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Sentimental/Romanesque
Cleamolettre : Ligne de flottaison
 Publié le 06/02/25  -  8 commentaires  -  5188 caractères  -  102 lectures    Autres textes du même auteur

Qui, de l'homme ou de l'abysse, arrivera en premier ?


Ligne de flottaison


J’ai fait couler un bain très chaud, à la limite du supportable. En me glissant dans l’eau fumante, j’ai instantanément vu ma peau pâle et fragile virer au rose. Je me suis sentie cuite à point. Je suis restée longtemps dans la baignoire et j’ai regardé mes doigts se friper en direct. Petits plis de peau ramollie creusant des rides ridicules mais fascinantes sous le prisme de l’eau. J’ai aussi vu apparaître un bleu à l’intérieur de mon poignet. Mêlant sa couleur aux veines délicates courant vers ma paume jusqu’à les rendre invisibles. Moi aussi j’aimerais l’être. J’ai mis la tête sous l’eau pour disparaître.


J’ai compté 45 secondes en apnée, puis j’ai perdu le compte, avaler l’eau par le nez m’a tirée de ma torpeur. Elle était devenue d’une tiédeur douçâtre, j’ai eu l’impression qu’elle me lavait de l’intérieur, j’avais envie que cela ne s’arrête jamais. Coulante, pénétrante, apaisante. J’entendais le clapotis de mes idées lécher mes oreilles immergées. Un monde sonore nouveau, attirant et étrange.


Petite je voulais être une sirène, je ne mettais les pieds sur la plage que le temps de courir vers la mer, je la laissais me bercer comme n’avait pas su le faire ma mère. Elle m’entourait de ses bras salés et caressait mes cheveux. Elle m’acceptait tout entière, telle que j’étais, sans reproches ni cris, sans punitions ni moqueries, sans sévices ni humiliations. Elle.

J’ai vidé le flacon de sels de bain dans l’eau, je me suis couchée en position fœtale, me faisant la plus petite possible pour flotter dans ce liquide océanique.


J’ai perdu le compte des heures. Je me suis réveillée dans un bain glacé. Ma langue a doucement caressé mes lèvres séchées par l’eau salée et la soif. Elles avaient un goût de larmes alors que je ne sais plus comment on pleure. Des frissons m’ont apaisée de mes cauchemars. Je ne savais plus quand j’étais.


J’ai eu envie d’explorer ma salle de bain. Il y a trois pas entre la baignoire et le lavabo, deux de plus pour le mur et cinq pour traverser jusqu’à la porte. Tout s’additionne et s’égale. Mais ce carré tourne en rond. Derrière la porte, une fissure dans le mur court jusqu’au plafond, je l’ai suivie du doigt, les yeux fermés, sur la pointe des pieds, en imaginant que c’était le chemin de ma liberté. Les excroissances du crépi formaient une jolie bordure d’arbres, j’ai soufflé doucement un peu d’air pour faire bruisser leurs feuilles.


J’ai fait l’inventaire de mes maigres possessions dans cette pièce dédiée à la propreté, à l’apparence, au futile. Toute cette légèreté m’a donné le vertige, comme un bord de précipice qui murmure de se jeter dans le vide.


J’ai dessiné des fleurs sur mon corps avec mon maquillage. J’ai loupé la rose sur mon ventre, le nombril est trop gros pour se muer en bouton qui ne gâche pas les pétales. Mais les marguerites sur mes cuisses forment un beau bouquet quand je serre les jambes sur ma peine. On ne m’a jamais offert de fleurs, ni même une plante. Mais j’aime autant, la nature n’est belle que sur pied et pas coupée pour orner un vase ou un balcon. De toute façon c’est moi qui me fane.


Mes ongles n’ont jamais été aussi bien manucurés. J’ai hydraté chaque centimètre de ma peau, longuement, pour calmer mon angoisse. J’ai utilisé le soin pour cheveux que j’avais acheté et jamais pris le temps de faire. J’ai bu à longues goulées l’eau du robinet pour tromper ma faim. Plus un poil ne dépasse.

