Cette nouvelle est une participation au concours n°3 : Le Conte de Noël (informations sur ce concours).
J'avais dix ans. C’était en 1932, nous venions d'arriver à Vienne, mon père ayant été nommé premier secrétaire à l'ambassade de Yougoslavie.
Nous habitions l'ambassade, une grande bâtisse au centre ville, qui faisait le coin de la Annagasse et de la Seilerstatte. Notre appartement était au deuxième étage, et de ma fenêtre j'avais une vue splendide sur le Schwarzenberg-platz.
Mes parents m'avaient inscrite au collège de Notre Dame de Sion (Unsere liebe frau von Sion). J'y étais demi-pensionnaire et je souffrais tous les jours car, ne parlant pas un mot d'allemand, les élèves se moquaient de moi, m'appelant "dumme ganz" qui signifie "oie stupide".
Mon frère, qui avait trois ans de plus que moi, fréquentait le "Theresianum", un collège très strict et austère.
Tous les matins mon père m’accompagnait à l'école située à la Burggasse. En sortant de la maison, on devait passer par notre petite Annagasse pour arriver au coin de la rue principale, la Kartnerstrasse ; mais, chaque fois que nous arrivions à ce coin, il se passait des choses bizarres. À cet endroit se tenaient des femmes, des femmes que je trouvais étranges ; elles avaient les visages très fardés et portaient toutes des fourrures, et quand mon père passait, il était beau et jeune à l'époque, ces femmes se ruaient sur lui et ouvraient leurs fourrures, dévoilant leurs dessous noirs et dentelés. J’étais fort surprise qu’aucune d’elles ne portât de robe sous la fourrure, mais je n'osais rien demander à mon père car je le voyais très gêné ; il me prenait par le bras, pressait le pas et m'entraînait loin de ce "coin de folie".
Souvent, quand nous n'étions pas en retard, mon père qui était un bon vivant, m'emmenait au café "Fenstergukker" où je prenais un chocolat chaud à la crème chantilly et de la confiture de griottes ; je n'avais jamais goûté de ma vie quelque chose d'aussi bon.
Ma mère était très belle, brune aux yeux noirs. Elle adorait mon père. Mais dans notre famille, c’était elle qui tenait le rôle de "la sévère", que papa n’aurait jamais pu tenir : il aimait trop la vie, le beau, le bon…
Un premier secrétaire à l'ambassade de Yougoslavie était loin d'être aisé, mais il adorait les jeux de hasard et la roulette l'attirait impitoyablement. Il "disparaissait " le soir pour rentrer à l'aube, ayant perdu toute sa mise bien sûr ! (D’ailleurs, j'ai hélas hérité de son vice, je raffole de la roulette ! Mais heureusement je n'ai pas trop l'occasion d’en jouer.)
Un jour, maman avait remarqué que nos deux candélabres en argent n'étaient plus sur la table de la salle à manger. Je ne sais pas comment papa s'en était tiré car leur destin était évident.
Exception à la règle, un soir papa avait gagné ; son numéro, le 32, étant venu plusieurs fois et en rentrant à la maison à l'aube, il avait couvert maman des schillings qu’il avait gagnés.
Mes parents sortaient souvent le soir, invités à des soirées dans d'autres ambassades ; et moi et mon frère, restions seuls à la maison. Nous étions censés dormir, mais dès que mes parents fermaient la porte, je courais dans la chambre de mon frère et nous passions des heures à bavarder. Jusqu’au jour où mon frère fit sa « Découverte »…
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Une petite pièce se trouvait à côté de la salle à manger. On pouvait l’apercevoir par une grande porte vitrée. La pièce donnait aussi sur la cage d’escaliers et quand on allumait celle-ci, la lumière pénétrait par une lucarne ronde.
C’était une sorte de débarras, avec plein d’étagères, des bouteilles, des provisions, des produits de nettoyage, des balais, bref tout un bric-à-brac. Sur l'étagère la plus élevée, il y avait quelques livres ; il devait y avoir une raison pour qu’ils soient placés si haut ! Probablement pour que les enfants ne puissent pas les atteindre…
Un jour, mon frère, curieux comme il était, grimpa sur une chaise et se saisit du livre le plus imposant : un très gros livre à couverture de cuir rouge foncé. Sur celle-ci il y avait inscrit en grosses lettres gothiques "SITTENGESCHICHTE". Mon frère venait de découvrir le paradis défendu !
