J’avais fait avec mes parents Belgrade - Istanbul sur L'Orient Express. Le voyage était long, mais quel plaisir, quel luxe le wagon restaurant, quel confort les couchettes ! Nous étions en route pour Ankara où mon père allait occuper un poste de conseiller à l’ambassade de Yougoslavie. À Istanbul, nous sommes descendus au « Therapia », un ancien hôtel sur le Bosphore, juste devant une belle plage. L’hôtel était entièrement bâti en bois, comme la plupart des maisons de cette région à l’époque, qui ont d’ailleurs toutes brûlé par la suite, et que remplacent aujourd’hui d’immenses hôtels de grand luxe. Aussitôt installés, nous sommes allés découvrir la ville, dont je suis tombée amoureuse : les merveilleuses mosquées, le souk fermé (Kapali Carshi) où se trouvaient tous les trésors des mille et une nuits : des tapis, des soieries, de l'or en masse, de superbes bijoux anciens, des épices miraculeuses de toutes sortes… J’avais fait deux années de beaux arts à Belgrade, après notre retour de Vienne (cf. 1er épisode « Mon conte de Noël ») et plutôt que de poursuivre le voyage avec mes parents à Ankara, j'aurais aimé entrer ici à l’académie des Beaux-Arts. Mais ils n’ont rien voulu entendre ; comment me laisser seule à Istanbul ? Je n'avais pas encore 18 ans.
Ainsi nous sommes tous partis pour Ankara, jeune capitale de la Turquie, instaurée sous Atatürk, lequel venait alors de décéder. Ce grand homme avait réussi à moderniser son pays à coup de grandes réformes. Avant tout il avait aboli l'alphabet arabe pour adopter le latin… ce qui m’avait permis d'apprendre la langue en quelques mois ! Ankara était bâtie sur l'axe d'un grand boulevard, reliant l’ancienne ville, la nouvelle (Yenishehir) et le quartier résidentiel (Kavaklidere) où se trouvaient les villas et toutes les ambassades. La nôtre se trouvait en face de l'ambassade de France. De là, une large route montait en pente raide vers une colline nommée Cankaya, d'où on avait une vue splendide sur toute la ville. Les nuits étaient féeriques car le ciel et les étoiles paraissaient très proches, et au loin scintillaient les lumières de la ville. Plus tard j'ai su que c'était là « le coin des amoureux ».
Notre ambassade était très belle à Kavaklidere avec deux bâtiments dans un grand jardin : la résidence de l'ambassadeur avec ses salles de réception et un plus petit bâtiment avec les bureaux et les appartements du personnel diplomatique. Mes parents m'avaient inscrite à l'école allemande, choix naturel après mes cinq années à Vienne. En même temps je fréquentais le studio du peintre turc Nurettin Erguven et l'université turque en tant qu’auditeur libre de littérature française. La guerre commençait en Europe. Mais comme la Turquie avait choisi de rester neutre, tout le monde ici continuait de se côtoyer. L’ambassadeur d'Allemagne était alors le fameux Von Papen et je fréquentais à l'école allemande ses deux filles de mon âge, Dodi et Mia, avec lesquelles je faisais de l’équitation. Mais quand l'Allemagne a occupé la Yougoslavie, naturellement il n’était plus question de nous fréquenter. Je me souviens de l’attentat contre Von Papen juste devant notre ambassade. La déflagration avait été très forte et toutes nos vitres avaient volé en éclats. Mais les bombes ayant explosé trop tard, après le passage de la voiture, Von Papen en a réchappé ; par contre l’auteur de l’attentat qui s’était ceinturé des bombes, a été déchiqueté ; des parties de son corps ont même été retrouvées sur les arbres de notre jardin… Je n'ai jamais su qui il était. Un russe peut-être ? (1) Plus tard, quand tous les pays d’Europe sont entrés en guerre, l'ambassadrice d'Angleterre organisait des après-midi de tricotage. Toutes les dames du corps diplomatique des « alliés » y participaient. J’allais donc avec ma mère prendre le thé à l'ambassade et nous tricotions avec de la laine couleur kaki des écharpes, des gants et des chaussettes pour les soldats des troupes alliées. Les jeunes filles, dont je faisais partie, mettaient des petits mots dans les chaussettes et les gants, souhaitant bonne chance aux soldats. Je me souviens que pendant l’une de ces réunions, un employé de l’ambassade était entré dans la salle de travail et avait chuchoté quelque chose à l’oreille de lady Knachbull-Hugessen. Imperturbable, elle avait continué à tricoter et ce n'est que plus tard que nous avons appris qu’on venait de lui annoncer la mort au combat de son fils sur le front anglais. L’ambassadrice nous avait donné une leçon de dignité et de retenue, à la britannique.