J’ai découpé les serviettes pour m’habiller, le miroir me renvoie l’image d’une étrange mariée en costume d’éponge. Je l’ai fardée comme une geisha et lui ai mis tous les bijoux du petit coffre en bois. Elle expie en silence, la nuit de noces n’était pas belle.


Essayer de casser la porte m’a tellement épuisée que je me couche, recroquevillée sur le tapis de sol.

Cinq jours de déplacement, a dit mon tendre époux. Doit-il rentrer ce soir ? Est-ce le matin ? Attendre, sans savoir combien de temps il reste, me rend folle. Égrener les minutes en ignorant si ce sont celles de la première nuit ou du dernier jour. La salle de bain étouffe tous les sons qui auraient pu être des indices. J’attends. Et s’il ne rentrait jamais ? Cette perspective déclenche un gémissement qui semble ne plus vouloir s’éteindre. La baignoire n’est plus une évasion mais un cercueil, me dis-je dans mon délire angoissé.


J’ai préféré être dans la cuisine lors de son dernier voyage. Mais la fenêtre, même si elle est trop haute pour me laisser m’enfuir de ce dixième étage, est une ouverture de trop sur le monde extérieur et ses tentations. Je n’aurais pas dû éclater de rire quand il a dit ça. Mon hilarité m’a privée de cuisine, je n’ai plus droit qu’à la salle de bain. Songer à ne plus sourire, de peur d’atterrir dans les toilettes.


Je méprise les jaloux mais celui-là je l’ai dans la peau. Il aura la mienne un jour. Je ne sais plus comment lui jurer que je n’ai jamais touché un autre homme, que cette pensée ne m’effleure même pas, qu’ils n’existent plus. J’évite de les regarder depuis si longtemps, pour perdre l’habitude. Mais ça ne lui suffit pas. Il m’a, mais désire plus. Mes propres pensées ne m’appartiennent plus. Je les lui cède, par lassitude. Je suis possédée.


 
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   Dameer   
22/1/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Hello,

Une jeune femme se raconte, prenant un bain dans sa baignoire. Le lecteur se dit qu’elle a de la chance de jouir de tout son temps pour prendre soin d’elle. Mais certains indices nous alertent :
"J’ai mis la tête sous l’eau pour disparaître."
"J’ai aussi vu apparaître un bleu à l’intérieur de mon poignet."
"Toute cette légèreté m’a donné le vertige, comme un bord de précipice qui murmure de se jeter dans le vide."
Elle évoque aussi son enfance, et oppose sa mère, son manque d’amour et les sévices qu’elle lui faisait subir à la mer ;
"Elle m’acceptait tout entière, telle que j’étais, sans reproches ni cris, sans punitions ni moqueries, sans sévices ni humiliations. Elle."
On apprend vers la fin que ce n’est pas par plaisir qu’elle prolonge son séjour dans la salle de bain, mais parce que son mari, jaloux, l’y a enfermée pour 5 jours sans nourriture, de préférence à la cuisine, où elle aurait pu se suicider en sautant par la fenêtre !

Enfance malheureuse, faite de sévices et punitions, puis mari possessif et violent, je me dis que certains êtres sont marqués pour le malheur : cette jeune femme a été entraînée à la soumission par sa mère, et elle ne se révolte pas devant l'abus d'autorité de son mari. C'est comme si son destin était écrit depuis l'enfance.

J’aime ce style, la façon dont l’auteur(e), partant d’une situation banale, une jeune femme prenant soin de son corps, distille goutte à goutte les informations et nous plonge peu à peu dans l’horreur et l’indignation. L’écriture est dense, souvent faite de phrases courtes, beaucoup commençant par « je », donnant une respiration haletante au récit.

C’est à mon sens l’un des meilleurs textes écrits ici depuis longtemps.

   Celia1993   
6/2/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour,

Je n’attendais pas une telle fin en commençant ma lecture.

