Les media ont longuement parlé des semaines durant de cette étrange affaire qui a secoué le monde entier, un monde un peu étriqué sûrement, parce que l'Europe se prend pour ce qu'elle n'est plus. On nous a largement rebattu les oreilles avec le Brexit, étrange mot, vous ne trouvez pas ? Break comme « faire un break » ou encore tout casser dans la baraque. Avec son acolyte « down » ça vous déprime le moral en cinq minutes. Derrière un « xit » comme un « exit » ça crie : « Par ici la sortie ! », écrit en rouge et à n'utiliser qu'en cas d'incendie. L'Europe prendrait-elle feu et au Royaume-Uni précisément ?
Derrière les voix incendiaires, il y a les cordes vocales de David et de son cousin Boris adversaires mais cousins, deux enfants prodigues qui rêvent de grand large. Quand ils étaient tout petits anglais avec des boutons de rousseur sur le nez, ils passaient des heures à contempler les portraits du grand couloir de leur maison familiale respective. Les ancêtres illustres comme le roi Guillaume II ou encore George II de Grande-Bretagne copinaient avec Shakespeare bien sûr, le maître Shakespeare auquel ces rustres de Frenchies ne peuvent rien comprendre, évidemment. Jamais un de ces mecs du continent ne sera suffisamment affranchi pour savourer l'esprit british, à lui seul concentré dans un seul de ses vers : être ou ne pas être. La modernité a rhabillé le vers. Maintenant on dirait plutôt : Brexit or not Brexit, en français : partir ou rester. Ils riaient tous les deux quand ils évoquaient le principe de l'île comme château fort avec son fossé, la Manche.
Mais l'histoire qu'on vous a servie à chaud ou à froid n'est pas la bonne. On nous ment messieurs et mesdames, on voudrait nous faire prendre des vessies pour des lanternes. En fait ça ne s'est pas du tout passé comme on a dit dans les J.T., les journaux ou sur Internet. Il y a un grand complot pour cacher une vérité bien plus triviale. Mais vous me direz, pourquoi je détiendrais la vérité, hein ? Oui pourquoi ? Pourquoi ce ne serait pas moi qui « psychoterais » ? J'ai mes sources, croyez-moi et elles sont solides. Mes deux informateurs sont des témoins directs, deux victimes collatérales pourrait-on dire. Ils m'ont tout raconté dans les moindres détails. Voici l'histoire telle qu'elle s'est vraiment passée.
Boris et David aimaient passionnément leur île avec dedans un îlot, Londres bien sûr et dans Londres un bout de terre haut et droit comme l'orgueil, beau comme le chauvinisme, un grand dôme qui abrite le cœur d'un continent tout entier. Ça, c'est fort comme l'esprit british : réussir à confisquer le cœur de l'Europe dans un coffre-fort de verre. Pensez donc attirer la fine fleur de la France, l'élite formée aux écoles de la laïcité par un petit miroir aux alouettes : le miroir de la City, l'I-City. Et aux manettes d'Albion, nos deux cousins en arrière-plan.
Tous deux ont grandi avec le coton du Fog dans les oreilles, les yeux et la bouche, dans les fastes de l'aristocratie, se sont formés sur les bancs des plus grandes universités. Ils sont fiers d'une puissance qui frémit encore sous le pont de Londres, sa Tour, ses palais, sa Reine, son esprit et dans la légende d'un empire moribond. L'esprit british, la British touch.
Moi petit continental je m'incline, chapeau melon bas les Anglais. Bravo pour l'humour, la finesse et la ruse, la délicatesse du Lord ou celle du supporter des Red Devils au Manchester United Football, par exemple. Nous, de l'autre côté du fossé, sommes si loin de votre efficacity.
Nos deux hommes sont adultes maintenant et aux affaires comme on dit, toujours blonds mais sans taches sur le nez, parlent La Langue Universelle, brassée chez Danone bien souvent. Pourquoi apprendre autre chose, ils sont internationalement copiés. Au pouvoir, les deux cousins sont encore plus ennemis qu'avant mais unis cependant, business oblige. Leur dernière trouvaille : un jeu. Tout le monde connaît l'engouement de ce peuple pour le pari. On parie sur tout pour un oui ou pour un non pour un in ou pour un out mais le sanctuaire du jeu restera toujours le Dôme de verre où bat le cœur de l'Europe. Nos héros en ont assez des vexations européennes, le British n'a pas besoin de chaperon isn't it ? David est un peu moins chaud mais Boris est à fond. Allez on fonce.