C'était une "histoire de mœurs", écrite heureusement non seulement en allemand, mais aussi en caractères gothiques, un vrai charabia pour mon frère. Quand il vit qu’il ne pouvait pas lire le texte, il se mit à feuilleter le livre et tomba sur les illustrations. Il n’y avait que des corps nus dans les positions les plus incroyables. Ne pouvant supporter de ne pas partager ces pages interdites avec quelqu’un, mon frère m’appela.
Aujourd’hui, les fillettes de dix ans ne s'étonnent plus de grand-chose, entre télévision, Internet et jeux vidéo ; mais pour moi en 1932, fréquentant un collège religieux, ces images étaient de la pure folie. Ces couples nus que je voyais dans des poses incroyables étaient pour moi un "mystère diabolique", mais qui m’intriguait et me fascinait.
Mon frère et moi avons ainsi passé des soirées entières à nous "instruire", perchés sur des chaises, puisque par un étrange respect, on n'osait pas descendre ce livre de son étagère. Quand on entendait le bruit de l'ascenseur qui annonçait le retour de nos parents, nous filions dans nos chambres, nous couvrant la tête de nos couvertures et faisant semblant de dormir. Mais je ne pouvais pas dormir, trop de questions me passaient par la tête, comme par exemple "Pourquoi mon père avait-il acheté ce livre ?" ou bien "Est ce que mon père et ma mère essayaient d'imiter ces images ? ". C'était impensable !!!
En outre, les illustrations étaient moches ; des hommes trapus et gras, des femmes au gros ventre. Il n’y avait là rien de beau, rien d’esthétique ; aucun rapport avec les photographies artistiques de corps harmonieux dans les revues d’aujourd’hui…
Bref, oublions ce livre pour le moment ; il jouera son rôle plus tard, lors d’une inoubliable soirée de Noël.
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Décembre 1933. Noël était dans l'air, les rues étaient illuminées ; dans toute la Kartnerstrasse pendaient des étoiles dorées ; les vitrines faisaient rêver tous les enfants. Mon frère et moi étions pleins de désirs et d'espoirs. Mais comme je l'ai dit plus haut, les finances de mon père ne pouvaient pas faire de miracles.
Nous ne croyions plus au Père Noël depuis longtemps. D'ailleurs nous n'avions pas de Père Noël à l'époque. On disait alors aux enfants de chez nous, que c'est le "petit Jésus" qui amenait les cadeaux. Par contre, on fêtait la Saint Nicolas le 6 décembre. Les enfants mettaient leurs chaussettes sous le lit et Saint Nicolas passait durant la nuit les remplir selon le mérite des enfants. Le "Krampus" qui personnifiait le diable accompagnait saint Nicolas. Les bons enfants recevaient des douceurs dans leurs chaussettes et les méchants ne trouvaient sous leur lit qu'un fouet, repeint en or et retenu par un ruban rouge ; mais ce n'était quand même qu’un fouet, le message du diable, signifiant que l'enfant n’avait pas été "bon".
Quand je me suis réveillée le matin de la Saint Nicolas, trouvant ma chaussette remplie de douceurs, j'ai couru chez mon frère voir ce qu’il avait reçu. À ma grande déception, il avait trouvé le fouet sous son lit. Je n'ai jamais été plus chagrinée de ma vie. J'ai partagé mes douceurs avec lui, mais je ne pouvais m'empêcher de penser que "le monde est méchant et injuste", je détestais Saint Nicolas et son diable…
Ce même jour arriva Eulalia, ma grand-mère maternelle, qui venait de Split, sa ville natale, pour passer les fêtes avec nous. Je l'adorais. C’était une grosse femme imposante, toujours vêtue de noir, veuve éternelle dans mon souvenir. Chaque année elle m'apportait en cadeau des métrages de tissu, que ma mère confectionnait pour moi. Mais le goût d'Eulalia ne correspondait pas au mien ; cette année elle m’avait apporté une soie de couleur orange, imprimée de dessins géométriques. Pour moi qui aimais les tons bleus ou verts, ce tissu orange était une catastrophe ! Elle m’avait aussi amené un taffetas moiré couleur bois de rose, qui n'allait pas du tout avec mon teint déjà trop rosé. Plus tard, pour mes 18 ans, ma mère m'en a fait ma première robe longue, que je devais porter la mort dans l'âme…
Avec mes minces économies j'avais acheté des cadeaux de Noël. Pour ma mère, une ceinture noire en simili cuir et pour mon père un nœud papillon, car il ne portait que ça. C’était peut-être la mode, je ne sais pas ; toujours est-il que je ne l’ai jamais vu porter une vraie cravate.