Un très beau texte en tout cas même si la fin m’a déçue. Je trouve l’écriture parfaite, en tout cas j’aimerais écrire aussi bien mais j’avoue que l’esprit dans lequel ce texte se clôt m’est un peu insupportable (je dois être affreusement normale en fait). Quel sens de l’observation et surtout quel talent pour nous partager l’environnement, que dis-je, la clôture où cette femme est confinée.
J’ai adoré le dessin des fleurs sur son corps. Je trouve que c’est une belle création que ce petit paragraphe où celle qui raconte se décrit.

« On ne m’a jamais offert de fleurs, ni même une plante. Mais j’aime autant, la nature n’est belle que sur pied etc. » Cette phrase me donne envie de pleurer (réellement) tant elle est parfaite et crédible hélas !

Je veux croire qu’il s’agit d’une pure création littéraire, du moins je le souhaite ardemment, car cette pauvre héroïne me tourmente le cœur je dois bien l’avouer.

De tout ce que je peux lire ici (depuis peu il est vrai) vous êtes probablement l’autrice la plus accomplie mais évidemment j’ai tout le temps de me tromper. En tout cas, moi qui déteste ce qui est mièvre je suis servie, bravo et merci pour cet élan littéraire intéressant.

   baldr   
6/2/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,

On plonge dans l'intimité d'une femme qu'on imagine jolie, qui déroule sa fantaisie et compte ses pas dans la salle de bains. Mais à la fin du texte, la notion de séquestration remplace celle de paresse. Si j'ai bien compris, le mari l'a enfermée dans la salle de bains ? Il me semble que ce n'est pas clairement spécifié, à moins que ma lecture ait été trop rapide.

Je dirais qu'il y a un manque d'équilibre entre les jeux dans la salle de bains et la raison pour laquelle elle s'y trouve. Cela mériterait, je pense, deux parties d'égale importance, ainsi qu'un développement du problème. Par exemple, pourquoi ne quitte-t-elle pas son mari pour contacter la police ? Est-elle seule, sans amies, etc... Le texte est, pour ainsi dire, à la mode, c'est le thème des hommes violents et des femmes victimes ; mais il pourrait creuser davantage.

Et comment la porte de la salle de bains a-t-elle été fermée de l'extérieur ? Pour sortir de cette prison ouatée il lui faudrait... une clef à molette.

**

A la deuxième lecture, à vrai dire, le problème commence à la première phrase : pourquoi à la limite du supportable ? Elle entend se scarifier peut-être. En fait d'érotisme, elle essaie de se suicider : "la tête sous l'eau pour disparaître", apnée, boire la tasse. C'est curieux, j'avais cru que c'était une sorte de jeu à la première lecture. Puis, plus loin : "cinq jours de déplacement" de la part du mari donc autant de temps à attendre dans la prison : c'est une tentative de meurtre. C'est plus grave encore que ce que je croyais.

Par contre, je n'ai pas compris "je suis possédée", ni "je l'ai dans la peau", qui dévalue la position de victime pure. Il aurait fallu développer le thème du masochisme. Sans cela, le lecteur ne croit pas vraiment qu'elle est possédée, vu la situation. Le thème de la possession, dans l'absolu, nonobstant ce texte, n'est pas clair non plus dans mon esprit.

   Perle-Hingaud   
7/2/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Cleamolettre,
J'ai beaucoup apprécié ma lecture, fond et forme. En particulier, vous arrivez à très bien gérer la montée de la tension chez le lecteur qui comprend au fur et à mesure ce que raconte ce bain. Le non-dit est de même bien dosé, ce qui est, je trouve, un des éléments le plus difficile à réaliser dans l'écriture d'une nouvelle.
Je n'ai pas cherché à analyser le réalisme (comme 'la salle de bain ferme de l'extérieur": dans les vieilles maisons, les serrures traversent les portes, par exemple), j'ai lu ce texte en imaginant une femme sous emprise, dans toute la complexité de cette situation.
Bravo !