Malgré la guerre partout dans le monde, la vie mondaine continuait en Turquie comme si de rien n'était. Il y avait tous les jours des cocktails, des soirées et des bals. À l'époque, la mode était de porter des robes longues dans les soirées ; comme je savais coudre, j’achetais un tissu le matin et le soir je pouvais porter ma création. Lors d’une de ces soirées à l'automobile club, j'étais assise à la même table que Zaza Gabor qui venait d'épouser son premier mari, Burhan Belge, un richard turc ; elle était encore très jeune et d'une beauté éblouissante ; elle portait une robe longue en velours marron qui allait très bien avec ses cheveux blonds. Je l'admirais malgré ma jalousie ; tous les hommes n'avaient d’yeux que pour elle. (Pour les jeunes lecteurs qui ne savent pas qui est Zaza Gabor, c’est une des trois sœurs hongroises, actrices à Hollywood : Eva, Magda et Zaza. Zaza a eu une vie très mouvementée ; elle a eu, je crois, au moins dix maris. Aujourd’hui, elle a 86 ans et vient d'épouser un jeune prince…)
Les grandes réceptions et les bals avaient lieu à l’Ankara Palace ; les ambassades de tous les pays y donnaient des réceptions pour leur fête nationale. Le plus étrange était quand, à la réception pour la fête nationale turque, l’ « axe » et les « alliés » se trouvaient nez à nez : Allemands, Anglais, Russes, Japonais, Français… tous festoyant ensemble, comme en marge du monde. J'ai aussi une photo de la revue militaire dans le stade à l’occasion de cette même fête nationale turque : je suis assise dans la loge des attachés militaires ; derrière moi des uniformes allemands, devant moi l'ambassadeur de France, des militaires japonais, des Russes, des Anglais, un méli-mélo diplomatique !
Un autre lieu « in » en ville était le restaurant « Karpich », qui appartenait à un vieux cuisinier russe. On y mangeait à merveille. Je me souviens des « blinis au bélouga » arrosés de vodka glacée ou de champagne. On y dansait aussi. Il y avait une petite piste au milieu de la salle et un orchestre jouait de la musique russe. Le monde y venait pour s'amuser mais aussi pour se montrer. Bientôt je reconnaissais tout le monde en ville et avec mes 18 ans, blonde aux yeux verts, je commençais à intéresser certains jeunes gens turcs, qui aimaient mon type slave. Mon premier soupirant se nommait Karaca ; il possédait une fabrique de savons, les savons « Karaca », qui signifie bélier en turc. Il avait 28 ans, un vieillard ! Et malgré sa superbe voiture rouge décapotable qu’il paradait sur le boulevard, il a mis un temps avant d’attirer mon attention. Il s’est mis à me faire la cour. Les dimanches, il organisait des pique-niques pour une vingtaine de personnes en des endroits chaque fois différents : je me souviens de lacs et de forêts, d’un très beau barrage, et puis il s’est déjà mis à me parler mariage… J'étais très timide à l'époque et l'idée de me marier m'effrayait. Il me submergeait de lettres d'amour et de bouquets de glaïeuls blancs, qui finissaient à la poubelle, pour que ma mère, au courant de rien, ne les voie pas.
Après les fleurs et les lettres enflammées, il s'est amené un soir avec une bague, une bague en or avec un bélier (karaca) qu’il a voulu passer à mon doigt ; nous étions dans sa voiture. J'ai jeté la bague au loin, j’ai ouvert la porte de la voiture et me suis enfuie. Sur quoi, je me suis décidée de tout raconter à ma mère, laquelle était un peu du style « dragon ». Elle a pris les choses en mains, est allée le voir, lui a expliqué que j’étais trop jeune pour songer au mariage et lui a ordonné de disparaître ! Elle l’a laissé, furieux et… épouvanté. Il a continué de m’écrire mais n’osait plus venir me voir. J’ai longtemps continué de recevoir ses lettres et même, trente-cinq ans après, il est venu me rendre visite à Beyrouth avec sa fille Maya. Mon mari et moi avons donné une soirée en son honneur. Il était toujours aussi charmeur et sincère et avait toujours dix ans de plus que moi ! Il est mort dernièrement, mais ses enfants m'écrivent toujours…
Après cette expérience je ne voulais plus entendre parler d'amour. Je m’étais fait des amies : Françoise, la fille de l'ambassadeur de Suisse et Alethea, la fille de l'ambassadeur d'Angleterre, sir Knachbull-Hugessen. Alethea était née paralytique et circulait en chaise roulante ; mais si on la soutenait, elle pouvait quand même effectuer quelques pas de danse et le jeune attaché turc duquel elle était amoureuse la faisait danser de temps à autre. Je lui rendais souvent visite à l'ambassade et leur maître d’hôtel nous servait des boissons. Ce maître d’hôtel venait des Balkans et se nommait Cicero. Après la guerre son nom remplissait tous les journaux. Je n’en revenais pas. On parlait de « l'affaire Cicero ». Le « buttler » était un espion ; naturellement il avait accès à toutes les pièces de l’ambassade, ça devait être facile. Il parait qu’il était même agent double mais que finalement il s’en est tiré sain et sauf, et qu’on l’a laissé tranquille dans ses Balkans. Pourquoi ? Comment ? Mystère et boules de gomme.
