« Je prends TOUT. » Fin du discours d’investiture du président Walter, Cincinnati, novembre 2057.
— Passe-moi le sel, Doug, bougonne le Vieux, toujours tenace malgré son cancer.
Doug ne bouge pas. Enfin si, il bouge sa fourchette qui grince sur la surface de son assiette. Amber et moi le regardons sans rien dire. C’est préférable.
— Passe-moi le sel, répète papa, impatient comme toujours le mardi soir. Et les autres jours de la semaine aussi.
Doug continue ses tours de grincement entre les petits pois dans son assiette. Petit frère ne parle pas, il n’a jamais parlé depuis qu’il est né. Il couine quelquefois, comme une marmotte, mais ne prononce jamais le moindre mot. Amber agite sa petite main métallique pour qu’il relève la tête et fasse attention à ce que lui dit papa mais son geste ne sert à rien. Doug n’entend même pas le grincement de sa fourchette. Il tourne la main dans le monde réel mais vagabonde dans le monde intérieur, dans le labyrinthe de ses pensées confuses. Le Vieux plante son regard haineux sur Doug, son regard haineux que nous connaissons si bien, à peine affecté par la maladie. Il hurle cette fois-ci :
— Espèce de demeuré…
Mais il n’a pas le temps de terminer sa phrase. Il hurle juste ces trois mots : « Espèce de demeuré… » puis le grincement sur l’assiette s’interrompt et Doug relève la tête et sort du monde imaginaire, des univers infinis qui peuplent son esprit. Doug se jette sur la table, sur les plats et les morceaux de baguette, il glisse sur la nappe jusqu’au Vieux et sa fourchette dans la main s’enfonce dans le cou de papa, elle s’enfonce comme dans du beurre et tranche les trois petits mots hurlés dans le salon de la villa, les « Espèce de demeuré… » qui ne se termineront jamais. Enfin interrompus. Doug, silencieux et calme, le bras tendu couvert de sauce et de sang, le poing fermé autour de sa fourchette qui monte et qui descend, qui s’enfonce et disparaît, et Amber, la bouche ouverte, Amber qui reste immobile et qui fixe petit frère avec stupeur de l’autre côté de la table. Papa ne bouge plus non plus. La fourchette se dresse à côté de son visage. Ses yeux révulsés.
— Qu’est-ce que tu as foutu Doug ?!
Petit frère ne répond pas avec des mots. Il nous observe avec un sourire, Amber et moi. Le sourire qui accompagne la satisfaction du travail accompli. Je vois bien qu’il attend nos félicitations. Je regarde le sang qui inonde la table puis je m’approche du Vieux, je bouge un de ses bras, je frôle ses moustaches grises et ses lèvres sèches. Il est bien mort.
— Doug, je dis alors, tu t’es mêlé de ce qui ne te regardait pas encore une fois ! On ne devait pas faire ça comme ça.
Son sourire ne s’éteint pas. Il ne comprend pas. Ou il s’en fiche. Il attend toujours nos félicitations. Il tend les bras vers le plafond, il gonfle les biceps.
— C’est grande sœur qui devait tuer le Vieux.
Amber vomit ses petits pois dans sa main métallique. Elle ne s’attendait pas à quelque chose d’aussi barbare. Des gouttes de sang tachent même sa robe jaune et bleue.
— C’est Amber qui devait le faire ! On avait tout millimétré, Doug. Tu n’avais rien à faire, toi. Tu devais juste te taire, comme toujours.
Amber parvient finalement à contrôler ses vomissements. Elle essuie sa main sur la nappe et se redresse sur sa chaise. Elle tire sur la manche de mon pull.
— Et tu… tu l’avais copié ? demande-t-elle. Monkey, tu avais copié le Vieux ?
