’ai détesté me défaire de cette jolie veuve, mais que veux-tu ? C’est toujours le lot des traîtres d’en finir tôt avec la vie. – Je ne comprends pas, seigneur Ardashir.
La voix tremblante de Claudius n’échappe pas au futur roi des rois.
– Ne sois pas effrayé, Claudius. Si j’avais pensé me débarrasser de toi, je l’aurais fait depuis longtemps. Tu connais donc Esther. Elle a joué sur trois tableaux à la fois. C’était tout à fait imprudent. Comment faire confiance à quelqu’un qui se vend à tous ? Son attitude ressemble fort à celui d’une catin. Je n’ai nul besoin d’une vipère qui se donne au plus offrant dans mon empire ! Non ? – Si tu le dis ! – Ne sois pas si prude, Claudius. Rome n’agit-elle pas sévèrement avec ses propres traîtres ? – Sans doute ! – Bien ! À côté, tu peux voir son fils, Hishan. Esther l’avait encouragé à prendre place à côté d’Artaban. Elle espérait pour lui une place de choix en cas de victoire contre moi. Elle espérait aussi le placer auprès de moi en cas de triomphe de ma part ou par le truchement des Romains si vous obteniez gain de cause dans notre affaire. Elle croyait être parée à toute éventualité.
Ardashir joue avec la lame de sa dague dans l’épaisse chevelure de la noble Esther dont les yeux demeurent clos. Il en coupe une mèche d’un geste sec, puis il la roule entre ses doigts, un large sourire aux lèvres.
– Je crois savoir qu’Esther était une proche de Gessius Marcianus, le père de votre empereur. Je te donne cette mèche, tu l’offriras à ton maître, un message en quelque sorte. J’ai moi-même envoyé des ambassadeurs à Rome. Avec une lettre, un ultimatum. Je n’ai pas de pitié pour ceux qui me trompent. Je peux aussi être magnanime avec mes ennemis. Rome devra quitter l’Asie, ainsi que la Grèce. J’entends recouvrer toutes les possessions perses d’antan.
Claudius pince les lèvres. Contrairement à ce qui était convenu, Ardashir n’avait jamais eu l’intention de s’allier à l’Empire romain. « L’appétit vient en mangeant », se dit Claudius, réellement déçu par la tournure de sa mission. « Et je n’ai rien vu venir, quel idiot je fais. » Il s’était pourtant convaincu du contraire. Il n’avait pas assez justement mesuré à quel point l’ambition de ce roitelet d’origine obscure s’élèverait. Et maintenant, il en arrive même à menacer Rome, rien que ça.
– Mes maîtres, comme tu dis, n’apprécieront pas. Ardashir, Rome est puissante, bien plus que tu ne l’imagines. Ses armées t’écraseront, n’en doute pas… – … Cela suffit, Claudius. Si Rome était si puissante, l’Empire parthe aurait péri depuis bien longtemps. Vous autres, Romains, n’avez rien à faire sur mon territoire. J’entends bien en reconquérir chaque parcelle.
Il est clair pour Claudius qu’il ne parviendra plus à retourner l’orgueil de ce roi encore habité par une victoire toute fraîche. Il capitule donc, sans gloire. Ardashir, cependant, reprend la parole.
– Je sais parfaitement pourquoi ton empire s’entête, Claudius : la route du commerce vers l’Inde et la Chine qu’il ne contrôle pas. Et ça chagrine un peuple qui ne supporte pas que d’autres que lui maîtrisent son commerce.
Il n’y a plus grand-chose à dire et Ardashir, d’un geste négligent de la main, indique la fin de la discussion. Dehors, le soleil est éclatant. Claudius réfléchit.
– Il nous reste toujours Archakh. Après tout, il est l’héritier légitime. Nous pourrons en faire un Romain digne de ce nom.
Il jeta un dernier regard vers la tente royale.
– Tôt ou tard, Ardashir, tu rejoindras la poussière de tes ancêtres.
***
Dix-huit siècles plus tard, sous un chaud soleil de juillet, près des ruines de l’antique cité, sur un site de fouille archéologique :
– Allô ? Jean-François ? – Oui, Magali. Bonjour. – Bonjour. J’ai les résultats de tes échantillons. La datation donne entre 220 et 240 après Jésus-Christ. Il apparaît qu’ils sont de la même famille, une femme d’environ 40 ans et un jeune homme, le fils peut-être ? – Ah ? Très bien. – Où les avez-vous découverts ? – Près de Ctésiphon, l’ancienne capitale parthe et sassanide. Ils étaient côte à côte, visiblement la tête tranchée… – Oui, on a vu ça… – On ne sait pas pourquoi ! – Exécution de voleurs ? – Ou des meurtres. On ne saura probablement jamais. – Avec un peu d’imagination… – Tu as raison, Magali. On peut envisager tout un tas d’histoires. Ce qui est probable, c’est que ces deux-là ont connu la fin des Arsacides et l’avènement des Sassanides. – Oh ! Deux comploteurs peut-être ? – Ne dis pas de bêtises, Magali. À bientôt, je dois te quitter. – À bientôt, Sherlock !
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