Décidément les vacances commencent mal ! La chambre est minuscule et n'a même pas vue sur la mer. Les copains ont raté l'avion et ne seront là que demain. Une journée à se faire suer ! Après avoir erré dans les sentiers à la recherche d'une fille potable, après avoir avalé coup sur coup trois bières bien glacées, Fabrice estime avoir épuisé toutes les ressources de ce village de vacances. Désœuvré et désabusé, il descend le chemin ensablé qui mène à la plage ; une baignade pourra bien l'occuper une bonne heure ! Eh merde ! se dit-il, à peine arrivé sur le petit tertre surplombant le rivage, c'est plein de rouleaux ! Il scrute l'horizon, aucun baigneur ne semble se risquer à affronter les vagues. Il descend nonchalamment la dune et vient poser sa serviette de bain parmi les vacanciers, au beau milieu de la petite plage, point stratégique, selon lui, pour guetter l'arrivée d'éventuelles baigneuses ou le départ de jeunes touristes saturées de soleil. Un bref coup d’œil sur les alentours permet à Fabrice de confirmer sa mauvaise humeur. L'endroit est sans aucun intérêt ! Quelques couples dorment allongés sous des parasols bariolés, des vieux, installés sur des pliants instables, parlent fort, des familles occupent leurs marmots en faisant des châteaux de sable ou des pâtés ratés, certains maris se dérobent à leurs devoirs de pères en lisant L'Équipe. Fabrice tartine son corps laiteux d'une bonne couche d'écran total ; quand on a une complexion de roux, faut bien prendre des précautions, n'est-ce pas ! Il prend bien soin de ne pas tacher et ternir sa gourmette en or qu'il vient de recevoir pour son bac. Il passe une main experte dans ses cheveux pour les ébouriffer, le secret de la séduction ! À peine a-t-il achevé sa mise en beauté qu'il jette un regard vers l'eau et c'est à ce moment qu'il les voit. Deux superbes filles, sorties de nulle part, main dans la main face à la mer ! Le temps de chausser ses lunettes de soleil, elles ont disparu ! Mirage ? Fabrice est sceptique. Et les voilà qui réapparaissent ! Il ne peut les voir que de dos, deux sirènes aux longs cheveux noirs, lisses et brillants, deux corps minces et bronzés, des silhouettes à damner un évêque ! Des jambes longues et effilées sortent de petits bikinis aux couleurs acidulées, moulant de charmants derrières rebondis que des nœuds rouges soulignent d'une manière coquine. Un « suivez-moi, monsieur » aurait dit Grand Mère qui ne manque jamais l'occasion d'enseigner les expressions d'autrefois. Les jeunes filles, bien que de taille différente, sautent dans les vagues sans jamais trébucher. Quand la vague se fait trop forte et que le rouleau s'approche, toujours grossissant et menaçant, elles plongent en son cœur, le transpercent et ressortent droites, la main dans la main. On dirait qu'elles se jouent de ces lames, inconscientes du danger. Il semble à Fabrice que tous les hommes de la plage ont quitté, qui son journal, qui le râteau ou le ballon du petit et que tous les regards convergent vers les deux naïades. Elles, sans jamais se retourner, continuent inlassablement à sauter et à plonger dans les rouleaux. Elles se déplacent parfois pour se poster à l'endroit où se tiennent des hommes, ignorant les groupes de femmes et les enfants. Et là, sous le regard enflammé de la gent masculine elles reprennent leur jeu. On dirait qu'elles invitent ces messieurs à venir près d'elles, les incitant à se mesurer à elles... Et les hommes viennent ! Ils se lèvent pour répondre à l'appel, frottant leur corps ensablé. Ils marchent, le torse bombé, roulant des mécaniques. Jamais elles n'accordent un regard aux téméraires qui se plantent à leurs côtés dans l'attente du rouleau censé leur apporter la gloire. Ils plongent et, déséquilibrés par la force de la vague, roulent quelques mètres, hagards et meurtris. Ils ressortent alors, mortifiés, sous les cris d'épouses angoissées ou furieuses. On dirait que chaque homme doit à son tour