Je ne suis pas idiot. Je sors la petite capsule de ma poche et la pose au milieu des assiettes renversées sur la table. Amber se calme enfin. Elle regarde la capsule qui contient la copie du Vieux et sourit à son tour. Ce grand sourire qui illumine son visage et fait virevolter ses nattes. Je rigole. Doug rigole. Grande sœur rigole. Nous laissons échapper nos rires. Nous ne pouvons plus les retenir. Nos rires incontrôlables de frères et sœur qui ont vaincu l’adversité et se sont débarrassés du Vieux. Nos visages heureux qui se reflètent dans les rivières de sang qui serpentent entre les petits pois et les tranches de baguette sur la table principale du grand salon de la villa. Nous sommes heureux, oui.
***
— Nous allons tuer le Vieux.
J’en ai parlé à Amber pour la première fois, un matin d’orage où nous étions restés enfermés dans notre chambre de la villa. Je lui en ai parlé sur le ton de la plaisanterie, d’abord pour jauger sa réaction, pour évaluer la possibilité qu’elle puisse accepter mon plan. Doug jouait avec ses Lego, sur le tapis coloré à côté de nous. Je pensais qu’il ne faisait pas attention à ce que nous racontions. Le bruit des éclairs dehors couvrait à peine notre conversation.
— Il est déjà moribond. Le cancer lui ronge le corps… — C’est justement pour ça qu’il faut qu’on le tue.
Grande sœur a rigolé. Comment aurait-elle pu réagir autrement ? Elle ne pouvait pas prendre le risque de se dévoiler, elle non plus. Grande sœur si fière. Comme le jour où on lui avait implanté sa prothèse métallique. Amber, la petite cyborg ! Tant qu’elle doutait de mes véritables intentions, elle devait faire semblant. Comme moi. Elle a rigolé et le jeu aurait dû s’arrêter là, brisé contre la barrière de nos retenues mutuelles. Mais je n’ai pas renoncé. J’ai insisté. J’ai insisté parce que cette idée envahissait mon esprit depuis tant de nuits que je ne pouvais plus la garder pour moi, que je devais absolument en partager le fardeau. J’ai insisté parce que j’avais détecté une lueur au fond du regard d’Amber, une lueur timide et fugace, comme l’étincelle d’un espoir confus et cette lueur me poussa à insister avec plus de sérieux, moins d’ambiguïté. J’ai donc répété sans sourire, le regard ancré dans celui d’Amber :
— Nous allons tuer le Vieux.
Grande sœur a aussitôt cédé. Elle a cédé avec bonheur, ou soulagement. Elle savait que nous partagions tous la même haine. Nous ne nous en étions jamais caché et quand bien même nous nous en serions caché, il était évident que personne ne pouvait nourrir le moindre amour pour un homme comme papa. Le Vieux et ses humiliations ! Le Vieux qui lui avait cramé la main et qui m’avait… Le vieil égoïste ! Elle a cédé immédiatement, elle a saisi la perche comme si elle avait eu peur qu’il s’agisse d’une chance unique, d’une opportunité qu’elle ne pouvait pas laisser passer. Elle m’a dit :
— Si papa meurt, nous perdrons tout et nous serons à la rue. Si papa meurt, nous serons forcés de trouver un travail. Nous devrons travailler comme le reste des gens. As-tu pensé à tout cela ?! — Ne t’inquiète pas. Nous allons tuer le Vieux pour l’empêcher de mourir.
Elle se renfrogna immédiatement. L’hypothèse d’une simple fanfaronnade de ma part prenait vie à nouveau. L’espoir se désagrégeait. Je le voyais dans ses yeux rougis par l’espoir.
— Nous allons tuer le Vieux pour l’empêcher de mourir ? a-t-elle demandé tristement. Tu te moques de moi… — Je ne me moque pas de toi, grande sœur.
Doug construisait une tour de Lego en alternant le rouge, le bleu et le vert dans un ordre qui ne semblait pas aléatoire mais dont la logique me dépassait. Un ordre que seul Doug comprenait. Un ordre chaotique pour les hommes normaux.