   Yakamoz   
7/2/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Cleamolettre,

Une histoire qui commence par un bain brûlant et se termine de façon glaçante. Au fur et à mesure du récit, on comprend que cela ira bien au-delà de la banale description d’une femme à sa toilette. On devine une enfance malheureuse, une mère qui n’a pas su l’aimer. La tension monte doucement jusqu’à ce que l’on découvre la terrible réalité : Un mari d’une jalousie sans limite, qui enferme sa femme en son absence, elle sous emprise qui ne peut pas réagir.

C’est très bien écrit, on a presque une impression de calme et de quiétude malgré le tragique de la situation, comme pour traduire la résignation de cette femme. Bravo !

   Cyrill   
8/2/2025
trouve l'écriture
convenable
et
aime bien
Bonjour Cleamolettre
J’ai lu un bon texte sur le plan littéraire, réaliste dans les faits quoique romanesque dans le style. La gravité du sujet est pondérée par une écriture légère, de qualité.
Je suis toujours sidéré par de telles situations, mais la psychologie de la locutrice tient la route, je trouve. Le peu qu'on apprend du conjoint se constate dans les faits divers qui nous sont rapportés en nombre. 
Je ne peux pas dire cependant que la protagoniste me soit sympathique lorsqu’elle pleure sur son sort : « comme n’avait pas su le faire ma mère », « Je suis possédée », ou ce « celui-là je l’ai dans la peau » qui m’évoque par trop les chansons réalistes », d’un autre âge. Mais les personnages n’ont pas à l’être, sympathiques.
Il me semble aussi que le flou entretenu au début du récit sur la réalité de la situation, flou plus ou moins érotique comme ici : « les marguerites sur mes cuisses forment un beau bouquet », ne jouent pas en faveur d’un drame en train de se jouer. Il jette un voile stylistique – le « costume d’éponge » de l’ « étrange mariée » – édulcorant les faits, et me fait douter du bon goût de ce procédé d’écriture. Entendons nous bien, je ne remets pas en cause l’existence de telles situations d’emprise et de violence.
Merci pour le partage.

   Ornicar   
9/2/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Cleamolettre,

Super texte que cette plongée "en apnée" dans les eaux saumâtres d'un huis clos balnéo-sadique au domicile conjugal. C'est le récit parfait de l'emprise totalitaire qu'un homme excessivement jaloux exerce sur sa femme au point que celle-ci ne s'appartient plus ("Mes propres pensées ne m’appartiennent plus. Je les lui cède, par lassitude. Je suis possédée."). Terrible constat.

Le récit est très bien mené. Un peu à la façon d'un thriller psychologique, avec ses minces indices, ses fausses pistes pour égarer le lecteur, sa gradation et sa montée en puissance.

Le malaise s'installe dès la première phrase : "J’ai fait couler un bain très chaud, à la limite du supportable". Fallait-il voir dans la présence d'un "bleu" à "l'intérieur du poignet", un premier indice ? Personnellement, le "bain très chaud" + la mention du "poignet" + l'allusion à la "délicatesse" des "veines" m'ont immédiatement lancé sur la fausse piste d'une candidate au suicide. D'autant plus que, peu après, la narratrice s'immerge complètement (",J’ai mis la tête sous l’eau pour disparaître"), qu'elle avale l'eau par le nez, qu'elle se remémore des scènes de sa petite enfance quand elle rêvait de devenir "sirène". L'eau du bain devient alors la métaphore du liquide amniotique dans lequel elle baignait avant que sa mère par la suite ne la rejette. L'image d'une mort par noyade n'est jamais très loin dans mon esprit.

A partir de là, d'autres indices inquiétants nous sont jetés en pâture, qui n'augurent rien de bon : la température du bain devenu "glacé" (comme la mort ?), la perte de tout repère temporel (depuis combien de temps la narratrice marine-t-elle dans cette eau ?). Enfin, le soin maniaque avec lequel elle prépare son corps évoque tout un rituel, mais qui dépasse le simple désir de se faire une beauté. En vue de quelle étrange cérémonie ?