Depuis que la guerre avait commencé j'avais évidemment quitté l'école allemande. Je continuais d’aller au studio des beaux arts de Nuretin Erguven. Ce n'était pas un grand peintre, mais il était excellent professeur ; il m’a permis d’affiner ma technique du dessin de corps humains, du portrait, des natures mortes (que je n’ai jamais aimées) et m’a appris à faire des panneaux publicitaires, des illustrations... J'étais sa meilleure élève, il m'appelait son œillet, son « karanfil ». Je continuais aussi à suivre les cours de littérature française à l’université et maman m’avait trouvé un professeur de piano, Monsieur Schlesinger, un Autrichien dont je suivais les cours sans enthousiasme et avec lequel je ne suis jamais arrivée plus loin que « Fur Élise ». Elle m’avait aussi trouvé deux nouvelles disciplines artisanales, le « Cicek », la fabrication de fleurs artificielles et le « Chapka », la confection de chapeaux ! Elle devait me prendre pour une future Coco Chanel ! Pour ce qui est des chapeaux, je n'ai jamais rien fait de remarquable, mais j'ai réussi de jolies fleurs artificielles. Je me souviens de mon bouquet de violettes, plus vrai que les vrais. C'était un travail fastidieux, mais somme toute assez amusant ; nous devions créer un bouquet de violettes à partir d'un morceau de gaze blanche : on découpait les pétales, d’après de petits patrons, puis on les peignait dans la couleur voulue, ensuite on les repassait avec des ustensiles spécialisés dans les formes désirées, sans oublier les tiges et les feuilles. Je vous fatigue ? Bref, à la fin mon bouquet de violettes ressemblait au fameux tableau de Breughel. J’allais à tous ces cours en autobus, de Kavaklidere à Yenishehir. J’y rencontrais toujours le même jeune homme, qui me dévisageait avec ses grands yeux verts : Orhan, comme je sus ensuite qu’il se nommait, un diplomate turc du ministère des Affaires étrangères. Il était inévitable que nous fassions connaissance un jour. Ça s’est passé chez nous, à l'ambassade de Yougoslavie, lors d’une grande soirée dansante. Il m’a tout de suite repérée dans la foule et est venu me demander de danser, en me disant : « I am crazy about you ! » (Je suis fou de vous), je n’avais jamais encore entendu cette expression. Nous sommes devenus amis, nous nous promenions dans les champs près de notre ambassade, il me parlait de son amour pour moi. Ce n'est que quand il a été transféré pour l'Espagne que j'ai senti qu’il me manquait. Il y a eu un multiple échange des lettres, et puis plus rien… Lui aussi, comme Karaca, je l'ai revu beaucoup plus tard, mariée et passant les vacances d’été avec mes enfants et mon mari a Kitzbühel. Mon mari participait à un tournoi de golf, et voilà que Orhan y participait aussi ; ainsi nous nous sommes revus et Habib mon mari et Orhan ont joué au golf ensemble. Habib a gagné !
Avant Noël 1939, mon père est venu nous annoncer que nous allions faire un voyage d’agrément en voiture jusqu’à Jérusalem. En compagnie de notre attaché militaire et de sa jeune femme. Plus tard j’apprendrai que le motif véritable du déplacement était de permettre à notre attaché de sonder la situation militaire dans le Moyen-Orient ! Mais bon, je ne me plaindrai pas d’avoir joué les paravents, ce fut un magnifique voyage. Je découvrais la Syrie, le Liban, sans savoir que j’y vivrai pendant vingt années par la suite. Ce qui m’avait alors le plus frappée au Liban, c’étaient les fenêtres, toutes bleues. Et puis la Palestine : Jéricho, Haïfa, Jaffa, une photo sur le mont des Oliviers, le Jourdain, la mer Morte, dont j’ai goûté l’eau, terriblement amère. La Palestine était vraiment le pays du miel et du lait… comme celui des palmiers et des oranges. Toutes les villes étaient en pierres blanches et le soleil brillait en hiver. Finalement nous avons vu de loin comme une perle blanche, Jérusalem. Nous étions sur les lieux saints, juste pour Noël. Sur le chemin du retour nous avons visité Baalbek.
