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Fantastique/Merveilleux
CiramorTertoney : 幽霊 Yuurei, les fantômes de la coloc
 Publié le 16/08/11  -  8 commentaires  -  45208 caractères  -  196 lectures    Autres textes du même auteur

Le narrateur s'installe au Japon, à Kyoto, dans une maison qu'il partage en colocation avec deux autres personnes. Le début de sa nouvelle vie se présente sous les meilleurs auspices. Cependant, petit à petit, ses colocataires deviennent de plus en plus étranges tandis que lui sont révélées certaines informations étonnantes sur l'histoire de la maison...


幽霊 Yuurei, les fantômes de la coloc


L’agent immobilier m’avait dit, il y a une Allemande qui habite dans les murs, prenez rendez-vous avec elle et allez voir ! Je la contactai immédiatement. Nous eûmes un échange de mails au cours duquel elle m’expliqua tant bien que mal comment se rendre sur les lieux et je parvins grosso modo à localiser la maison sur un plan de Kyoto. Nous avions convenu d’une visite immédiate. C’était un soir d’octobre. J’avais traversé la ville en bicyclette à toute allure vers le nord, jusqu’au quartier du Daitoku-ji, un grand ensemble de temples bouddhistes de la famille Zen Rinzaï. Il était aux environs de vingt-deux heures et la nuit, froide et humide de ce début d’automne, était tombée depuis suffisamment longtemps pour être, sans lune, parfaitement obscure. Je reconnaissais quelques-uns des points de repères que l’Allemande avait mentionnés : une vieille machiya en bois vermoulu et des jeux pour enfants à une intersection. Je tâtonnais. Le quartier, complètement désert, était peu éclairé tandis que le long mur d’enceinte du Daitoku-ji barrait l’horizon de son ombre immense. Aux carrefours, des petits autels shintos se dressaient dans lesquels chevrotaient des lueurs de chandelles chétives qui laissaient deviner quelques offrandes, fruits sombres ou talismans, qui happaient l’attention. On eût dit des amers métaphysiques au milieu de l’étendue des maisons individuelles, petites et dépareillées en âge et en style, qui s’emboîtaient avec promiscuité le long des rues étroites.

J’avais l’impression d’être entré dans un pli de la ville fort différent du reste. Rien à voir avec la densité et l’animation de Shijo ou du quartier de la gare où j’étais descendu à l’hôtel. Au contraire, ici, une atmosphère surannée régnait qui sautait immédiatement au visage : un je-ne-sais-quoi du Kyoto éternel qui correspondait à peu près à l’imagerie convenue de ce que devrait être le Japon dans l’esprit des Occidentaux. Cependant, le quartier, relativement périphérique, n’en était pas moins en dehors des itinéraires les plus martelés par les guides touristiques. J’aimai de suite cette patine négligée qu’avaient les choses par ici, une tristesse lancinante qui fascinait, certainement amplifiée par la noirceur de la nuit qui suintait du silence et des murs usés.


Je l’aperçus enfin au détour d’une rue, la maison que l’Allemande avait décrite : les nombreux vélos garés sur le parking couvert ; la lumière qui brillait à travers la fenêtre du deuxième ; la lucarne percée dans le pignon qui s’élevait face à la rue comme une équerre à angle droit séparant les deux pans de la toiture qui regardait sur les côtés.

Je frappai. Une femme d’une cinquantaine d’années m’ouvrit. « Il y a une Allemande qui habite dans les murs ». Je m’étais imaginé une personne beaucoup plus jeune en fait, mais ravalai ma légère déception devant la bonhomie apparente de mon interlocutrice.


Hello… Sorry for being a little late. How are you ? I am Paul. Paul Bouvier. Thank you for having me at this late hour.


Elle se présenta en quelques mots. Jana. Jana Kohl. Elle semblait ravie de me faire visiter la demeure et m’invita à la suivre. Je me déchaussai, enfilai les chaussons qu’elle me tendit, puis lui emboîtai le pas tandis qu’elle s’engouffrait dans l’escalier, m’expliquant à grands traits ce qu’elle faisait au Japon. Professeur de linguistique anglaise à la faculté de Bonn en Allemagne, elle avait obtenu une bourse du gouvernement germanique pour étudier la langue japonaise ici, à l’université de Doshisha. Son séjour qui devait durer six mois était déjà bien entamé ; elle était déjà installée ici depuis septembre.


— J’adore Kyoto ! déclara-t-elle d’un air enjoué. Je dois repartir en Allemagne début mars de l’année prochaine, mais je pense prendre des dispositions pour m’établir ici quelques années à partir de l’été.


Je sentais qu’elle n’avait pas d’enfant, pas de vie de famille et qu’elle était libre de gérer sa vie ainsi, de partir à l’autre bout du monde quand cela lui chantait.

Avant d’entrer dans la chambre du premier étage, alors qu’elle me faisait face, je pus regarder attentivement son visage. Elle avait les yeux très bleus et les cheveux longs, légèrement ondulés, d’un châtain clair et probablement teints. Ses vêtements étaient du genre cool, jeune et relax comme elle devait déjà en porter à 25 ans. Mais les rides de son visage trahissaient son âge.


— Voilà… C’est la chambre à louer, m’annonça-t-elle sur un ton complice, faisant glisser le fusuma qui servait de porte à la chambre du premier.


J’enlevai mes chaussons et pénétrai dans la pièce. La sensation des tatamis sous les pieds était douce et chaude et encouragea mon regard qui improvisait des parcours dans l’espace. Les murs étaient enduits de tsushikabe, une sorte d’adobe fait d’argile très fin et de sable, finition typique des washistsu, les pièces japonaises. Sur un des côtés, de grands placards avaient été aménagés dans le style traditionnel : les portes étaient couvertes de papier-tissu jaunâtre à volutes et ouvraient sur de vastes volumes cloisonnés horizontalement par une seule tablette. On pouvait y ranger un futon, des couvertures et des draps. Pour le reste, c’était moins évident à cause du manque d’étagères. Mais peu m’importait en fait, car mes affaires peu encombrantes tenaient dans un sac à dos et une valise. Au milieu de la pièce, une petite table basse était posée, autour de laquelle il était possible de s’asseoir en tailleur ou en seiza si on voulait vraiment suivre la coutume nippone : les genoux repliés sur eux-mêmes, à 180°, de telle sorte que les talons touchent les fesses. Une posture douloureuse qu’il était difficile de tenir plus de quelques minutes sauf à en avoir pris l’habitude très jeune. Comme le veut le goût japonais, aucun autre meuble ne venait perturber l’harmonie de l’ensemble, pas même un tansu, la commode traditionnelle qu’on ajoute parfois. Frugale, minimaliste, l’atmosphère tenait de l’esthétique dite du wabi-sabi qui prône le dépouillement comme une hygiène mentale. Une façon de s’édifier par le vide, la méditation, et la tristesse qui surgit aussi, fulgurante, austère, avivant la conscience de la finitude et du temps qui file.

En auscultant la pièce, je pensai aussi aux nihon teien, les jardins classiques japonais, dans lesquels on trouve la symétrie extérieure de cet univers : la saison qui marche et meurt, la beauté insigne de la matière minérale et végétale dont les compositions fragiles allègent l’esprit. Et de la sorte le tourmentent aussi. En face de la porte une grande fenêtre en aluminium sur rails coulissante donnait sur la rue. Je jetai un œil : tout était silencieux. Je dus faire attention toutefois à ne pas me déséquilibrer en m’appuyant sur la base du châssis, bizarrement trop basse. Jana était derrière moi. Je me retournai. Elle me souriait d’un air mutin en faisant des yeux charmeurs. J’eus à peine le temps de savourer l’idée que l’endroit était calme et parfait pour écrire. J’entendis un léger bruit qui venait du dessus et qui me fit lever les yeux.