– OK, dit David, on va jouer Brexit or not Brexit. Avec ça, on entre directement dans l'Histoire, si on sait s'y prendre.
C'est un expert dans ce type de manipulation qui parle, on peut lui faire confiance. Voici le principe du jeu. Il suffit de trois gobelets, d'un jeton marqué Brexit et d'une petite table. David sera le prestidigitateur et Boris le bonimenteur qui brouille les esprits par son flow. Brexit or not ? Si le joueur désigne le gobelet qui cache le jeton, il a gagné le Brexit sinon il perd sa mise. C'est aussi simple que ça.
– Good idea David !
Friday les deux frères courent à Picadilly Street, là où circule le clinquant de la ville. À cette heure la rue grouille de passants de tous âges, les échoppes regorgent d'objets plus aguichants les uns que les autres. On s'arrête et on lèche les vitrines d'une langue quelquefois insuffisamment liquide pour concrétiser l'achat. Alors on continue, sans avaler. Nos deux complices installent leur table sur la place. Boris harangue d'une voix puissante avec l'accent du Lord pendant que David montre le jeton, les trois gobelets vides sur la table recouverte d'un tapis vert. Derrière le cigare de la City leur fait un clin d'œil complice.
Le jeu débute. Les paris sont ouverts. Brexit ou pas ? Les mains du manipulateur dansent, dansent avec une dextérité hors du commun. Il faut voir avec quelle rapidité le chef du gouvernement fait tourner les gobelets et la tête du parieur.
– On vous l'avait promis, on l'a fait, il est là, sous vos yeux, il est le référendum. Brexit or not ? Le verre de droite, celui de gauche, celui du milieu ?… Perdu, no Brexit, au suivant.
Peu à peu le cercle des curieux s'élargit, les yeux tournent dans leur orbite au rythme des mains de David. On se laisse séduire, le jeu fascine.
– Qui veut être le suivant ? – Moi, moi.
Il ne manque pas de joueurs. Chaque jour le manège recommence. La rue est pleine. David et Boris s'acharnent sans relâche et les verres dansent, dansent et toujours pas de Brexit. Quitte ou double, à chaque tour les illusionnistes remettent la mise en jeu. Son volume s'accroît en même temps que la foule. On ne circule plus dans la rue puis dans la City puis dans la ville puis dans le pays.
On oublie le danger, l'intoxication s'insinue dans la tête des parieurs et des joueurs, l'enthousiasme enflamme les esprits. L'overdose guette, toujours pas de Brexit et les doigts de David gagnent en vitesse. La fièvre monte, s'infiltre dans les poches sous les yeux, dans les cœurs. Comme un pickpocket elle vole la lucidité des gens. La mise grandit, devient de jour en jour plus désirable. On tuerait pour elle, on tue pour elle. Et la mécanique du jeu s'emballe dans les mains et la voix des deux hommes…
Il y avait dans le royaume un tout petit enfant à la tête brune au milieu des peaux blanches. Ce fils d'une famille de migrants fraîchement arrivée grandissait dans la rue, sans galerie de portraits illustres à admirer. Attiré par le monde et les voix, il avait fini par élire domicile directement sur la place et observait le jeu avec une envie folle de participer mais c'était impossible. À chaque fois qu'il s'approchait on le repoussait.
– Tu n'es pas british, lui disait Boris d'une voix où vibrait une fierté nationaliste. Pour jouer, il faut être citoyen des îles Britanniques.
Et dans sa mémoire les figures célèbres de son enfance défilaient de Shakespeare à Harry Potter en passant par Churchill et beaucoup d'autres.
Notre petit émigré, pas plus haut qu'un espoir qui a traversé la Méditerranée, s'est desséché dans la clandestinité sur les chemins du continent ; notre petit émigré usé par la Jungle de Calais, rabougri par son passage sur les essieux de camions ; ce petit migrant, avec un espoir réduit à rien du tout, rêvait de remporter la mise, sans trop se soucier de ce qu'elle contenait. Mais si tant de gens la convoitaient… Quand on est petit comme celui-là, un tout petit espoir de rien du tout est finalement plus grand que le palais de Westminster, plus fascinant que la relève de la garde, bien plus mélodieux qu'une chanson des Beatles ou des Rolling Stones.