Après ce temps de latence et de laitance, le rythme s'accélère et un premier point de bascule se produit : "Essayer de casser la porte m’a tellement épuisée que je me couche, recroquevillée sur le tapis de sol." Le lecteur prend alors conscience que la narratrice est enfermée dans la salle de bains. Et à l'nitiative de son mari pour au moins cinq jours ("Cinq jours de déplacement, a dit mon tendre époux.") Mon "tendre" époux ! On croit rêver en lisant cela. Est-ce un restant de lucidité qui se manifeste par une ironie mordante ? Est-ce au contraire l'aveuglement et la sidération qui font que la "victime consent à son bourreau" ?

Et puis à nouveau, très vite, second point de bascule dans l'horreur : "J’ai préféré être dans la cuisine lors de son dernier voyage. Mais la fenêtre, même si elle est trop haute pour me laisser m’enfuir de ce dixième étage, est une ouverture de trop sur le monde extérieur et ses tentations. Je n’aurais pas dû éclater de rire quand il a dit ça. Mon hilarité m’a privée de cuisine, je n’ai plus droit qu’à la salle de bain. Songer à ne plus sourire, de peur d’atterrir dans les toilettes." Et là, je ne sais pourquoi, dans ma tête, le texte fait subitement écho à la situation des millions de femmes afghanes recluses chez elles et privées par les talibans du moindre droit à la parole.

J'ai vraiment apprécié cette nouvelle qui n'oublie pas, par moments, de faire de brèves incursions dans le domaine de la poésie, quand, par exemple, la narratrice du fond de sa baignoire se livre à une exploration visuelle et minutieuse des murs de sa cellule. La poésie se manifeste également au détour de certaines annotations comme celle-ci : "Tout s’additionne et s’égale. Mais ce carré tourne en rond".
Super texte, je le répète.

   Louis   
11/2/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Une femme, la narratrice, s’ouvre à elle-même et, à travers son récit s’ouvre, se confie à des lectrices et lecteurs ; elle s’ouvre dans le temps même d’un enfermement, d’un emprisonnement, d’une clôture.
Elle raconte une histoire, son histoire, celle d’une fermeture, celle qui se clôt par une « possession », effet d’un amour jaloux et possessif.

La scène se situe, en une unité de lieu et de temps, dans l’exiguïté d’une salle de bain. C’est une "salle d’eau".
D’une baignoire remplie s’élève la parole de la narratrice, dont l’histoire douloureuse commence justement par une histoire d’eau, élément chargé de sens et pour elle et pour le récit.

Dans cette salle de bain, la narratrice ne s’y prélasse pas, ne s’abandonne pas à une nonchalance indolente, bien au contraire. Sa vie est en jeu.

L’eau qu’elle a fait couler est une eau brûlante : « J’ai fait couler un bain très chaud ».
Ce détail, comme l’ensemble des détails du texte, ne constitue pas l’expression d’une simple banalité, il porte une richesse de sens.
Dans ses actes, la narratrice reproduit ce qu’elle éprouve et pense de son vécu, comme on répète dans un cauchemar un événement qui nous a traumatisé, ou encore le reproduit par des gestes apparemment insensés.
Sa vie s’avère une brûlure, une vive douleur ; et son bain est brûlant. Elle reproduit donc sa situation vécue, "cuisante", dans cet acte qui la place sous l’effet surchauffé de l’eau.
« Je me suis sentie cuite à point » : affirme-t-elle. Voilà, elle est « cuite ».
Cuite au sens de "fichue", "foutue", perdue.
Fichue, elle se sent appelée à disparaître, à cesser d’exister ; foutue, elle se sent finie, condamnée : « J’ai mis ma tête sous l’eau pour disparaître ».
Elle voudrait se rendre invisible.
Ne plus apparaître ni à soi ni au monde.
Couler dans l’abîme.
En s’ouvrant à soi, des « abysses » se sont ouverts où la tentation lui vient de plonger.

Les paroles résonnent comme un écho des vers lointains de Louise Labé :

Je vis, je meurs, je me brûle et me noie,

J’ai chaud extrême en endurant froidure,

La vie m’est trop molle et trop dure.