— Mon ami est au deuxième étage, me glissa Jana. Venez voir !


Un être petit, légèrement crispé, quoique souriant, était assis sur une chaise devant un ordinateur portable. Sa chambre, qui faisait face à celle de Jana, ressemblait comme deux gouttes d’eau à la mienne. Il y avait en revanche un tokonoma, une alcôve traditionnelle, très ouverte, sur un des murs du côté. Toutefois, le renfoncement avait été dépouillé de ses ornements classiques : il n’y avait pas de kakejiku, genre d’inscription calligraphiée sur du papier dont le petit bord supérieur se termine par un cordon qu’on suspend à un crochet. Pas non plus de pièce d’ikebana, composition florale épurée dont la technique, hissée au rang d’art véritable, est portée dans la place de Kyoto à sa quintessence. Enfin, manquait le vase en céramique classique, de type imari, parfois exposé comme un objet décoratif. Ces subtils artefacts, loin de surcharger l’espace s’ils avaient été là, en eussent au contraire souligné la pierre de touche : la vacuité.

Après les salutations d’usage, l’homme n’ajouta pas un mot, faisant un accord parfait avec le décor.


— Hans est là seulement pour quelques jours encore. Il doit rentrer en Europe, précisa Jana.


L’homme acquiesça, l’air un peu gêné qu’elle eût parlé ainsi en son nom. Je crus deviner qui menait la barque dans leur relation. Je n’insistai pas.

En redescendant l’escalier vers le premier étage, Jana m’expliqua qu’Hans était un très bon ami, très gentil, très facile à vivre. Bizarre qu’elle m’en parle comme si c’était un enfant dont il convenait de vanter la bonne tenue devant les adultes. Il devait revenir la voir plus tard aux alentours de Noël pour quelques semaines ajouta-t-elle. Je lui donnai un sourire en opinant du chef. Pour moi, il n’y avait aucun souci évidemment puisqu’elle louait les deux chambres du dernier étage.

Nous fîmes un arrêt dans la cuisine qui se trouvait face à ma chambre. À l’intérieur, tout semblait avoir été laissé en l’état depuis plusieurs années. Une bonne dose de poussière, un sol couvert de crasse, une grande planche de travail et un évier noirci par une couche de saleté. Pas de nourriture moisie. Juste la saleté ordinaire déposée par des années d’abandon. Je fus surpris par le contraste avec l’atmosphère avenante des autres pièces.


— La maison n’a pas été louée pendant un bon moment, m’expliqua Jana. Mais je compte sur vous pour m’aider à faire briller tout cela ! Tous les appareils fonctionnent correctement par ailleurs. Il n’y aura pas de souci pour cuisiner ici.


Globalement, la maison me plaisait. Le prix aussi, anormalement bas. Mais qui s’en plaindrait ? Je lui fis part de mon sentiment. De son côté aussi, elle voyait d’un œil très favorable mon installation séant. L’intuition et les décisions qui en découlent sont parfois fulgurantes quand la nécessité l’exige ou que le désir s’en mêle : je lui avais inspiré confiance.

De retour au rez-de-chaussée, je remarquai une autre chambre que je n’avais pas vue en arrivant. Jana m’expliqua que l’agent cherchait un troisième locataire. Froide, plus sombre et exposée aux bruits de la porte d’entrée, la pièce était moins pratique. Elle n’avait pas jugé bon de m’en parler. Je voulus la voir cependant. Je glissai la tête, mais la lampe ne fonctionnait pas et on ne voyait goutte.


— Je prends celle du second, lui dis-je sans ambages. Je dois me rendre à Tokyo demain soir pour quelques jours avant de m’envoler pour Séoul. Je prévois de revenir dans un mois environ, ajoutai-je.


Un léger silence plana. Elle attendait quelque chose d’autre visiblement.

Je poursuivis :


— Demain matin, avant de partir, j’essaierai de voir le gérant pour signer et payer le loyer. Les choses seront réglées comme ça. Dans quelques jours, je vous enverrai un mail pour vous dire précisément le jour où je m’installerai.


Elle semblait déçue.


— Ne traînez pas pour venir, me glissa-t-elle d’une voix mielleuse, en plissant des yeux qui se prolongeaient par des pattes d’oies. Mon ami parti, je serai toute seule dans cette grande maison. À vrai dire ce n’est pas très rassurant… L’hiver approche et il fait déjà si froid ici…


Pour l’apaiser, je l’assurai de faire aussi vite que possible, puis je pris congé après les politesses de circonstances.

En refermant la porte, une vague de bonheur m’envahit et mes pensées se précipitaient. Cette maison était une aubaine et ma vie à Kyoto pourrait commencer sous les meilleurs hospices : un logement bon marché, pratique, situé dans un quartier calme. De quoi éviter de perdre trop de temps dans un travail alimentaire et d’avoir la latitude nécessaire pour écrire et étudier le japonais.

L’air de la rue me parut un peu plus léger. J’enfourchai ma bicyclette avant de me retourner une dernière fois. De la lumière perçait à travers la fenêtre du grenier. Je me fis la remarque que Jana ne me l’avait pas fait visiter. Il faudra que je lui demande la prochaine fois. Avant de tourner au carrefour, son visage m’apparut mentalement d’une façon légèrement hallucinatoire, anormalement brillant. Je fus surpris par cette intrusion mais la vision se dissipa de suite. Je souriais à la nuit, rasséréné par les quelques gouttes de rosées que la vitesse venait déposer sur mon front.

Un peu avant de rentrer de voyage, je reçus un mail de Jana. Elle me signala que le gérant s’était permis d’apporter un futon et de la literie dans ma chambre.


— Rien d’anormal, lui expliquai-je. Je les lui avais demandés.


Elle répondit sur un ton cinglant et lapidaire :


— Tu veux laisser Taro-san envahir toute la maison avec son bordel ?


J’avais le sang glacé. Qui était cette femme avec qui j’allais habiter ?


De retour à Kyoto, je pris un bus jusqu’au Daitoku-ji, non sans une légère appréhension, mais l’excitation l’emportait. Il faisait nettement plus froid désormais. Je vis le quartier pour la première fois sous la lumière du jour. Les vivants peuplaient les lieux. Les abords du temple étaient fréquentés par quelques touristes. On ne remarquait presque plus les petits autels shintos dressés en l’honneur des dieux locaux qui se confondaient avec les façades des habitations. Un peu plus loin, sur le segment de la rue d’Omiya situé entre les avenues Kita Oji et Kita Yama, il y avait un shoutengai, une rue commerçante où les gens du quartier étaient nombreux à faire leurs courses. Les boutiques, presque toutes d’ancienne génération, s’égrainaient les unes à côté des autres et une population majoritairement très âgée glissait lentement sur les trottoirs, en silence, poussant parfois des petits chariots à main pour se maintenir.

J’étais dans l’état de conscience qu’on a quand on ouvre une nouvelle page de sa vie dans un univers à conquérir. Le genre d’état grisant que les voyageurs veulent sans cesse retrouver, pour lequel ils sont toujours tentés d’abandonner ce qu’ils ont construit au profit de l’inconnu et du vertige addictif qu’il procure.