— Écoute, grande sœur, écoute bien attentivement, voilà comment ça va se passer : je vais copier le Vieux avant qu’on le tue. J’ai des contacts. Enfin Tony a des contacts, tu sais, des mecs de Falister. Ils m’ont dit que les gens faisaient ça depuis l’élection de Walter. Enfin, les familles fortunées. Ils font tous ça. Ils n’ont pas le choix. Ce salopard de Walter nous a mis dans les cordes. Les hackitectes ont la cote. Surtout ceux de Falister. Les hackitectes, tu sais ce que c’est ? Tu vois où je veux en venir ? — Tu veux tuer papa mais tu ne veux pas qu’il meure ? — Oui, grande sœur ! Ça coûte beaucoup d’argent évidemment mais ça c’est pas un problème avec le Vieux. On pourra leur donner tout l’argent qu’ils veulent après. Nous n’aurons plus de problème d’argent. Jamais. Tu n’auras pas besoin de travailler comme les autres. Nous allons vivre heureux.
Amber commença à comprendre. Je pouvais le voir sur sa bouche, sa mâchoire qui ne se crispait plus. Et son regard. Elle ne retenait plus l’étincelle d’espoir qui inondait à présent son regard. Elle m’agrippa la main dans son poing métallique. La tour de Lego s’effondra, le bleu, le jaune, le vert dans un désordre absolu. Doug se mit à gémir. On aurait dû faire plus attention. On aurait vraiment dû faire plus attention.
***
J’ai apporté la capsule aux mecs de Falister. La capsule qui contient toute la réalité de papa. Ses souvenirs et son aspect physique et sa voix et son regard et son caractère. Les mecs de Falister m’ont fait entrer dans leur bunker, dans l’entrelacs de tunnels qui ressemble à un labyrinthe souterrain, à l’installation militaire d’un vieux film de série B. Je pensais qu’ils allaient me dire de revenir plus tard, de repasser dans quelques jours le temps de recréer le Vieux. Mais ils me font asseoir dans ce qu’ils appellent la salle d’attente. Une cave à peine éclairée. Ils m’apportent un café froid rempli de cendres et servi dans un mug ébréché. Ils me disent de patienter ici. J’attends une heure puis papa entre dans la salle d’attente. Il porte un de ces costumes gris qu’il affectionne et son visage est identique à celui que je côtoyais tous les jours avant sa mort. Un sentiment d’effroi m’envahit immédiatement. Le Vieux est de retour, comme avant, comme si rien n’avait eu lieu, comme si mon plan n’avait pas fonctionné. Il est de retour en pleine forme, débarrassé de son cancer, et il se vengera de ce que nous lui avons fait.
— Bonjour, Victor ! me salue papa en m’adressant un sourire qui ne ressemble à aucun des sourires qu’il m’a adressés jusqu’alors. Un sourire qui tord l’ensemble de son visage et qui fait immédiatement disparaître l’effroi qui m’a envahi.
Le Vieux n’est pas de retour. Il ne reviendra plus jamais. Le hackitecte qui m’a fait entrer dans le bunker me fixe, les bras croisés, un sourire étirant la partie droite de ses lèvres, tordant la cicatrice qui traverse sa joue. Il semble fier de son travail.
— Vous ne saluez pas votre père ? susurre-t-il.
Saluer le Vieux ? C’est un robot… Comment saluer un robot ? Je m’approche, hésitant, puis je tends la main vers papa. Il n’hésite pas : il me prend dans ses bras. Je m’y réfugie en pleurant. Il me serre dans ses bras filiformes qui ressemblent à des bras d’humain bien vivant. À ceux de papa, je n’en sais rien. Je ne m’y suis jamais réfugié avant. Je ne connaissais que ses mains, que la paume de ses mains. Je me réfugie dans les bras d’un père qui n’a jamais existé, qui vient tout juste de naître. Je reste ainsi pendant de longues minutes. Ce n’est pas un robot. C’est mon père bien-aimé. Il ne pourra plus rien nous refuser. Plus rien me refuser. Qu’il est bon de se perdre dans les bras de celui qui donnerait tout pour me contenter, de celui pour qui JE suis l’être chéri.
— Vous aurez tout le temps de vous faire des câlins chez vous, nous interrompt le hackitecte.