J’ai grands ennuis entremêlés de joie.


La narratrice n’est donc pas dans un état de repos serein, mais de tourment.
En elle, une forte tension est provocatrice d’angoisse.
La suite du texte en livrera la source par petites touches toujours très signifiantes.

La température de l’eau marque le temps qui s’écoule dans la salle de bain.
Quand elle est devenue d’une « tiédeur douceâtre », elle provoque une sensation nouvelle chez la narratrice : « j’ai eu l’impression qu’elle me lavait de l’intérieur »
Il y aurait donc, non sur la peau, mais dans son psychisme comme "intérieur", une salissure, une tache, une souillure ; il y aurait une noirceur que l’eau pourrait « laver », nettoyer par une action "purificatrice".
Il ne s’agit pourtant pas d’un "péché", et d’un "remords" éprouvé, au sens moraliste.

La tache est génératrice de tourment et de souffrance car l’eau qui l’efface s’avère « coulante, pénétrante, apaisante ».
Transparaît le désir sous-jacent de s’en "détacher", de se libérer.
L’eau libératrice imaginairement "détache", en ce qu’elle ôte toute tache, et supprime l’attache qui la tient enclose.
Mais de quoi, de qui cherche-t-elle donc à se "détacher" ?

La tension en elle est forte, accompagnée de ruminations mentales, dans un conflit entre angoisse et propos d’un réconfort : « J’entendais le clapotis de mes idées lécher mes oreilles immergées ».
L’eau suscite des images et des impressions très ambivalentes.
Si, par sa son étendue "océanique " imaginaire, elle ouvre sur des « abysses » où l’on peut se noyer et « disparaître » ; si, coulante, elle peut être purgative, elle possède aussi les effets d’une mère consolatrice.
La narratrice se remémore les impressions de son enfance, et revit l’eau du bain, devenue « liquide océanique », comme eau maternelle de la mer, mais bonne mère, qui l’« accepte comme elle est », contrairement à la mère-marâtre que fut sa mère biologique.
La narratrice reproduit ainsi dans la baignoire la manière infantile de se "détacher" de sa génitrice, lorsqu’elle plongeait autrefois dans l’eau de la mer, mère de substitution.
Sur ce modèle, elle opère actuellement un nouveau "détachement", dans les sentiments ambivalents d’un amour-rejet.
On ne sait pas encore pourtant de qui elle tente de se "détacher".

De nouveau, elle ne se sent pas acceptée telle qu’elle est. Mais par qui ?
D’abord, semble-t-il par elle-même. La narratrice ne se sent pas en accord avec elle-même. Elle vit donc dans la névrose. Sitôt qu’elle s’ouvre et s’apparaît, elle voudrait disparaître. Éros et Thanatos s’affrontent en elle.

Le désaccord avec elle-même s’exprime encore dans l’acte symbolique d’une renaissance : « je me suis couchée en position fœtale », dit-elle, dans l’eau du bain devenue liquide amniotique, avec le désir de mourir pour renaître à un monde moins dur, pour renaître différente, autre que ce qu’elle est, si déchirée, tellement meurtrie.

Pour l’heure, la salle de bain est sa prison. Salle d’eau, lieu du "propre".
Mais en un glissement de sens de ce terme, elle s’interroge : que possède-t-elle "en propre" ?
« J’ai fait l’inventaire de mes maigres possessions » : affirme-t-elle.
En propre : la propreté d’une apparence à laquelle est dédiée la salle de bain, qui constitue son monde.
Propreté superficielle, "dérisoire", qui masque le vide d’une profondeur "vertigineuse" ; une propreté superficielle, mais un "propre" vide, sans fond, abyssal.
Parce que vidée d’elle-même. Et ne possède rien, en propre. Dépossédée d’elle-même : « Mes propres pensées ne m’appartiennent plus ».
Elle ne possède plus rien, mais on va découvrir qu'elle est "possédée" par un autre.