relever le défi. Les pères abandonnent leurs enfants, les amoureux quittent les bras de leurs amoureuses, les lecteurs de L'Équipe laissent leur journal s'envoler au gré du vent, tous tentent leur chance. Un des vieux, de ceux assis sur les pliants, se croit attendu, lui aussi, et part vers son destin malgré les hurlements d'une mémère suppliante. « Non Georges, n'y va pas, pense à ta hanche, pense à ton arthrose ! » Tous sont appelés, aucun n'est élu ! Après la chute de Pépé Georges, Fabrice estime que son tour est venu. Un dernier coup d’œil dans le petit miroir pour vérifier la bonne tenue de sa tignasse, un kleenex pour effacer les quelques traces de crème solaire mal étalée, le ventre rentré, le torse bombé, la tête haute, il part à l'assaut, d'une démarche souple qui se veut décontractée. Arrivé tout au bord de l'eau, il se place à un mètre des jeunes filles, pas trop près tout de même pour se donner l'air détaché de celui qui n'a pas remarqué leur présence, pas trop loin non plus, afin qu'elles puissent aisément admirer sa plastique. Son premier contact avec l'eau est désagréable, il ne l'aurait pas imaginée si froide et lui vient aussitôt la chair de poule, ce qui ne lui semble pas être réellement un attribut viril. Il se force à marcher à grands pas dans la mer, l'air sûr de lui, comme l'athlète qu'il veut paraître. Malgré la fraîcheur de l'eau qui l'aurait plutôt incité à se recroqueviller, il avance vers les rouleaux, l'allure confiante du sportif bien entraîné. Il est superbe ! Le premier rouleau le gifle, puis tout son corps est heurté de plein fouet, cogné par la vague déferlante et écumante. K.O. du premier coup ! Il s'effondre, suffoque, roule, chair molle soumise à la fureur du flot, groggy ! Il lui faut quelques secondes pour reprendre ses esprits, l'eau qu'il a bue et inhalée a obstrué son cerveau. Il se relève, se racle la gorge, crache et de son bras humide essuie son nez d'où pendent deux chandelles ridicules, puis s'avise que la violence de la lame a baissé son caleçon jusqu'au bas des fesses. Aucune humiliation ne lui a été épargnée ! Il se tourne alors face à la plage, prêt à abandonner le terrain, vaincu et pitoyable. Il ne peut pas voir qu'un second rouleau vient de se former ; la vague atteint maintenant plus d 'un mètre de hauteur, elle vrombit, mugit, avide de le dévorer. Il est arraché, entraîné au loin, secoué, roulé, et enfin recraché aux pieds des ondines qui, indifférentes, continuent gracieusement leur pantomime. Il se retrouve à genoux, dans une posture dégradante et relevant la tête, il croit deviner un sourire moqueur sur les lèvres des jeunes filles. La honte empourpre ses joues. Piteux, lamentable, il se relève et remonte la petite pente jusqu'à l'endroit où il a étalé sa serviette. Il se sèche énergiquement sans toutefois appuyer trop fort sur les ecchymoses qui, il en est certain, vont virer au bleu. Sexy pour les vacances ! se dit-il. Non seulement il a une peau sujette aux coups de soleil mais, là où il n'y aura pas de rouge, il y aura du bleu ! Son regard est immanquablement attiré par les deux ondines. Inlassables, imperturbables, elles continuent leurs sauts et leurs plongeons, comme si la mer déchaînée était leur élément. Des poissons sortis de l'eau, des sirènes, des naïades ! Il cherche dans sa tête les différents noms de ces femmes-poissons. La mythologie qu'il avait vaguement apprise en cours de français révélait que certaines étaient méchantes, d'autres peut-être moins maléfiques, il ne se souvient plus. Qui étaient les génies des eaux douces, qui étaient les génies des océans ? Il a tout oublié, il confond Téthys, les Néréides, les naïades, les océanides, Ondine et même la nymphe Calypso. D'ailleurs, il se fiche bien de tous ces noms, que lui importe la catégorie où classer les jeunes filles ? Il sait seulement que ces deux-là sont dangereuses et qu'elles n'ont rien d'humain. Des créatures venues du fond des mers !