Je me détache de papa avec réticence.
— Voici les clés qui vous permettront d’accéder au programme de votre père.
Je hoche la tête.
— Il faut faire attention à ces clés. Ne les perdez pas ! Un double vous coûterait presque aussi cher que l’original.
Je serre les clés dans mon poing. Qu’il ne s’inquiète pas. Je ne les perdrai jamais.
— Pourquoi lui avez-vous fait ça ? demande le hackitecte. — Fait quoi ? — À votre père. Il ne vous aimait pas ou quoi ?
Ouais, il ne nous aimait pas.
— Je sais bien qu’il y a des gens qui n’aiment pas leurs parents. Il y en toujours qui viennent témoigner à la télé dans l’émission d’Adela. C’est pas que je regarde ces émissions mais j’en ai entendu parler. — Est-ce que je dois le nourrir ?
Il secoue la tête.
— Vous n’avez rien à faire. Votre père se débrouillera aussi bien qu’avant.
Aussi bien qu’avant ? Cet hackitecte ne sait vraiment pas de quoi il parle.
***
— Je voterai pour Walter !
Voilà ce que rabâchait le Vieux quelques semaines plus tôt dans la voiture. Avec Amber, on disait rien. On savait déjà que papa voterait pour Walter. On l’avait toujours su. Et on avait toujours su pourquoi. Le Vieux n’en avait rien à foutre du programme social de Walter et de sa réforme de la justice et de son combat contre la corruption. Il n’en avait rien à foutre de ses discours solennels sur la Nation et de son sourire et de son enfance malheureuse. On savait bien que le Vieux voterait pour Walter pour une autre raison. On le savait bien mais on ne disait rien. On se contentait de se regarder en silence à l’arrière de la Ford Delta que conduisait papa.
— Je voterai pour Walter parce qu’avec lui je pourrai mourir un peu plus serein.
Mourir serein grâce au président Walter… On pensait : « Qu’il meure ! » mais on savait bien que ça ne nous conviendrait pas. Doug jouait avec les bretelles de sa salopette en regardant défiler le paysage, le visage écrasé contre la vitre de la voiture. Amber se tenait bien droite, les mains enfouies sous ses cuisses. Il y avait des milliers de parents qui pensaient la même chose que papa dans le pays. Je veux dire des centaines de milliers. Le Vieux conduisait sa belle voiture en direction de la plage et nous observait dans le rétroviseur en nous expliquant les raisons pour lesquelles il voterait pour Walter.
— Et vous savez pourquoi je voterai pour Walter, les enfants ?
Comme on ne répondait pas, il répétait la question en s’adressant spécifiquement à chacun d’entre nous. La respiration de Doug couvrait la vitre de buée et les champs de maïs disparaissaient.
— Et tu sais pourquoi je voterai pour Walter, Amber ?
Et le Vieux souriait en conduisant son auto. Il conduisait comme il parlait. Il conduisait lentement et il accélérait un peu, il faisait gronder le moteur tout neuf de sa voiture. Il parlait aussi comme ça. Avec un rythme saccadé mais contrôlé. Des envolées puis du silence.
— Et tu sais pourquoi je voterai pour Walter, Monkey ?
Bien sûr qu’on savait. On n’était peut-être pas à la hauteur des espoirs de papa mais on suivait les actualités et on était tout à fait capable de comprendre les discours de Walter et des autres candidats à la présidentielle du pays. Le Vieux avait fini par cracher l’humiliation :
— Je voterai pour Walter car avec lui je suis sûr que pas un seul centime de ce que j’ai mis tant d’effort à accumuler ne finira dans les poches des trois inutiles que j’ai mis au monde. Je voterai pour Walter car c’est le seul candidat qui propose de tout remettre à zéro. Plus d’héritage. Plus rien. L’État prendra tout et vous comprendrez enfin la valeur du travail. Voilà pourquoi je voterai pour Walter. Pour mourir tranquille.