Le 24, la veille de Noël, la salle à manger était devenue un "territoire défendu" ; Papa avait amené un sapin immense touchant le plafond. Naturellement c‘était un "vrai" sapin ; à l'époque on ne faisait pas des arbres artificiels, ni des bougies électriques… On allumait de vraies bougies qui tenaient sur la branche par un crochet spécialement conçu.
Mon père passa la journée à garnir l'arbre de boules colorées, de bougies, de guirlandes et de petits pétards qui faisaient des étincelles brillantes quand on les allumait. Le soir venu, Papa sonna une petite clochette, annonçant la venue du "petit Jésus" et nous eûmes enfin le droit de pénétrer dans la pièce.
L'arbre se trouvait juste devant la porte vitrée de notre "chambrette de débarras". Ma grand-mère avait aidé Maman à préparer le dîner de Noël : la dinde traditionnelle que j'adorais et la bûche de Noël en pâte de marrons et chocolat… Mais ma grand-mère ne pouvait pas considérer un Noël sans notre douceur dalmate que chaque maîtresse de maison se devait de préparer pour cette occasion : les "fritule", des petits beignets frits qui se mangent tout chauds. Donc ma pauvre grand-mère Eulalia arriva à table les joues toutes rouges, ayant passé une heure devant la friteuse… Les traditions sont les traditions.
Au même rayon des traditions, nous devions nous mettre à table et dîner avant d'ouvrir les cadeaux, ce qui constituait une vraie torture pour les enfants !
Enfin le moment vint d’ouvrir les cadeaux. Mon pauvre frère, étant l’aîné, recevait toujours des cadeaux "utiles", chaussures, pulls, pyjama en flanelle rayée… une vraie tragédie !!!
Moi j'avais reçu une grande boîte ronde, comme une boîte à chapeaux... qui renfermait Sofia, ma poupée dont j'avais cassé la tête en porcelaine. Maman avait fait remplacer la tête, aussi en porcelaine, comme toutes les poupées à cette époque. Sofia ouvrait et fermait ses yeux bleus… Maman lui avait confectionné toute une garde-robe (je me souviens d’elle, cousant sur sa machine à coudre dans sa chambre, la porte fermée à clef...) et elle avait un manteau en velours bleu, des robettes et des sous-vêtements. J'étais ravie pour moi et désolée pour mon frère.
Plongée dans l’admiration de ma poupée je n'avais pas remarqué ce qui se passait. Ma mère poussa brusquement un cri : "L'arbre brûle !". Et en effet, vers la pointe du sapin, à côté de l'ange, une bougie avait enflammé une branche et le feu se propageait rapidement.
Mon père courut amener des seaux d'eau et ameuter les voisins.
Et voilà que, en jetant l'eau, il bouscula l'arbre qui s'écrasa contre la porte vitrée de notre débarras dans un fracas indescriptible. Les vitres éclatèrent en mille morceaux, les boules explosèrent et le sapin se trouvait maintenant dans la petite chambre. Les flammes atteignaient l'étagère supérieure, celle des livres. Le feu fut finalement maîtrisé grâce à l'aide des voisins, mais moi j'avais tout de suite vu que notre "Sittengeschichte" était carbonisé ; probablement ses feuillets très minces résistaient mal à la chaleur des flammes. La couverture rouge était toute racornie, mais on y reconnaissait encore des restes de l'écriture dorée en caractères gothique, et désormais aussi roussis…
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