Un nouveau locataire était arrivé et occupait la chambre du premier. Démis, un jeune Allemand originaire de Grèce. Il s’identifiait au pays de ses origines bien qu’il n’y ait jamais habité. Parallèlement, il disait ne pas aimer l’Allemagne et la mentalité des habitants qu’il critiquait copieusement. Cette ingratitude envers le pays qui l’avait nourri, éduqué, et lui avait prodigué la souplesse financière nécessaire pour venir ici me parut déplacée. Il ne se rendait pas compte qu’il faisait partie de ce pays qu’il détestait et qu’à son échelle il contribuait à forger tel qu’il était.

Il paraissait nerveux, un peu angoissé à l’idée de vivre au Japon. Il n’avait pas voulu s’inscrire de suite à l’université. À 19 ans, l’Abitur en poche, le bachot allemand, muni d’un visa vacances-travail valable un an, il était arrivé à Kyoto et avait dégoté un job à temps partiel, mal payé, dans une auberge de jeunesse de la ville. Le reste du temps, il fréquentait un club d’arts martiaux où il pratiquait principalement l’aïkido. Il voulut m’entraîner de suite dans ses activités. Je déclinai poliment. J’eus tout de suite de l’antipathie pour lui. Il était trop empressé à vouloir créer des liens. Une façon de prise de pouvoir et une marque d’impatience aussi. Tout me paraissait maladroit chez lui. Ses façons trop familières, sa manière de parler, sa voix rocailleuse, grave mais peu timbrée, sa conversation globalement insipide, ses gestes et sa démarche brusques. Pas la moindre classe. Nous restâmes ensemble peut-être une heure puis je pris mes quartiers.

Je ne vis Jana que le soir. Elle était surmenée par ses études. Nous nous fîmes les formalités d’usage avant d’entrer dans une discussion de pas de porte qui portait essentiellement sur des questions matérielles relatives à la maison. Elle ne fit qu’à peine allusion au futon et aux affaires de lit déposés par Taro-san, l’agent immobilier. En revanche, elle se mit à faire son procès personnel, le jugeant très durement comme s’il avait été responsable de choses horribles. Elle n’aimait pas son caractère, la façon dont il avait négocié la location, son incompétence en anglais… Au contraire pourtant, le pauvre homme m’était apparu si sympathique, et honnête avec ça. Les conditions extrêmement favorables dans lesquelles il nous louait la maison l’attestaient. Elle poursuivit son monologue inlassable, dardant désormais ses philippiques contre Démis. Je me sentis très mal à l’aise de me trouver ainsi sur un champ de bataille qui n’était pas le mien. Elle avait décidé unilatéralement que j’étais son allié. Une forme de prise de pouvoir encore : elle voulait me transformer en confident obligé utilisable pour décharger le trop-plein de haine qui l’habitait.

J’essayai de la calmer et l’invitai diplomatiquement à plus de retenue. Mais elle manquait trop de finesse pour s’en apercevoir. Elle poursuivit, estimait Démis coupable d’avoir invité un soir quelques amis dans sa chambre et lui reprochait plus généralement d’occuper constamment la cuisine d’où on pouvait capter le WiFi gratuitement pour se connecter sur Internet. Le ton était sec, définitif, comminatoire et absolument disproportionné avec les faits reprochés. Mon sang se figea à nouveau. Je la regardai, interdit. Ses yeux étaient devenus étranges tandis qu’elle renchérissait sur ses propres propos, s’entraînant elle-même dans une inflation d’animosité qui semblait lui procurer un plaisir jouissif.

Le soir, je sortis et retrouvai des amis, en me jurant d’essayer de l’éviter le plus possible pour ne pas lui laisser la moindre prise sur moi.


Quelques jours passèrent. Je m’étais habitué à ce nouveau logement et pris quelques marques dans le quartier. J’avais du temps pour faire des grandes promenades, et profiter des beaux jours qu’il y avait encore en automne. Les canopées des arbres devenaient flamboyantes et les Japonais affluaient des quatre coins du pays pour les contempler et les photographier abondamment. Y a-t-il un pays au monde où l’on photographie davantage les feuilles mortes ? À Kyoto, le spectacle était encore plus magnifique qu’ailleurs. Les collines qui entouraient la ville, les temples et les sanctuaires arborés, brasillaient de mille et un reflets d’or qui faisaient un vrai tableau impressionniste. La ville était devenue plus que jamais une œuvre d’art qui donnait envie de s’y plonger totalement.


Un jour, Jana me croisa dans l’escalier et se mit à me parler de sa vie au Japon. Elle trouvait ses études fatigantes. Tous les jours elle devait apprendre une vingtaine de kanji, les idéogrammes qui servent à écrire le japonais. J’avais remarqué qu’elle s’enfermait des heures pour étudier. Dans ces moments-là, elle ne supportait pas le moindre bruit. Il fallait marcher sur du velours, fermer les portes comme des cambrioleurs soucieux de ne pas réveiller leurs victimes l’auraient fait. Cette tendance prenait un tour obsessionnel, mais comme j’avais aussi besoin de silence, j’en pris mon parti. Nous parlions peu cependant. Je la trouvais de plus en plus lunaire. Elle avait souvent les yeux vitreux, comme frappée par une terreur glaciale.

Un jour, elle me demanda si j’étais d’accord pour que des moines bouddhistes du Daitoku-ji, le temple d’à côté vinssent purifier la maison.

Je restai coi.


— Personne ne t’en a parlé ? Il s’est passé quelque chose ici.


Je la regardai dubitativement, dans l’expectative.


— Il y a eu un suicide avant que nous arrivions.

— Un suicide ?!

— Il y avait une famille qui vivait ici. Un couple avec des enfants. Cela se passait très mal. Un des enfants avait la folie du jeu. Il passait son temps à faire des majongs dans des tripots et misait des sommes qui dépassaient largement ses moyens. Il s’est endetté et son père a dû éponger. Très vite, la famille s’est retrouvée à court d’argent. Alors, le père de famille a voulu emprunter, mais comme les banques ne voulaient pas lui consentir de prêt, il a eu recours aux yakuzas. La mafia pratique des taux exorbitants mais prête à qui veut. Les problèmes commencent seulement quand on ne peut pas rembourser…

— Et c’est ce qui s’est produit, n’est-ce pas ? Le type est entré dans la spirale infernale du surendettement…

— Oui. Il s’est mis à emprunter pour rembourser ses prêts précédents. Un cercle vicieux qui débouche mathématiquement sur une dette exponentielle. Des types venaient le menacer chez lui. Devant la maison, ils le faisaient flipper. Une fois ils l’ont tabassé.

— Mais ils ne l’ont pas tué pourtant ?

— Non. Mais vivre avec cette pression devenait insupportable. Il a commencé à boire. Et tout a empiré un peu plus. Un jour sa femme s’est barrée avec les deux gosses. Il est resté tout seul. Et toujours cette société du crime comme une enclume sur la tête…

— Donc là, il a pété les plombs.

— Oui. Suicide. L’affaire a fait la une des journaux de Kyoto à l’époque. Un type menacé par les yakuzas se donne la mort.

— Comment s’est-il suicidé ?

— Je ne sais pas. En fait, je ne veux pas le savoir. Il paraît qu’il est mort sur le chemin de l’hôpital. Mais ça, je ne le crois pas trop. C’est une histoire qu’on m’a faite pour me rassurer.

