Madame Longlet était veuve depuis une bonne dizaine d'années. Elle vivait seule dans son grand appartement au-dessus de la boutique. Les enfants étaient partis, comme il se doit, depuis plus de vingt ans. Le fils aîné traînait quelque part en Uruguay ou au Pakistan, elle n'avait aucune notion de géographie et n'avait jamais eu envie de vérifier, sur la mappemonde lumineuse abandonnée par son rejeton, l'origine des rares cartes postales qu'il lui envoyait. Ethnologue, il était ethnologue ! Elle ne savait pas vraiment ce que cela voulait dire, elle en avait déduit qu'il faisait un métier d'aventurier, de vagabond... de bon à rien ! Elle recevrait dans un mois ou deux une petite carte pour lui souhaiter un bon Noël et, par la présente, une bonne année, et pourquoi pas, se dit-elle, de joyeuses Pâques ! De toute manière, elle s'en fichait ! Elle n'aurait eu aucune envie qu'il vînt la voir pour les fêtes.
Est-ce à dire qu'elle eût préféré la visite de sa fille ? Oh que non ! Elle était fâchée avec cette dernière depuis des années, exactement depuis l'annonce de son mariage. La chipie s'était vexée des conseils éclairés de sa mère. Épouser un fleuriste, quelle idée ! Pourquoi pas un coiffeur ou un couturier ? Elle avait tourné en dérision ces métiers féminins, avait parlé de dévirilisation et avait ri. « Tous des pédales ! » avait-elle ajouté avant que sa fille ne fuie en claquant la porte. Depuis ce jour, les deux femmes ne s'étaient plus parlé. Elle avait bien reçu les trois faire-part de naissance envoyés du sud de la France où la famille semblait s'être établie mais elle n'y avait pas répondu. Elle ne se serait pas abaissée à pardonner l'affront et n'avait aucune envie de se rabibocher. Elle n'avait même pas jugé bon de la prévenir du décès du père. Comment la jeune femme avait-elle était mise au courant ? Elle ne le sut jamais. Toujours est-il qu'Aline était présente à l'inhumation. Madame Longlet se souvenait encore fort bien des pleurs et des jérémiades de sa progéniture et se remémorait avec plaisir le moment où elle avait détourné la tête pour ne pas recevoir le baiser tout mouillé que sa fille s’apprêtait à lui donner.
Faut dire qu'Aline adorait Albert qui le lui rendait bien. Elle se souvenait de la complicité du père avec ses deux enfants. Elle n'était pas jalouse mais trouvait ces jeux et ces rires insipides, niais et surtout crispants quand le travail attendait. À croire qu'Albert n'avait jamais compris l'importance de sa tâche ! C'était un petit bonhomme maigrelet et blafard, un véritable tendron, tout le contraire de son prédécesseur, le grand saigneur, l'admirable Papa de madame Longlet, le fameux fondateur de l'excellente « Boucherie Parisienne ». Albert avait épousé la profession en même temps que la fille du patron mais n'avait jamais eu ni le feu sacré ni le culte du métier. Inconsistant, trop petit, trop faible, incapable de porter les quartiers de bœuf jusqu'à la chambre froide ! Elle l'avait méprisé, dédaigné et avait toujours refusé d'entrer dans son monde de dilettante où la boucherie tenait si peu de place.
Maintenant qu'il était mort, maintenant que les enfants avaient quitté la maison, elle était tranquille... et heureuse ! Plus de corvées, plus d'obligations, plus de contraintes, plus de contrariétés ! Elle pouvait désormais passer ses journées à déblatérer sur les uns et les autres et déverser son fiel sans qu'on l'oblige à se taire. Elle avait tout loisir pour rabâcher ses déceptions, se rappeler benoîtement son enfance choyée, et vénérer ses géniteurs.
Cependant, depuis quelque temps, elle sentait comme un malaise s'emparer d'elle, la tranquillité n'avait plus le goût du bonheur. Une certaine amertume, sorte de vague à l'âme inconnu jusqu'ici, commençait à sourdre, la solitude semblait parfois pesante. Il pouvait lui arriver aussi d'envier certaines familles... Et voilà que les fêtes de Noël approchaient ! Tout le monde autour d'elle ne parlait que de cadeaux, de sapins, de bûches et de jouets. Cela avait commencé il y a quelques semaines par la lettre au père Noël, sujet de palabres interminables. Elle n'en avait jamais écrit. Ces coutumes n'avaient pas cours à l'époque. En revanche, elle se souvenait fort bien des lettres que ses enfants essayaient de lui glisser dans la main ou dans les poches de son tablier et qui finissaient immanquablement à la poubelle. Comme si elle avait eu du temps à perdre avec ces futilités !