À notre retour à Ankara, mon frère Nardo est venu de Belgrade nous voir. Quelle joie de l'avoir avec nous ! Je n’ai jamais compris que mes parents l’aient laissé repartir en Yougoslavie dans la guerre, qui lui a coûté la vie. Mon père disait que s’il ne rentrait pas il serait considéré comme un déserteur. Il est tombé au front, parmi les partisans, au dernier mois de la guerre. Notre tragédie. Moi, j’aurais préféré un déserteur vivant à un jeune homme mort à 23 ans. En 1940 tout le monde croyait que la guerre allait finir rapidement. Mais quand j’avais posé la question à mon père : « quand finira la guerre ? », il m’avait dit qu’il ne savait pas… Ça m’avait fait un choc ; je pensais que mon père savait tout ! Notre ambassadeur à Ankara s’appelait Adjemovich ; il avait une gentille femme et une petite fille très jeune pour avoir des parents aux cheveux blancs. Coïncidence, il se trouvera au Caire l'année de mon mariage en 1947 et sera mon témoin à cette occasion, remplaçant mon père, retenu en Yougoslavie. Mais ça, c’est un autre épisode ! C'est en 1941 que j'ai connu le grand amour de ma vie : Turgut, diplomate aux affaires étrangères et neveu du grand Numan Menemencioglu, premier ministre turc à l’époque. Turgut était brun, avec des yeux très brillants et expressifs. Il n’était pas beau, mais supérieurement intelligent et doté d’un grand sens de l'humour. Ça a été le coup de foudre réciproque, et une histoire d’amour mouvementée : jalousies, disputes, réconciliations… Bien entendu, mes études en ont souffert ; Turgut m’attendait tous les jours à la porte de l’université et nous faisions « l'école buissonnière », filant en voiture vers Cankaya, le « coin des amoureux »… Amour qui a duré jusqu’au transfert de mon père pour Téhéran en 1943. Turgut ne pouvait pas m'épouser, car les diplomates ne pouvaient pas épouser des étrangères, encore moins si elles étaient chrétiennes. Je me souviens de la scène d’adieu à la gare d'Ankara ; la gare était pleine de nos amis : tout le corps diplomatique et mes amis turcs. J'avais les yeux pleins de larmes. Turgut aussi. Il m’a offert un flacon de parfum en cadeau d'adieu ; un parfum qui m’a hanté pendant des années. Finalement, le train est parti vers Istanbul et j'ai pleuré sans retenue durant tout le voyage. Mes parents ne savaient pas comment me consoler. J'ai revu Turgut en 1966, alors qu’il était ambassadeur de Turquie à Washington. Il a appris que j'exposais dans une galerie à Palm Beach en Floride et m’a invitée à venir passer quelques jours avec sa famille. Je l’ai encore revu à Londres quand il y était en poste et où je me trouvais avec mon mari. Il a donné une soirée dansante pour nous à l'ambassade. Je portais une longue robe blanche et nous avons dansé après dîner ; il m’a chuchoté à l'oreille que j'avais été la femme la plus importante de sa vie…
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(1) J’ai raconté cet attentat comme je m’en souviens. Un scrupule m’a amenée à vérifier sur Internet la véracité de ce que j’avance. En fait, il parait que Von Papen et sa femme marchaient de leur maison vers l’ambassade, quand un turc d’origine bulgare (ou yougoslave, selon les sources), du nom d’Omer Tokat, a commis l’attentat. Il était équipé d’un système d’explosifs compliqué, avec deux boîtiers, un rouge et un bleu. Il devait appuyer sur le bouton qui se trouvait sur le boîtier rouge en premier, et seulement ensuite celui sur le bleu qui servirait prétendument à dégager un écran de fumée pour faciliter sa fuite, mais il a eu l’idée de se cacher derrière l’écran de fumée « avant » de commettre l’attentat et a appuyé sur le bouton du boîtier bleu en premier. Or le boîtier bleu contenait une bombe lui aussi, destinée à se débarrasser de l’auteur une fois commis l’attentat !
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