Notre petit migrant qui avait fini sa migration parlait d'une voix d'homme sans en avoir l'âge et la mise qui grossissait sur ce rebord de table dansait sous ses yeux avec la grâce d'une Shéhérazade. Il se voyait déjà l'emportant dans ses bras. Il ouvrirait une boutique dans la rue la plus célèbre de Londres. Il deviendrait vite riche, ouvrirait une chaîne de magasins fréquentés par les people comme on dit dans ce pays. Il serait célèbre dans l'Europe entière et ce serait sa revanche sur la misère et le mépris des gens d'ici ou d'ailleurs. Ah, ah il tiendrait le cœur palpitant du continent dans la paume de sa main.
Le petit migrant, appelons-le Ben, ça me plaît bien Ben, venait du côté du Levant et n'avait pas du tout mais alors pas du tout le faciès qu'il faut pour jouer au Brexit parce qu'il n'était ni anglais ni écossais, ni irlandais ni gallois. Il arrivait d'un quelque part totalement meurtri, ensanglanté. Un pays ? Non une large plaie d'où suinte un peuple comme une hémorragie. Ça fait pas du tout anglais, ni français, ni italien ni espagnol, pas du tout européen. Pourtant il avait observé toute la journée, jour après jour, la technique de David, l'avait enregistrée avec ses yeux, décortiquée avec ses méninges et je peux vous dire qu'il devinait 99 fois sur cent la tasse sous laquelle se cachait le fameux jeton.
Si seulement il pouvait jouer, si seulement… Il réfléchissait à la situation. Il n'avait pas beaucoup de temps, quelqu'un finirait bien par désigner la bonne cache. Même les probabilités étaient contre Ben. Alors le petit étranger alla trouver son voisin de trottoir, le petit Oliver, Oliver Twist. Twist parce qu'il se tortillait tout le temps quand il marchait. Il buvait beaucoup comme ses copains polonais qui travaillent ici et qu'on déteste aussi. Une vieille histoire de plombier je crois mais c'est très confus. Il ferait l'affaire. Avec sa dégaine blonde et sa peau rosée, il pouvait passer pour un Anglais pur sang. De toute façon le contrôle se faisait au faciès. Ça irait.
Ben alla trouver Oliver qui se tortillait tout seul dans un coin de la rue sombre. Il lui expliqua le deal dans un yaourt parfait, lui fit comprendre avec ses mots effroyablement torturés (rien d'étonnant quand on connaît l'histoire du Levant) ce qu'il attendait de lui. Ben se mettrait dans son dos, ses mains appuyées contre les épaules d'Oliver. Une simple pression à droite ou à gauche ou entre les deux épaules suffirait à lui indiquer où se trouvait la clé du trésor. Ce fameux jeton avec Brexit écrit dessus en lettres d'or. Ils emporteraient le jackpot et feraient fifty-fifty comme on dit dans la langue de Shakespeare.
C'était risqué parce que le Twist était passablement dévasté. Il faudrait qu'il répète avant de se lancer. Pendant ce temps les frères ennemis avaient rodé leur numéro et le bagout de Boris était aussi précis que les gestes de David. Les gobelets se déplaçaient si vite qu'on n'en voyait que leur trace et les mots du Boris étaient aussi affûtés qu'une lame de rasoir. La foule se pressait de plus en plus autour des deux hommes et ça dépotait, ça dépotait.
Ben savait. David était droitier et c'était toujours de la main droite qu'il escamotait le jeton du Brexit. La danse se composait d'une séquence rigoureusement répétée, les verres voltigeaient d'une place à l'autre dans un mouvement parfaitement réglé. Il fallait épurer l'observation et se focaliser sur la course de la main droite uniquement. À l'avant-dernier mouvement, les doigts s'ouvraient imperceptiblement et lâchaient le jeton sous un gobelet. Il fallait vite photographier le bon verre car David exécutait alors une série de va-et-vient sans rien modifier, pour brouiller les pistes des plus malins. Ça y est, ils étaient aussi prêts qu'ils pouvaient l'être.
– OK, dit Ben, on y va pour de bon.
Oliver se fraie un chemin à coup d'épaules et de bras dans la forêt des corps anglais agglutinés et parvient enfin jusqu'au bord de la table de jeu. Ben est juste derrière son complice. Il y a maintenant une véritable économie parallèle sur cette fameuse place. Des marchands ambulants vendent de la bière à la sauvette, d'autres de quoi se restaurer sans quitter les lieux. Des bookmakers se sont installés et l'on parie sur les parieurs : 20 contre 1 qu'il ne trouvera pas le jeton. On parie sur tout, par exemple, le nombre de bières que Boris avalera dans un temps donné, le temps qu'on mettra pour trouver le Brexit, son montant, l'âge du gagnant, sera-ce un homme, une femme ? Bref on se fait beaucoup d'argent sous le regard bienveillant de la City, bien sûr.