— Qui t’a parlé de tout cela ?

— C’est la femme du monsieur qui tient l’auberge en face. Elle a été traumatisée par cette histoire. Elle m’a expliqué qu’elle avait vu le type se dégrader de jour en jour. C’était un spectacle intenable apparemment. Et puis les disputes familiales qui explosaient régulièrement. Les nervis qui apparaissaient de temps à autre. Elle avait peur pour ses propres gosses. Et ensuite ce drame qui est survenu.

— Dans quelle pièce le suicide a-t-il eu lieu ? demandai-je à l’emporte pièce, en regrettant aussitôt ma question.

— Si tu veux le savoir, demande à la voisine. Mais ne me dis jamais la réponse.


Je restai interdit, choqué. Je devais être pâle comme un linge. La voisine… Elle tournait la tête quand elle m’apercevait et ne répondait jamais quand je la saluais. Elle devait… elle devait croire que cela pourrait lui porter malheur.


— Je suis désolée de t’avoir parlé de cette histoire, ajouta Jana, mais il fallait que tu le saches quand même, non ?


Elle monta les escaliers jusqu’à ses pénates du deuxième étage. Elle vivait dans la plus belle chambre de la demeure, celle qui donnait vers le sud et ouvrait sur un horizon infini. Elle m’avait permis d’entrer une fois ; il y avait une petite terrasse depuis laquelle on pouvait contempler toute la ville et déguster des couchers de soleil sublimes sur Kyoto. Cela avait dû être la chambre des parents évidemment. Jana, elle m’avait permis d’entrer une fois. Pendant que je balayais les images de ma mémoire, je me rappelais la formule qu’elle avait eue quand j’avais visité la maison la première fois : « Ne traînez pas pour venir. À vrai dire ce n’est pas très rassurant… L’hiver approche et il fait déjà si froid ici ». Pendant la période où elle avait habité toute seule dans la demeure, elle avait dû vivre dans une angoisse permanente. Je fis aussi rapidement le lien avec le prix du loyer. Personne ne voulait vivre ici évidemment. Les Japonais ont cette terreur du suicide et des âmes qui continuent à hanter les lieux après la mort. Le shinto qui imprègne leur culture est une forme d’animisme dont les dieux innombrables sont appelés les kamis. Si certains sont associés à des éléments de la nature qu’il faut apaiser ou se concilier par un ensemble de rites, d’autres correspondent à ce que nous appellerions des esprits, les esprits des morts. Quoiqu’ils aient vocation à peupler une autre dimension que la nôtre, les esprits des hommes morts violemment ou dans des circonstances inhabituelles, suicide, meurtre, s’attardent ici bas, retenus par quelque chose à régler, une volonté de vengeance ou un attachement trop fort à leur existence interrompue. Et ils soldent parfois leur compte à en croire certains Japonais.

Le lendemain, je m’en ouvris à Jana. J’avais deviné juste évidemment. Elle en savait plus que je l’imaginais.


— Oui, tu as raison. Une fois la maison vide, le propriétaire a essayé de louer pendant un bon moment. En vain. L’histoire circulait dans le quartier et les candidats finissaient toujours par savoir. Alors Taro-san a été sollicité pour louer la bâtisse à des gaikokujin, des étrangers. Avec nous pas de problème… On est censés ne pas croire aux fantômes !

— Tu y crois toi ?

— Oui et non… Disons que… Enfin, je sens quelque chose.

— Tu es sérieuse là ?

— Quand je suis dans ma chambre, allongée, j’ai l’impression qu’il y a quelqu’un. Parfois, j’ai des semblants de conversation. Mais c’est sûrement mon imagination aussi. Je ne sais pas vraiment. Dans la salle de bain quand je prends une douche tard le soir, j’ai des intuitions bizarres. Je n’ai pas peur, non ; mais c’est inquiétant tout de même. Enfin, je ne sais pas quoi penser.

— Tu crois qu’il y a eu quelque chose dans la salle de bain ?

— Peut-être. Mais c’est au deuxième aussi qu’il y a un hic semble-t-il. Un soir, pendant que tu étais en Corée, une amie de Démis, une Japonaise, est venue à la maison. Une jeune fille, plutôt mystique visiblement. Personne ne lui avait rien dit sur ce qui s’est produit ici par le passé. Quand je lui ai proposé de venir visiter ma chambre, elle a refusé de monter. Elle disait : « Il fait trop froid là-haut, il y a quelque chose que je ne peux pas aller voir ». Cela m’a frappée de stupeur je ne te le cache pas. Elle a aussi ajouté, mais cela n’a aucun rapport direct, que Démis était possédé par sa grand-mère.

— Donc tu considères que ça vaut le coup de faire venir un moine du Daitoku-ji pour faire un exorcisme ? C’est ce dont tu voulais me parler hier, non ?

— Oui, effectivement. En fait, j’en ai parlé avec une de mes profs de japonais à l’université. Elle m’a expliqué pas mal de choses sur le rapport des Japonais avec les esprits. Il y a beaucoup de croyances populaires à ce sujet, de légendes de fantômes. Même les gens éduqués sont superstitieux. Elle m’a expliqué que, de son côté, elle aurait refusé absolument d’habiter une maison pareille, avant d’ajouter qu’elle connaissait quelqu’un qui avait eu le même problème. À l’époque, cette personne s’était adressée à des moines qui étaient venus nettoyer les lieux. Ils avaient apporté un volume du Taisho, la Bible des bouddhistes, et s’étaient mis à psalmodier des sutras pour demander à l’esprit de partir et de rejoindre le monde des trépassés. Ils avaient ensuite purifié toutes les pièces avec de l’encens et étaient repartis avec 20 000 yens en poche, prix de leur prestation de service…

— Évidemment, ça paraît logique...

— Mais pour éviter une telle dépense, il est possible d’acheter des calligraphies de ces sutras et de les accrocher sur les murs. Ma professeure m’a dit qu’elle pourrait m’obtenir ce genre de choses pour un prix modique. J’ai dit oui. On verra ce que ça donne. Enfin, l’esprit, s’il est là, n’a pas l’air trop remonté contre nous. En fait, la plupart du temps selon elle, ils sont indifférents aux personnes envers lesquelles ils n’ont pas de ressentiment particulier, surtout s’ils ne les ont pas connus pendant leur vie terrestre. Mais bon… on ne sait jamais.


Cette conversation me trotta dans la tête une bonne partie de la soirée. J’osais à peine sortir de ma chambre dans laquelle paradoxalement, je me sentais en parfaite sécurité. Et si le drame avait eu lieu ici pourtant ? Je divaguais tandis que le soir galopait. Le yokai, le monde des esprits, avait peut-être pris une courbure qui donnait jusque dans notre maison. Et l’ambiance du quartier à la nuit tombée n’était pas faite pour rassurer. Dans l’air glacial, le son des cloches très graves des temples environnant, pareil à celui d’un grand gong, résonnait subitement en jetant l’effroi. Il y avait aussi ces coups secs et mats qui surgissaient chaque soir dans l’obscurité qui était presque totale quand la lune n’était pas levée. Des volontaires du quartier arpentaient les rues en frappant deux claves qui produisaient des sons d’os entrechoqués. Le signal sonore était destiné à rappeler aux habitants de prendre leurs précautions pour ne pas provoquer d’incendies accidentellement. Une pratique héritée de l’époque pas si ancienne où les villes japonaises étaient exclusivement construites en bois et flambaient régulièrement à cause des tremblements de terre ou des négligences domestiques de la population. J’avais essayé de voir par la fenêtre à quoi ressemblaient ces messagers relictuels. En vain. Ils marchaient vite, pressés par l’ardeur du climat et circulaient le plus souvent enrubannés de manteaux et d’écharpes pour faire face aux températures.