Le Vieux savait très bien qu’on connaissait déjà la raison pour laquelle il voterait pour Walter. Il le savait mais il ne pouvait pas s’empêcher de nous le rappeler. Il pensait qu’on était perdus, les trois rejetons inutiles, forcés de prendre soin de leur sale paternel, de tout faire pour qu’il ne meure jamais. Ce jour-là, sur la route des vacances, à l’arrière de la vieille Ford Delta, j’ai pris conscience du danger. Si Walter était élu et si papa mourait, nous allions perdre tout ce que nous possédions.
***
Avec papa, nous sommes heureux. Walter a été élu mais il n’a pas pu nous dépouiller de notre héritage. Nous vivons toujours dans la villa sur les bords de la Tamise. J’occupe toute l’aile gauche et Amber le pavillon au fond du parc. Doug a récupéré la chambre principale. Papa se contente du grenier. Il n’a pas besoin de beaucoup d’espace. Il ne nous accompagne même plus pour dîner. Évidemment, nous le sortons de temps en temps, lors des visites ou des réunions de famille et des soirées que nous organisons. Papa avait une vie sociable plutôt épanouie avant sa mort. Il organisait des fêtes auxquelles nous n’étions jamais conviés. Nous y sommes à présent conviés, toujours assis à ses côtés, ses trois enfants précieux, les seuls amours qui lui restent et à qui il donnerait tout et même plus. Certains de ses amis, invités réguliers des fêtes de papa, ignoraient même notre existence avant sa mort. Ils s’étonnent à présent de n’avoir jamais entendu parler de nous et ne cachent pas la jalousie que provoque chez eux l’intérêt nouveau que nous porte maintenant papa. J’utilise la clé de reprogrammation pour pousser papa à ne plus les inviter. Qu’ils aillent au diable. Qu’ils cherchent les faveurs d’un autre milliardaire. Le Vieux est maintenant sous nos ordres. Nous partons en voyage fréquemment dans des pays lointains, nous partageons les suites royales, nous pataugeons dans les piscines à débordement, nous paressons pendant des heures à l’ombre des parasols, alimentés uniquement par les margaritas et les rêveries d’une existence sans restriction. Nous avons vaincu Walter, Walter et sa politique injuste et ses visions égalitaristes éculées. Je singe le président devant ma sœur, au bord de la piscine :
— Je prends tout !
Amber se prend au jeu :
— Oui, Mr Walter ! Tout à fait, monsieur Walter. Il est injuste que les fortunes se perpétuent ainsi, que les richesses se transmettent de génération en génération alors que la moitié de nos concitoyens vivent dans la misère ! — Tout salaire se mérite ! Il n’est pas tolérable que certaines vies soient plus aisées pour le simple fait qu’elles aient éclos dans la bonne famille. L’héritage est une vieille tradition injuste et dévoyée qui n’a plus sa place à l’aube du 22e siècle ! — Mr Walter, vous êtes absolument… — Je suis absolument imbécile ! — Oui, c’est le bon mot, imbécile ! Stupide ! — Et d’une ingénuité ridicule ! Ma petite stratégie minable pour dépouiller les familles n’a servi à rien. Bien au contraire ! — Mr Walter, vous n’avez réussi qu’à vaincre la mort des vieux riches. — Ils ne mourront plus jamais ! Je peux menacer tous les héritages du monde… — Vous pouvez menacer tous les héritages du monde, notre génération n’en a plus besoin ! Nous n’avons plus besoin de l’héritage de notre immortel petit papa adoré. — Vive la république égalitaire !
Nous avons vaincu papa, papa et son égoïsme, papa et sa méchanceté. Nous nageons dans le bonheur, Amber et moi, dans un bonheur sans restriction ni humiliation. Nous sommes inutiles, oui, nous avons raté nos études et ne sommes habiles à aucune tâche, aucune activité productive, mais qu’importe, nous avons tout de même vaincu. Nous sommes impotents mais nous dirigeons le roi du monde. Nous dirigeons son esprit et ses décisions. Il n’est plus rien d’autre que la marionnette de nos désirs d’impotents. Doug lui ne comprend pas nos jeux. Il s’est éteint depuis la mort de papa. Il nous regarde comme une bête aux aguets. Il nous observe comme s’il ne comprenait pas notre allégresse, comme s’il était déçu de voir que papa vivait encore. Nos explications ne le rassurent pas. Il ne construit plus de tour. Il serre la mâchoire et se griffe la paume des mains jusqu’au sang.