Elle essaie, pour tout remède dérisoire, de faire de son corps un monde naturel, de se redonner une nature, de redevenir "naturelle".
Son corps devient le tableau d’une nature : « J’ai dessiné des fleurs sur mon corps avec mon maquillage »
Par un détournement de ce qui sert pour l’apparence, le maquillage, telle sera son œuvre, son illusoire re-création : se refaire une nature, se redonner une authenticité, combler un vide, faire de son corps une terre où pourrait éclore à nouveau mille fleurs.
« On ne m’a jamais offert de fleurs, ni même une plante », autrement dit : on ne l’a jamais considérée pour elle-même, jamais on ne lui donné les moyens de permettre son épanouissement, les ressources pour cultiver son propre et permettre sa propre efflorescence.
Ce tableau d’une nature ne s’avère, dans sa dérisoire création, qu’une nature morte : « c’est moi qui me fane ».
Pas de fleur en propre donc, mais une fleur de peau, une superficialité d’apparence qui se « fane », et dépérit.
Une fleur propre, mais pas de fleur en propre.
Et rien pour arroser la fleur du dedans ; pas d’autre possibilité qu’un arrosage en surface : « J’ai hydraté chaque centimètre de ma peau, longuement, pour calmer mon angoisse ». Mais ce n’est pas l’arrosage qu’il faut, celui dont son âme a besoin.

On apprend enfin qu’elle est enfermée dans sa salle de bain par celui qui est désigné ironiquement par son « tendre époux ». Pour une durée de cinq jours, cinq jours de « déplacement ».
Son mari l'a séquestrée, pour qu’elle ne voie personne. Mari jaloux.

C’est le dernier "mot" de la narratrice : « Je suis possédée ».
Elle ne s’appartient plus mais effectivement appartient à un autre, appartient à un mari jaloux. Elle en est sa chose ; elle est victime d’un amour possessif.
« Possédée » doit s’entendre pourtant en un double sens : non seulement en possession par un autre ; mais aussi habitée, hantée par un autre, envoûtée par lui, comme l’on dit "être possédé par un esprit", par un démon par exemple.
Ainsi déclare-t-elle : « Je méprise les jaloux, mais celui-là je l’ai dans la peau ».

Elle se sent donc dans un état de dépendance, mais ne peut s’en libérer.
On comprend désormais de qui et de quoi elle veut se détacher, d’un homme jaloux, et d’une situation impossible dans laquelle elle se trouve prise.
Elle reproduit aussi l’état de dépendance originel à la mère.
Elle est en manque d’affection, en manque de cet amour que la mère lui a refusé ; elle n’était rien pour la mère, mais elle est tout pour le mari jaloux. Son mari l’aime, croit-elle, mal, mais l’aime de façon possessive.
Dans le comportement de son "homme", elle perçoit la jalousie et la possessivité, mais il lui semble que dans cette passion possessive, il n’y a pas seulement la possessivité, mais aussi l’amour.
Or elle a besoin d’amour. Elle aime celui qui semble, bien que de manière égoïste, l’aimer.
Elle voudrait s’en libérer, mais ne le peut pas.
Elle ne peut pas s’en sortir.
Se sauver de la jalousie du mari, c’est perdre son amour. Et c’est se perdre elle-même, elle qui en a tant besoin d’amour.

Il faudrait procéder à une sorte d’ "exorcisme", mais l’attachement est trop grand, elle n’y parvient que symboliquement, grâce à l’eau.
La salle de bain, salle d’eau, est à la fois sa prison et le lieu symbolique d’une délivrance, d’un "détachement".

Cinq jours d’attente. Pourra-t-elle tenir ?
L’homme jaloux reviendra-t-il à temps, pour exercer à nouveau son pouvoir sur elle ; ou bien trouvera-t-elle dans les "abysses", dans une « disparition » la délivrance qui la sauvera d’elle-même ?
Le texte se tient tendu sur ce « fil de flottaison », entre la vie et la mort.

Merci C. pour ce beau texte qui, une fois de plus, a su donner à votre personnage une véritable épaisseur psychologique, fine et pertinente.


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