Il en est là de ses réflexions quand elles sortent brusquement de l'eau et avancent d'un pas de danseuse sur le sable. Il les voit se rapprocher et s’arrêter à deux mètres de lui, là où elles ont déposé leur sac. Sans même se sécher elles se précipitent sur leurs portables et commencent une conversation endiablée en une langue qu''il ne reconnaît pas. Il a alors tout le loisir de les observer. Quelle n'est pas sa surprise de découvrir que les deux baigneuses ne sont que deux gamines, deux enfants au corps de femme inachevé ! L'aînée a peut-être quinze ans, la plus jeune n'a certainement pas dépassé les douze ans, vu sa figure potelée, son visage poupon. Il est pris d'une rage folle. Ainsi il s'est fait ridiculiser par des fillettes ! Des fillettes dont il pourrait aisément se venger, qu'il pourrait gifler, corriger, mâter, fesser, des fillettes qu'il pourrait soumettre à sa volonté, qu'il pourrait anéantir. « Oh, Oh, se dit-il, calme-toi, tu ne vas pas te mettre à violenter des gamines pour te venger de leurs facéties ! » Mais une autre part de lui-même lui répond « ce ne sont pas des gamines, ce sont des monstres marins ! Aucun humain, encore moins aucun enfant, n'est capable de rester à s'amuser pendant des heures dans une mer démontée ! »
Elles retournent à l'eau et reprennent inlassablement leur stratagème. Elles ont beau se déplacer et sillonner la plage il semble qu'il n'y ait plus aucun candidat pour les affronter. Fabrice ronge son frein ! Il ne décolère pas ! On ne bafoue pas impunément l'orgueil d'un homme sans s'attendre à des représailles. Fabrice est la bête blessée qui reprend des forces pour mieux attaquer. Il a du temps, il sait, il en est sûr, qu'elles ne quitteront pas la plage avant le départ du dernier homme. Il se lève, marche vers le lieu du combat, tel un gladiateur prêt à lutter jusqu'à la mort. Il n'a pas peur, la haine et la fureur qu'il éprouve envers ces deux gorgones lui donnent le courage de les affronter. Il se conforte en pensant que ce ne sont que des enfants et qu'il n'aura aucun mal à les vaincre. Il court sur les quelques derniers mètres, comme pressé d'aller à la bataille, les frôle volontairement au passage. On dirait qu'il veut les prévenir que le combat commence, un gong tactile en quelque sorte. Arrive le premier rouleau. Il s'est si bien préparé à la force de la vague qu'il tient debout, vacille peut-être un peu mais ne tombe pas. Les gamines sont entrées dans la mer à ses côtés, et bien sûr elles tiennent bon, elles aussi. Il s'avance un peu plus au large, elles le suivent. Le second rouleau l’atteint de plein fouet, il ne chancelle même pas. Bon stratège, il a compris qu'étant nettement plus grand qu'elles, il les mènera bien vite à l'endroit où elles n'auront plus pied, elles seront alors obligées de rebrousser chemin et déclarer forfait. Les jeunes filles ont légèrement biaisé sans qu'il s'en aperçoive et se sont petit à petit déportées sur la gauche, là où la mer déferle encore plus violemment, là où se forment les brisants. Ils s'affrontent, lui, essayant de les embarquer vers le large et elles, imperceptiblement l'entraînant vers les écueils. Cette lutte dure quelques minutes. Il n'a plus peur des vagues qui le maltraitent et le rouent de coups. Sa fureur est un saint patron qui le protège et le maintient debout. Et voici que la plus petite, pour la première fois, trébuche ! Il est heureux et prend cette chute pour un signe avant-coureur de la victoire prochaine. Cela lui met du baume au cœur ! Mais l'aînée a tôt fait de la rattraper et de la remettre sur pieds. Encore un ou deux pas en avant, se dit-il, et elles se noient ! Sa joie est à son paroxysme et le dédommage de toute l'humiliation subie. Il n'a pas vu les rochers pointus ni les récifs où, à son insu, elles l'ont conduit. Il n'y a maintenant plus de plage, elles l'ont emmené au pied de la falaise. Puis subitement elles ont disparu. Un rouleau l'emporte, le jette et lui fracasse les membres sur un rocher. En un flash absurde il revoit un épisode horrible de son enfance quand papa a brisé contre un arbre le crâne du petit chaton. Paralysé de ses quatre membres, Fabrice est à nouveau emporté dans la mer, ballotté jusqu’à ce qu'une lame encore plus violente vienne lui rompre le cou. Avant de perdre conscience, il les aperçoit sur la grève, main dans la main, sautant dans les vagues.
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