Je m’allongeai sur mon futon glacial en repensant à Jana. Elle me refaisait le coup du « Shining », entendait des voix, comme dans le film de Kubrick. Je me retournai plusieurs fois. Je me sentis glisser vers un état de conscience vague, proche de la torpeur et lâchai prise sur ma volonté. Mon esprit galopait dans une sorte de bestiaire du suicide et de l’assassinat. Le film où Mishima se fait seppuku. La mort de Marat de David. Je vis des images de gibet aussi, de coups de feu, de cadavres gisant quelque part. Peut-être là où j’étais en ce moment, peut-être à quelques mètres. Qu’était-ce que le temps ? Une diachronie qui s’impose à nos sens limités. Mais il y avait peut-être une autre façon de percevoir les choses, dans une concomitance intégrale. Tout ce qui avait été était désormais et serait demain, on pouvait l’envisager simultanément comme un état de vérité de l’univers, relevant à la fois du big-bang et de l’apocalypse. Un grand tout et un grand rien à la fois. Ce cadavre, il était là : c’était moi. Je frissonnai.

Quelles formes pouvait prendre l’esprit ? Qu’aurait-il pu désirer s’il avait été bloqué ici ? Selon les croyances japonaises traditionnelles, après la mort, à condition que les rites funéraires eussent été correctement pratiqués, le reikon, c’est-à-dire l’esprit de l’homme, s’élève dans un monde parallèle où il rejoint ses ancêtres. De son piédestal, il est censé veiller sur les membres de sa famille qui sont encore vivants. Il n’a que peu l’occasion de revenir sur Terre, sauf pendant les quelques jours de la fête d’Obon au mois d’août. Cependant, en cas de mort violente, meurtre, suicide, ou en cas de dévoration par des sentiments extrêmes comme la jalousie, le désir de vengeance, la haine ou encore l’affliction, le reikon se transforme en yurei, c’est-à-dire en fantôme qui s’attarde chez les humains. Les yurei peuvent jeter leur dévolu sur une personne en particulier dont ils peuvent chercher à se venger à cause d’anciennes rancœurs. On les appelle alors des onryo. Par ailleurs, un autre type se plaît davantage à hanter un périmètre précis, le lieu d’un drame, de leur propre assassinat ou de leur suicide. C’est cette dernière catégorie que nous avions le plus à craindre selon Jana. Même sans rancune personnelle envers nous, si yurei il y avait, il pourrait s’agacer de voir des étrangers perturber son séjour post-mortem dans ce qui avait été un jour son domicile terrestre.

À mesure que la nuit s’approfondissait, je me sentis dériver dans une dimension effarante qui tenait à la fois de l’éveil et du cauchemar. Le temps me semblait aboli, flasque, sans plus de prise aucune. J’étais paralysé par des visions qui formaient une sorte de rêve éveillé que j’avais l’impression de me voir faire. Je distinguais en filigrane mon corps du dessus comme dans un voyage astral. Il y avait des entités qui peuplaient la strate qui affleurait, comme un entresol, à la surface du monde normal. Je reconnus quelques yokai célèbres, ces êtres surnaturels qui abondent dans les traditions populaires, les superstitions, mais aussi les sources shintos. L’ogre diabolique Oni, à la peau bleue, au nez télescopique, et aux deux cornes sur la tête, connu pour torturer les humains, me prenait la main. Un bon échantillon de la démonologie de l’archipel apparaissait en arrière-plan. Il y avait des obake, des êtres surnaturels capables de transformations diverses, associés tantôt à une forme animale, comme celle du renard, le kitsune, par exemple ; tantôt à une forme humaine. C’était le cas de Yuki-onna, la femme-neige, qui alternait sous les traits d’une femme à la beauté froide et aux lèvres rouges et sous la forme d’une bourrasque neigeuse. Je remarquais également quelques tsukumogami, des objets dotés d’un esprit dans la logique des croyances animistes du shinto. Des serrures surgissaient, partiellement anthropomorphes, arborant des rictus à la rémanence horrible. J’ai encore de cette nuit-là, le souvenir d’images de kuso-zu, un type de peinture d’inspiration bouddhique qui représente les neuf stades de la putréfaction telle que la concevaient les moines du Moyen-Âge. Des œuvres très explicites, obscènes et fascinantes comme peuvent l’être les tableaux de Bosch. Sur le rebord de ma fenêtre, un corbeau s’était posé qu’on distinguait vaguement dans le contre-jour que faisait la mince lumière de la lune. Au matin, le carreau était toujours ouvert. Je me levai, engourdi par le froid, en me demandant comment j’avais pu commettre une telle négligence alors que nous étions en plein hiver.

Nous approchions de Noël. Je pensais de moins en moins à cette histoire en fait. J’étais suffisamment occupé pour ne pas avoir le temps de la retourner dans tous les sens. Je sortais avec une jeune fille nippone et j’avais commencé des cours de japonais dans une école, près du sanctuaire du Tenmangu tout en enseignant le français. Certains soirs, j’allais dans un café ouvert toute la nuit et passais des heures à lire, prendre des notes et préparer des articles que j’achevais rarement. L’écriture était un gouffre qui surgissait dans le déroulement normal du temps. Quand on s’y laissait glisser, elle abolissait tout le reste. À condition d’aimer sa voix intérieure, lunatique et imprévisible, le flot grisant des mots emportait la conscience, ensevelissant la nuit sous les pages noircies. Ce qui était important, c’était d’aller dans son désir, de devenir soi-même.

Quand je rentrais à la maison, parfois à 4 ou 5 heures du matin, j’avais toujours une appréhension au moment de refermer la porte. Je n’avais jamais rien remarqué d’anormal pourtant. L’esprit des morts est d’abord dans celui des vivants qui les fécondent. Jana avait juste un peu trop d’imagination.

Un jour que je montais dans son antre du deuxième étage pour un motif des plus prosaïques, je constatai qu’elle avait accroché les sutras dont elle m’avait parlé sur l’encadrement de sa porte. Elle avait aussi pendu quelques amulettes et cordelettes tressées. Cela m’inquiétât davantage que cela me rassurait en fait. Je frappai à sa porte. Elle n’était pas dans sa chambre. Je la vis un peu plus tard dans l’escalier, alors qu’elle rentrait du restaurant où elle dînait le soir, presque toujours seule. Elle avait des yeux défaits, les traits tirés et donnait l’impression de ne pas avoir dormi la veille.