— Qu’est-ce qui te ferait plaisir, Doug ?
Il ne répond pas. Évidemment. Qu’est-ce qui te ferait plaisir Doug ?!
***
Pour les 90 ans de papa, nous organisons une grande fête. Une fête somptueuse sur la terrasse d’un restaurant, au dernier étage d’une tour de la capitale. Mon restaurant préféré avec vue panoramique sur la cité. Nous avons laissé papa inviter quelques-unes de ses vieilles connaissances que nous supportons encore puis nous avons rempli le reste des tables avec nos meilleurs amis et quelques-unes des nombreuses filles qui avaient partagé ma chambre dans l’aile gauche de la villa. Papa est assis au bout d’une longue table rectangulaire, entouré de sa sœur, notre tante Leny, et d’un de ses anciens associés qui avait dilapidé sa fortune dans les casinos européens et que nous n’avons pas dégagé de la liste d’amis de papa. Nous nous tenons à la même table, Amber et moi, déjà un peu éméchés, riant sans retenue. Doug lui s’est avachi de l’autre côté de la table, le visage scotché sur son assiette vide. Il gonfle et dégonfle les joues et frotte la nappe pour y former des vagues.
— Herbert, vous semblez ne jamais vieillir ! s’exclame tante Leny.
J’ai entendu cette phrase des dizaines de fois depuis la mort du Vieux. Une phrase qui me comprime toujours l’estomac, un peu comme si elle n’était pas si innocente, comme si celui qui la posait se doutait de quelque chose ou pire, comme s’il savait déjà et s’apprêtait à tout révéler. Nous avions modifié la clé de programmation de papa pour lui insérer une réponse toute prête, une réponse qui provoquait l’hilarité de l’assistance et mettait fin à toute polémique.
— Comme disait Churchill, répond papa, le secret tient en trois mots : pas de sport !
Et la table entière se met à rire. Pas de sport. Ce sont des imbéciles. Les gens sont des imbéciles. Ils rient aux blagues d’un robot. Aux mêmes blagues répétées encore et encore à chaque soirée. Papa ne vieillit pas car il est déjà mort et celui qui parle n’est qu’une copie, un robot immortel qui singe la vie sans que personne ne s’en rende compte. Doug lui ne rigole pas. Il hurle soudainement puis bondit sur la table. Il court jusqu’à papa, la fourchette dans son poing, la fourchette brandie comme le jour de la fin du Vieux, et on comprend très bien ce qui va se produire, Amber et moi. On le comprend tout de suite car on était là le jour du crime, on comprend tout de suite mais on ne parvient pas à arrêter petit frère à temps. Amber tente de lui saisir la cheville avec sa main mécanique mais Doug l’esquive. Je le vois qui saute sur papa qui ne sait pas comment réagir et qui entre dans une forme de panique cybernétique qui le cloue sur sa chaise. Je le vois qui enfonce la fourchette dans le cou, qui l’enfonce encore et encore, avec plus de fureur et de force que le jour J. Les invités ne réagissent même pas, paralysés par l’effroi et petit frère monte et descend le bras, alors que le sang ne gicle pas. Il enfonce la fourchette dans la peau synthétique et les câbles se rompent dans un déluge d’électricité et les micro-chips implosent dans le corps artificiel et la machine à conserver les héritages grince et tourne sur elle-même, la fourchette implantée dans le cou. Sous les étoiles et sous le feu d’artifice qui inonde la table et l’assistance estomaquée, Doug relève la tête en souriant. Il se tourne vers grande sœur et se met à parler pour la première fois de sa vie :
— Maintenant, j’ai réussi, Amber, maintenant, il est vraiment mort, papa. Vraiment mort !
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