Eh bien maintenant, toute vieille qu'elle était, elle avait décidé pour la première fois de sa vie d'écrire au père Noël ! Pour être franc, elle ne se laissa pas aller réellement à cette niaiserie mais chercha, dans les publicités du journal local, l'adresse d'une société susceptible de fournir un père Noël, quelques instants, quelques heures ou toute une soirée. Elle eut du mal à départager « Noël en fête » de « Père Noël à la demande ». Aucune de ces entreprises n'offrait les prestations qu'elle souhaitait. Elle téléphona longuement, négocia, proposa une petite rallonge au tarif indiqué. Au bout de quelques jours le contrat fut conclu, elle n'avait plus qu'à attendre le grand événement.
Le fameux soir du 24 décembre, madame Longlet attendait donc après avoir déposé sur la table de la salle à manger, recouverte d'une nappe de damas blanc un peu jaunie aux pliures, les assiettes du service du dimanche et les différents plats dans lesquels elle avait disposé harmonieusement la galantine, le foie gras et ses toasts, puis le saumon, les deux parts de dinde garnies de leurs marrons et dans la jolie coupe en Lunéville, deux bûchettes au chocolat. Le champagne était au frais avant d'être versé dans les flûtes de cristal. Elle avait acheté le matin même ce qu'elle savait être l'apanage de Noël et que, malgré les demandes insistantes de ses enfants, elle leur avait toujours refusé. Pour la première fois donc, elle avait fait l'acquisition d'un petit sapin, de deux boules rouges et d'une guirlande dorée en cheveux d'ange. Assise devant le poste de télévision elle regardait d'un œil distrait les émissions qui se voulaient festives. Elle se sentait excitée comme le sont tous les enfants ce soir-là. La messe de minuit ne la captiva pas davantage. Elle pensait à son cadeau, l'imaginait, éprouvait par avance un bonheur indicible. Elle se levait sans arrêt, trottait de pièce en pièce, fébrile comme une amoureuse à l'approche de son premier rendez-vous, impatiente et bouillonnante comme une gamine incapable de maîtriser ses pulsions. Elle regardait sa montre, les heures défilaient très lentement, les minutes se traînaient.
Enfin le moment tant attendu arriva ! La sonnette retentit. Pas une seconde de retard, ponctuel, le père Noël ! Elle le fit entrer dans la salle, il sembla surpris par le vide de la pièce, mal à l'aise. Il voulut savoir si les enfants étaient couchés et s'enquit des invités. Il vit les deux couverts dressés sur la table ; comprit-il alors qu'il serait le seul convive ? J'en doute, mais à partir de ce moment-là il ne posa plus aucune question. Elle lui fit prendre place à table. Il demanda s'il pouvait ôter sa houppelande, il faisait chaud dans la pièce. Non ! fut la seule réponse qu'il obtint. Une assiette de galantine lui fut servie, il s’apprêtait à retirer ses gants et décoller sa fausse barbe quand elle bondit de sa chaise aussi brusquement qu'un diable à ressort et lui dit : « Mais vous n'y pensez pas ! » Les gants et la fausse barbe bien que peu pratiques ne l’empêchèrent pas de goinfrer, tout fut englouti en quelques minutes, le bonhomme mourait de faim. Les gants blancs et la barbe blanche furent rapidement maculés de graisse de dinde, de petits morceaux de marrons écrasés qui se fondaient dans les auréoles brunes marbrées de grège de la crème au chocolat des bûchettes. À la fin du repas, le père Noël était répugnant. Le champagne le faisait roter bruyamment. Nous dirons à sa décharge que le pauvre homme était plus habitué au gros rouge qu'aux bulles légères. Avait-il même jamais été convié à un réveillon ?
Celui-ci était étrange, l'hôtesse peu bavarde, peu affable. Elle l'appelait père Noël et l'interrogeait sur ses rennes et ses lutins. Était-elle simplette ou se moquait-elle de lui ? Un moment, il eut la vague impression qu'elle jouait à un jeu pervers. Il lui proposa de l'appeler Georges, c'était son nom, elle ne lui répondit pas ; alors il crut pouvoir continuer et se lâcher un peu. La chaleur de la pièce, le repas succulent, l'intimité, tout était réuni pour se décharger du poids de ses malheurs. Il raconta le chômage en fin de droits, la vie dans les asiles de miséreux et ce petit job de quelques jours, mal payé, en remplacement d'un copain malade. Elle le fit taire. Elle n'en avait rien à faire de Georges Martin, c'était du père Noël dont elle avait envie. Des Georges Martin, il y en avait plein les rues et si elle avait voulu en inviter un, elle ne se serait pas ruinée chez « Père Noël à la demande ». Le contrat stipulait qu'elle pouvait disposer d'un père Noël pendant quatre heures et elle avait bien l'intention d'en profiter. Elle lui rappela son rôle : un père Noël se devait d'être tendre, chaleureux, affectueux, consolateur, voire peut-être même câlin !