Je la trouvai de mauvaise humeur. Elle me rabâcha ses logorrhées habituelles sur Taro-san avant de s’en prendre à Démis. Elle regrettait de l’avoir choisi lui comme colocataire et m’avoua qu’avant lui pendant mon absence, il y avait eu un Japonais qui s’était présenté. Il s’était installé quelques jours mais elle l’avait renvoyé car il ne convenait pas. Va savoir pourquoi. Elle poursuivit son soliloque qui versa ensuite dans un dénigrement acerbe du Japon. La société japonaise, ceci. La mentalité du pays, cela... Son acrimonie s’enflait décidément chaque jour davantage. Je cherchai à écourter la conversation. Elle renchérit au contraire, mettant sur le tapis la question de l’électricité. Une obsession chez elle. Elle voulait économiser sur tout et exigeait que personne n’utilisât le chauffage électrique. Sur sa requête, j’avais d’ailleurs acheté un futon chauffant qui permettait d’éviter d’attraper une pneumonie pendant la nuit tout en limitant la consommation énergétique. Je m’efforçais de vivre sans chauffage, quitte à voir la buée qui sortait quand je respirais et à vivre engoncé dans une armure de blousons, gants, bonnet et chaussettes de skis. Cela ne lui suffisait pas et elle lança ses sarcasmes sur le sujet des douches :


— Il faut faire un tableau et l’accrocher devant la salle de bain. Chacun mettra une croix quand il se lavera et il faudra payer au prorata du nombre de douches prises dans le mois. Il n’y a pas de raison. Je me lave peu ici car je vais tous les jours aux bains publics de Funaoka. Pourquoi paierais-je pour l’eau que vous consommez toi et Démis ?


J’étais époustouflé par son discours. Ce prospère professeur d’université ergotait pour des sommes dérisoires. Les dépenses courantes d’eau, gaz, électricité, qui restaient modiques nous coûtaient à chacun moins cher que ce qu’elle pouvait gagner en faisant une heure de cours. Je poussai un vague grognement en disposant sous un faux prétexte.

Quelques jours après le Nouvel An, Jana revint à la charge. Elle m’expliqua avec aplomb que depuis quelques semaines elle relevait le compteur électrique tous les matins pour faire le point sur les dépenses des uns et des autres. Comme j’étais parti quelques jours à Tokyo pendant les fêtes, il ressortait de ses statistiques que la consommation avait baissé significativement. Elle cita Démis qui avait témoigné en ma défaveur apparemment sur la durée de mes douches. Je les imaginais tous deux armés d’un chronomètre. Une situation ubuesque. En tous cas, les choses semblaient s’être arrangées entre eux. Pour une fois d’ailleurs, elle n’y alla pas de son petit élan mesquin et hargneux contre lui. Ce dernier n’était pas devenu plus civil pour autant et ne montrait toujours pas de propension à la vie en collectivité. Les poubelles de nourriture s’accumulaient dans sa chambre qui dégageait une odeur pestilentielle même quand la porte était fermée. Lui aussi semblait se laisser aller comme l’attestait les effluves qui faisaient cortège derrière lui. Quant au ménage des parties communes, il refusait tout bonnement d’y mettre la main. Il s’était probablement entendu avec Jana à ce sujet. Elle avait décrété également qu’elle ne toucherait pas à la cuisine dans la mesure où elle n’y mangeait pas. Les deux s’étaient donc ligués contre ma proposition d’instaurer des tours hebdomadaires comme ça se faisait dans n’importe quelle colocation.

Le lendemain, j’eus une discussion un peu plus ferme avec Jana qui osa quelques réparties cyniques. Cela me fit sortir de mes gonds. Elle s’en offusqua et me répondit, les yeux injectés :


— Une parole forte est une parole qui casse les os.


Une formule qu’elle trouvait particulièrement juste et qui venait de son père, m’assena-t-elle. La phrase était ridicule mais, pour une femme de 50 ans, citer son père l’était encore davantage. Quelque chose m’inquiéta pendant cet échange de bois vert : ses yeux cruels, bleus, faussement angéliques, et sa bouche qui se convulsionnait. Ses cheveux faisaient des pointes drues en retombant sur ses épaules.


— Une parole forte est une parole qui casse les os, me répéta-t-elle.


Alors qu’elle remontait dans sa chambre, je lui jetai à la figure qu’elle ferait mieux de vivre seule et dans un monastère.

La seule chose qui me retenait de débarrasser le plancher, c’était qu’elle allait le faire elle-même. Son semestre à l’université s’achevait et elle s’apprêtait à regagner l’Allemagne. Le seul bémol, c’était qu’elle avait l’intention de revenir avant l’été pour s’établir durablement selon ses dires. Pour garder un pied dans la maison, elle avait décidé de sous-louer son étage à un de ses camarades de promotion, un certain Gerd, qui cherchait un logement pour quelques mois. La perspective d’une longue absence me soulagea tout de même. Sa présence m’était devenue insupportable et même depuis peu inquiétante.

Un soir, je la trouvai dans l’entrée entourée de trois personnes. Kakiko, une pâtissière du quartier qui faisait des gâteaux d’Europe de l’Est, Démis et enfin Gerd, que je connaissais encore à peine. Son habituel sourire de séductrice planté sur son visage, Jana les gratifiait de marques d’amitié en se répandant sur la tristesse qu’elle avait à les quitter. Au cours des semaines écoulées, tour à tour, ils en avaient pourtant tous pris pour leur grade. Même Kakiko y était passée : « Oh, elle n’est pas si gentille que cela… Quand je vais la voir, elle m’accroche comme une ventouse et m’oblige à l’aider à faire ses gâteaux. » Quant à Gerd, camarade de classe à l’université, il était à ce titre passé lui aussi à la moulinette : « Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. Une ambiance délétère règne dans ma classe. Tous des vacheries détestables. »

Au moment de sortir, elle les serra fort tous les trois dans ses bras crochus. J’étais resté silencieux et en arrière pendant ces simagrées. Elle fit mine de ne pas m’avoir remarqué. Le taxi l’attendait. Elle disparut. Quelque chose changea immédiatement dans l’ambiance de la maison. Elle qui disait « quand tu es là avec Démis, j’ai l’impression que tout devient compliqué », maintenant qu’elle était partie, tout redevenait simple. Non pas que nous nous prîmes d’affection avec Démis, mais nous nous tolérions et pouvions vivre normalement sans trop nous gêner. Sans plus aucune présence féminine toutefois, il redoubla de saleté, ne prenant plus la peine de faire sa vaisselle et sentait lui-même toujours plus mauvais. Il avait réussi à nouer de bonnes relations avec Gerd, un homme du même acabit, peu soigné.

Je les entendais se monter la tête avec des histoires de fantôme. Gerd jurait que tous les matins il entendait des grands coups contre les murs de sa chambre en provenance du grenier. Pour moi, c’était une question de dilatation de matériaux. Toutes les maisons ont leurs grincements : les charpentes qui bougent, se contractent ; les conduits métalliques qui se dilatent. Une maison vit et fait du bruit, tout le monde le sait bien. Mais lui voulait absolument retenir cette thèse. Démis versait aussi dans cette mythomanie rampante. Bien qu’intelligent et capable d’avoir appris pas mal de japonais en l’espace d’une année, il avait les manières d’un paysan borné. Une tête de bois. Il n’hésita pas à enfler l’histoire que Jana lui avait racontée sur les événements qui s’étaient déroulés dans la maison. Quoi de plus évident que de prétendre être dans le secret des dieux et de trouver un public pour y croire afin de se donner une contenance. Lui-même ne se rendait certainement pas compte de sa mauvaise foi et semblait croire à ses propres fariboles. Ainsi, selon ‘d’autres sources’ qu’il aurait eues, le type qui s’était suicidé, aurait d’abord pris la peine de massacrer sa famille. J’avais l’impression en l’écoutant d’assister à la façon dont naissaient les fausses nouvelles, les rumeurs et les légendes chez les imbéciles.