– À qui le tour ? lance Boris. – Moi, crie Oliver. – Toi ? ricanent les deux frères avec un léger sourire au coin des lèvres comme pour dire : on ne va faire qu'une bouchée de toi. T'as de quoi miser ?
Oliver pose la petite pièce sur le rebord de la table avec une légère angoisse. Pensez donc un pound, la fortune des deux compagnons sur un coup de dé.
– Ready ? demanda David. – OK.
La danse des mains commence et John parle, parle, noie de son débit les cerveaux pour qu'ils ne puissent pas se concentrer sur le jeu. Tous les regards sont rivés sur les mains du manipulateur de verres jusqu'à larmoyer. Les yeux d'Oliver se brouillent aussi. Seul Ben fixe un point bien précis : le déplacement de la main droite de David.
La danse des verres stoppe net. Silence. À toi gamin. Ben n'est pas aussi sûr que dans les phases d'observation, son cœur palpite, son souffle s'accélère. Et s'il se trompait, si le un pour cent de malchance se présentait justement sur ce coup-là, sans crier gare. Il marque un léger temps d'arrêt.
– Allons gamin quel gobelet ? répète David d'une voix ferme.
Ben presse discrètement l'épaule droite d'Oliver d'une main moite et son tremblement se faufile dans la voix d'Oliver. Oliver désigne le gobelet à sa droite. David le regarde dans les yeux et :
– Tu es sûr mon garçon ? – Oui, chuchote Ben, OUI, crie Oliver.
L'expert en illusion lève les yeux vers son compagnon. On peut lire : il a trouvé, qu'est-ce qu'on fait ? Un rapide coup d'œil à la ronde lui fait comprendre que la fuite est impossible. Alors il soulève le verre droit, à regret et le jeton apparaît. Le jeton du Brexit. Silence dans la foule. Seuls les deux garçons sautent de joie. Ils ont gagné. À eux la boutique dans Piccadilly, à eux la mise tant courtisée, à eux la rançon du Brexit. Oliver s'approche et demande son gain. John et David se regardent avec un léger sourire dans les pupilles, pas mécontents que ce soit ce gamin qui rafle la mise. Au fait qu'est-ce qu'il y a dans la boîte, des milliers de livres sûrement. Depuis que tous jouent, ce doit être un véritable trésor de guerre.
Les deux garçons se précipitent pour ouvrir le couvercle et enfin toucher des doigts la couleur du bonheur. Les premiers rangs se penchent par-dessus leurs épaules et derrière, on demande :
– Alors qu'est-ce qu'il y a, c'est combien le Brexit ?
Un rire fuse et se répand dans la rue, la City, dans tout Londres, le Pays, le Royaume-Uni, l'Europe, les États-Unis, le monde entier. Dans la boîte du Brexit, dans les yeux des deux garçons, dans l'esprit tordu de David et Boris, dans les yeux du royaume, tout au fond blotti dans un coin il y a, il y a, mon Dieu comme c'est difficile à dire, il y a… juste un petit papier où est écrit Brexit. Rien pas un pound ni un kopeck, ni un euro, un dollar, un yen. Ils s'étaient fait rouler par les deux frères. Adieu la boutique, adieu la couleur du bonheur. L'espoir tout petit qui avait soudainement grandi démesurément. Étouffé. Tout ça pour rien. Que faire.
Ils regardent autour d'eux, cherchent des yeux qui les soutiennent mais… la foule hurle de rire. John et David aussi. Tous sont bien contents de ne pas avoir gagné et puis deux gamins pauvres, dont l'un n'est même pas british et l'autre on ne sait pas trop vu l'accent, quelle revanche sur le sort. On se lave de ses échecs dans le malheur de ces deux-là. On les moque, les raille et avec eux tous les petits migrants et les plombiers aussi. On met toujours les plus fragiles en vedette dans les coups tordus. Tous se quittent, le corps allégé d'une souffrance remise à deux va-nu-pieds. David et Boris profitent de l'hilarité générale pour filer… à l'anglaise, avec un joli petit butin dans leurs poches.
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