À la fin du repas, elle l'entraîna dans la chambre et lui demanda de s'allonger sur le lit. Le bonhomme sembla surpris, réticent même, mais il obtempéra. Il crut devoir retirer ses bottes, elle le lui interdit. Elle voulait le père Noël dans son intégralité, avec son grand manteau rouge, sa barbe blanche et ses bottes noires, pas un quelconque Georges Martin à moitié dévêtu. Cependant l'odeur surette qu'il dégageait, odeur de crasse, de vieillesse et de pauvreté qui très vite imprégna la chambre, rendait l'illusion difficile. Elle s'allongea à ses côtés. Elle se colla à lui, hanche contre hanche, épaule contre épaule, elle aurait tant voulu qu'il la prît dans ses bras – en tout bien tout honneur bien sûr, madame Longlet n'avait jamais été vraiment portée sur la chose –, elle voulait juste, comme une fillette rêveuse, s'endormir dans les bras du père Noël. Mais le bougre à peine allongé s'était retourné et les grondements rauques que sa bouche expulsait témoignaient du sommeil profond de l'homme épuisé. Il ronflait à tue-tête et ses ronflements étaient venus à bout du personnage évanescent des livres d'images qu'elle avait en vain tenté de ressusciter. Déçue, furieuse, madame Longlet avala sa pilule de somnifère. Le rêve était décidément fini !
Quand elle se réveilla le lendemain matin, le vieil homme avait disparu. Seules quelques traces de boue sur la courtepointe et l'odeur fétide toujours prégnante témoignaient de son passage. À quelle heure le bonhomme était-il parti ? Elle n'en avait pas la moindre idée. Avait-il même rempli entièrement son contrat ? Elle l'ignorait ; ce dont elle était sûre en revanche, et cela la rendait furieuse, c'est qu'elle s'était fait avoir. « Tu parles d'un câlin du Père Noël ! » marmonnait-elle. « Tu as passé la nuit avec un soudard puant et tu as payé une fortune pour ça ! Joyeux Noël ma vieille ! » Elle ne décolérait pas ! Elle ne savait pas ce qu'elle regrettait le plus, les sommes versées inconsidérément ou son rêve déçu. Tout lui semblait maintenant insipide, d'une tristesse affreuse. La vie valait-elle encore la peine d'être vécue ?
Elle allait s'abandonner au désespoir quand, tout à coup, elle aperçut dans un coin de la salle à manger la hotte que le père Noël avait oubliée. C'était un grand sac de jute fermé par une ficelle de chanvre. Elle se rua vers lui, le tâta, le palpa, et prise d'une violente impulsion le vida sur le sol. Dégringolèrent d'un coup des dizaines de petits paquets de gâteaux, des sachets de chocolats, des boîtes de bonbons, des barres de nougat, des pots de confitures, tous ces petits goûters, ces gâteries que, selon une tradition bien sympathique, les enfants disposaient avec amour au pied du sapin, petits cadeaux de la nuit, offrandes minuscules, collations charitables destinées à ravigoter le père Noël et adoucir sa tournée. Le vieil homme démuni et misérable collectait tout, ramassait la moindre friandise qui, à défaut de repas, calmerait sa faim et composerait son quotidien pendant une ou deux semaines.
« Oh, mais il y en a pour des sous ! » se dit tout bas madame Longlet appâtée et elle prit instantanément la décision de ne pas restituer au pauvre vieux son méchant trésor. En volant le miséreux, elle allait se dédommager, elle s'indemniserait, non pas tant des sommes investies pour la soirée, mais du rêve gâché. Elle en voulait au vieillard de n'avoir pas été le père Noël de son enfance. Elle avait tant misé sur cette soirée, elle aurait tant voulu, ne serait-ce qu'un moment, redevenir la petite fille candide d'autrefois ! La magie de Noël qu'on lui avait vantée n'avait pas fonctionné, la féerie de Noël qu'on lui avait vendue avait foiré. Le gros lourdaud avait tout galvaudé, tout dégradé, tout sali. La désillusion était totale et frôlait la catastrophe. Eh bien qu'il crève de faim ! se dit-elle haineuse et revancharde. Elle en fut toute rassérénée !
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