Cependant que le temps passait, Gerd s’obstinait à raconter ses histoires de coups sourds frappés dans le grenier. Il nous convainquit un matin d’aller voir ce qui se tramait dedans. Je n’y étais jamais allé et pour moi le seul intérêt de l’expédition était de reconnaître les lieux pour pouvoir y stocker par la suite quelques bricoles que j’avais accumulées et qui encombraient ma chambre. À l’aide de la pique prévue à cet effet, Gerd fit basculer l’escalier rétractable fiché derrière la trappe qui s’ouvrait au deuxième étage dans le plafond de la cage d’escalier qui donnait sur le grenier. Je montai les marches étroites doucement pour ne pas glisser. Une forte odeur irrita mes narines puis celles de mes compagnons, qui restés en bas m’en firent la remarque. Devançant Gerd, Démis me suivait et avait déjà pris pied sur les marches inférieures tandis que j’arrivais au sommet. J’introduisis la tête dans la pièce dont je vis d’abord le plafond entièrement mansardé. En prenant pied sur le sol, je laissai tomber mon regard sur les murs.

Taro-san, le gérant dont on distinguait bien le visage, avait été coupé en une bonne dizaine de morceaux cloués un par un autour de la seule petite fenêtre du lieu. Je me renversai sur le côté et vomis. Démis, qui pénétra à son tour dans la pièce, trépignait nerveusement en haletant avec des petits cris sourds. C’est Gerd qui nous montra l’autre corps qui gisait au fond. La tête coupée avec soin avait été renversée. Je reconnus Hans, l’ami de Jana que je croyais reparti en Allemagne depuis longtemps.

Sur une des parois, il y avait écrit au marqueur une phrase en allemand et en gros caractères :


« Une parole forte est une parole qui casse les os. »


Nous étions tous les trois déconfits, les yeux exorbités et la bouche pendante.

Ce fut pourtant quand les policiers vinrent prélever les restes des cadavres, relever les empreintes et prendre nos dépositions que j’appris quelque chose qui me frappa d’une stupeur plus effroyable encore.


Il n’y avait jamais eu de suicide dans la maison.


 
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   Anonyme   
18/7/2011
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Je trouve la dégradation de l'ambiance bien rendue, et les informations sur le Japon m'ont intéressée. Une bonne histoire pour moi, au mouvement crédible, malheureusement desservie à mon avis par de nombreuses lourdeurs : je trouve que vous abusez des relatives (quelques exemples ci-dessous).

"des petits autels shintos se dressaient dans lesquels chevrotaient des lueurs de chandelles chétives qui laissaient deviner quelques offrandes, fruits sombres ou talismans, qui happaient l’attention" ; je trouve lourde cette phrase avec ses trois relatives.
"une atmosphère surannée régnait qui sautait immédiatement au visage : un je ne sais quoi du Kyoto éternel qui correspondait à peu près à l’imagerie convenue de ce que devrait être le Japon dans l’esprit des Occidentaux" : ici aussi, je trouve les articulations du texte trop visibles.
"cette patine négligée qu’avaient les choses par ici, une tristesse lancinante qui fascinait, certainement amplifiée par la noirceur de la nuit qui suintait du silence" : idem. Je n'insiste plus, vous voyez l'idée.
"Son séjour qui devait durer 6 mois était déjà bien entamé ; elle était déjà installée" : le "était déjà" répété à quelques mots d'intervalle se voit, je trouve.
"J’étais paralysé par des visions qui formaient une sorte de rêve éveillé que j’avais l’impression de me voir faire" : une phrase lourde et redondante, à mon avis.

   costic   
26/7/2011
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Une nouvelle qui se lit facilement. Des détails très documentés sur le japon…Rien à dire sur l’histoire qui me parait très bien construite. Je regrette seulement parfois une certaine affectation dans le vocabulaire. PX :
« dardant désormais ses philippiques contre Démis. »
« ces messagers relictuels »
Dans : « Je l’aperçu enfin au détour d’une rue, la maison que l’Allemande avait décrite »
L’apposition ne me parait pas très intéressante et le que …alourdit inutilement, à mon avis, la phrase.
Parfois les descriptions très érudites, quoique dignes d’attention, m’ont paru un peu longues et font légèrement guide touristique. : « il n’y avait pas de kakejiku, genre d’inscription calligraphiée sur du papier dont le petit bord supérieur se termine par un cordon qu’on suspend à un crochet. Pas non plus de pièce d’Ikebana, composition florale épurée dont la technique, hissée au rang d’art véritable est portée dans la place de Kyoto à sa quintessence ».
Je trouve que « la canopée des arbres » fait un peu pléonasme. La canopée peut-elle s’appliquer à un autre sommet que celui des arbres ?
Ma professeure…Le féminin n’est pas terrible. Détail vraiment nécessaire ?
Répétition de Elle m’avait permis d’entrer une fois dans :
« Elle m’avait permis d’entrer une fois ; il y’avait une petite terrasse depuis laquelle on pouvait contempler toute la ville et déguster des couchers de soleil sublimes sur Kyoto. Cela avait dû être la chambre des parents évidemment. Jana, elle m’avait permis d’entrer une fois.
La transition : Nous approchions de Noël. Je pensais de moins en moins à cette histoire en fait.
Me semble un peu abrupte par rapport au précédent paragraphe qui soulignait l’aspect de plus en plus effrayant de la situation. La fin amène une vraie surprise et valide la mauvaise opinion du narrateur sur Jana.
Narrateur que l’on peut trouver parfois assez antipathique dans ses certitudes, son assurance et ses jugements assez maniérés, px :
« .Pas la moindre classe. »
Dans l’ensemble, une narration bien menée qui gagnerait, mais ce n’est qu’une histoire de goût, à être un peu simplifiée, ce qui la rendrait encore plus percutante.

   Marite   
8/8/2011
 a aimé ce texte 
Bien ↓
La chute de cette nouvelle est inattendue et m’a bien plu mais pour y arriver j’ai trouvé que le récit se perdait en circonvolutions. Les mots japonais sont trop nombreux surtout dans la première partie de la nouvelle. Ils sont expliqués certes, mais il faudrait en limiter le nombre je crois pour ne pas entraîner le lecteur dans diverses directions.
Quelques petites incorrections :
- « Il était aux environs vingt-deux heures … » ce devrait être soit : il était environ vingt-deux heures, soit : il était aux environs de vingt-deux heures.
- « …ici, une atmosphère surannée régnait qui sautait immédiatement au visage » devrait être soit : ici régnait une atmosphère surannée qui sautait …

En résumé je pense qu’il faudrait retravailler l’ensemble en allégeant les descriptions qui s’étalent un peu trop en longueur dans certaines descriptions.

   jaimme   
9/8/2011
 a aimé ce texte 
Bien
Une bonne histoire nettement servie par le contexte exotique du Japon. J'essaie d'imaginer la même chose, la nouvelle située à Paris ou en Auvergne. Je pense donc que l'intérêt, pour nous, lecteurs occidentaux, tient beaucoup au contexte.
A ce propos je trouve que les explications, souvent nécessaires, il est vrai, sont amenées de façon un peu trop académiques, il faudrait que les éclaircissements soient amenés de façon plus subtile.
L'histoire en elle-même est bien amenée, la chute intéressante. On est bien dans un cadre fantastique jusqu'à la chute: hésitation entre les faits réels et le surnaturel supposé.
Pour l'écriture, je pense qu'il faudrait bien relire le premier quart, il est nettement moins bien écrit que le reste. Des tournures à revoir, un style à travailler. Il s'améliore ensuite, bien que je regrette que le point de vue reste presque tout le temps extérieur. Plus de dialogues au style direct seraient les bienvenus.
Au final une histoire souvent intéressante par son contexte, mais il faudrait rendre l'ensemble plus vivant, en particulier en développant un peu plus la psychologie du narrateur.
Un détail me revient: évitez le terme d' "animisme", les spécialistes des religions vous diront que ce terme créé à l'époque colonialiste n'a aucun fondement, sinon de mettre dans le même sac toutes les religions hors les quatre ou cinq les plus représentées dans le monde.
Vous avez de belles facilités d'écriture, je vous invite à persévérer!
Merci pour cette lecture!

   Gerwal   
16/8/2011
 a aimé ce texte 
Un peu
Le personnage, le caractère et la psychologie de Jana semble assez bien rendu, par petites touches successives... ainsi que sa (lente) glissade vers la folie, même si la chute (inattendue) m'a un peu déçu: j'attendais quelque-chose de plus en rapport avec la culture japonaise...
Malheureusement, je trouve que l'histoire s'enlise trop souvent dans des détails érudits sur le Japon en général et ses traditions en particulier. Des détails érudits, mais trop explicités... Le lecteur pourrait ou aurait pu faire lui-même quelques recherches nécessaires à la compréhension de certaines expressions, laissées telles quelles, donnant ainsi un air moins professoral ou didactique à l'ensemble.



(autre chose, mais ce n'est peut-être pas à moi de le signaler, ou en tous cas pas ici ?... il y a, vers le milieu du texte un <:i> saugrenu qui mets le reste du texte en italique... à corriger, peut-être...) Merci, c'est corrigé

   Anonyme   
22/8/2011
 a aimé ce texte 
Passionnément
J'ai pu voyager dans un quartier, une maison de Kyoto, découvrir une partie de la mentalité japonaise, certes "biaisée" par un narrateur et ces coloc européens, mais de ce fait peut-être plus compréhensible, lire une intrigue, du japonais, et quelles decriptions! Magnifique.
Vous avez un grand soin du détail, un rythme soutenu, une respiration donnée au lecteur, un trés riche vocabulaire, une construction de paragraphes plus que correct.
Avec votre texte, je retrouve toute la passion du soin du texte. Comme les grands écrivains du XXème siècle que j'adore. Poe, Maupassant, ...
Au plaisir de vous lire encore!

   Anonyme   
12/1/2012
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Curieux mélange de recherche sur le Japon et ses coutumes, d'erreurs de ton en particulier, comment une intellectuelle comme Jana peut-elle s'exprimer aussi grossièrement parfois en commettant des fautes ou des maladresses comme, au hasard, "la femme du monsieur qui tient l'auberge en face..."; le texte présente des hauts et des bas curieux, "affaires de lit"(?) "darder des phillipiques" ( darder n'est absolument pas adapté et faites -vous un mauvais jeu de mots parce que les remarques s'adressent à un grec?) "je m'étais habitué à ce nouveau logement et pris quelques marques" "faisaient un vrai tableau" (un petit effort! nous avons des verbes en français...) "demandai-je à l'emporte pièce" (?) "pressés par l'ardeur du climat" (alors que le froid sévit?) etc...
C'est dommage car le fond de l'histoire est intéressant mais on s'agace à lire toutes ses fautes de français.

   Anonyme   
1/7/2012
Un récit de genre que j'avais lu à sa sortie sur Oniris, et pour lequel je m'étais promis de laisser un commentaire, dès que j'en trouverais le temps.
En tant que lecteur, je dirais que le récit n'est pas mal écrit et que la construction est d'honnête facture. Je l'ai lu jusqu'au bout avec intérêt.
En bonus, l'auteur possède des connaissances réelles sur les us et coutumes du Japon et j'ai pris globalement plaisir à me laisser conduire par la main dans cette "visite guidée".
Cela dit, ma lecture a été ralentie à plusieurs reprises en raison de ce qui suit :
L'auteur indique que le narrateur (probablement un écrivain, ou peut-être un chercheur ou un journaliste, d'après ce que je comprends) vient de s'installer au Japon. On pourrait donc s'attendre à ce que ce narrateur soit en phase de découverte. Or, il vient à peine d'arriver qu'il possède déjà une culture vertigineuse - presque celle d'un sociologue, voire d'un anthropologue - de son pays d'adoption.
Moi, avec mon souci maniaque du détail, cela m'a un peu gêné. Je n'arrivais pas à situer le statut du narrateur avec précision : venait-il de débarquer au Japon ou non ? Je me suis dit que si j'avais été l'auteur (mais je ne le suis pas), j'aurais réglé le problème en modifiant mon introduction.
Au lieu d'écrire :
Le narrateur s'installe au Japon, à Kyoto, (...)
J'aurais écrit :
Le narrateur s'installe à Kyoto, au Japon, (...)
Ensuite, au prix de quelques corrections minimes dans le reste du texte, le lecteur aurait été libre de décider s'il s'agissait soit d'un européen installé depuis longtemps au Japon (et non pas nouvellement arrivé), soit - pourquoi pas - d'un autochtone racontant son histoire en bon français.
Tel que le récit nous est présenté, cela donne un peu l'impression que l'auteur n'a pas su maitriser son point de vue narratif. L'impact des descriptions érudites qu'il nous livre s'en trouve alors amoindri.
Ce flou concernant le positionnement narratif se retrouve un peu plus bas, lorsque Jana lui explique qu'elle va faire venir un exorciste.
Juste avant, le narrateur m'impressionne de nouveau avec ses explications sur la façon dont les esprits des morts sont traditionnellement perçus au Japon, mais dans le dialogue qui suit et qui traite donc des exorcismes et des superstitions, il est traité comme un novice par Jana. Cette dernière lui explique des choses que - compte-tenu de son érudition - il devrait savoir depuis dix ans déjà...
Je comprends que c'est là une façon pour l'auteur d'introduire de l'information qui - pour changer - ne viennent pas du narrateur lui-même, mais dans ce cas précis, vu la façon dont le dialogue est construit, cela a (une fois de plus) brouillé mes repères de lecteur.
Également et pour finir, le narrateur est censé être quelqu'un de cultivé, voire d'érudit, mais j'ai trouvé qu'il y avait des hauts et des bas intempestifs dans le registre de la langue qu'il emploie et qui nuisent, une fois de plus, à la crédibilité de son statut : certains passages sont écrits de façon ciselée, comme on pourrait l'attendre venant d'un homme de lettres, mais étrangement, le texte contient aussi quelques formulations écrites dans un registre de langue beaucoup plus oral, voire incorrect. J'ai noté par exemple :
"Je fus surpris par cette intrusion mais la vision se dissipa de suite" (employé plusieurs fois à la place de "tout de suite" ou de "immédiatement").
"...et honnête avec ça" (registre oral incongru car il ne s'agit pas d'une ligne de dialogue).
Il n'est pas interdit à un narrateur cultivé d'utiliser du vocabulaire hors registre. Au contraire, cela peut être un contrepoint extrêmement efficace. Simplement, dans ce cas, j'ai trouvé que cela sonnait faux.
Mais bien sûr, tout cela n'est qu'un point de vue de lecteur, éminemment subjectif...
Merci à l'auteur pour ce moment de lecture.

PS : J'ai repéré une coquille : "Cela m’inquiétât davantage que cela me rassurait en fait." (A la place de m'inquiéta.)


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